Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/025b

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 113-136).

NOTES DE VOYAGE
FLORENCE VUE DU DOME.
Le 8 janvier 1847.

À la faveur d’une belle journée, nous sommes montés à la coupole de la cathédrale ; nous en avons fait le tour intérieurement, en admirant la beauté du pavé en mosaique dessiné par Michel-Ange, mais en regrettant ces ouvertures étroites qui ne laissent pas pénétrer le regard dans les trois nefs pour saisir l’ensemble de l’édifice, Cette impression défavorable s’est bien effacée lorsque, arrivés à la lanterne, c’est-à-dire à trois cents pieds de hauteur au-dessus du sol, nous avons découvert une des plus admirables vues qui soient au monde. Sous nos pieds la grande coupole avec les sept petites coupoles qui lui servent de, contre-forts, comme une montagne de marbre, si élevée que le reste de la cathédrale semblait petit et fuyait bien loin au-dessous. Devant nous le campanile de Giotto, la plus belle tour qui ait jamais porté au ciel les prières des hommes. On reconnaît d’ici qu’elle est aussi parfaitement achevée au sommet qu’à la base, et que les moindres détails n’y sont pas travaillés avec plus de conscience là où ils peuvent captiver l’admiration de la foule, qu’à cette hauteur où ils ne sont vus que des oiseaux et des anges. Plus bas’ et comme écrasé, le baptistère de Saint-Jean. Il semble bien humble, et c’est cependant cet ancien temple de Mars, devenu la première cathédrale de. Florence, et plus tard le baptistère commun de la ville et du territoire ; c’est là le germe d’où devaient sortir tant de grands hommes et tant de monuments. Étendons nos regards. Voici près du ponte Veccio, l’église des Saints-Apôtres bâtie par Charlemagne d’un autre côté le clocher de Badia, l’une des sept abbayes fondées au dixième siècle par le comte Hugues, lorsqu’il eut dans la forêt cette vision de l’enfer qui toucha son cœur endurci. Au delà de l’Arno, San-Miniato bâti, en 1015, par l’empereur Henri le Saint il semble que l’âme virginale du pieux fondateur se soit réfléchie dans ce gracieux édifice, dont la façade est le premier modèle des églises de Pisé et de Lucques. C’est là que le Crucifix miraculeux baissa la tête pour approuver Jean Gualbert de l’héroïque pardon accordé à son ennemi. Je me rappelle les merveilleux commencements de l’ordre de Vallombreuse, et ses luttes contre les évêques simoniaques ; les femmes de Florence se réunissant en habits de veuves dans l’église de Saint-Pierre le Majeur pour se plaindre au prince des Apôtres de l’abandon où il à laissé son peuple ; enfin le moine Pierre subissant l’épreuve judiciaire et passant au milieu des feux pour établir la culpabilité de l’évêque dont la déposition par le pape arrache Florence au despotisme féodal, l’attache pour jamais au parti de l’Eglise et de la liberté, et commence l’ère glorieuse de la république. C’est aussi l’ère du génie. Je vois les commencements de cette architecture menaçante qui convenait aux vieux Florentins. Il reste bien peu des tours qui hérissaient l’ancienne ville, lorsqu,’en une seule fois, par exemple, on en renversa cent cinquante. Les Médicis ont abattu ces hauteurs comme Tarquin les pavots de son jardin. Cependant voici encore le palais de l’ancienne seigneurie Bargello, élevé par Lapo, et le beffroi qui chaque soir sonne le couvre-feu comme au temps de la république. Voici le palais Vieux et sa tour, bien digne par sa fierté de l’inscription qu’on y lit J. C. REX FLOR. ELECT. DECRET. S. P. Q.[1].

