Œuvres complètes de Lamartine (1860)/Tome 2/La Mort de Socrate/Note huitième

Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 60-64).
NOTE HUITIÈME

(Page 24)


Dans un point de l’espace inaccessible aux hommes.


» Premièrement, reprit Socrate, je suis persuadé que si la terre est au milieu du ciel et de forme sphérique, elle n’a besoin ni de l’air, ni d’aucun autre appui, pour s’empêcher de tomber ; mais que le ciel même qui l’environne également, et son propre équilibre, suffisent pour la soutenir ; car toute chose qui est en équilibre au milieu d’une autre qui la presse également, ne saurait pencher d’aucun côté, et par conséquent demeure fixe et immobile. Voilà de quoi je suis persuadé.

» Et avec raison, dit Symmias.

» De plus, je suis convaincu que la terre est fort grande, et que nous n’en habitons que cette petite partie qui s’étend depuis le Phase jusqu’aux colonnes d’Hercule, répandus autour de la mer comme des fourmis, ou des grenouilles autour d’un marais : et je suis convaincu qu’il y a plusieurs autres peuples qui habitent d’autres parties semblables ; car partout sur la face de la terre il y a des creux de toutes sortes de grandeur et de figure, où se rendent les eaux, les nuages et l’air grossier ; tandis que la terre elle-même est au-dessus dans ce ciel pur où sont les astres, et que la plupart de ceux qui s’occupent de ces matières appellent l’éther, dont tout ce qui afflue perpétuellement dans les cavités que nous habitons n’est proprement que le sédiment. Enfoncés dans ces cavernes sans nous en douter, nous croyons habiter le haut, de la terre, à peu près comme quelqu’un qui, faisant son habitation dans les abîmes de l’Océan, s’imaginerait habiter au-dessus de la mer, et qui, pour voir au travers de l’eau le soleil et les astres, prendrait la mer pour le ciel, et, n’étant jamais monté au-dessus, à cause de sa pesanteur et de sa faiblesse, et n’ayant jamais avancé sa tête hors de l’eau, n’aurait jamais vu lui-même combien le lieu que nous habitons est plus pur et plus beau que celui qu’il habite, et n’aurait jamais trouvé personne qui pût l’en instruire. Voilà l’état où nous sommes. Confinés dans quelques creux de la terre, nous croyons en habiter les hauteurs ; nous prenons l’air pour le ciel, et nous croyons que c’est là le véritable ciel dans lequel les astres font leur cours, c’est-à-dire que notre pesanteur et notre faiblesse nous empêchent de nous élever au-dessus de l’air. Car si quelqu’un allait jusqu’au haut, et qu’il pût s’y élever avec des ailes, il n’aurait pas plus tôt mis la tête hors de cet air grossier, qu’il verrait ce qui se passe dans cet heureux séjour, comme les poissons en s’élevant au-dessus de la surface de la mer voient ce qui se passe dans l’air que nous respirons : et s’il était d’une nature propre à une longue contemplation, il connaîtrait que c’est le véritable ciel, la véritable lumière, la véritable terre ; car cette terre, ces roches, tous les lieux que nous habitons, sont corrompus et calcinés, comme ce qui est dans la mer est rongé par l’âcreté des sels : aussi dans la mer on ne trouve que des cavernes, du sable, et partout où il y a de la terre, une vase profonde ; il n’y naît rien de parfait, rien qui soit d’aucun prix, rien enfin qui puisse être comparé à ce que nous avons ici. Mais ce qu’on trouve dans l’autre séjour est encore plus au-dessus de ce que nous voyons dans le nôtre ; et, pour vous faire connaître la beauté de cette terre pure, située au milieu du ciel, je vous dirai, si vous voulez, une belle fable qui mérite d’être écoutée.

» Et nous, Socrate, nous l’écouterons avec un très-grand plaisir, dit Symmias.

