Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/012

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 58-65).

XII
A M. LE COMTE DE MONTALEMBERT.
Paris, 6 mai 1844.

Monsieur le comte, Si je n’avais pas craint de troubler vos extrêmes occupations, j’aurais eu l’honneur de me présenter chez vous pour vous exprimer ma joie, et, permettez que je le dise, mon fraternel orgueil de chrétien. Je ne crois pas que jamais dans nos assemblées politiques la parole se soit élevée plus haut que dans la péroraison de votre dernier discours[1]. On aperçoit assez quels maîtres et quels compagnons vous avez amenés avec vous dans votre exil de Madère et je reconnais l’accent de saint Grégoire VII, de saint Anselme et de saint Bernard, quand vous défendez les libertés de l'’Eglise, les plus vieilles, et pourtant les plus jeunes, et les seules impérissables libertés.

XIII
A M. FOISSET.
Paris, jour de Quasimodo 1844.

Monsieur et cher ami,

J’interromps un long silence. Nous finissons un hiver rempli pour moi d’occupations et de difficultés qui m’empêchaient, de vous écrire, lorsque précisément elles m’en faisaient plus vivement éprouver le besoin. Au milieu de mes travaux habituels du collège Stanislas et de la Faculté des lettres, il a fallu suivre les négociations d’une affaire dont le résultat serait d’appeler mon beau-père a la place de chef de division au ministère de l’instruction publique, et de nous réunir avec la famille de ma femme. Voici trois mois que les premières démarches ont été commencées, et bien que la chose soit maintenant décidée, nous n’avons point encore la signature. Jugez si, au milieu des circonstances présentes, il est commode d’aller faire sa cour, et de s’exposer à des conversations sur des points difficiles où la conscience ne permet pas de rien céder. Vous voyez donc que vos,avis m’auraient été souvent nécessaires, et souvent dans mes embarras, ma pensée prenait le chemin de votre maison de Beaune où elle aurait été sûre de trouver un bon et judicieux conseil. Souvent aussi, nous nous rappelions les longues soirées que vous vouliez bien passer avec nous il y a deux ans, et nous sentions combien nous aurions encore besoin de votre visite amicale. Plusieurs fois j’ai pris la plume pour m’épancher un moment auprès de vous toujours des devoirs pressants me l’ôtaient des mains, et je suis arrive ainsi jusqu’aux vacances de Pâques, que j’ai promis de ne pas laisser passer sans me donner enfin cette consolation.

Comme je sais bien que votre amitié s’intéresse à tous les détails de mon intérieur, je commence par vous dire que la Providence nous a fait cette année une vie douce et un peu plus animée, en rapprochant de nous mes deux frères. Avec eux, j’ai ramené une vieille domestique qui est depuis plus de- soixante ans dans la maison, et qui nous a tous élevés. Nous avons rapporté nos portraits de famille, quelques anciens meubles, toutes ces choses qui perpétuent les traditions domestiques. Ainsi, nous nous sentons mieux établis dans notre jeune ménage, qui n’est pas sans gaieté. D’ailleurs le travail ne me laisserait guère le loisir de m’ennuyer, quand je le voudrais ; et quand je trouve quelques moments de repos, je n’ai pas besoin du monde pour les remplir, je les partage avec un petit nombre d’amis dont vous connaissez la plupart. Vous pensez bien que je vois souvent Wilson, Gouraud, M. de Carné ; par conséquent vous êtes bien sûr qu’on parle souvent de vous. M. Montalembert, surtout, m’exprimait l’autre jour, avec la plus vive chaleur, sa gratitude pour vos bons conseils, et le prix qu’il y attachait. Il attend beaucoup de votre amitié pour son Histoire de saint Bernard. Du reste, j’ai eu le plaisir de le trouver plus confiant et plus animé que jamais, n’ayant plus rien de ces découragements que vous lui avez connus. Il me semble que son beau talent s’est encore affermi ; j’ai aimé la touche forte et simple de sa brochure, où je vous remercie en passant d’avoir conservé mon nom. Cette publication a décidé assurément plus de la moitié du mouvement que nous voyons aujourd’hui.