Je reconnais un peuple qui ne veut obéir qu’à Dieu, et qui encore ne lui obéira pas toujours. Voici la loge d’Orcagna, ce portique ouvert où l’on faisait l’inauguration des magistrats, la publication des décrets, les principales cérémonies politiques quand tout se passait au grand jour et que les affaires de l’État étaient les affaires de tous. Non loin de là, s’élève Orsanmichele, orné de onze tabernacles où les douze corporations des métiers de Florence avaient placé ces belles statues, symboles de leur union, de leur piété et de leurs richesses. Aux deux extrémités de la ville, au couchant et a l’Orient, Sainte-Marie-Nouvelle et Sainte-Croix, comme deux postes avancés des fils de saint Dominique et de saint François, pour la défendre contre l’hérésie et la corruption. Ces deux églises sont contemporaines du palais Vieux et de la cathédrale ; tant d’édifices ont été entrepris en vingt ans par cette même ville qui, depuis trois siècles, ne s’est pas trouvée assez riche pour achever la façade du Dôme. Il ne faut pas oublier du côté du nord l’Annunziata, berceau de l’ordre des Servites, fondé au treizième siècle par sept pieux citoyens de Florence et, enfin, si l’on veut descendre jusqu’au temps des Médicis, les palais Pitti, Strozzi, Riccardi, avec leurs murailles cyclopéennes, et le couvent de San Marco, encore tout rempli du souvenir de Savonarole.

Voilà ce que je découvre du haut de la coupole de Brunelleschi. Mais si par la pensée je pénètre dans ces éditées dont je n’aperçois que les murs, je les trouve couverts et tout animés de peintures immortelles.

Comment à l’ombre d’une architecture si sévère, a pu se développer et s’épanouir une peinture si naïve, si pleine d’innocence, de grâce et d’un céleste éclat ? Comment au milieu des guerres civiles, des trahisons, des vengeances, a pu se faire l’éducation de toute cette école de peintres qui a des anges dans ses rangs ? Où prenaient-ils ces vierges et ces chérubins ? C’est qu’il faut passer par la croix pour aller à la gloire c’est dans les rigueurs de la pénitence et les douleurs de la vie que descendent les visions du ciel c’est de la souffrance que naît l’amour, et de l’amour toutes les sortes de beautés.

Tout ce mystère de l’art florentin est déjà contenu dans la Divine Comédie, où mes pensées reviennent naturellement en apercevant la pierre sur laquelle Dante venait s’asseoir. Les abords du poëme ont aussi je ne sais quoi de menaçant et de sinistre. Mais passez la porte et franchissez l’enceinte de l’Enfer, et vous verrez si les images du Purgatoire n’égaleront pas les plus charmantes compositions de Giotto, et si le Paradis du poëte n’est pas aussi lumineux que celui d’Angelico de Fiésole.

Le jour baisse et je n’ai pas le temps de m’arrêter à ce dôme écrasé de Saint-Laurent de Médicis, qui fut bâti pour être le tombeau des princes, mais qui est aussi le tombeau de la liberté. Deux tyrans y dorment sous la garde des statues de MichelAnge. Ce grand homme fut peut-être le plus savant des statuaires chrétiens, mais il en fut le dernier il enterra noblement la sculpture naïve du moyen âge, et laissa le mauvais exemple d’avoir cherché à étonner les hommes au lieu de les toucher et de les instruire.

Il vaut mieux jeter un dernier regard sur les collines qui entourent Florence, Fiesole, San Miniato, et les autres avec leurs contours harmonieux et leurs croupes si belles quand elles sont chargées de verdure. Alors la cité de marbre semble vraiment comme un ouvrage d’albâtre et d’ébène déposé dans une corbeille de fleurs et l’on comprend cette étymologie du vieil historien Matespini, selon qui on la nomma Fiorenza, parce qu’elle était la fleur des Villes.

