Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 1/À Monseigneur le Dauphin

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À MONSEIGNEUR

LE DAUPHIN[1].

Monseigneur,


S’il y a quelque chose d’ingenieux dans la Republique des Lettres, on peut dire que c’est la maniere dont Ésope a debité sa Morale. Il seroit veritablement à souhaiter que d’autres mains que les miennes y eussent ajoûté les ornemens de la Poësie ; puisque le plus sage des Anciens[2] a jugé qu’ils n’y étoient pas inutiles. J’ose, Monseigneur, vous en presenter quelques Essais. C’est un Entretien convenable à vos premieres années. Vous estes en un âge où l’amusement et les jeux sont permis aux Princes ; mais en mesme temps vous devez donner quelques-unes de vos pensées à des réflections serieuses. Tout cela se rencontre aux Fables que nous devons à Ésope. L’apparence en est puerile, je le confesse ; mais ces puerilitez servent d’envelope à des veritez importantes.

Je ne doute point, Monseigneur, que vous ne regardiez favorablement des Inventions si utiles, et tout ensemble si agreables : car, que peut-on souhaiter davantage que ces deux poincts ? Ce sont eux qui ont introduit les Sciences parmy les hommes. Ésope a trouvé un Art singulier de les joindre l’un avec l’autre. La lecture de son Ouvrage répand insensiblement dans une ame les semences de la vertu, et luy apprend à se connoistre, sans qu’elle s’apperçoive de cette étude, et tandis qu’elle croit faire toute autre chose. C’est une Adresse dont s’est servi tres-heureusement celuy sur lequel sa Majesté a jetté les yeux pour vous donner des Instructions. Il fait en sorte que vous apprenez sans peine, ou, pour mieux parler, avec plaisir, tout ce qu’il est necessaire qu’un Prince sçache. Nous esperons beaucoup de cette Conduite ; mais à dire la vérité, il y a des choses dont nous esperons infiniment davantage. Ce sont, Monseigneur, les qualitez que nostre Invincible Monarque vous a données avec la Naissance ; c’est l’Exemple que tous les jours il vous donne. Quand vous le voyez former de si grands Desseins ; quand vous le considerez qui regarde sans s’étonner l’agitation de l’Europe, et les machines qu’elle remuë pour le détourner de son entreprise ; quand il penetre dés sa premiere démarche jusques dans le cœur d’une Province où l’on trouve à chaque pas des Barrieres insurmontables, et qu’il en subjugue une autre en huit jours[3], pendant la saison la plus ennemie de la guerre, lors que le repos et les plaisirs regnent dans les Cours des autres Princes ; quand non content de dompter les hommes, il veut triompher aussi des Elemens ; et quand au retour de cette Expedition où il a vaincu comme un Alexandre, vous le voyez gouverner ses peuples comme un Auguste ; avoüez le vray, Monseigneur, vous soûpirez pour la gloire aussi bien que luy, malgré l’impuissance de vos années ; vous attendez avec impatience le temps où vous pourrez vous declarer son Rival dans l’amour de cette divine Maistresse. Vous ne l’attendez pas, Monseigneur, vous le prevenez. Je n’en veux pour témoignage que ces nobles inquietudes, cette vivacité, cette ardeur, ces marques d’esprit, de courage, et de grandeur d’ame que vous faites paroistre à tous les momens. Certainement c’est une joye bien sensible à nostre Monarque, mais c’est un spectacle bien agreable pour l’Univers que de voir ainsi croistre une jeune Plante qui couvrira un jour de son ombre tant de Peuples et de Nations. Je devrois m’étendre sur ce sujet ; mais comme le dessein que j’ay de vous divertir est plus proportionné à mes forces que celuy de vous loüer, je me haste de venir aux Fables, et n’ajoûteray aux veritez que je vous ay dites que celles-cy : c’est, Monseigneur, que je suis avec un zele respectueux,


Votre tres-humble, tres-obeïssant,
et tres-fidelle serviteur,


De La Fontaine.
  1. Louis, dauphin de France, appelé communément le grand Dauphin, fils de Louis XIV et de Marie-Thérèse d’Autriche, naquit à Fontainebleau le 1er  novembre 1661 et mourut à Meudon le 14 avril 1711. Les six premiers livres de fables composant le recueil que La Fontaine lui offre ici furent achevés d’imprimer le 31 mars 1668. À cette époque le jeune prince avoit pour précepteur le président de Périgni, qui mourut en 1670 et fut alors remplacé par Bossuet. Richelet, qui, en 1689, a inséré cette dédicace dans un volume intitulé : Les plus belles lettres des meilleurs auteurs françois, avec des notes, fait la remarque suivante sur le titre de Monseigneur donné au Dauphin : « Sous le Regne de Henri IV, de Loüis XIII, et bien auparavant, on appelloit le Fils aîné du Roi de France, Monsieur. On l’a nommé quelque tems de la même sorte sous Loüis XIV ; mais, depuis douze ou treize ans, Sa Majesté a voulu qu’on nommât Monseigneur celui qu’on avoit apelé Monsieur, et cela avec justice. On n’a fait que lui redonner la qualité qu’il avoit euë avant le Regne de François I. On n’a qu’à lire les Cent Nouvelles nouvelles, et l’on verra que je ne dis rien là-dessus que de vrai. »
  2. Il n’est pas fort difficile de deviner que par cette périphrase : le plus Sage des Anciens, La Fontaine veut désigner Socrate. Aujourd’hui on préféreroit avec raison se servir tout simplement du nom propre ; il n’en étoit pas de même alors. Bouhours, dans ses Remarques nouvelles, publiées en 1675, consacre un long article à cette question à propos des noms d’Epaminondas et de Cambyse dont les prédicateurs et les avocats avoient, à ce qu’il rapporte, singulièrement abusé. « M. Fléchier, dit-il, aime mieux un Ancien tout pur, que Thucidide, Xénophon ; d’autres Écrivains préferent un Sage à Socrate, et un Poëte à Juvénal. » (Édit. in-4o, p. 147.)
  3. Cette province subjuguée en huit jours, est la Franche-Comté qui venoit d’être soumise plus rapidement encore que ne l’avoit été la Flandre l’année précédente. Corneille a dit dans des stances Au Roy sur sa conqueste de la Franche-Comté :

    Et ta course en neuf jours achève une carriere
    Que l’on verroit couster un siècle à d’autres Rois.

    Voyez dans mon édition de Corneille, tome X, p. 224, la note relative au premier de ces deux vers.