Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/011
Mon bon ami,
….Ta lettre m’a causé un bien vif plaisir, c’est une si douce chose que d’amicales causeries. J’ai vu que tu persévères dans les voies de la philosophie catholique et que tu te prépares à en être un jour le digne défenseur. C’est bien. Nos rangs sont plus nombreux que nous ne le croyions. J’ai trouvé ici des jeunes hommes, forts en pensées et riches en sentiments généreux, qui consacrent leurs réflexions et leurs recherches à cette haute mission qui est aussi la nôtre. Chaque fois qu’un professeur rationaliste élève la voix contre la révélation, des voix catholiques s’élèvent pour répondre. Nous sommes unis plusieurs dans ce but. Déjà deux fois j’ai pris ma part de ce noble labeur en adressant mes objections écrites à ces messieurs. Mais c’est principalement au cours de M. X… que nous avons réussi. Deux fois il avait attaqué l’Église, la première en traitant la Papauté d’institution passagère, née sous Charlemagne, mourante aujourd’hui ; la seconde en accusant le clergé d’avoir constamment favorisé le despotisme. Nos réponses lues publiquement ont produit le meilleur effet, et sur le professeur, qui s’est presque rétracté, et sur les auditeurs, qui ont applaudi. Ce qu’il y a de plus utile dans cette œuvre, c’est de montrer à la jeunesse étudiante qu’on peut être catholique et avoir le sens commun, qu’on peut aimer la religion et la liberté ; enfin c’est de la tirer de l’indifférence religieuse et de l’accoutumer à de graves et de sérieuses discussions.
Mais ce qui est le plus doux et le plus consolant pour la jeunesse chrétienne, ce sont les conférences établies à notre demande par M. l’abbé Gerbet. C’est maintenant qu’on peut dire que la lumière brille dans les ténèbres.Lux in tenebris lucet. Tous les quinze jours il fait une leçon de philosophie de l’histoire ; jamais ne retentit à nos oreilles une parole plus pénétrante, une doctrine plus profonde.
Il n’a donné encore que trois séances, et la salle est pleine, pleine d’hommes célèbres et de jeunes gens avides. J’y ai vu MM. de Potter, de Sainte-Beuve, Ampère fils recevant avec transport les enseignements du jeune prêtre.
Le système de la Mennais exposé par lui n’est plus celui de ses provinciaux partisans c’est l’alliance immortelle de la foi et de la science, de la charité et de l’industrie, du pouvoir et de la liberté. Appliqué à l’histoire, il la met en lumière, il y découvre les destinées de l’avenir. Au reste, aucun charlatanisme : une voix faible, un geste embarrassé, une improvisation douce et paisible ; mais à la fin de ses discours, son cœur s’échauffe, sa figure s’illumine, le rayon de feu est sur son front, la prophétie est sur sa bouche.
Il est temps que je te donne quelques détails sur les livres allemands dont tu m’as parlé. Novalis est en traduction ; c’est notre ami M… qui s’en occupe. On m’a conseillé deux ouvrages de Mössuer, une Vie de Grégoire VII et une Vie de saint Athanase, toutes deux pleines de curieux détails, toutes deux écrites dans un esprit catholique par un auteur protestant. J’ai donc demandé la première pour moi, la seconde pour toi. Je sais que tu travailles beaucoup l’allemand. Quant à moi je traduis, en attendant, un petit opuscule de Benjamin Bergman. Tu vois que c’est toujours dans le plan de nos communs travaux.
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