Nous redescendîmes à la lueur des flambeaux les interminables escaliers de la coupole arrivés au bas de l’édifice, nous nous trouvions bien petits, en vérité, et cependant, en y réfléchissant mieux, nous trouvions les hommes bien grands d’avoir pu élever ces monuments du haut desquels ils paraissent si petits. Plus je passe devant ce dôme, plus j’en admire la hardiesse et la majesté. Je le comparais à une montagne ; en effet, il en a les pentes abruptes, et la vue n’étant point arrêtée par la saillie des nefs mesure toute la hauteur de la coupole. Ces marqueteries, ces décorations des fenêtres, ces rinceaux de feuillages, ces légers fleurons, sont comme les riches minéraux, comme. les plantes grimpantes et fleuries qui tapissent les flancs de l’Apennin. Au sommet la croix s’élève comme la pensée de Dieu règne sur les sommets solitaires que visitent rarement les bergers et les chasseurs. Florence est vraiment l’Athènes des temps modernes. Ses vieux monuments ont la beauté dorique, la beauté calme, sévère, quelquefois menaçante mais la force y a produit la grâce. Voyez la loge d’Orcagna, Orsanmichele, le Campanile même, crénelé comme une tour de défense, enfin et surtout cet incomparable Dôme, gigantesque comme une montagne sortie de la main de Dieu, et travaillé avec la délicatesse d’une fleur qui sort aussi de la main de Dieu. Les contemporains la jugèrent ainsi ils l’appelèrent Sainte-Marie de la Fleur. Il semble que toute la destinée de l’art, est dans l’énigme de Samson ce chef d’Israël trouva un rayon de miel dans la gueule du lion qu’il avait tué, et il proposa cette énigme aux Philistins : La douceur est venue du fort. Or les Philistins, instruits par Dalila, dirent : Quoi de plus doux que le miel et de plus fort que le lion ? Ne pouvons-nous pas dire : Quoi de plus fort qu’Arnolfo di Lapo et de plus doux qu’Ange de Fiesole ?

Quel pays que celui où, les portes du Baptistère étant mises au concours, on vit paraître à la fois parmi les concurrents Donatello, Brunelleschi, Giacopo della Quercia et Ghiberti ! Il faut voir dans Vasari[2] ces assemblées, ces rendez-vous des artistes de Florence, se promenant ensemble devant la cathédrale comme les philosophes et les sculpteurs d’Athènes sur l’Agora et dans les jardins d’Académus. Les grands peintres comprenaient la fécondité de ces entretiens. Ils aimaient à les représenter. De là, les fresques de Giotto au Bargello, de Ghirlandaio à Sainte-Marie-Nouvelle, de Simon Memmi à la chapelle des Espagnols et ces beaux groupes de contemporains célèbres conversant ensemble. Là, revivent Dante, Brunetto Latini, Corso Donati ;- Politien, Marsile Ficin, Landino,- Cimabue, Arnolfo di Lapo et Lapo : toutes ces.figures pensent,mais toutes ces figures vivent.

Voila le caractère de l’école florentine : nulle part on n’a mieux exprimé la pensée, et nulle part on n’a mieux rendu la vie. Quand la force a rencontré la grâce, quand l’idéal et le réel se sont retrouvés, l'art touche à son apogée, et c’est ce qui arrive à l’avénement de Giotto, le plus grand peintre qui fut jamais, si l’on considère d’où il sortit, et ce qu’il créa.

Cependant l’idéal et le réel ne restent pas longtemps dans cette union féconde. Ils se divisent bientôt, et sont plus particulièrement représentés par des hommes différents. Benozzo Gozzoli, Masaccio, fra Bartolommeo expriment surtout la réalité et la force, Angelico l’idéal et la grâce. J’ai eu tort de dire que le Bienheureux ne traite jamais le nu, qu’il n’a pas le secret des grandes passions, qu’il donne quelque chose de céleste même aux démons, et d’angélique aux damnés. Dans le grand tableau du Jugement dernier, de l’Enfer, et du Paradis, les démons ont d’horribles figures, mais ce sont des figures d’animaux qui tiennent du chat et du singe. Le Bienheureux n’a pas su, il n’a peut-être pas voulu mettre l’empreinte diabolique sur la face humaine. Les réprouvés en général expriment plus de douleur que de rage et de perversité. Enfin Angelico a choisi le moment où le Sauveur se tourne vers les élus « Venez, les bénis de mon