» On raconte, dit-il, que la terre, si on la regarde d’en haut, paraît comme un de nos ballons couverts de douze bandes de différentes couleurs, dont celles que nos peintres emploient ne sont que les échantillons ; mais les couleurs de cette terre sont infiniment plus brillantes et plus pures, et elles l’environnent tout entière. L’une est d’un pourpre merveilleux ; l’autre, de couleur d’or ; celle-là, d’un blanc plus brillant que le gypse et la neige ; et ainsi des autres couleurs qui la décorent, et qui sont plus nombreuses et plus belles que toutes celles que nous connaissons. Les creux même de cette terre, remplis d’eau et d’air, ont aussi leurs couleurs particulières, qui brillent parmi toutes les autres ; de sorte que dans toute son étendue cette terre a l’aspect d’une diversité continuelle. Dans cette terre si parfaite, tout est en rapport avec elle, plantes, arbres, fleurs et fruits ; les montagnes même et les pierres ont un poli, une transparence, des couleurs incomparables ; celles que nous estimons tant ici, les cornalines, les jaspes, les émeraudes, n’en sont que de petites parcelles. Il n’y en a pas une seule, dans cette heureuse terre, qui ne les vaille, ou ne les surpasse encore : et la cause en est que là les pierres précieuses sont pures, qu’elles ne sont ni rongées, ni gâtées comme les nôtres par l’âcreté des sels et par la corruption des sédiments qui descendent et s’amassent dans cette terre basse, où ils infectent les pierres et la terre, les plantes et les animaux. Outre toutes ces beautés, cette terre est ornée d’or, d’argent, et d’autres métaux précieux, qui, répandus en tous lieux en abondance, frappent les yeux de tous côtés, et font de la vue de cette terre un spectacle de bienheureux. Elle est aussi habitée par toutes sortes d’animaux et par des hommes, dont les uns sont répandus au milieu des terres, et les autres autour de l’air, comme nous autour de la mer, et d’autres dans des îles que l’air forme près du continent ; car l’air est là ce que sont ici l’eau et la mer pour notre usage ; et ce que l’air est pour nous, pour eux est l’éther. Leurs saisons sont si bien tempérées, qu’ils vivent beaucoup plus que nous, toujours exempts de maladies ; et pour la vue, l’ouïe, l’odorat et tous les autres sens, et pour l’intelligence même, ils sont autant au-dessus de nous que l’air surpasse l’eau en pureté, et que l’éther surpasse l’air. Ils ont des bois sacrés, des temples que les dieux habitent réellement ; des oracles, des prophéties, des visions, toutes les marques du commerce des dieux : ils voient aussi le soleil et la lune et les astres tels qu’ils sont ; et tout le reste de leur félicité suit à proportion.

» Voilà quelle est cette terre à sa surface ; elle a tout autour d’elle plusieurs lieux, dont les uns sont plus profonds et plus ouverts que le pays que nous habitons ; les autres plus profonds, mais moins ouverts, et d’autres moins profonds et plus plats. Tous ces lieux sont percés par-dessous en plusieurs points, et communiquent entre eux par des conduits tantôt plus larges, tantôt plus étroits, à travers lesquels coule, comme dans des bassins, une quantité immense d’eau : des masses surprenantes de fleuves souterrains qui ne s’épuisent jamais ; des sources d’eaux froides et d’eaux chaudes : des fleuves de feu et d’autres de boue, les uns plus liquides, les autres plus épais, comme en Sicile ces torrents de boue et de feu qui précèdent la lave, et comme la lave elle-même. Ces lieux se remplissent de l’une ou de l’autre de ces matières, selon la direction qu’elles prennent chaque fois en se débordant. Ces masses énormes se meuvent en haut et en bas, comme un balancier placé dans l’intérieur de la terre. Voici à peu près comment ce mouvement s’opère : parmi les ouvertures de la terre, il en est une, la plus grande de toutes, qui passe tout au travers de la terre ; c’est celle dont parle Homère, quand il dit[1].


