Œuvres complètes de Lamartine (1860)/Tome 2/La Mort de Socrate/Note septième

Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 57-59).
NOTE SEPTIÈME

(Page 22)


Hâtons-nous, mes amis ! voici l’heure du bain.


« Il est à peu près temps que j’aille au bain, car il me semble qu’il est mieux de ne boire le poison qu’après m’être baigné, et d’épargner aux femmes la peine de laver un cadavre. »

Quand Socrate eut achevé de parler, Criton prenant la parole : « À la bonne heure, Socrate, lui dit-il. Mais n’as-tu rien à nous recommander, à moi et aux autres, sur tes enfants ou sur toute autre chose où nous pourrions te rendre service ?

» Ce que je vous ai toujours recommandé, Criton ; rien de plus. Ayez soin de vous ; ainsi vous me rendrez service, à moi, à ma famille, à vous-mêmes, alors même que vous ne me promettriez rien présentement ; au lieu que si vous vous négligez vous-mêmes, et si vous ne voulez pas suivre comme à la trace ce que nous venons de dire, ce que nous avions dit il y a longtemps, me fissiez-vous aujourd’hui les promesses les plus vives, tout cela ne servira pas à grand’chose.

» Nous ferons tous nos efforts, répondit Criton, pour nous conduire ainsi ; mais comment t’ensevelirons-nous ?

» Tout comme il vous plaira, dit-il, si toutefois vous pouvez me saisir, et que je ne vous échappe pas. » Puis en même temps, nous regardant avec un sourire plein de douceur : « Je ne saurais venir à bout, mes amis, de persuader à Criton que je suis le Socrate qui s’entretient avec vous, et qui ordonne toutes les parties de son discours ; il s’imagine toujours que je suis celui qu’il va voir mourir tout à l’heure, et il me demande comment il m’ensevelira ; et tout ce long discours que je viens de faire pour vous prouver que, dès que j’aurai avalé le poison, je ne demeurerai plus avec vous, mais que je vous quitterai, et irai jouir des félicités ineffables, il me paraît que j’ai dit tout cela en pure perte pour lui, comme si je n’eusse voulu que vous consoler et me consoler moi-même. Soyez donc mes cautions auprès de Criton, mais d’une manière toute contraire à celle dont il a voulu être la mienne auprès des juges : car il a répondu pour moi que je ne m’en irais point. Vous, au contraire, répondez pour moi que je ne serai pas plus tôt mort que je m’en irai, afin que le pauvre Criton prenne les choses plus doucement, et qu’en voyant brûler mon corps ou le mettre en terre, il ne s’afflige pas sur moi comme si je souffrais de grands maux, et qu’il ne dise pas à mes funérailles qu’il expose Socrate, qu’il l’emporte, qu’il l’enterre ; car il faut que tu saches, mon cher Criton, lui dit-il, que parler improprement ce n’est pas seulement une faute envers les choses, mais c’est aussi un mal que l’on fait aux âmes. Il faut avoir plus de courage, et dire que c’est mon corps que tu enterres ; et enterre-le comme il te plaira, et de la manière qui te paraîtra la plus conforme aux lois. »

En disant ces mots, il se leva et passa dans une chambre voisine, pour y prendre le bain. Criton le suivit, et Socrate nous pria de l’attendre. Nous l’attendîmes donc, tantôt nous entretenant de tout ce qu’il nous avait dit, et l’examinant encore, tantôt parlant de l’horrible malheur qui allait nous arriver ; nous regardant véritablement comme des enfants privés de leur père, et condamnés à passer le reste de notre vie comme des orphelins. Après qu’il fut sorti du bain, on lui apporta ses enfants, car il en avait trois, deux en bas âge[1], et un qui était déjà assez grand[2] ; et on fit entrer les femmes de sa famille[3]. Il leur parla quelque temps en présence de Criton, et leur donna ses ordres ; ensuite il fit retirer les femmes et les enfants, et revint nous trouver ; et déjà le coucher du soleil approchait, car il était resté longtemps enfermé. · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

« Mais je pense, Socrate, lui dit Criton, que le soleil est encore sur les montagnes, et qu’il n’est pas couché : d’ailleurs je sais que beaucoup d’autres ne prennent le poison que longtemps après que l’ordre en a été donné ; qu’ils mangent et qu’ils boivent à souhait : quelques-uns même ont pu jouir de leurs amours. C’est pourquoi ne te presse pas, tu as encore du temps.

» Ceux qui font ce que tu dis, Criton, répondit Socrate, ont leurs raisons ; ils croient que c’est autant de gagné : et moi, j’ai aussi les miennes pour ne pas le faire ; car la seule chose que je crois gagner en buvant un peu plus tard, c’est de me rendre ridicule à moi-même, en me trouvant si amoureux de la vie, que je veuille l’épargner lorsqu’il n’y en a plus[4]. Ainsi donc, mon cher Criton, fais ce que je te dis, et ne me tourmente pas davantage. »

À ces mots, Criton fit signe à l’esclave qui se tenait auprès. L’esclave sortit, et après être resté quelque temps, il revint avec celui qui devait donner le poison, qu’il portait tout broyé dans une coupe. Aussitôt que Socrate le vit : « Fort bien, mon ami, lui dit-il. Mais que faut-il que je fasse ? car c’est à toi à me l’apprendre.

» Pas autre chose, lui dit cet homme, que de te promener quand tu auras bu, jusqu’à ce que tu sentes tes jambes appesanties, et alors de te coucher sur ton lit ; le poison agira de lui-même. » Et en même temps il lui tendit la coupe. Socrate la prit avec la plus parfaite sécurité, échécrate, sans aucune émotion, sans changer de couleur ni de visage. Mais regardant cet homme d’un œil ferme et assuré comme à son ordinaire : « Dis-moi, est-il permis de répandre un peu de ce breuvage, pour en faire une libation ? »

« Socrate, lui répondit cet homme, nous n’en broyons que ce qu’il est nécessaire d’en boire. »



  1. Sophroniscus et Menexenus.
  2. Lamproclès.
  3. Il ne s’agit ici que de Xantippe et de quelques autres femmes alliées à la famille de Socrate, et nullement de ses deux épouses Xantippe et Myrto.
  4. Allusion à un vers d’Hésiode. (Les Œuvres et les Jours, v. 367.)