Père.» Avec ces paroles, l’allégresse descend sur toute l’assemblée des Saints. La Vierge surtout est admirable ; enveloppée dans une draperie blanche étoilée d’or, on la voit tout émue de bonheur et d’amour. Il faut bien reconnaître alors que le Bienheureux a aussi sa passion dont il est le peintre. Angelico est le peintre de la à joie, il aime a en répéter les expressions, quoiqu’il les varie à l’infini, depuis les traits ravis dans la contemplation de Dieu jusqu’aux anges embrassant si tendrement les âmes sauvées èt formant avec elles des danses éternelles sur l’herbe fleurie du Paradis. Cependant le peintre angélique ne recule point devant les vérités sévères de l’Évangile. Mettant une seconde fois la main au même sujet, il choisit le moment où le Sauveur se retourne vers les réprouvés : Ite, Maledicti. La pose du souverain Juge n’est point celle d’un proconsul romain, comme à la chapelle Sixtine c’est celle du Christ des Improperia: « Mon peuple, que t’ai-je fait. » Un reproche plein de douceur ; un Dieu qui ne damne point, mais qui ne peut empêcher le pécheur de se damner. En même temps, une tristesse infinie enveloppe toute la cour céleste ; la Vierge elle-même est frappée de crainte et de douleur. Dans le Jugement Dernier, tous les personnages sont vêtus ; mais les réprouvés de l’enfer sont nus comme dans Orcagna. Le nu est même traité avec respect et piété dans le tableau de la Déposition de la Croix, à l’Académie des beaux-arts, où le Christ n’est couvert que d’une draperie convenable : de même à la crucifixion de Saint-Marc. Il ne faut pas croire non plus que le Bienheureux de Fiesole ne fit aucune étude de la réalité. Quand il dut peindre les médaillons dont il orna la grande crucifixion de Saint-Marc, Vasari atteste que les dominicains ne reculèrent devant aucune peine, aucune dépense, pour lui procurer les portraits de ces saints personnages. On a beaucoup dit qu’il aurait cru faire un sacrilège en introduisant des figures profanes et vivantes parmi les images des élus. Vasari atteste que, dans les peintures qu’il fit a Rome pour Nicolas V, il représenta le pape, l’empereur, frère Antonio qui fut archevêque de Florence, et d’autres encore. Un autre point me frappe, c’est le règne de la tradition au milieu de la liberté des esprits. Il y a certains sujets, certains épisodes qui se répètent nécessairement de peintre en peintre. Ainsi Fiesole reproduit, après Orcagna au Campo Santo, le moine qui se glissait parmi les élus et qu’un démon ramène, parmi les damnés. Simon Memmi, au capellone des Espagnols, a un groupe de musiciens et de mondains qui rappelle tout à fait ceux du Triomphe de la Mort d’Orcagna. La naissance de Jacob, au Campo Santo, celle de la Vierge d’André del Sarto a l’Annunziata, celle de la Vierge encore et celle de saint Jean, de Ghirlandaio, à Sainte Marie-Nouvelle, remettent toujours en scène ces belles dames qui vont et viennent si gravement et si gracieusement. De même à la chapelle du palais Ricardi, Gentile da Fabriano, dans le tableau de la cavalcade des Mages, et tant de fois ailleurs.

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PISE.

La Cathédrale. Saint-Marc de Venise m’étonne, mais c’est une basilique toute grecque, c’est ,Sainte-Sophie qui a passé la mer. Saint-Martin de Lucques me rappelle encore les belles églises romanes des bords du Rhin. Notre-Dame de Pise ne me rappelle rien, rien ne l’annonce. On y retrouve bien sans doute les traditions de l’architecture catholique mais quelque chose de souverainement nouveau y éclate cette nouveauté, c’est l’inspiration, c’est le génie italien.

