Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/010

Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 49-51).

X
À SA MÈRE.
Paris, 23 décembre 1831.

Ma bonne mère,

… Il faut d’abord que je vous remercie des bons conseils de toute espèce que vous voulez bien me donner. Mais malheureusement tous vos avis sur la politesse se trouvent paralysés par ce bon M. Ampère, qui veut toujours être servi le dernier et qui s’impatiente quand on a l’air de lui faire quelque honnêteté. J’ai beau me débattre, il faut absolument que je me serve des premiers, sans quoi on se fâche. On a pour moi toute sorte de bontés. L’autre jour M. Ampère m’a mené à l’Institut et a recommandé au concierge de me laisser entrer tant qu’il me plairait. Lundi prochain il doit m’y mener encore pour me faire donner la permission de venir à la bibliothèque de l’Institut, qui est fort riche et qui est moins éloignée que celle du Roi.

Vous êtes bien bonne de vous inquiéter de mes soirées du dimanche. Habituellement le papa Ampère, comme vous dites, travaille beaucoup et joue peu, et comme c’est lui qui est le boute-en-train de la maison, il en résulte que l’on se divertit rarement. Le dimanche soir se passe souvent comme les autres jours ; c’est-à-dire qu’après avoir causé une heure ou deux, je vais m’enfermer dans ma chambre et je m’y désennuie, comme je peux. Oh ! je vous assure que vous me manquez bien, surtout dans ces moments-là ; les lieues qui sont entre vous et moi me semblent bien longues ; je pense à ma bonne ville de Lyon, à ceux que j’y ai laissés et que j’aime tant. Je pense à ces soirées des dimanches d’hiver, que je passais au milieu de vous, sous l’aile de la famille, devisant avec mon cher Falconnet de mille choses, ou jouant avec lui la fine partie de piquet, qui était quelquefois agréablement interrompue par le vin blanc et les marrons. Aujourd’hui, plus de tout cela. Certes, la famille qui m’entoure me prodigue bien des égards, mais je suis étranger à ses joies et à ses douleurs ; je suis là dans une sphère qui n’est pas la mienne : plus de causeries ni d’épanchements, plus de fêtes. J’ai laissé passer inaperçue la douce solennité de l’enfance, ce 6 décembre, la journée du bon saint Nicolas, que nous fêtions naguère de si bon cœur. Je ne m’en suis souvenu que le lendemain, et je me suis souvenu aussi qu’il y avait un terme toutes ces joies enfantines, et que les plaisirs naïfs, domestiques, ne sont point pour celui qui vit dans l’isolement de la capitale.

Ainsi je verrai passer le jour de l’an, ce jour tant aime ; je le verrais célébrer autour de moi par une famille heureuse ; un bon père accablé de caresses, près d’un foyer où je ne m’asseois qu’à titre d’hospitalité. Je verrai tout cela, et je songerai que moi aussi j’ai un excellent père, que j’ai une mère chérie et des frères bien-aimés, et que je ne les embrasserai, pas. Oh ! si vous saviez tout ce que ces réflexions ont d’amer pour mon âme ! Dieu est généreux sans doute de m’avoir adouci l’exil par la société où je me trouve placé ; mais Dieu fait bien toute chose, il a bien vu que le mal du pays me ferait souffrir, beaucoup souffrir, et que, faible. comme je le suis, il me faudrait bien des consolations pour me soutenir jusqu’au bout.

Voici Noël qui approche : je prierai pour vous, vous prierez pour moi, ma bonne mère. Dieu nous entendra tous deux, il nous donnera force et courage son règne nous arrivera, et, quel que soit l’avenir, nous marcherons d’un pas ferme vers les destinées qui nous attendent.