Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 04/Chapitre 9/Carlovingiennes

Lecoffre (Œuvres complètes volume 4, 1872p. 549-604).


LES ÉCOLES CARLOVINGIENNES.

Il est temps de voir comment les traditions littéraires perpétuées en Italie et en Espagne, en Irlande et en Angleterre, se rapprochèrent sur cette terre des Francs qu’elles n’avaient jamais entièrement abandonnée, et comment toutes les provinces de l’Occident concoururent au grand ouvrage des écoles carlovingiennes.

Comment tous les peuples d’Occident concoururent à la restauration des lettres.- L’Italie.

L’Italie y travailla la première. En effet, si les Pères du concile de Rome en 680 s’excusent de ne pouvoir exceller dans l’éloquence profane, «menant a une vie pleine de douleurs et de sollicitudes au milieu des barbares, » ne nous hâtons pas de conclure que la conquête lombarde eût effacé les dernières traces de culture intellectuelle. Ce concile même témoigne que plusieurs évêques poussaient le goût des plaisirs d’esprit jusqu’à entretenir des joueurs de harpe, et jusqu’à se donner des spectacles de mimes, derniers restes du théâtre ancien. En même temps, la vigueur que porta l’Église d’Italie dans les deux grandes controverses du monothéisme et du culte des images, la délicatesse des questions métaphysiques qui s’agitèrent, les témoignages des Pères qu’on fit intervenir, attestent assez que la science théologique n’était pas éteinte. L’antiquité sacrée n’a peut-être rien de plus éloquent que les deux lettres de Grégoire II à Léon l’Isaurien ; et les inscriptions en vers gravées sur les tombeaux des papes du septième siècle, dans les grottes du Vatican, prouvent que les successeurs de saint Grégoire n’avaient pas banni la poésie du sanctuaire. La persécution des iconoclastes avait peuplé Rome de moines grecs : ils venaient y abriter leurs images, leurs livres, et tout ce que le fanatisme des empereurs vouait à la destruction. L’hospitalité des papes leur livra les églises de Sainte-Marie in Cosmedin, de Saint-George au Vélabre, de Saint-Saba, de Saint-Apollinaire, des saints Etienne et Silvestre, Étienne et Cassien. La langue de saint Jean Chrysostome, propagée par tant de colonies, conservait ses droits en présence de la liturgie latine. Le jour de Pâques, après l’office du soir, quand le souverain pontife, sortant de Saint-Jean de Latran, venait se placer sous le portique de Saint-Venance, où les échansons lui versaient le vin d’honneur ainsi qu’à son clergé, pendant que la coupe passait de mains en mains, les chantres entonnaient un chant grec. Les bibliothèques romaines étaient si peu épuisées, qu’elles enrichirent de leurs présents les monastères francs et anglo-saxons et on a lieu de croire que l’Église de Rome observait la discipline adoptée à Toulouse, en ce qui concernait les écrits des philosophes païens, puisque Paul I°~ tirait de ses archives, pour le roi Pépin le Bref, un volume d’Aristote. Et, pour finir par les écoles, outre la jeunesse d’élite qu’on formait aux arts libéraux et au chant ecclésiastique dans le palais de Latran, la foule des écoliers qui étudiaient les lettres était assez nombreuse pour figurer avec honneur au cortège de Charlemagne, lorsque, le jeudi suint de l’an 774, il fit sa première entrée dans la ville éternelle[1].