Buschetto et ses compagnons n’étaient que des barbares, ils bâtissaient en 1063 ; mais ces vieux tailleurs de pierre avaient compris que l’église doit être une Jérusalem céleste, et ils construisirent celle-ci avec tant de légèreté, qu’on ne saurait dire si elle s’est élevée de terre, ou si elle y pose seulement, descendue du ciel. Les quatre-vingt-quatre colonnes qui portent ses cinq nefs sont élancées comme les palmiers des jardins éternels. Des anges qu’on croit peints par Ghirlandaio, mais qui vivent assurément, montent et descendent en groupes charmants le long du grand arc du sanctuaire. Au fond de l’abside, entre la Vierge et saint Jean, le Christ est assis dans sa gloire, écrasant sous les pieds de son trône le lion et le dragon. Le fond d’or sur lequel it se détache est comme la lumière qui émane du Verbe divin pour éclairer le ciel et le monde : Ego sum lux mundi Devant cette grande figure, sous le regard de ces yeux impassibles qui vous saisissent dès l’entrée de la cathédrale, on ne peut que tomber à genoux et dire Tu Rex gloriae Christe, - tu Patris sempiternus es Filius...

Les anciens maîtres appelaient cette sorte de représentation une Majesté[3]. Assurément une majesté infinie règne dans l’abside de Pise, comme une grâce inexprimable dans les colonnades, sans parler de la richesse des marbres, des mosaïques du chœur et de la grande nef, des tombeaux et des niches fouillées par les plus fins ciseaux. du seizième siècle, des tableaux d’André del Sarto et de Perin del Vaga, qu’envieraient, les musées des rois. Il est vrai, je reconnais ici les traces de bien des époques différentes des chapiteaux sculptés longtemps avant le Christ par quelque ouvrier d’Athènes ou de Corinthe, des colonnes romaines, des ornements imités de la fantaisie orientale, les tributs élégants de la Renaissance et de l’art moderne. Mais cette diversité ne me déplaît pas, j’y vois le christianisme qui a le secret d’employer et de consacrer tout ce qu’il trouve sur la terre ; je vois, dans cette église de tant de siècles, l’image de l’église immortelle qui se bâtit avec les élus de tous les pays et de tous les temps. Les dehors de la cathédrale ont d’autres beautés cinquante-huit colonnes, divisées en cinq étages, le fronton triangulaire et les ailes ornées d’un acrotère élégant et couronnées de statues, une marqueterie de marbres précieux, des mosaïques resplendissantes au-dessus des portes de bronze. Des inscriptions nombreuses, fières, naïves, enchâssées dans l’édifice, rappellent l’époque de sa construction, l’industrie de l’architecte Buschetto, la richesse des dépouilles employées à construire ce temple national ; les croisades des Pisans, la prise de Palerme, la conquête des Baléares et le fils d’un roi musulman emmené à Pise pour y recevoir le baptême. Mais une cathédrale italienne n’était pas complète au moyen âge, si elle n’avait autour d’elle tout un cortège de monuments, soit pour satisfaire à la surabondance de la piété chrétienne qui n’avait jamais fini de s’épancher, soit pour répondre à tous les besoins de la vie religieuse. Autour de l’ancienne métropole de Milan se groupaient un campanile, deux baptistères, quatre oratoires, les palais de l’évêque et des chanoines, les écoles. Autour de la cathédrale de Pise, le baptistère, la tour, l’hôpital et le Campo Santo. Mais ici le baptistère n’est point un accessoire c’est par lui-même un monument superbe, plus haut que la cathédrale, presque aussi élevé que le campanile, tel qu’il convenait enfin à une ville où affluaient les navigateurs de l’Orient, où l’on ramenait chaque année des milliers de prisonniers sarrasins, où l’on devait célébrer des baptêmes qui étaient à la fois des triomphes de l’Eglise et des triomphes de la patrie.

