Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/065

Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 368-373).
LXV
A M. HENRI PESSONNEAUX
Lyon, 13 avril 1840

Mon cher ami,

Pardonne si ta dernière lettre est restée trois semaines sans réponse. En revoyant ton frère, en prolongeant -avec lui d’amicales causeries, je me retrouvais en quelque sorte en ta compagnie, j’oubliais les ennuis de la séparation et les privations de l’absence, je n’éprouvais plus aussi vivement que par le passé le besoin de ces épanchements incomplets qui fatiguent la plume, sans pouvoir suffire à la surabondance du cœur. Et puis, l’extrême bonté de mes parents et de mes connaissances, qui ont cherché à distraire ma solitude en me conviant à leurs fêtes de famille, a jeté un peu de désordre dans l’emploi de mes journées. Les repas et les soirées enlèvent bien des heures au travail et ne permettent pas même à l’esprit de se recueillir aussi sérieusement que de coutume, quand on est rentré dans le silence du cabinet. Quoique le cercle de ces plaisirs, un peu mondains, se soit borné, pour moi, à un petit nombre de sociétés intimes, les seules qu’il me convînt de fréquenter, néanmoins je ne suis point fâché de le voir se refermer et faire place aux sévères habitudes du carême. Mes devoirs en sont mieux remplis, et mieux remplis mes loisirs. A mes camarades éloignés, je consacrerai un peu de ce temps que je perdrais avec les amis présents. Ce n’est pas une jouissance profane que celle d’écrire, et notre correspondance pourra se ranimer pendant la pieuse quarantaine, sans en enfreindre les prescriptions.

Et d’abord, je m’empresse de satisfaire à un désir que je présume bien vif, en te disant combien j’ai trouvé Marc semblable à lui-même, c’est-à-dire semblable à toi, c’est-à-dire encore chrétien sérieux, ami excellent, artiste par ses goûts, mûri néanmoins par le chagrin, qui ne l’a pas abattu. Sa conversation me plaît beaucoup et je me propose de me procurer souvent ce plaisir et de resserrer nos liens, si du moins les circonstances le permettent car, tu ne dois pas l’ignorer, l’avenir est pour lui rempli d’incertitude, et nous ne savons encore de quel côté le poussera ce souffle de Dieu, qu’on appelle vocation. S’il pouvait se fixer ici, ce serait peut-être une raison de plus pour t’y ramener de temps en temps. Nous y trouverions doublement notre compte. Nous, car j’ai l’habitude bien douce de m’identifier avec mes amis, de m’en faire une seconde famille, de m’entourer d’eux pour fermer les vides que le malheur a faits devant moi. A mesure que la génération qui nous précédait, et nous couvrait pour ainsi dire, vient à tomber et nous laisse face à face avec l’ennemi, hommes nouveaux, nous avons besoin de serrer nos rangs, et nous voyant fortement appuyés les uns par les autres, nous attaquerons de front avec plus de courage les obstacles et les périls de la vie. Et cela est si vivement senti, dans les jours difficiles où nous sommes, que les engagements ordinaires du mariage et de la paternité ne suffisent plus aux âmes un peu généreuses, et qu’en dehors du sanctuaire domestique où elles se recueillent pour jouir et pour prier, elles continuent de chercher dans des associations d’une autre nature la force pour combattre. Ainsi voyons-nous avec bonheur Arthaud, Chauraud, et d’autres encore, persévérer dans leurs anciennes affections : ils ne sont perdus ni pour nous, ni pour les pauvres, ni pour le grand œuvre de la régénération de la société française. Quant à moi, j’observe sans arrière-pensée, résolu que je suis à ne pas m’occuper de la question d’état avant la fin des prochaines vacances. Je dois bien à la mémoire de ma pauvre mère une année de deuil. Ainsi j’aurai le temps de voir revenir de Rome l’abbé Lacordaire, et de mieux m’assurer si la divine Providence ne voudrait pas m’ouvrir les portes de l’ordre de Saint-Dominique. D’ici là je voudrais par une conduite plus religieuse, par des habitudes plus austères, acquérir quelques droits aux lumières d’en haut, quelque empire sur les passions d’en bas, par cela même quelque certitude d’agir sous une inspiration légitime. Je convie mes amis à m’aider de leurs prières en ces graves et décisives circonstances. Tu me permettras de compter principalement sur toi. Tu m’as assez prouvé que nulle charge ne paraissait trop lourde à ton amitié.

