Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/081

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 438-441).

LXXXI
À M. DUFIEUX
Biarritz, 6 novembre 1852.
Mon cher ami,

Je suis arrivé à Biarritz fatigué de quelques excursions dans les montagnes : il a fallu plusieurs semaines pour me remettre. Enfin on a décidé que je passerais l’hiver dans le Midi ; mais je ne sais encore sous quel ciel. Je suis à la porte de l’Espagne, très-attiré par ce beau pays, un peu effrayé des difficultés et des fatigues qu’on m’y promet. Au milieu de ces incertitudes, le découragement me gagne : je m’afflige de tant de mois perdus à une époque de la vie où il ne faudrait pas perdre un jour, et je retombe dans une tristesse qui me fait trop oublier que je suis chrétien.

Toutefois, cher ami, je me reproche souvent mon ingratitude. Car Dieu, en me soumettant à cette épreuve, m’a entouré de tout ce qui pourrait l’adoucir… Je souffre peu, je vais, je viens, et je puis goûter tout à mon aise les plus grands spectacles du monde.

Ô mon ami, n’accusez plus ce que vous appelez les illusions de notre jeunesse, et ne nous repentons pas d’avoir cru à la poésie. Dans d’autres voyages, ma pensée était distraite par les ouvrages des hommes. Dans ces pays-ci, où l’homme a peu fait, je ne vois plus que les œuvres de Dieu, et je le dis maintenant avec toute l’ardeur de la foi : Dieu n’est pas seulement le grand géomètre, le grand législateur, c’est aussi le grand artiste. Dieu est l’auteur de toute poésie ; il l’a répandue à flots dans la création, et s’il a voulu que le monde fût bon, il l’a aussi voulu beau. Autrement, dites-moi pourquoi ces belles cimes des Pyrénées portent avec tant d’essor leurs pics de granit rose jusqu’au ciel ? pourquoi s’échappent de leurs flancs des cascades si bondissantes, des torrents si bruyants et si purs ? Oui, il y a comme un sentiment de pureté morale sur ces hauteurs que le pied de l’homme souille rarement, au bord de ces eaux qui ne désaltèrent que les chamois, au milieu de ces fleurs qui ne s’ouvrent que pour parfumer la solitude du Seigneur. David avait visité les sommets du Liban, quand il s’écriait Mirabilis in altis Dominus ! il avait contemplé la mer, quand il disait Mirabilis elationes maris. Nous aussi, nous sommes descendus au bord de l’Océan ; nous sommes là dans un joli village jeté sur des écueils, et nous ne nous lassons pas des grandes scènes qu’il nous donne chaque jour. Tout le monde sait que la mer a une majesté infinie ; mais ce n’est qu’en la voyant qu’on apprend combien elle a de grâce. Nous revenons, ma femme et moi, tout enchantés d’un coucher de soleil. L’astre allait disparaître derrière les montagnes d’Espagne que nous découvrons d’ici, et dont les lignes hardies se découpaient sur un ciel parfaitement beau. Ces montagnes baignaient leurs pieds dans une brume lumineuse et dorée qui planait au-dessus de la mer. Les lames se succédaient vertes, azurées, quelquefois avec une teinte de rose et de lilas, et venaient mourir sur une plage de sable, ou bien se briser contre les rochers qui encaissent la plage, et qu’elles blanchissaient de leur écume. Le flot, venu de loin, montait contre l’écueil et jaillissait en gerbe avec toute l’élégance de ces eaux que l’art fait jouer dans les jardins des rois. Mais ici, dans le domaine de Dieu, les jeux sont éternels. Chaque jour ils recommencent et varient chaque jour selon la violence des vents et la hauteur des marées. Au delà de cette variété inépuisable et de ces merveilles diverses qui animent le rivage, il y a l’immensité qui ne change point, il y a la pleine mer s’étendant à perte de vue comme une image de l’infini, il y a le bruit des flots qui ne se taisent jamais et qui rendent témoignage à leur Créateur…

Il faut, cher ami, que je compte singulièrement, je ne dis pas sur votre affection, mais sur vos instincts poétiques, pour écrire ceci à un habitant du quai Saint-Benoît, qui n’aperçoit les tempêtes de la Saône qu’à travers des fenêtres bien fermées. Que voulez-vous ? je rentrais ému des belles choses que je venais de voir, et je vous ai écrit de l’abondance du cœur. Cela ne vaut-il pas mieux, après tout, que si je vous avais écrit avec la même abondance dans un de ces jours de tristesse où je vois tout en noir, où je rêve ma carrière perdue, une triste existence de malade, et ma famille abandonnée à tous les hasards du plus sombre avenir ? Car c’est là, cher ami, ce que je rêve beaucoup, et c’est pourquoi je vous demande de faire encore prier pour moi.

Adieu, conservez au pauvre exilé cette amitié si douce qui ne lui manqua jamais aux plus mauvais moments de la vie.