Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/025
Mon cher ami,
Voilà un bien long silence, et s’il était volontaire, une bien impardonnable ingratitude, après les deux aimables lettres que j’ai reçues de vous. Mais au moment où j’allais prendre la plume pour vous remercier, j’ai été saisi par les premières atteintes d’une grave maladie dont je relève à peine. J’ai eu une fièvre d’un caractère alarmant, et peut-être n’en serais-je pas revenu sans les soins excellents de notre ami commun, M. Gouraud, et sans la tendresse intelligente et courageuse d’Amélie, qui m’a singulièrement soutenue dans cette rude épreuve. Enfin, Dieu a bien voulu me laisser vivre afin que j’eusse le temps de devenir meilleur, et comme pour prolonger l’avertissement salutaire de la maladie, la convalescence, qui dure depuis un mois, me retient encore dans un état de faiblesse où tout exercice actif, toute application d’esprit m’est impossible. Je n’ai jamais mieux senti combien l’homme est peu de chose, et je ne puis vous dire combien je suis humilié de voir que, mangeant bien, dormant bien, il suffit d’une heure de travail le plus léger pour fatiguer ma tête et me réduire au repos. Cependant j’use des premières libertés que la médecine m’accorde pour réparer un retard qui pesait sur mon cœur.
Veuillez me servir d’interprète auprès de M. Döllinger, cet ecclésiastique éminent que j’apprends à aimer autant que je l’admire ; dites-lui que je lui aurais écrit pour le remercierai je n’avais été empêché par cette faiblesse qui me permet à peine d’adresser quelques lignes familières à mes plus intimes amis. Vraiment ces messieurs de Munich me comblent de bontés, bien au delà, non-seulement de mes espérances, mais de mes désirs. Ils ont égard à ce que je veux, bien plus qu’a ce que je fais, à la cause que je sers, bien plus qu’à mes services, et c’est par là seulement que je puis m’expliquer la désignation que l’académie de Munich a bien voulu faire, et qui est assurément un honneur ’trop grand pour moi.
Pour ajouter encore à tant de bonté, pourriez vous me faire une liste de quelques ouvrages allemands, d’une littérature agréable et saine, point frivoles ni trop volumineux, entre lesquels mon jeune beau-frère choisirait pour traduire, il sait parfaitement l’allemand, — et Dieu, qui l’a privé de tant de choses, lui a donné une très-belle intelligence. Il a surtout besoin de né pas se sentir inutile en ce monde, et serait très-heureux de faire connaître à la France quelques bons livres étrangers. Quelque chose de semblable à la Jeanne d'Arc de Guido Goerres, par exemple.
De mon côté, vous avouerai-je, mon cher ami, que je n’ai presque rien fait pour vous ? J’ai été longtemps débordé par des occupations innombrables et toutes impérieuses, à l’excès desquelles on a même attribué ma maladie ; maintenant je suis condamné à un désœuvrement complet ; afin de me distraire des livres et des hommes, on m’a relégué dans les bois de Meudon. Enfin je tâcherai de me mettre en règle avant mon départ, afin de ne pas être trop confus quand je vous reverrai à Munich. Ma femme prétend m’empêcher d’écrire trop longuement, mais je soupçonne qu’elle a voulu se réserver le plaisir d’entretenir madame Boré de nos projets de voyage, qui sont si près de se réaliser. Enfin je me laisse arracher la plume par obéissance, ne fût-ce que pour donner le bon exemple à tous les maris de la terre, et je finis brusquement en vous priant de présenter mes hommages à madame Boré, de vous souvenir de moi quand vous écrirez à-votre bon et admirable frère, et de recevoir pour vous l’assurance d’une amitié déjà vieille, mais toujours chaleureuse.
A la fin de 1846, Ozanam venait de faire une très-grave
maladie ; épuise par un travail incessant et excessif, surchargé
d’occupations, il perdit bien vite ses forces. Les médecins
ordonnèrent une année de repos ; mais avec une
activité si dévorante, une imagination si vive, comment
passer toute une année oisif ? Il n’y avait d’autres moyens
que les voyages. Il partit pour l’Italie. Ce fut là une mine
féconde où il puisa avec son ardeur accoutumée.
II visita le Midi de la France, puis Gènes et Florence, pour
passer ensuite l’hiver à Rome ; cet hiver lui fit grand bien.
Au printemps, il visita le mont Cassin,puis il partit dans un
de ces grands voiturins italiens, manière charmante de voyager
que l’on ne connaît plus aujourd’hui, qui ne pressait
pas et vous laissait entier à l’admiration et à la jouissance
de ce beau pays ; il parcourut ainsi, à petites journées, toute
l’Ombrie, les Romagnes, Ravenne, Venise, la Lombardie, et
pénétra par le Splugen et le pays de Coire jusqu’à Saint-Gall,
nom qui se rattachait à ses Études germaniques. Après Einsiedeln
et la Suisse, il suivit le Rhin de Bâle a Cologne, puis
reprit le chemin de la patrie par la Belgique et rentrait en
France rétabli et l' esprit reposé.
Nous mettons ici, à leur date, quelques-unes des nombreuses notes de voyage d’Ozanam. Ces voyages se firent, ainsi que l’a dit M. Ampère, « au milieu d’un perpétuel enchantement». Il emportait une invariable bonne humeur, une aimable gaieté qui fut un des grands charmes de sa compagnie. Il prenait beaucoup de notes, relevait des inscriptions, et glanait de tous côtés. Il partait avec un esprit curieux et enthousiaste ; les monuments, tes beautés de la nature et les lieux historiques, dont sa vive imagination faisait revivre toutes les scènes, l'impressionnaient fortement. Chacun de ses livres fut le fruit d’un voyage. Il publia au retour les Documents inédits pour servir à l'histoire littéraire de l'Italie depuis le huitième jusqu'au treizième siècle , et après les Poëtes franciscains.