Une des plus grandes beautés de ces édifices, c’est la lumière qui les colore. Le soleil a échauffé et purifié leurs assises de marbre, il les a revêtues comme d’un vêtement blanc et doré, tel qu’on se figure celui des saints. Quand au 15 août, sous les feux de l’été, Notre-Dame de Pise apparaissait ainsi resplendissante, qu’on arborait au haut de la coupole le grand étendard national, le gonfalon rouge avec la croix blanche, qu’on déployait tout autour de l’édifice l’écharpe de soie enrichie d’or et de pierreries appelée la ceinture de la Vierge, ne pouvait-on pas dire que la cathédrale vivait, qu’elle était comme une personne glorieuse et immortelle, comme une épouse parée pour son époux ? Mais ce qui ajoute ici au charme infini de la beauté, c’est le charme des souvenirs. Ces magnifiques édifices sont les trophées des croisades italiennes, de ces croisades mal connues qui précédèrent, préparèrent, secondèrent les nôtres. Ce sont aussi les premières fleurs de l’art italien. L’architecte Buschetto, le peintre Giunta, le sculpteur Nicolas de Pise, ouvrent la longue suite de ces générations inspirées où Cimabue et Giotto ne viennent qu’au second rang. Florence reconnut longtemps cette supériorité pacifique ; ses plus grands artistes ne se croyaient pas sûrs de leur pinceau, s’ils n’avaient travaillé au Dôme, à Sainte-Catherine, à Saint-François, s’ils n’avaient étudié l’antique sur quelqu’un de ces marbres que les corsaires pisans rapportaient avec les dépouilles des nations vaincues. Le Campo Santo était pour eux ce que furent les jardins des Médicis pour les artistes du quinzième siècle, quand Laurent le Magnifique y réunit des statues, des bas-reliefs inestimables, et les livra à l’imitation des peintres et des sculpteurs.

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SAN GEMIGNANO
De Florence à Rome, 17 janvier 1847

Le 17 janvier, par un soleil de mai, nous avons traversé une des plus belles provinces de la Toscane : les oliviers, les chênes verts, les prairies complétaient l’illusion, et rien ne prouvait que nous ne fussions pas aux premières semaines du printemps. Arrivés à Poggibonsi, nous avons pris un barrocino pour nous conduire à San Gemignano. Un siége a deux places suspendu sur le brancard nous reçut tous deux et le jeune garçon qui nous conduisait se tenait tantôt accroupi, tantôt agenouillé sur une natte à nos pieds. Après avoir traversé un vallon riant et cultivé, on commence à découvrir San Gemignano, posé comme un nid d’aigle à la manière de toutes les villes du Latium et de la Toscane, sur une haute colline; j’ai compté, de loin, dix ou douze tours. A mesure qu’on gravit, la vue devient admirable et s’étend sur un immense horizon. Enfin nous étions à la porte de la ville, défendue par un mur chargé de créneaux et deux bastions a demi ruinés nous nous sommes enfoncés dans une longue rue qui passait encore sous deux portes, où j’ai cru reconnaître les restes d’une seconde et d’une troisième enceinte, et nous nous sommes trouvés sur la place principale d’un côté l’église s’élève sur un parvis précédé d’un grand escalier, et derrière elle un campanile crénelé ; à côté le palais de la commune, en face une sorte de portique ouvert pour abriter les réunions des citoyens, trois ou quatre maisons fortes achèvent l’enceinte. Six grandes tours carrées la dominent et la menacent ; tout le moyen âge est debout dans cet étroit espace. Si l’on entre dans l’église, rien ne vient détromper l’imagination. Les parois des nefs latérales sont entièrement couvertes de peintures. D’un côté l’Ancien Testament et surtout l’histoire de Joseph et celle de Moïse par Bertali, avec les traits légendaires mêlés par les Orientaux, de l’autre le Nouveau Testament par Berna. Dans une chapelle latérale repose sainte Fina, paysanne canonisée dont la mort et les funérailles ont été peintes par Ghirlandaio. Rien de beau comme cette bienheureuse étendue sur son lit de mort et deux femmes qui la pleurent. Dans le chœur trois tableaux de Pérugin, Benozzo et Passignano au-dessus de la Porte, une belle fresque de Saint-Sébastien~ par Benozzo, à l’entrée les restes d’un Enfer et d’un Paradis enfin, dans le chœur, l’histoire de saint Augustin et dix tableaux par Benozzo Gozzoli. Naïveté charmante de ces fresques !

