Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/064

Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 361-367).

LXIV
À M. L...
Lyon, 15 février 1840.

Mon cher ami,

Que devenez-vous ? Et d’abord né doit-on pas vous saluer sérieusement de ce titre de père, qui vous fut jadis dévolu comme un joyeux surnom ? Dieu vous a-t-il accordé l’ineffable consolation de voir votre jeunesse renaître sous les traits de l’enfance en la personne d’un fils ? Heureux le premier né d’un mariage précoce. Il jouira de ses parents dans leur verte saison, il ne les verra blanchir qu’au temps où lui-même aura mûri, et l’adieu de la tombe sera pour un plus prochain rendez-vous ! Et vous aussi vous aurez le loisir de contempler votre ouvrage accompli. Après l’éducation de l’adolescence vous accompagnerez votre enfant aux laborieuses initiations de l’âge viril ; et dans la carrière sociale où il entrera avant que vous en soyez sorti, il trouvera récente et reconnaissable encore la trace que vous aurez laissée. Si la responsabilité des obligations paternelles vous effraye, le moment est loin encore où elles pourront devenir difficiles, et jusque-là, ce n’est point un fardeau que Dieu vous donne, c’est un petit ange dont la présence sanctifie votre maison, vous rend la vertu plus aimable, et la vie plus légère.

Car la vie avec ses nécessités positives, avec ses bienséances de convention, avec le frottement impur des hommes et des choses, doit souvent être accablante pour vous, surtout vos fonctions vous mettent constamment sous les yeux les côtés les moins attrayants de l’humanité. Vous cumulez probablement l’odieux du correctionnel et le fastidieux du civil et, si je ne me trompe, vous alternez entre la vertueuse indignation du ministère public, et l’inébranlable impartialité du juge. De notre côté, nous tâchons d’entretenir ce feu sacré de la fraternité chrétienne que jadis vous allumâtes avec nous. La petite Société de Saint-Vincent de Paul subsiste et se développe ; les besoins extraordinaires de cet hiver ont ranimé l’activité de nos aumônes. Nous faisons des progrès dans l’art de dévaliser les riches au profit des pauvres. Beaucoup d’entre les nôtres ont offert leurs services pour le patronage des jeunes libérés et l’excellent la Perrière s’occupe de fonder un patronage préventif. Mais que tout cela est peu, mon ami, en présence d’une population de soixante mille ouvriers, démoralisée par l’indigence et par la propagation de mauvaises doctrines La franc-maçonnerie et le républicanisme exploitent les douleurs et les colères de cette multitude souffrante, et Dieu sait quel avenir nous attend si la charité catholique ne s’interpose pas à temps pour arrêter la guerre d’esclaves qui est à nos portes !

Malheureusement, plus d’un vide s’est fait dans nos rangs plusieurs départs, une mort. Cette mort, vous la connaissez sans doute, et vous vous êtes associé à notre deuil, c’est celle d’Alfred Rieussec. Son talent, rapidement développé dans les luttes du barreau, lui promettait les honneurs d’une grande illustration oratoire en même temps que sa fortune lui frayait l’accès probable des hautes fonctions politiques. Au milieu de si flatteuses espérances, et parmi les séductions d’un monde qui courtise toujours les grandeurs naissantes, il avait conservé sa simplicité, sa bonté un peu froide, sa foi et ses habitudes de régularité religieuse. Il était des nôtres, par une assistance encore fréquente, par la générosité de ses offrandes, et par la franchise de ses affections. Une maladie qui a semblé disparaître un moment avant de frapper le dernier coup, est venue nous le ravir ainsi dans sa fleur et les larmes qui l’ont accompagné a sa dernière demeure ont assez dit combien dure nous était cette perte. Priez pour lui !

Pendant que ce pauvre ami prenait le chemin de l’éternité, un autre se rattachait à la terre en y jetant l’ancre dorée d’un beau et riche mariage. Vous comprenez qu’il s’agit de Chaurand. Dieu l’a récompensé de beaucoup de vertus en réunissant pour lui tout ce qui fait ici-bas le bonheur. Ces noces, célébrées entre deux familles respectables et vraiment chrétiennes, ont été fort touchantes. Rien de la tumultueuse joie d’une fête mondaine, mais une douce émotion et comme un souvenir d’Isaac et de Tobie, comme une image de Cana. Moi-même, au milieu de mes tristesses, je me suis trouvé si fortement impressionné, qu’il m’est devenu possible de traduire en vers une idée qui depuis longtemps m’était venue au mariage de mes amis, et que tour à tour j’aurais voulu pouvoir exprimer pour Dufieux, pour Arthaud et pour vous. C’est un symbole commun à toutes les unions pieuses, c’est votre histoire comme la leur, et c’est pourquoi je ne puis résister au désir de vous envoyer la pièce ci incluse. Et puis, ces vers sont les derniers venus de ma défunte verve poétique, et j’ai pour eux quelque chose de cette faiblesse qui accompagne la paternité des vieillards, Si incorrecte que soit la forme, la pensée me plaît ; et ne voulant pas la profaner par une publicité que d’ailleurs elle ne supporterait point, je la réserve pour les communications de la plus restreinte intimité !

