Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/092

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 489-491).
XCII
À M.FRANCHISTEGUY
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Pise, 25 janvier 1853.

Mon cher ami,

C’est bien tard pour vous souhaiter la bonne année : je vous la souhaite pourtant douce et heureuse à vous, à madame Franchisteguy, à vos aimables enfants. Vous devez désespérer de moi, et comme, vous êtes trop charitable pour me croire ingrat et paresseux, vous me supposez assassiné au coin d’un bois, ou nourrissant de ma personne les poissons de la Méditerranée. Vous vous trompez cependant, et quoique un peu assassinés par les aubergistes, un peu trempés des eaux de la mer, nous sommes arrivés il y a peu de jours à Pise, et au bout de quelques moments nous étions à genoux, remerciant Dieu, dans la cathédrale, un des plus magnifiques édifices que la foi chrétienne ait bâtis par la main des hommes. Ne craignez point que j’abuse du privilège des voyageurs et que j’aille vous affliger d’une description. Les monuments de Pise ont un genre de beauté, une grâce pour ainsi dire jeune et virginale qui ne se décrit pas. C’est la première fleur de l’art catholique sur une terre destinée à devenir si féconde c’est au onzième siècle, trente ans avant la première croisade, et dans un temps qui passe pour barbare, que les Pisans imaginèrent d’élever une cathédrale que nous autres, après huit cents ans de civilisation, nous sommes forcés d’admirer. Lorsqu’on franchit les portes de bronze, et qu’au bout de ces cinq nefs divisées par une forêt de colonnes, on voit resplendir au fond de l’abside en mosaïque la figure colossale du Christ, assis, comme il sera au dernier jour, sur un trône de gloire, entre la sainte Vierge et saint Jean, alors on se sent comme accablé de la majesté divine, alors on reconnaît le Fils éternel du Père, alors on est heureux que Notre-Seigneur ait permis à un peuple de lui bâtir une demeure presque digne de lui. La crainte de Dieu, le sentiment du néant de l’homme, l’orgueil légitime du chrétien, toutes ces émotions se réveillent à la fois et l’on comprend, cette parole du psaume : « Qu’ils sont aimés, vos tabernacles, ô Seigneur des vertus ! » Cependant cette merveille de l’Italie et du monde ne suffisait point à la piété dès Pisans. Derrière l’église ils ont élevé cette tour célèbre qu’ils n’avaient point voulu faire penchée, ils avaient trop le sentiment du beau, mais qu’ils achevèrent avec une audace incroyable, après que le terrain se fut affaissé sous les fondations. Devant l’église, le baptistère, chef d’œuvre d’élégance ; et sur le côté, le Campo Santo où Pise ensevelissait ses grands citoyens dans la terre rapportée de Jérusalem. Les murs de ce cimetière sont couverts de fresques qui résument pendant deux siècles toute l’histoire de la peinture renaissante.

Mais, hélas direz-vous, ce sol autrefois si fertile n’est-il pas frappé de stérilité ? L’Italie moderne ne bâtit plus de cathédrales mais du moins il y germe des conférences de Saint-Vincent de Paul. J’ai eu la consolation de passer quelques heures avec nos confrères de Gênes. Nous comptons dans cette ville plus de cent membres et à leur tête un président qui a la piété d’un saint avec toutes les traditions et tout l’esprit de notre petite société. Nulle part on n’est plus étroitement uni au conseil général on a traduit le manuel et les petites lectures, on s’occupe avec. ardeur de multiplier les conférences. Enfin, je ne puis mieux exprimer ce que j’éprouvais, je finissais par me croire encore à Bayonne.

Car il ne faut pas penser, cher ami, que les orangers et les palmiers de la côte de Gênes, ni que la basilique de Pise, m’aient fait oublier les rochers pittoresques de Biarritz, ni votre charmante cathédrale, encore moins les amis excellents qui peuplaient ce beau pays.