Bien loin, là où sous la terre est le plus profond abîme ;


et que lui-même ailleurs, et beaucoup d’autres, appellent le Tartare. C’est là que se rendent et c’est de là que sortent de nouveau tous les fleuves, qui prennent chacun le caractère et la ressemblance de la terre sur laquelle ils passent. La cause de ce mouvement en sens contraire, c’est que le liquide ne trouve là ni fond ni appui ; il s’agite suspendu, et bouillonne sens dessus dessous ; l’air et le vent font de même tout alentour, et suivent tous ses mouvements et lorsqu’il s’élève et lorsqu’il retombe ; et comme dans la respiration, où l’air entre et sort continuellement, de même ici l’air, emporté avec le liquide dans deux mouvements opposés, produit des vents terribles et merveilleux, en entrant et en sortant. Quand donc les eaux, s’élançant avec force, arrivent vers le lieu que nous appelons le lieu inférieur, elles forment des courants qui vont se rendre, à travers la terre, vers des lits des fleuves qu’ils rencontrent, et qu’ils remplissent comme avec une pompe. Lorsque les eaux abandonnent ces lieux et s’élancent vers les nôtres, elles les remplissent de la même manière ; de là elles se rendent, à travers des conduits souterrains, vers les différents lieux de la terre, selon que le passage leur est frayé, et forment les mers, les lacs, les fleuves et les fontaines ; puis s’enfonçant de nouveau sous la terre, et parcourant des espaces tantôt plus nombreux et plus longs, tantôt moindres et plus courts, elles se jettent dans le Tartare, les unes beaucoup plus bas, d’autres seulement un peu plus bas, mais toutes plus bas qu’elles n’en sont sorties. Les unes ressortent, et retombent dans l’abîme précisément du côté opposé à leur issue ; quelques autres, du même côté ; il en est aussi qui ont un cours tout à fait circulaire, et se replient une ou plusieurs fois autour de la terre comme des serpents, descendent le plus bas qu’elles peuvent, et se jettent de nouveau dans le Tartare. Elles peuvent descendre de part et d’autre jusqu’au milieu, mais pas au delà, car alors elles remonteraient : elles forment plusieurs courants fort grands ; mais il y en a quatre principaux, dont le plus grand, et qui coule le plus extérieurement tout autour, est celui qu’on appelle Océan. Celui qui lui fait face, et coule en sens contraire, est l’Achéron, qui, traversant des lieux déserts et s’enfonçant sous la terre, se jette dans le marais Achérusiade, où se rendent les âmes de la plupart des morts, qui, après y avoir demeuré le temps ordonné, les unes plus, les autres moins, sont renvoyées dans ce monde pour y animer de nouveaux êtres. Entre ces deux fleuves coule un troisième, qui, non loin de sa source, tombe dans un lieu vaste, rempli de feu, et y forme un lac plus grand que notre mer, où l’eau bouillonne mêlée avec la boue. Il sort de là trouble et fangeux, et, continuant son cours en spirale, il se rend à l’extrémité du marais Achérusiade, sans se mêler avec ses eaux ; et après avoir fait plusieurs tours sous terre, il se jette vers le plus bas du Tartare : c’est ce fleuve qu’on appelle le Puriphlégéthon, dont les ruisseaux enflammés saillent sur la terre, partout où ils trouvent une issue. Du côté opposé, le quatrième fleuve tombe d’abord dans un lieu affreux et sauvage, à ce que l’on dit, et d’une couleur bleuâtre. On appelle ce lieu Stygien, et Styx le lac que forme le fleuve en tombant. Après avoir pris dans les eaux de ce lac des vertus horribles, il se plonge dans la terre, où il fait plusieurs tours ; et, se dirigeant vis-à-vis du Puriphlégéthon, il le rencontre dans le lac de l’Achéron, par l’extrémité opposée. Il ne mêle ses eaux avec les eaux d’aucun autre fleuve ; mais, après avoir fait le tour de la terre, il se jette aussi dans le Tartare, par l’endroit opposé au Puriphlégéthon. Le nom de ce fleuve est le Cocyte, comme l’appellent les poëtes. »



  1. Iliade, liv. VIII, v. 14.