Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/052

LII
À M CHARLES OZANAM
Château du Truscat, 10 septembre 1850.

Mon cher frère,

Tes bons avis devaient bien me faire tomber la plume des mains, et me tranquilliser parfaitement sur cette vie d’oisiveté que je mène, par la volonté de ma respectable famille. Cependant j’ai la conscience si honnête, que j’éprouve un serrement de cœur à me coucher avec la pensée de n’avoir rien fait de tout le jour : un bout de lettre me semble quelque chose, et me persuade que je sais encore aligner trois mots à la suite l’un de l’autre. Ensuite je ne puis : m’accoutumer a voir un pays intéressant, des mœurs curieuses, sans communiquer mes plaisirs aux gens que j’ai la faiblesse d’aimer. Enfin, cher frère, il faut bien confesser que tu me manques, et qu’en t’écrivant, je me prépare la consolation de recevoir tes réponses. Voilà bien trois motifs qui me font enfreindre aujourd’hui les défenses de la médecine dont je n’ai garde de me moquer.

Je crains en effet d’avoir besoin d’elle plus longtemps que je ne pensais. Le bien-être de ces dernières semaines m’avait fait croire trop tôt que je pourrais jeter les béquilles en l’air ; mais, tout en reconnaissant que Dieu veut m’éprouver encore, je dois vraiment le remercier de m’avoir donné deux mois de repos. A Saint-Gildas surtout, j’ai eu des heures bien douces, sous ce beau ciel, devant cette admirable mer, dans cette paix complète des éléments et de mon cœur, avec ma femme et. mon enfant que je voyais en santé auprès de moi. Il y a dans la vie de ces moments de bonheur très courts et très-vifs qui peuvent payer des années de souffrances.. J’espère que tu les connaîtras bientôt.

Nous avons aussi continué le cours de nos pèlerinages. Avec toute la bonne envie du monde, je ne puis, cher frère, te refaire une autre Bretagne, la Bretagne de tes illusions, au lieu de celle que Dieu a créée avec le concours des siècles. Quand on veut faire te tour du monde, il ne faut pas commencer par l’Italie : le souvenir de son soleil fait pâtir tout ce qu’on voit ensuite. Cependant je compterai parmi mes plus aimables impressions de voyage notre visite à Gavrinis et Locmariaker. Amélie vous en a rapporté tous tes détails. ENe vous a décrit notre navigation sur le Morbihan, qu’un beau ciel inondait de lumière ; nos stations à ces pierres de soixante pieds de long, autrefois debout, encore effrayantes maintenant qu’elles sont couchées et brisées en trois morceaux, enfin notre descente, non point aux enfers, mais dans des grottes druidiques où nous avions sous les yeux les premiers commencements de l’architecture, après en avoir vu le chef-d’œuvre et le dernier effort à la cathédrale de Reims. »

Je veux répondre à ton aimable reproche de n’avoir point su nous trouver aux Pardons, notamment à celui de Sainte-Anne d’Auray. Les pardons ne sont pas de ces plaisirs faciles, dont un Breton puisse régaler ses hôtes pour leur faire tuer le temps. Celui de Sainte-Anne a eu lieu le 28 juillet, et du reste en allant à Quimperlé nous visiterons ce sanctuaire national de la Bretagne. Mais, afin de nous dédommager, on nous avait invités dimanche dernier à la fête patronale de l’île d’Artz. C’était M. Rio qui nous faisait les honneurs de son île natale. Le matin donc, à neuf heures et par un temps superbe, nous partions avec Francheville dont le parc descend jusqu’à la mer, et une forte chaloupe nous faisait faire la traversée en trois quarts d’heure. Nous étions arrivés pour la grand’messe en musique, où se pressait la population agenouillée jusque sur la place. A l’issue, M. Rio nous attendait dans la chaumière de sa mère, vieille et respectable paysanne, que nous aimions a voir avec ses simples habits, tout entourée de l’affection et des égards de sa famille. La nous avons célébré la solennité champêtre par un déjeuner qui ne l’était pas trop car les bons morceaux n’y manquaient point, le champagne y coulait comme de source, et avec lui les joyeux propos. Enfin, après vêpres, la procession, qui est le beau moment de la fête. Figure toi une plaine toute verte et descendant vers la mer, étincelante des derniers feux du jour. C’était la que se déroulait le cortège, ouvert comme toujours par de petites filles vêtues de blanc, à la suite desquelles nos cinq enfants formaient le plus joli groupe du monde ; puis les garçons, les femmes, les marins précédés d’un, grand drapeau de la république et portant sur leurs épaules un petit vaisseau avec une Madone au gaillard d’arrière ; enfin les prêtres, la statue de la sainte Vierge sur un brancard, le maire avec un nombreux groupe d’hommes, et la foule marchant à la suite, ou se dispersant pour contempler les sinuosités de la procession dans cet admirable paysage. Le plus touchant était un pauvre jeune homme de vingt-trois ans, destiné au sacerdoce, mais atteint d’une maladie dont il ne guérira pas. On le voyait tout en noir, sur le seuil de sa porte où il s’était traîné, tout heureux de voir une dernière fois la procession de son pays. Les bannières flottaient et faisaient l’orgueil des porteurs assez forts pour, marcher contre le vent ; le soleil couchant faisait resplendir de loin la statue de Notre-Dame et dessinait tous les agrès du vaisseau votif. Par-dessus tout, planant le chant des litanies, et la-foi d’une population qui ne connaît pas le doute ; et la prière du jeune sous-diacre qui faisait te sacrifice de sa vie comment Dieu ne serait-il pas touché d’un tel spectacle ? et nous, comment nous défendre d’en être émus ? L’heure du retour est arrivée ; de tous côtés des barques se détachent pour emporter les bonnes gens venus à la fête des rivages voisins. Nous avons fait comme eux, et je ne puis encore dire toute la sérénité de ces premiers moments du soir, la beauté de cette nappe d’eau bleue comme le lac de Genève, les volées de goëlands qui semblaient s’échapper de la crête des vagues pour fuir devant nous ;cependant nous étions assis au pied de notre mat, abrités par notre voile pittoresque, nos enfants dans nos jambes pour retenir la témérité de leurs jeux ; et tout en causant doucement, nous arrivions à la plage du château, sans avoir été gagnés par le mal de mer, ni par le premier froid de la nuit. Ce jour a encore été un jour béni, sans mélange d’accident ni de tristesse ; car la seule que nous aurions pu ressentir, celle d’être loin de vous, était tempérée par la consolation de nous être unis à vous le matin à la sainte table.

Amélie se charge de vous raconter un autre plaisir que M. de Francheville nous a donné hier, celui d’une belle noce bretonne. Vous voyez bien qu’il ne nous reste guère le temps de politiquer. Adieu, cher frère, je compte qu’Alphonse est de retour fais-lui mille amitiés, et n’oublie pas notre bonne vieille Guigui. Je me recommande à ses chapelets. Tout à toi.