Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/040

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 247-250).

XL
A M.FOISSET.
Bellevue, près Paris, 24 septembre 1848.

Monsieur et cher ami,

Je suis bien coupable. Vous m’écriviez avec tout l’empressement d’un frère après la cruelle épreuve où Dieu venait de nous mettre, vous me demandiez des nouvelles d’Amélie et des miennes avec toute l’impatience d’une amitié alarmée, et voilà tout à l’heure deux mois que je vous laisse sans réponse. C’est que le premier effet de ces coups de foudre qui frappent une famille est d’y porter le désordre, de bouleverser la vie, et de faire qu’on ne sait plus comment on passe les jours. Cependant la Providence toujours miséricordieuse nous a ménagé toutes les consolations qui peuvent adoucir un si grand malheur.. Mon beau-père vivait chrétiennement ; mais il a souffert plus chrétiennement encore, et nous a quittés avec des sentiments de foi, d’espérance, de charité, avec un désir du ciel qui nous laisse une ferme confiance de t’y revoir, si nous méritons de l’y suivre. Sans doute, il est bien cruel, en des temps si difficiles, de se sentir privés d’un père si tendre, d’un homme de si bon conseil et de tant de cœur. Mais je crois très-fermement que ces morts bien-aimés ne nous abandonnent pas, qu’ils nous suivent, et qu’il faut leur rapporter beaucoup de ces bons mouvements et de ces lumières inattendues qui nous viennent dans la tentation et dans le péril. Pour moi, trop heureux de sentir ce que j’aime te mieux au monde échappe à ce danger mortel des grandes douleurs, je bénis ie ciel des courts loisirs qu’il m’accorde et j’essaye de me dérober aux préoccupations des affaires publiques, pour me remettre, ne fût-ce qu’un moment, à mes anciennes et chères études. Vous m’avez suivi avec un intérêt tendre et plein de sollicitude, vous m’avez peut-être bien souvent désapprouve dans ce peu de journalisme que j’ai fait quand j’étais incapable d’autre chose. J’ai été de ce que M. Lenormant appelle le parti de la confiance; j’ai cru, je crois encore a la possibilité de la démocratie chrétienne, je ne crois même rien autre en matière de politique ; j’ai laissé déborder encore le trop plein de mon cœur dans un article aux gens de bien[1], que vous avez peut-être lu. Je ne suis pas insensible aux souffrances de mon temps, et si je me fatigue bientôt des controverses qui agitent Paris, je suis déchire du spectacle de la misère qui le dévore. La Société de Saint Vincent de Paul trouve là de grandes obligations, et peut-être Dieu ne lui avait-il ménagé des progrès si rapides que pour la mettre au niveau de la tâche qu’il lui préparait. Du reste, il est bon de voir chez eux, de voir désarmés, entourés de leurs femmes et de leurs enfants, ces pauvres gens qu’on a trop vus au club et aux barricades. On reconnaît alors avec étonnement tout ce qu’il y a encore de christianisme dans ce peuple, par conséquent tout ce qu’il y a de ressources. Ah ! si nous avions des saints ! Mais pouvons-nous douter que Dieu n’en réserve quelques-uns au siècle à qui il a donné Pie IX et l’archevêque de Paris ?

Prions donc et ne croyons pas que la fin de la France soit venue. Car à l’heure présente, la fin de la France serait-celle du monde. Et en effet, quel est le coin de la terre, quel est le peuple qui ne soit aussi malade que nous ? Et pouvons-nous croire cependant que les destinées temporelles du christianisme soient à leur terme, et que Dieu n’ait plus rien à faire de ce monde qu’à le juger ? C’est ce que disaient les légitimistes de 1850, c’est ce que vous et vos amis vous nous appreniez à ne pas dire, c’est ce que j’espère ne dire jamais, quand je verrais périr toute la société moderne, assuré que je suis qu’il en coûterait moins à Dieu de susciter une société nouvelle que de borner au peu qu’ont vu ces dix-huit siècles l’œuvre du sang de son Fils !

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  1. Œuvres complètes d'Ozanam, t.VII, p.246.