Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/082

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 442-448).

LXXXII
À M. CHARLES OZANAM.
Burgos, 18 novembre 1852, au soir.

Mon cher frère,

Nous voici arrivés sans accident, sans fatigue, et je me hâte de te récrire pour calmer tes inquiétudes. Au moment du départ je craignais de faire une folie : cependant je me sentais si bien depuis quelques jours, et ce voyage me semblait si nécessaire pour mes études, que j’ai mis de côté tous les scrupules. Il paraît jusqu’à présent que j’ai bien fait et que Dieu a béni mes bonnes intentions. Nous avions cependant trente-trois heures de voyage, des montagnes à traverser, des auberges médiocres, et par-dessus tout la pluie qui nous a pris en route. Avec cela je ne me suis point enrhumé, je n’ai pas souffert, ce qui m’étonne : Enfin ce soir à trois heures nous faisions notre entrée dans cette vieille capitale qui s’appelle la Mère des rois et la restauratrice des royaumes : Madre de reyes, y restaurataura de regnos. Je n’ai qu’un regret profond, c’est d’y être sans toi.

Toutefois il ne faut pas croire que ce voyage puisse avoir du charme pour d’autres que pour des pèlerins de profession ou des Juifs errants comme nous. Après avoir revu Saint-Sébastien où j’ai bien soupiré à ta pensée, on tourne le dos à la mer et l’on s’engage dans une vallée semblable à toutes celles des Pyrénées, bordée de jolis mamelons et arrosée d’un gave capricieux. On continue de la sorte jusqu’à Tolosa qui ne doit pas te laisser de regrets c’est un gros bourg sans caractère et surtout recommandable par les usines et les forges du voisinage. À partir de là, le pays devient plus âpre, la monté plus roide ; on attelle des bœufs, on prie MM. les voyageurs de mettre pied à terre, on fait si bien que vers trois heures du matin on est à sept cents mètres au-dessus du niveau de la mer, et l’on y reste jusqu’à Madrid. C’est au lever du jour que ce plateau de la Castille nous est apparu dans toute sa grandeur et toute sa tristesse. Nous arrivions à Miranda de Ebro, c’est-à-dire au bord de l’Ebre qui n’est encore là qu’un large torrent. À droite, dans le lointain, on voyait les Montagnes noires d’où il descend ; à gauche courait une autre chaîne dont les arêtes se découpaient aussi durement sur un ciel nuageux. Entre ces montagnes une plaine sans arbres et dépouillée de ses moissons autour de nous une misérable bourgade, avec une vieille église dont l’abside romane est certainement contemporaine de la guerre des chrétiens contre les Maures. Puis dans ces rues étroites et fangeuses des groupes merveilleux de mendiants drapés dans leurs manteaux bruns, des bergers chassant leurs bœufs, des muletiers en habits éclatants, la ceinture violette autour des reins, sur l’épaule la couverture rouge ou verte, et des chapeaux retroussés ornés de grosses houppes noires. Je n’ai jamais rien vu de plus pauvre, de plus grave, de plus original. En quittant Miranda nous pensions avoir assez monté cependant voici que peu à peu les deux chaînes de droite et de gauche se resserrent, voici qu’elles forment une gorge étroite, la gorge de Pancorbo où des rochers nus sont couronnés des restes d’un vieux château. Nous passons devant Briviesca, petite vallée carrée, entourée des mêmes murailles qu’elle avait au temps de Juan II, et après huit heures de marche dans cette contrée froide et désolée, égayée seulement par de longues files de mulets et leurs brillants muletiers, nous apercevons enfin les tours de Notre-Dame de Burgos.

Malheureusement le soir approchait. Nous n’avons que le temps d’embrasser d’un coup d’œil les dehors étranges de cette ville vraiment castillane, et d’aller à la cathédrale non pour la visiter, — il est trop tard, il fait sombre, — mais pour remercier Notre-Seigneur, la sainte Vierge et nos Anges gardiens d’avoir si bien protégé notre course. Le vent glacé qui gémit sur nos têtes nous ramène au logis, et ne nous permet pas la promenade du soir. Heureusement le logis n’est point mauvais. Le Parador de las Postas dément la réputation des auberges d’Espagne. Il y a bien dix vitres fendues à nos deux fenêtres, mais elles sont garnies d’excellents volets. Nous dînons sans mauvaise huile, et si le vin sent un peu l’outre, ce goût ne nous déplaît pas. Voici de bons lits, et la fatigue du voyage nous les fait trouver délicieux. Madame Ozanam et sa fillette dorment à ravir ; pourquoi n’en ferais-je pas autant ?