Pour moi, le cours des événements commence à fixer mes idées. Je crains toujours que les questions catholiques n’aient été soulevées trop tôt, et avant que notre nombre, notre influence, nos travaux, nous eussent mis en mesure de soutenir la lutte ; je crains que des laïques sans grâce d’état, sans autorité, n’aient pris une responsabilité effrayante en engageant l’Église de France dans une crise dont nul ne peut prévoir l’issue. Mais lorsqu’elle s’y est trouvée inévitablement engagée, lorsque l’opinion publique était saisie ; que les exagérations, les violences , les ignorances grossières de quelques écrivains avaient compromis les intérêts catholiques dont ils se rendaient les organes ; j’ai regardé comme un bonheur que la controverse fût tirée de cette misérable polémique et reportée à sa véritable hauteur, par M. de Montalembert d’abord, et à sa suite par MM. de Carné, de Vatimesnil, par le P. deRavignan, par NN. SS. les évêques, et particulièrement par les mémoires des archevêques de Lyon et de Paris. Voilà les représentants légitimes de nos droits, ceux que nous ne risquons jamais d’avoir à désavouer. Dès lors ce n’est plus une querelle de cuistres et de bedeaux, ce n’est plus même une discussion étroite entre les collèges et les petits séminaires, c’est cette admirable question des rapports de l’Eglise et de l’Etat,- du Sacerdoce et de l’Empire, qui n’est jamais terminée, qui revient à toutes les époques mémorables de l’histoire au siècle des Pères, au siècle des croisades, au siècle de Louis XIV, au siècle de Napoléon. Elle s’agite entre les hommes d’État et les hommes d’Église. Elle peut forcer les premiers d’étudier la religion, et les seconds de pratiquer la liberté ; elle peut achever de détacher le clergé des traditions d’absolutisme auxquelles il tenait encore ; elle peut remuer profondément le pays il est bon qu’un grand peuple soit occupé de grandes affaires. Il ne faut pourtant pas se dissimuler le péril. L’ignorance religieuse est si complète et la prévention si forte : nous avons si peu d’hommes pour retourner de notre côté l’opinion publique. Peut-être cet effort prématuré appellera-t-il une réaction terrible ; un débordement voltairien peut se faire, et la foi d’un grand nombre y périr ! Mais au point où en sont venues les choses, il faut garder, et s’il se peut, étouffer ces inquiétudes, et il ne reste plus qu’à se tenir unis, pour vaincre, ou périr avec honneur. L’année dernière on pouvait encore retarder le combat, maintenant toute tentative de temporisation ne servirait qu’à diviser nos forces ; il faut suivre le mouvement inévitable des hommes et des choses, en se confiant à Dieu qui le mène ; et se tenir prêt à tous les sacrifices, en pensant que, s’ils ne servent pas à assurer le succès de la lutte présente, ils auront leur prix tôt ou tard, en ce monde ou dans l’autre ; et que lorsque nous pensons avoir perdu nos efforts, notre temps, et nos peines, souvent la Providence en tire un bien beaucoup plus grand, auquel nous n’avions pas songé. Telles sont mes dispositions d’esprit et de cœur, et vous comprenez que j’approuve tout à fait la polémique soutenue par le Correspondant , avec cette dignité, cette gravité que je voudrais voir dans tous les écrits émanés de plumes chrétiennes. Du reste, je pense toujours qu’il ne faut point réduire l'intérêt de cette revue à une seule question, à une seule controverse, et que son autorité en matière religieuse doit être soutenue par le mérite de ses articles scientifiques et littéraires. C’est précisément parce que les catholiques sont attaqués, qu’il est désirable qu’ils se fassent sentir et respecter partout, dans la politique, dans la science, dans les arts. H tant reprendre par tous les côtés les esprits qu’on a corrompus par tous les côtés. Il faut montrer que toutes les vérités nous intéressent, que nous voulons le progrès de toutes les lumières légitimes, et qu’au milieu des combats nous avons encore l’âme assez sereine pour songer aux pacifiques intérêts de l’étude.

Au milieu d’un grand nombre d’articles excellents, parmi lesquels vous aurez comme moi remarqué ceux de M. de Champagny, nous avons regretté de voir si peu de ces pages que vous savez marquer au coin du bon siècle. Permettez-moi de vous reprocher votre extrême rareté. Le sérieux de vos recherches, la fermeté de votre style, sont pour moi des modèles qui m’apprennent beaucoup, en même temps que des souvenirs qui me consolent un peu de votre absence. Car vous êtes bien de ceux dont le caractère se retrouve dans leurs écrits. Hormis ce point, il ne me revient que des compliments sur le Correspondant. Pourquoi faut-il que la mollesse avec laquelle il est propagé l’empêche d’acquérir la publicité à laquelle il a le droit de prétendre ?

Adieu, monsieur et cher ami, laissez-moi vous prier de me répondre, ce que je ne mérite guère. J’ai besoin de me sentir en communication d’idées et de sentiments avec vous. Nous avons eu à NotreDame d’amirables fêtes de Pâques, elles me rappelaient l’année où nous étions ensemble. De votre côte, vous n’aurez point passé ces grandes solennités sans songer à vos amis. Ne nous oubliez point devant Dieu. Madame Ozanam se recommande particulièrement au souvenir de madame Foisset et de mesdemoiselles vos filles. Et moi, je vois toujours cette touchante petite chapelle de Bligny que vous me faisiez visiter le soir aux flambeaux, et où je m’agenouillai un moment au milieu de votre famille assemblée. Ah qu’il serait difficile, n’est-ce pas, que des chrétiens en vinssent à s’oublier quand ils ont de ces moments dans leur vie. Je suis, je serai toujours de cœur, d’âme et d’action, votre ami tendrement dévoué.

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  1. Discours à la Chambre des pairs du 16 avril 1844 ( Œuvres complètes de M. de Montalembert, t. 1, p. 564.)