Incroyable fécondité de ces vieux peintres qui n’avaient. pas assez des murs du Campo Santo des églises, des cloîtres, des palais de Pise, de Florence, de Sienne, qui pénétraient jusque dans les moindres villes, qui entraient comme d’assaut dans les châteaux et les bourgades fortifiées pour s’y établir en maîtres, et pour s’y établir d’une manière mille fois plus durable que les gouvernements et les seigneurs. Après une visite trop courte, nous sommes redescendus, toujours emportés par notre barrocino, menés au galop par notre jeune guide qui fredonnait Ti voglio bene assai. Le soleil était couché et la douceur de l’air si grande, que nous ne frissonnions pas sous nos manteaux. Ce plaisir, pris à deux, le soir de ma fête,.restera un des plus aimables souvenirs de ce voyage.

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CHAPELLE PAPALE AU QUIRINAL.
Rome, 2 février 1847, jour de la Présentation.

C’est la première fois que j’ai vu la Papauté dans tout l’éclat de ses pompes, et dans la personne du nouveau pontife qui la rend si respectable et si populaire. Ce qu’il y a d’insolite pour nous dans ce cérémonial, cette chaise gestatoire, ces éventails de plumes de paon, ce dais, ces degrés du trône couverts d’officiers ecclésiastiques et civils, tous ces détails d’une étiquette qu’on est tenté de blâmer quand on ne la comprend pas, prennent un grand intérêt historique lorsqu’on y reconnaît les derniers vestiges du cérémonial romain sous les empereurs. C’est à la fabuleuse donation de Constantin qu’on faisait remonter le droit qu’avaient les papes de s’attribuer les insignes impériaux, la couronne, la chaise, les plumes, etc. Si la donation est apocryphe, les souverains pontifes n’en ont pas moins légitimement recueilli l’héritage de l’ancien empire. Ils ont sauvé Rome, ils l’ont arrachée, interdite aux barbares. Ils ont continué la conquête civilisatrice. Ils n’ont pas cessé de faire la loi, de rendre la justice, de mettre la paix parmi les hommes. pacisque imponere morem. Ils ont conservé la langue, les formes législatives, les arts de l’antiquité. Il était naturel qu’ils en retinssent les usages publics. Ainsi c’est peu de chose que cette faible représentation du Sénat de Rome, et cependant c’est beaucoup d’avoir maintenu au moins le nom du corps sénatorial, qui est comme le premier noyau de la municipalité romaine et de toutes les communes européennes. Le prince assistant au trône rappelle l’alliance du clergé et des laïques, d’où résulte l’harmonie de l’Église. Quoi de plus beau que ces deux évêques Grec et Arménien dans leurs costumes nationaux, témoins de l’antique unité de l’Orient et de l’Occident, témoins de cette admirable tolérance romaine qui, en maintenant une même foi, consacre la diversité des rites ? Ils sont là pour montrer qu’une longue infidélité n’a point lassé l’espoir de Rome, et qu’elle compte toujours sur le retour des Églises séparées. De même les pénitenciers de Saint-Pierre représentent toutes les langues de l’Europe, et l’éducation commune que reçurent les peuples réunis en une seule croyance et en un seul culte.

Voici les généraux d’ordres religieux Bénédictin, Franciscain, Dominicain, Jésuite, chacun rappelle un grand siècle de l’histoire ecclésiastique, une puissance mise au service de Dieu et de l’humanité. Si cependant vous craignez que ce pontife entouré d’un si imposant cortége, porté si haut, au milieu des hommages publics de la chrétienté, ne finisse par oublier qu’il est homme, qu’il est pécheur, attendez que la procession solennelle rentre dans le chœur vous verrez le pape descendre de sa chaise triomphale, s’agenouiller devant l’autel comme le dernier des chrétiens, et réciter avec le cardinal qui dira la messe, le Confiteor en se frappant la poitrine, il semble qu’il n’ait attiré à lui tant d’honneurs, qu’il n’ait réuni dans sa personne toutes les grandeurs humaines, que pour les humilier et les anéantir devant Dieu.