Ce qui honore Charlemagne, c’est que ce jeune roi du Nord, dans tout l’orgueil de l’âge et de la victoire, ne méprisa pas le cortège d’étudiants que la vieille Rome lui envoyait, et que, fils d’une race qui n’avait connu que l’orgueil des armes, il comprit, il souhaita la gloire pacifique des lettres. En retour de la charte mémorable qu’il déposait sur l’autel de Saint-Pierre, il reçut avec joie les maîtres que le pape Adrien lui donna. Il revint en Italie en 780 et en 787 : toujours il en ramena des hommes capables d’enseigner. La dernière fois, comme il célébrait a Rome les fêtes de Pâques, une querelle s’éleva entre les clercs de sa chapelle et les chantres de la chapelle pontificale, qui leur reprochaient d’avoir corrompu les traditions de saint Grégoire. Et, le roi ayant donné tort à ses clercs, « car, disait-il, l’eau est moins pure au bas du ruisseau qu’à la source, » il obtint du pape Adrien les deux chantres Petrus et Romanus, consommés non-seulement dans la science dela musique, mais -dans les sept arts libéraux; il emmena aussi des maîtres de grammaire et de calcul, qu’il chargea de restaurer l’enseignement dans ses États[2] . Tous n’étaient pas au-dessous d’une si grande tache. En effet, sans nous arrêter à ceux qui s’illustrèrent surtout dans l’Eglise et dans l’État, comme Théodulfe et Paulin, nous voyons deux Italiens, Pierre de Pise et Paul Diacre, commencer la réforme de l’école. Charlemagne les trouva, pour ainsi dire, dans le butin de Pavie, à la prise de cette ville, où Pierre s’était illustré par ses disputes publiques contre l’Israélite Jules, où Paul avait étudié à la cour même des rois lombards. Tous deux, otages volontaires ou forcés, se laissèrent enchaîner par la reconnaissance auprès du conquérant devenu leur disciple. Pierre, déjà vieux, acheva sa vie dans les honneurs du palais : il professa la grammaire, en comprenant sous ce nom l’étude des poëtes. Paul enseigna le grec à la princesse Rotrude, fiancée au jeune empereur Constantin. C’est alors que Pierre de Pise lui écrivait ces vers au nom du prince : « Nous louons le Christ, Fils unique du Père, qui vous amène, Paul, le plus savant des poëtes, dans nos terres stériles, pour y jeter de fécondes semences. En langue grecque, vous nous montrez un autre Homère, en latin, un Virgile en hébreu, vous égalez le savant Philon. Vous savez que, par la volonté du Christ, notre fille, sous la conduite de Michel, va traverser les mers pour prendre le « sceptre d’un grand empire voilà pourquoi vous enseignez les lettres grecques à nos clercs, afin que, restant à son service, ils se montrent savants devant les princes de Byzance. » Paul Diacre répond avec grâce à tant d’hyperboles il ne se laisse point écraser sous les fleurs, et déclare qu’il n’a rien de commun. avec Homère et Virgile, et qu’il serait bien fâché d’être dans la mauvaise compagnie de ces païens. « Je ne parle point le grec, dit-il en finissant je ne sais pas plus d’hébreu trois ou quatre syllabes apprises dans l’école forment toute la gerbe que je puis porter vos greniers. » La correspondance de ces deux émigrés éclaire les commencements du siècle littéraire de Charlemagne ; elle précède la fin de l’année 787, qui vit rompre l’union projetée du jeune Constantin et de Rotrude. Cependant on y trouve la langue grecque enseignée, la poésie latine cultivée, tes placets rédigés en vers, pour toucher plus sûrement le cœur des princes ; les épîtres qui portent une énigme à résoudre enfin tous les passe-temps d’une cour savante. Tel était déjà le pouvoir de l’Italie, de cette dangereuse et belle contrée où nos pères laissèrent leurs ossements sur tant de champs de bataille, mais où le génie français devait à chaque fois renouveler ses forces, et qui mêla son inspiration à tous les grands siècles de notre littérature[3] .

L'Espagne.-Les adoptianistes.

Quelle fut la part de l’Espagne, et que pouvait pour l’instruction de la chrétienté un pays livré à l’épée des musulmans ? La conquête musulmane ébranla moins qu’on ne pense la constitution de l’Église espagnole, à qui les conciles de Tolède avaient donné des fondements si solides. Les écoles épiscopales organisées par le concile de 624 se soutinrent avec tant de persévérance, qu’à la fin du dixième siècle, Gerbert s’instruisit, non, comme on l’a cru, chez les Arabes de Cordoue, mais auprès de l’évêque de Vich en Catalogne. Il y fit dans toutes les sciences humaines ces progrès merveilleux qui ravirent l’admiration des contemporains[4]. Ainsi les générations savantes formées par les disciples d’Isidore de Séville n’avaient pas disparu tout d’un coup et malgré les persécutions des musulmans, dont on a trop vanté la tolérance, l’Église d’Espagne se trouva assez forte, non-seulement pour se conserver, mais pour se diviser en présence de ses oppresseurs. Il se peut que la doctrine de Mahomet, qui n’est qu’un arianisme plus hardi, ait réveillé les cendres mal éteintes de l’hérésie chez les descendants des Visigoths du moins la pensée d’Arius et de Nestorius faisait le fond de l’erreur nouvelle professée par Élipand de Tolède et Félix d’Urgel, qui niaient la divinité du Christ, en le déclarant fils de Dieu par adoption, non par nature. Les orthodoxes eurent horreur de ces nouveautés, ils en condamnèrent les auteurs sous le nom d’adoptianistes ; une dispute ardente s’engagea, etle feu dont elle embrasa l’Espagne passa bientôt les Pyrénées.

