Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/011

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 53-57).
XI
A. M. L...
Paris, 14 janvier 1844.

Mon cher ami, Pendant que vous, vous reprochiez de ne point, écrire à votre vieil ami de Paris, je m’accusais de négliger mon ancien camarade de Sens et de même que vos grandes, occupations justifiaient votre silence opiniâtre, les soins dont je suis surchargé excusaient peut-être mon retard. Plusieurs fois depuis mon retour à Paris, j’ai pris la plume pour vous entretenir un moment, et toujours quelque devoir impérieux me l’a retirée des mains. Mais après tout, l’amitié a aussi ses obligations, et certainement je ne me coucherai pas aujourd’hui sans finir cette lettre. J’ai besoin d’ailleurs de vous aller porter moi-même ces vœux de nouvelle année, que je formais.pour vous il y a quinze jours, en recommandant à Dieu, l’un après l’autre, tous ceux qui me sont chers. Moi, qui ne mérite pas de trouver aucune douceur dans la prière, j’en trouve toujours dans celle-ci. J’éprouve une consolation extrême à représenter à Notre-Seigneur les nécessités de mes amis absents : je connais bien les vôtres, et depuis que j’ai cessé de vivre seul, je sais quelles grâces il faut demander pour le bonheur d’une jeune famille. Je m’afflige, mon cher ami, de vous voir confiné dans une ville où votre zèle et votre savoir ne trouvent pas leur emploi ; lorsque la gravité des circonstances exigerait que tous les hommes de foi et de coeur missent la main à l’œuvre pour remuer la société et la refaire chrétienne, les imaginations vives et les plumes brillantes ne manquent peut-être pas, mais les jugements droits sont rares.

Je veux vous faire mes compliments de l’article que je viens de lire dans l’Univers, où j’ai reconnu votre main. Il est très-bien écrit mais c’est mieux qu’un acte de talent, c’est un acte de courage. Vous avez honorablement rempli vos fonctions de magistrat en dénonçant à la publicité les emportements d’un homme dont vous vous faites ’un ennemi, mais qui, une autre fois, s’avancera moins, sentant que les yeux sont ouverts sur sa conduite : Si les catholiques étaient résolus à publier toutes les tyrannies dont ils sont bien instruits, et à se bien instruire de toutes celles qu’ils veulent publier, je ne doute pas qu’ils ne parvinssent à se faire respecter tôt ou tard : mais il y faudrait le temps et la peine, chercher et vérifier, et ne se point contenter de l’à peu près qui ne devrait jamais satisfaire une conscience chrétienne, quand il s’agit de défendre la cause de la vérité. Ceci soit dit à propos des controverses présentes. Je vois avec plaisir que les hommes considérables y aient mis la main : et je trouve que M. de Montalembert a rétabli la question dans toute sa grandeur, en la plaçant là où elle fut toujours entre toute l’Église et tout l’État.

Il est impossible de porter dans la discussion religieuse plus de dignité, de prudence et de charité que ne le fait un homme, dont on n’attendait pas précisément ce genre de mérite : je veux dire le P. Lacordaire. L'Univers vous donne, des analyses de ses conférences ; mais ce qu’il ne peut vous donner, c’est cet accent, ce geste, cette émotion, cette puissance sur la multitude qui font de lui le plus ’grand orateur de ce temps. Il a acquis beaucoup de théologie au fond, beaucoup d’habileté dans la forme, mais il n’a rien perdu, depuis ce temps où nous l’écoutions ensemble, recueillant ses paroles au milieu des frémissements de ce vaste auditoire. Je ne puis l’entendre sans me reporter cette heureuse époque de notre jeunesse, sans penser à vous, et regretter que vous ne soyez point ici comme moi, pour renouveler vos impressions d’il y a neuf ans. Car il n’y a pas moins, mon cher ami, et voyez comme nous vieillissons. Vraiment ce serait la peine de venir à Paris pour la dernière conférence qui se fera dimanche prochain. Un grand seigneur comme vous, ayant bientôt pignon sur rue, ne doit point regarder au voyage !

J’oubliais de vous dire que j’ai le bonheur d’avoir ici mes deux frères. En même temps, nous avons amené notre vieille bonne :elle ne pouvait se résoudre après plus de soixante ans de service à quitter les enfants de ses maîtres[1] Ainsi, vous le voyez, j’ai emporté en quelque sorte les murs de la maison paternelle pour les relever à Paris ; tous les portraits de famille, quelques vieux meubles de ma grand-mère, ces reliques auxquelles s’attachent tant de souvenirs nous avons repeuplé ainsi notre existence autrefois un peu solitaire ; et mon contentement serait parfait, si la santé de madame Ozanam, quoique à peu près rétablie, ne me laissait toujours quelques inquiétudes pour l’avenir. Bien d’autres désirs s’agitent, aussi dans nos cœurs et nous sentons que malgré tous les soins qu’on prend pour la félicité d’ici-bas, Dieu pourvoit à ce que nous ayons toujours besoin d’en espérer une autre. Recevez les affectueux souvenirs de mes frères, et comptez bien que notre amitié n’est pas près de finir.

  1. Ozanam parle ici de la vieille bonne qui l’avait vu naitre et l’avait élevé, type bien rare et presque inconnu aujourd’hui, du serviteur identifié à la maison de son maitre et ne faisant qu’un avec la famille. Entrée, presque enfant, au service des grands-parents, Marie Cruziat, surnommée Guigui, était montée, de grade en grade, de la basse-cour jusqu’à la cuisine, dont elle garda et défendit le sceptre jusqu’au’bout de ses forces. D’une probité il toute épreuve, d’une économie fabuleuse, dévouée jusqu’à travailler pour venir en aide à ses maîtres dans les jours de révolution ; toujours.prête à toutes tes fatigues, elle était douée d’un esprit fort original et d’un très-bon jugement. Chacun la consultait dans les petits et grands événements de famille ; elle donnait ses avis avec un grand sens ; il va sans dire qu’avec les années, elle les donnait souvent sans attendre qu’on les lui demandât, se croyant bien un peu le droit de gronder à sa guise, maîtres et gens. Elle avait conserve avec le costume des paysannes de son pays, toutes les traditions de la famille, et les rappelait sans cesse aux enfants qu’elle voyait naitre, disant Votre père faisait ceci, et votre grand’mère disait cela, et le père de votre grand-père n’aurait pas fait ainsi. Elle mourut a l'âge de quatre-vingt-huit ans, après soixante-seize ans de service, entourée du respect et de la tendresse de ses enfants, comme elle disait, passant son temps à réciter des chapelets pour le repos de l’âme de ses vieux maîtres morts, et berçant la quatrième génération des mêmes contes et des mêmes chansons qu’elle avait appris dans la demeure de leur arrière-grand’mère..