D’abord je n’apercevais le pape que de loin, sur son trône, où il distribuait les cierges de la Chandeleur. Mais quand la procession s’est rapprochée, quand j’ai pu contempler de près les traits du Vicaire de Jésus-Christ, j’ai été touché jusqu’aux larmes ; j’ai vu cette figure si douce et si sainte, ces yeux et cette bouche qui expriment tant de charité, cette tête qui commence à blanchir, non pas sous les années, mais sous les peines du pontificat. Au moment où il rentrait dans le chœur, je lisais ces paroles de l’ Introït de la messe, pour le jour de la Présentation, ces paroles qui furent dites du Sauveur et qui s’appliquent si bien à Pie IX : Veniet desideratus cunctis gentibus, et implebo domum ista gloria[4]. Oui, cette vieille maison du Quirinal si calomniée, si impuissante, disait-on, commence à se remplir de gloire, et tous les peuples regardent de ce côté.

MESSE PONTIFICALE ARMENIENNE A SAINT-BLAISE.
3 février.

En comparant le rite Arménien avec celui de l’Eglise d’Occident, je fais trois remarques. Premièrement, la perpétuité, l’identité du dogme, le même sacrifice parfaitement reconnaissable sous les formes qui ne varient que par le détail l’offrande, la consécration, l’élévation, la communion des laïques sous une seule espèce. Secondement, le cérémonial, le costume surtout a bien plus d’antiquité, de fidélité, de majesté. On y reconnaît le caractère immobile de l’Orient, on y voit le génie d’un peuple dont il fallait frapper l’imagination et étonner les yeux. Ainsi, malgré l’esprit nouveau du christianisme qui est un esprit de liberté, qui n’a rien de secret, qui appelle également tous les hommes à la liberté et au salut, le rite arménien aussi bien que le rite grec a consacré l’habitude de fermer le sanctuaire, comme pour dérober les mystères aux yeux de l’assemblée. Troisièmement, la psalmodie qui dure pendant tout l’office et qui est soutenue tour à tour par l’évêque, les officiers et les clercs, n’est qu’une sorte de gémissement faible, languissant et monotone. Quelle différence avec les antiennes de l’Eglise d’Occident, ses hymnes de triomphe et ses chants tour à tour joyeux et terribles D’un côté, ce sont bien les soupirs d’une chrétienté affligée et persécutée, qui craint d’élever la voix et de réveiller ses persécuteurs ; de l’autre, ce sont les accents de cette société catholique qui a fait les croisades,- et qui a conquis la moitié du monde. Il y a deux choses dans la liturgie, une représentation que j’ose appeler dramatique, et une composition musicale la première, qui tient plus de la matière, est restée plus parfaite chez les Asiatiques, comme la sculpture est plus parfaite chez les anciens. La seconde, qui tient plus de l’esprit, a surtout pris l’essor en Europe la musique convient mieux à ce besoin de l’infini qui tourmente les modernes.

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  1. Jésus-Christ, roi de Florence, élu par un décret du Sénat et du Peuple.
  2. Vasari, Vita di Filippo Brunelleschi, scultore e architetto florentino, t. I, p. 254.
  3. Cimabue, pictor Majestatis, pro se et famulo suo, pro diebus 3 quibus laborarunt in dicta opera, ad rationem solid. 10 pro die. Morrona.
    Cimabue, peintre de la Majesté, pour lui et son aide, pour quatre jours pendant lesquels ils ont fait lesdits travaux, à raison de dix sous par jour.
  4. « Il viendra, le Désiré de toutes les nations, et je remplirai cette maison de ma gloire.  »