Un jour que Charlemagne était assis au milieu des évêques, dans une salle du palais, il fit lire les lettres qu’Elipand de Tolède venait d’adresser au roi et au clergé des Francs pour les gagner a sa doctrine ; puis, se levant de son siège, il parla longuement, et conclut en demandant aux évêques et aux théologiens leur opinion par écrit. Paulin d’Aquilée, Alcuin, plusieurs autres dont les noms ne sont pas arrivés jusqu’à nous, écrivirent contre l’erreur des adoptianistes ; et, en 794, le concile de Francfort la condamna au nom de tout l’Occident. Cette assemblée, présidée par deux légats du pape, où parurent les évêques de Gaule, de Germanie et d’Aquitaine ; les députés du clergé d’Italie et d’Angleterre, rappela les controverses de Nicée et d’Éphèse. L’Église des Francs retrouvait une de ces questions de métaphysique religieuse que depuis trois siècles elle n’entendait plus agiter, et qui devaient désormais tenir l’esprit humain en haleine. La théologie avait repris les armes : elle ne les quitta plus. Les disputes de l’Espagne rendaient aux écoles carlovingiennes le service le plus grand qu’on puisse rendre aux puissances naissantes, de les contredire, de les provoquer, et de les forcer à vaincre[5].

L’Irlande. Dungal et Clémens.

Quand le Midi tout entier travaillait de gré ou de force à l’œuvre de Charlemagne, il fallait bien que les savantes nations du Nord y missent la main. On raconte, en effet, que deux moines d’Irlande descendirent un jour sur la côte de France avec des marchands étrangers et, la foule se pressant autour d’eux : « Si quelqu’un, criaient-ils, veut acheter la sagesse, nous la vendons. » Or, comme ils faisaient l’étonnement de tous, on les conduisit au roi, qui les interrogea, et les trouva très-savants dans les lettres sacrées. et profanes, et les retint pour instruire son peuple. Le premier, appelé Clémens, fut établi, dans la Gaule : le roi lui confia un grand nombre d’enfants de la plus haute noblesse, des moindres familles et des plus humbles. Le second fut envoyé à Pavie pour enseigner au monastère de Saint-Augustin, et réunir autour de lui tous ceux qui voudraient étudier. C’est le récit du moine de Saint-Gall, où plusieurs critiques n’ont vu qu’une fable, ne retrouvant aucune trace de ces deux vendeurs de sagesse portés, par la faveur du prince, aux premiers honneurs de l’école. Mais, d’une part, un édit de Lothaire, rendu en 825, pour le rétablissement des écoles d’Italie, commence par celle de Pavie, où professe le grammairien Dungal et tout s’accorde à faire reconnaître sous ce nom le savant Irlandais qui réfuta les erreurs théologiques de Claude de Turin. S’il enseignait en 825, il put occuper une chaire avant 814, c’est-à-dire avant la mort de Charlemagne ; et nous retrouvons celui des deux étrangers qui fut chargé d’instruire la jeunesse italienne. L’autre reparaît en la personne de l’Irlandais Clémens, auteur d’un traité des Parties du discoursqui nous est parvenu, et qui nous fait pénétrer dans le secret de son enseignement. Il y recueille, en effet, les traditions de cette latinité philosophique dont l’Irlande s’était éprise. Il en emprunte les règles au faux Virgile il cite tous les maîtres préférés des docteurs d’Aquitaine, Glengus, Galbungus, Énée, Virgile l’Asiatique. Si, comme on a lieu de le croire, Clémens succéda quelque temps au sage Alcuin dans la direction de l’école du palais, on comprend la mauvaise humeur de celui-ci, lorsqu’à son retour il se plaignait des étrangers qui avaient porté le désordre dans l’enseignement, et qu’il disait « J’avais laissé des Latins à la cour, je ne sais qui l’a peuplée d’Égyptiens.[6] Un poète irlandais à la cour de Charlemagne

