Œuvres complètes de Lamartine (1860)/Tome 1/Le Passé/Commentaire
Cette Méditation était adressée au comte Aymon de Virieu, l’ami le plus cher de mes premières années. J’ai parlé de lui dans le premier volume des Confidences. C’est de lui aussi qu’il est fait mention dans Raphaël. C’est lui qui me donna asile pendant l’hiver de 1817, que j’étais venu passer à Paris pour y voir un moment chaque soir la personne que j’ai célébrée sous le nom d’Elvire.
Virieu m’aimait comme un frère. Bien que nous n’eussions pas les mêmes caractères, nous avions les mêmes sentiments. Il avait sur moi la supériorité de l’âge, de la naissance, de la fortune, de l’éducation. Il aimait le grand monde, où son esprit prompt et brillant le faisait distinguer et applaudir. Ces tournois de conversation m’étaient insupportables : ils me fatiguaient l’esprit sans me nourrir le cœur. La fumée d’un narghilé, s’évaporant dans un ciel pur, m’a toujours paru moins inutile et plus voluptueuse que ces gerbes petillantes d’esprits inoccupés, brillant pour s’éteindre sous les lambris d’un salon. Je n’aimais la conversation qu’à deux ; je fuyais le monde. Le sentiment s’évapore à ce vent et à ce bruit. Ma vie était dans mon cœur, jamais dans mon esprit.
Cependant Virieu m’introduisit pour ainsi dire par force dans deux ou trois salons où il était adoré. Il y parlait sans cesse de son ami le sauvage et le mélancolique ; il récitait quelquefois de ses vers ; il donnait envie de me connaître. Il me conduisit ainsi chez madame de Sainte-Aulaire, sa cousine, chez madame de Raigecourt, chez madame de la Trémouille, chez madame la duchesse de Broglie. Madame de Sainte-Aulaire et son amie madame la duchesse de Broglie étaient, à cette époque, le centre du monde élégant, politique et littéraire de Paris. Le siècle des lettres et de la philosophie y renaissait dans la personne de M. Villemain, de M. Cousin, des amis de madame de Staël enlevée peu d’années avant à la gloire, de tous les orateurs, de tous les écrivains, de tous les poëtes du temps. C’est là que j’entrevis ces hommes distingués qui devaient tenir une si haute place dans l’histoire de leur pays : M. Guizot, M. de Montmorency, M. de La Fayette, Sismondi, Lebrun, les Américains, les Anglais célèbres qui venaient sur le continent ; mais je ne fis que les entrevoir. J’étais moi-même comme un étranger dans ma patrie. Je regardais, j’étais quelquefois regardé ; je parlais peu, je ne me liais pas. Deux ou trois fois on me fit réciter des vers. On les applaudit, on les encouragea. Mon nom commença sa publicité sur les lèvres de ces deux charmantes femmes. Elles me produisaient avec indulgence et bonté à leurs amis ; mais je m’effaçais toujours. Je rentrais dans l’ombre aussitôt qu’elles retiraient le flambeau.
La nature ne m’avait pas fait pour le monde de Paris. Il m’offusque et il m’ennuie. Je suis né oriental et je mourrai tel. La solitude, le désert, la mer, les montagnes, les chevaux, la conversation intérieure avec la nature, une femme à adorer, un ami à entretenir, de longues nonchalances de corps pleines d’inspirations d’esprit, puis de violentes et aventureuses périodes d’action comme celles des Ottomans ou des Arabes, c’était là mon être : une vie tour à tour poétique, religieuse, héroïque, ou rien.
Virieu n’était pas ainsi. Il causait avec une abondance et une grâce intarissables. Il savait tout ; il s’intéressait à tout. Il se consumait des nuits entières en conversations avec les hommes ou avec les femmes d’esprit du temps. Il revenait se coucher quand je me levais. Il était épuisé de paroles et fatigué de succès. Il en jouissait et je le plaignais. J’aimais mieux mon poêle, mon livre, mon chien, mes courses solitaires dans les environs de Paris, et, le soir, une heure d’entretien passionné avec une femme inconnue de ce monde, que ces vertiges d’amour-propre et ces applaudissements de salons. Virieu les appréciait bien comme moi à leur juste valeur ; mais il se laissait séduire lui-même par l’admiration qu’on lui témoignait. J’étais ensuite son repos. Nous passions des demi-journées entières à répandre ensemble notre esprit sur les cent mille sujets qui jaillissent de deux jeunes intelligences qui s’entre-choquent, comme les étincelles jaillissaient du foyer quand nos pincettes remuaient au hasard le feu. Nous avons dépensé ainsi tête à tête ensemble, pendant dix ans, plus de paroles qu’il n’en faudrait pour résoudre tous les problèmes de la nature.
Plus tard, Virieu entra dans la diplomatie. Nous ne cessions alors de nous écrire. Il a brûlé mes lettres, j’ai brûlé les siennes. Les siennes étaient pleines d’idées, les miennes ne contenaient que des sentiments. Au retour de ses voyages, il se maria ; il se retira dans ses terres. Il passa de l’excès du monde dans l’excès de la solitude, du scepticisme dans la servitude volontaire de l’esprit. Il abdiqua sa philosophie dans sa foi. Il se consacra tout entier à sa femme, à ses enfants, à ses champs. Notre amitié n’en souffrit pas. Ce fut à ce moment de sa carrière que, revenant moi-même un jour sur la mienne, je lui adressai ces vers. Ils avaient pris, en s’adressant à lui, l’accent de son propre découragement. Quant à moi, je n’étais pas aussi découragé de la vie que ces vers semblent l’indiquer, ou plutôt mes découragements étaient fugitifs et passagers comme les sons de ma lyre. Un chant, c’était un jour. Ce jour-là j’étais à terre ; le lendemain j’étais au ciel. La poésie a mille notes sur son clavier. Mon âme en a autant que la poésie ; elle n’a jamais dit son dernier mot.