En même temps je commence à préparer le concours d’agrégation dont les longues et difficiles matières me découragent souvent. Quoi qu’il en soit, je suis bien aise d’être contraint de résumer une bonne fois mes études littéraires et de faire rentrer dans un cadre complet des connaissances jusqu’ici glanées au hasard. C’est un peu pour moi la fable du laboureur et ses enfants, si les forces me manquent, et que je ne puisse me présenter au concours ou que j’y échoue complètement, du moins l’étude me restera le trésor ne se trouvera point, mais le champ sera remué. Il est fâcheux que le temps donné soit si court. Sans cela quel plaisir de revoir l’un après l’autre tous ces beaux et bons génies depuis Homère et Platon jusqu’à Dante et Tasse, Calderon et Shakespeare, Racine et Schiller ! Malheureusement il faut se hâter, et toutes ces grandes figures passent si rapidement devant moi, qu’elles y font l’effet d’une ronde de fantômes, et qu’il me semble toujours entendre, en l’appliquant à ces illustres trépassés, le refrain de la ballade allemande : Les morts vont vite, les morts vont vite !

Le livre de l’abbé Maret m’est parvenu depuis peu de jours ; je l’ai lu avec une vive satisfaction. Cet ouvrage a le rare mérite de traiter un sujet qui est à la fois actuel et éternel, de saisir le point vivace de la polémique religieuse, celui par où elle intéresse les esprits contemporains, en même temps qu’elle touche à toutes les aberrations de l’humanité. Le panthéisme est la tentation intellectuelle de tous les âges et de toutes les civilisations ; c’est lui qui, sous des formes idolâtriques, rallie à l’Orient trois cent millions de Bouddhistes, résiste depuis trois siècles à tous les efforts du prosélytisme chrétien, et noie dans leur sang les missions du Tonquin et de la Cochinchine, comme il étouffa jadis dans les flammes d’un immense bûcher les Églises naissantes du Japon. C’est lui aussi qui, prenant le masque de la philosophie, menace l’Europe de la ramener, au nom du progrès, aux doctrines d’Alexandrie ou d’Élée.

Une érudition qui n’est jamais pédantesque, une dialectique qui n’est jamais insolente, un style doucement animé, nullement prétentieux, rendent l’œuvre de M. Maret accessible et acceptable à toutes les intelligences qui ont quelque souci des grands problèmes d’où dépendent le salut de l’homme et l’avenir des nations. On pourrait désirer plus d’énergie, et un peu de cette puissance oratoire qui fit, il y a vingt ans, le succès prodigieux de l' Essai sur l'indifférence. Mille remercîments de ma part à l’auteur, et protestation de mes efforts pour propager son excellent écrit.[1]Nous avons ici Mgr Dupuch, évêque d’Alger ; il se rendra ce soir à une assemblée de la Société de Saint-Vincent de Paul. Sans doute il y fera entendre quelques-unes de ces paroles ardentes de charité qui savent embraser les âmes, même des mécréants. Hier, dans une courte audience dont il nous honora, la Perrière et moi, il nous parla beaucoup de Clavé qu’il aime infiniment. Donne moi des nouvelles de ce cher voyageur, et fais-moi savoir quand je puis lui offrir le lit et la table de l’hospitalité.

Adieu donc, mon bon Henri ; voici une semaine que je suis un peu souffrant. Ne félonne donc point si plus d’un passage de cette lettre trahit l’absence du sens commun. Néanmoins, je continue mon cours, qui, à ma grande consolation, continue de réunir un fort convenable auditoire. Mille choses à tous les nôtres: à toi surtout, l’inviolable affection de ton cousin.

  1. L’écrit dont parte ici Ozanam est l’Essai sur le panthéisme dans les sociétés modernes.