La cour murmurait souvent contre ces pèlerins du Nord mais l’hospitalité de Charlemagne ne se lassait pas. Il trouvait parmi eux des maîtres plus judicieux que Clémens, des astronomes qui lui expliquaient les éclipses, des poëtes dont les compositons le ravissaient. Au jour solennel où le roi recevait les hommages des grands, quand la foule des seigneurs se pressaient autour du trône pour y déposer les présents de la nouvelle année, les uns pliant sous le poids de l’or et de l’argent, les autres portant des tissus de pourpre ou des monceaux de pierreries dans des bassins de précieux métal, d’autres conduisant des chevaux superbes qui blanchissaient d’écume leurs freins dorés, un moine irlandais fendait la presse, déroulait un parchemin aux lettres enluminées, et voulait aussi, disait-il, présenter son offrande. Sur un signe du prince, le silence se faisait ; l’étranger invoquait sa muse, « celle qui, seule entre toutes, se laissa captiver par la douceur des chants, et qui préféra le charme des vers aux richesses du monde. » C’était d’elle qu’il attendait des accents dignes d’un si grand roi, et il entreprenait de chanter la première discorde qui troubla la paix des princes Tassillon, duc des Bavarois, prêtant, l’oreille au même tentateur qui trompa les premiers époux ; Charles couvrant le Rhin de ses flottes, et la Germanie ébranlée sous les pas de ses armées ; enfin le rebelle dompté, et venant embrasser les genoux du vainqueur. A la coupe de ces hexamètres, à la chute des périodes harmonieuses qui rappelaient quelquefois la manière des anciens, les grammairiens du palais devaient se reconnaître surpassés. Et les guerriers même ne pouvaient se défendre d’applaudir, s’ils comprenaient, ou si quelqu’un leur traduisait le passage où l’étranger les appelait « un peuple de rois sortis des murs d’Ilion, que Dieu, le maître du monde, choisit pour leur livrer les terres, les villes et les nations captives. » Comment Charlemagne aurait-il résisté à de si beaux vers ? En retour, il donnait aux exilés d’Irlande ce qu’ils estimaient plus que l’or et l’argent, ce qu’ils venaient chercher de si loin un lieu paisible pour étudier, et des disciples à instruire. Un exil entouré de tant d’honneurs finit par devenir souhaitable et, au milieu du neuvième siècle, Héric d’Auxerre représentait « l’Hibernie entière passant les mers au mépris des tempêtes, et venant, avec ses troupeaux de philosophes, se jeter sur nos rivages[7]. »

L'Angleterre.

Mais déjà la gloire de l’Irlande avait pâli devant les clartés naissantes du génie anglo-saxon. Pendant que le vénérable Bède recueille dans sa cellule de Jarrow toutes les sciences de l’antiquité, l’archevêque Egbert, son ami, les introduit dans l’école épiscopale d’York, pour leur donner tout l’éclat de l’enseignement public. L’école d’York, enrichie des dépouilles de Rome, rangeait dans sa bibliothèque, non-seulement les écrits des Pères et des docteurs, mais ceux des philosophes et des poètes païens on y trouvait Aristote, Cicéron, Pline, Virgile, Stace et Lucain ; les manuscrits grecs et hébreux n’y manquaient pas. Dans cette ville d’argile et de bois, perdue aux dernières extrémités du Nord, on retrouvait tout l’enseignement romain avec ses trois degrés, la grammaire, l’éloquence et le droit. On y ajoutait le comput, l’astronomie, et ce que les anciens avaient su d’histoire naturelle. Au terme de ces longues études, s’ouvrait le sanctuaire de la théologie, et les deux Testaments laissaient pénétrer le sens de leurs oracles. Voilà pourquoi ceux qui aspiraient, à la perfection dans les lettres sacrées et profanes accouraient.à York, non-seulement de toute l’Angleterre, mais des côtes de Flandre et de Frise ; et c’est là que saint Liudger, dans sa jeunesse, entendit les leçons d’Alcuin. Mais il fallait qu’un enseignement si estimé trouvât une chaire plus digne de lui, et que la lumière fût mise sur le chandelier[8] .