Par le même courrier, vous recevrez le discours d’ouverture de mon cours. Comme vous le verrez, c’est moins une œuvre d’art qu’une affaire. Du reste, le prospectus n’a pas mal réussi, à en juger par le résultat. Maintenant que te flot des amateurs et des curieux s’est retiré, il me laisse un auditoire sérieux d’environ cent soixante personnes, qui remplit parfaitement la salle du cours, et encombre assez les couloirs d’entrée, pour donner un semblant d’affluence. Vous me voyez de là-bas, affublé du costume ordinaire des professeurs de droit (ainsi l’a voulu l’Académie), pérorant avec un aplomb qui m’étonne, et me prenant à croire que je rêve, quand je me souviens d’avoir été hier encore sur les bancs. Je m’efforce de vivifier l’enseignement de la lettre des Codes, par leur esprit, par des considérations historiques et économiques ; j’empiète même sur l’Économie sociale, votre ancien domaine, je m’efforce d’inspirer à mes auditeurs l’amour et le respect de leur profession et par conséquent l’observance des devoirs qu’elle impose : je leur dis des vérités sévères, et leur bienveillance m’en donne volontiers le droit. Beaucoup prennent des notes, on m’adresse des lettres, il y a du zèle et du travail. Ainsi, Dieu, qui « à la brebis tondue mesure le vent » semble ouvrir à mon avenir temporel une meilleure perspective. Pourquoi faut-il que ceux dont la sollicitude l’a préparé n’en puissent plus jouir !

Ne vous sera-t-il pas possible de trouver un soir de loisir, et de m’écrire quatre ou cinq de vos bonnes pages ? Vous me feriez là une d’autant plus grande amabilité que les visites des amis ne sont pas de trop maintenant. Tandis que mon petit frère demeure encore cette année dans sa pension, d’où il ne sort que deux fois en dix mois ; mon frère aîné, sans doute au jour où je vous écris, est à Naples. Je commence à connaître cette maladie que vous avez trop éprouvée, l’ennui. Demandez pour moi au Souverain Gardien des âmes qu’il me sauve des dangers de l’isolement, qu’il me donne lumière pour connaître ses desseins sur moi, énergie pour les accomplir. Que sa volonté se fasse sur la terre comme au ciel, c’est-à-dire avec foi, avec amour ! Adieu, mon cher ami, comptez toujours sur ma vive et fraternelle affection, et conservez-moi la vôtre, afin que l’heure où nous nous sommes connus ne soit point une heure perdue parmi celles de notre vie, et qu’elle compte au nombre de celles dont on se souvient jusqu’à la mort.

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LES DEUX ANGES GARDIENS.

C’était fête. Le ciel resplendissait de gloire.
À genoux et voilés de leurs ailes d’ivoire,
Deux anges gardiens se tenaient devant Dieu,
Et leur voix s’éleva seule dans le saint lieu.
 
« Seigneur, vous le savez, dans la foule des anges
« Qui chantent devant vous l’hymne de vos louanges,
« Une sainte amitié nous rapprocha d’abord.
« Vous aimiez de nos voix l’indivisible accord.

« Toujours nous partagions les mêmes ministères,
« Et longtemps sous vos yeux nous vécûmes en frères.
« Puis, lorsque tous les deux sur terre descendus,
« Nous y dûmes guider deux d’entre vos élus,
« Vous promites, Seigneur, qu’un jour leurs destinées
« Viendraient se réunir en nos mains fortunées.
« Ce qui s’est fait depuis, vous ne l’ignorez pas
« Il fallut séparer notre sort et nos pas.
« L’un de nous s’arrêta près d’une jeune fille
« Fleur qu’abrita toujours l’ombre de la famille,
« Qui, s’épanouissant loin des sentiers battus,
« Se parfuma bientôt de grâce et de vertus.
« A l’autre fut donnée une tâche plus rude
« Il suivit un chrétien aux luttes de l’étude,
« Aux écoles du siècle, où souvent la raison,
« Au vin de la science a mêlé le poison
« Où souvent, enivrés de voluptés amères,
« Les fils à leur retour ont fait pleurer leurs mères
« Lui, de graves pensers il nourrissait son cœur
« Il crut, et défiant tous les vents de l’erreur,
« Ardente et toujours pure il rapporta son âme,
« Lampe dont la tempête a respecté la flamme.

« Et maintenant, Seigneur, si votre volonté
« Tous deux nous ramena dans la même cité,
« C’est qu’il est temps de voir vos promesses remplies,
« Il est temps de confondre en une ces deux vies,
« D’associer nos soins et d’unir sans retour
« Ces justes pour lesquels a veillé notre amour.
« Nous étendrons sur eux nos ailes fraternelles
« Ensemble ils s’essaieront à des vertus nouvelles,
« La paix et le bonheur joncheront leurs chemins.
« Les pauvres connaîtront l’aumône de leurs mains
« Et leurs enfants pieux et beaux comme nous sommes
« Iront multipliant le bien parmi les hommes »

« Ils se turent, et Dieu parla « Je vous bénis,
« Mes bien-aimés, dit-il ; allez, soyez unis !… »