Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/046

Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 249-252).

XLVI
À M. LETAILLANDIER.
Lyon,21 août 1837

Mon cher ami,

Vous avez dû vous étonner de mon silence. Croyez pourtant que des affaires impérieuses et continuelles ont seules pu m’empêcher de vous répondre. Quelque douloureuses que puissent être depuis trois mois mes préoccupations ordinaires, et quelque heureux que soit l’événement dont vous m’avez fait part, ce contraste n’aurait point dû empêcher l’échange de nos pensées, parce que, pour nous chrétiens, les événements les plus contraires de la vie se voient à la même lumière, se rapportent au même principe, qui est Dieu. Devant lui, il n’y a point de douleurs inconsolables, il n’y a point non plus de joies sans mélanges il n’y a point de cœurs souffrants ni d’âmes satisfaites qui ne puissent s’entretenir dans cet admirable langage que la religion nous a fait. Comme vous avez partagé mon deuil au milieu de vos riants projets, moi aussi, au milieu de mes tristesses, j’ai souri à votre prochain bonheur car votre bonheur à vous n’est pas celui que rêvent les hommes vulgaires il doit être sérieux~, cherché dans un ordre de jouissances où se rencontrent beaucoup de sacrifices ;.Il doit s’attacher à des vertus nouvelles que vous allez pratiquer. La bénédiction du ciel sera sur votre tête, mais des soucis inconnus jusqu’à ce jour pèseront sur votre front. La paternité est aussi une sorte de royauté, une espèce de sacerdoce. Votre vocation est difficile, mais elle est belle, mais elle est grave, mais elle est certaine. Vous êtes fortuné de toucher ainsi au terme de ces agitations qui tourmentent un si grand nombre d’entre nous, inquiets, mal-assurés de la destinée qu’en ce monde la Providence leur prépare : Vivitis felices quibus est fortuna peracta. Hélas ! mon cher ami, il n’y a que deux ans, nous habitions ensemble comme des frères et le souvenir de ce temps m’est doux, nos deux vies se confondaient et à un si petit intervalle, voyez comme il s’est déjà fait une effrayante divergence. Vous allez avoir deux familles, toutes deux prospères, toutes deux pleines d’espérance. Et moi, je vois se dissoudre la seule que j’avais, le vide se fait autour de moi, ma pauvre mère est malade;mes deux frères me manquent durant la plus grande partie de l’année. Vous abordez un avenir que tout vous promet. brillant ; et, moi, la perte de celui qui soutenait mes pas m’arrête au seuil de la carrière, et me laisse hésitant, chancelant, livré à mes propres conseils. Pourtant je ne suis point jaloux : Que Dieu soit béni d’avoir semé des roses sur votre chemin! et, s’il a mis des épines dans le mien, qu’il soit encore béni! pourvu que de part et d’autre son œil veille sur nous, que sa charité nous accompagne! pourvu qu’il nous fasse nous ressouvenir souvent l’un de l’autre, ici-bas, qu’il nous fasse nous retrouver ailleurs un jour ! Vous avez ici beaucoup d’amis qui se réjouissent de votre heureuse alliance, mais qui murmurent en même temps de se voir enlever l’espoir qu’ils nourrissaient de vous attirer auprès d’eux. Je parle spécialement de Chaurand, de la Perrière, d’Artaud ; car, si je voulais nommer tous ceux qui vous sont attachés, il faudrait dire toute la Conférence de Saint-Vincent de Paul ; car la Conférence de Lyon est bien étroitement liée avec la Société de Paris ; cette union fait notre force, et cette force s’augmente chaque fois qu’une nouvelle conférence se forme quelque part, comme dans ces derniers temps à Dijon et à Toulouse. Ne ferez-vous rien au Mans ? ne nous donnerez-vous pas des frères, vous qui fûtes un de nos pères, vous qui fûtes, je m’en souviens, le premier auteur de notre société ? Voyez, ne faites pas comme d’autres à qui la famille fait oublier tout le reste. Vous avez dans le cœur assez d’amour pour le répandre au dehors même de votre foyer domestique : vous aurez besoin de beaucoup plus de grâces que par le passé ; ce ne serait pas le cas de faire moins de bonnes œuvres. Puisse chacun de nous, en vieillissant en âge, vieillir aussi en amitié, en piété, en zèle pour le bien ! Puisse notre vie entière se passer sous le patronage de ceux à qui nous avons consacré notre jeunesse : Vincent de Paul, la Vierge Marie, et Jésus-Christ notre Sauveur ! Adieu. Je vous aimerai toujours tendrement.