Ce 19.

Ce matin il pleut de plus belle. Ce n’est pas une raison pour ne pas visiter la cathédrale. Nous y avons passé trois heures et nous n’avons pas fini. Ici comme en Italie une cathédrale est un monde d’abord l’élégante façade s’élance avec ses deux flèches hautes de trois cents pieds, et si légères, si merveilleusement ouvragées qu’on ne les croirait pas plus élevées que les tours de Notre-Dame de Paris : ce n’est pas l’œuvre des géants, c’est l’œuvre des anges, tant c’est aérien, gracieux et tout à jour. L’intérieur au contraire est sévère, massif et plutôt lourd : trois grandes nefs soutenues par d’énormes piliers, Le chœur fermé intercepte la moitié de la nef principale ; mais il se fait pardonner par ses riches boiseries. Au-dessus de l’endroit où le transsept coupe la nef, s’élève une coupole d’une hauteur merveilleuse et travaillée avec une délicatesse inunie, c’est de la dentelle de pierres. Enfin le sanctuaire se termine par un de ces retables espagnols où l’on voit toute l’histoire sainte en bas-reliefs et tout le paradis, en statues. Derrière ce sanctuaire, six autres grands bas-reliefs d’une sculpture remarquable du seizième siècle représentant les mystères de la Passion. — Vous pensez avoir achevé vous n’avez encore rien vu. Vous n’avez pas vu les chapelles latérales avec des tombeaux d’évêques, des retables du goût le plus original, des nervures délicates à la voûte. — Vous n’avez pas vu le grand cloître tout orné de sépultures magnifiques. Ici s’ouvre la salle capitulaire, dernier reste du palais de saint Ferdinand. La, l’ancienne sacristie, et dans une salle voisine le portrait du Cid à cheval, et le grand coffre qu’il remplit de sable les usuriers juifs le crurent rempli d’or, et n’hésitèrent pas à prêter sur ce gage six cents écus que le guerrier leur rendit du reste avec une fidélité non moins admirable que leur crédulité. Maintenant vous croyez partir il vous reste à visiter la chapelle du Connétable, c’est-à dire tout simplement l’une des merveilles de l’Espagne et du monde, le chef-d’œuvre de la renaissance castillane, une autre église à la suite de la grande église avec sa coupole et ses clochetons, les festons de ses tribunes miraculeusement découpées, et les deux tombeaux du Connétable et de sa femme. Ces deux statues sont des beautés du premier ordre visages superbes, l’attente de la résurrection dans le repos de la mort, la main du guerrier encore toute frémissante sur son épée son armure et les ornements de sa femme chargés d’arabesques dignes de Raphaël.

Ah ! sainte Vierge ma mère, que vous êtes une puissante Dame et en retour de votre pauvre maison de Nazareth, que votre divin Fils vous a fait bâtir d’admirables maisons ! Je vous en connaissais de bien belles depuis Notre-Dame de Cologne jusqu’à Sainte-Marie Majeure, et de Sainte-Marie de Florence jusqu’à Notre-Dame de Chartres. Mais c’était peu de mettre à votre service les Italiens, les Allemands et les Français. Voici que ces Espagnols qui passent pour les plus mauvais ouvriers de la terre, quittent leurs épées et se font maçons, afin que vous ayez aussi une demeure parmi eux. Bonne Vierge, qui avez obtenu ces miracles, obtenez-nous aussi quelque chose pour nous et pour les nôtres. Raffermissez cette maison fragile et délabrée de nos corps. Faites monter jusqu’au ciel l’édifice spirituel de nos âmes.


Hélas ! que la terre est près du ciel ! Au sortir de la cathédrale nous avons trouvé une pluie si furieuse, un ouragan si violent, des rues si impraticables, qu’il a fallu renoncer à parcourir aujourd’hui le reste de la ville. Seulement, à la faveur de quelques intervalles, nous avons exploré la plaza mayor et ses curieux magasins. J’ai salué le lieu où fut la maison du Cid, l’arc de Fernan Gonzalez le grand comte de Castille, et nous avons fait une intéressante visite chez une dame où j’ai trouvé l’un des fondateurs de la société de Saint-Vincent Enfin, j’ai acheté de vieilles romances, et Amélie a marchandé des mantilles. Maintenant nous allons dormir, en espérant que demain les saints et les héros de la Castille feront lever pour nous leur soleil.

Mais comment pourrions-nous voir toutes ces choses sans penser à ceux qui devraient les voir avec nous, à toi surtout, cher frère ?

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