Alcuin

En 781, Alcuin, qui avait une première fois visité Rome, y retourna pour solliciter le pallium en faveur de l’archevêque Eanbald, et vit Charlemagne à Parme. Charles, avec ce regard d’aigle qui savait juger du génie des hommes comme des chances d’une bataille, comprit que l’instrument principal de ses desseins était trouvé et Alcuin se souvint peut-être que son maître Egbert lui avait prédit une glorieuse destinée au pays des Francs. Il s’engagea donc à passer en France après avoir accompli sa mission, et il y vint en 782. Huit ans plus tard, il retourna dans la Grande-Bretagne, chargé d’un message pour le roi Offa, et revint en 792, toujours partagé entre l’honneur de servir un grand homme, et la douceur de vieillir dans sa cellule. Charlemagne fut le plus fort, et ; pour l’amour de lui, Alcuin consentit à mourir sur une terre étrangère, à condition qu’il lui fût permis d’y vivre dans la solitude, et qu’on lui fît venir au moins « quelques-unes de ses fleurs d’Angleterre » c’est ainsi qu’il nommait ses livres. Le roi l’établit donc dans l’abbaye de Saint-Martin de Tours ; il l’environna de tous les dehors d’une opulence que son caractère de simple prêtre, non de moine, ne réprouvait pas tes domaines qu’il lui donna comptèrent jusqu’à vingt mille serfs. Mais le savant vieillard, humilié de cette abondance terrestre, n’avait d’ardeur que pour l’avancement spirituel de ses disciples. Ce n’était pas assez de se multiplier lui-même, et de leur donner, comme il dit, « le miel des Écritures, le vin de la science antique, les premiers fruits de la grammaire, les flambeaux de l’astronomie » il avait appelé les plus habiles de ses élèves d’York à partager ses fatigues. Le nombre des pèlerins anglo-saxons qui venaient grossir l’école de Tours avait fini par fatiguer l’hospitalité des Francs. On raconte qu’un jour, quatre d’entre eux se tenaient sur la porte, quand le prêtre Aigulf entra pour visiter Alcuin et l’un d’eux s’écria, dans la langue maternelle « Grand Dieu, quand délivrerez-vous ce logis des Bretons, qui viennent, comme autant d’abeilles, tourbillonner autour de ce vieux Breton ? » Mais le voyageur avait tout compris et, un moment après, Alcuin, envoyant chercher les moqueurs, exigea pour leur châtiment qu’ils bussent à ta santé des Anglo-Saxons une coupe de son meilleur vin<ref>< Vita Alchuini; Wright, Biographia Anglosaxon period.Lingard, History and antiquities of the Anglosaxon Church Lingard, 205 ; Ampère,Histoire littéraire t III, ch. IV Ampère a relevé avec beaucoup de force et de justice le caractère le caractère de tolérance qu’Alcuin porte dans sa controverse avec Elipand, et dans ses belles lettres sur les conversions forcées des Saxons./ref>.

Deux caractères de son enseignement.

Les Francs devaient cette reconnaissance à un peuple qui leur donnait le plus illustre de ses maîtres. Si Alcuin fut inférieur à Bède comme écrivain, s’il eut moins de nouveauté et moins de charme, il le surpassa peut-être comme instituteur des barbares dans l’exercice de cette grande fonction, dont nous ne comprenons assez ni les difficultés ni les services. Il eut les deux passions que voulait une tâche si difficile : la passion des livres et celle de l’enseignement. Il honorait l’antiquité d’un culte patient et scrupuleux, s’attachant à la correction des manuscrits, ne croyant pas son temps perdu, s’il l’employait à rétablir l’orthographe et la ponctuation d’un texte altéré. Au moment où il apprenait le couronnement de Charlemagne à Rome, il ne trouvait pas de présent plus digne du successeur des Césars qu’une Bible exactement corrigée de sa main. Ses avertissements pressaient l’ardeur des copistes, propageaient les règles de la saine critique, et peuplaient les bibliothèques. En même temps, cet homme infatigable, qui professa jusqu’au dernier soupir, ne pouvait contenir son ardeur dans les murs d’une école. Il se proposait de les éclairer toutes, en recueillant dans un court traité, à l’exemple d’Isidore de Séville, non-seulement les éléments des sept arts libéraux, mais les pensées capables de soutenir l’esprit contre les premiers dégoûts de l’étude. C’est le caractère de son introduction au Livre des sept arts. On y trouve toute l’élévation d’un esprit qui voit dans la science autre chose qu’une joie terrestre, qui la considère comme une éducation des âmes, comme un noviciat des contemplations éternelles. Ce passage a la forme d’un dialogue : les disciples interrogent, et le maître répond.

LES DISCIPLES : « Souvent nous t’avons entendu répéter, ô notre savant maître ! que la philosophie était la science qui enseignait toutes les vertus, et la seule des richesses d’ici-bas qui ne laissât jamais dans la misère celui qui la possède. Ces discours, nous l’avouons, nous ont excités à la recherche d’une si grande félicité. Nous voulons savoir où aboutit l’enseignement de la philosophie et par quels degrés on y monte. Mais notre âge est faible ; et, si tu ne nous donnés la main, il nous sera difficile de nous lever seuls. »

LE MAITRE : « Il est facile de vous montrer le chemin de la sagesse, si vous la cherchez seulement pour Dieu, pour conserver la pureté de l’âme, pour l’amour de la vérité, si vous l’aimez pour elle-méme, et si vous ne poursuivez ni la gloire du monde ni les honneurs du siècle, encore moins la richesse et le plaisir. »

LES DISCIPLES : « Maître, lève-nous de terre, où notre ignorance nous relient ; conduis-nous sur ces hauteurs où la science, dit-on, t’a mené dès ton premier âge. Car, s’il est permis de prêter l’oreille aux fables des poëtes, il nous semble qu’ils ont droit de dire que les sciences sont les festins des dieux. »

LE MAITRE : « Nous lisons de la Sagesse, qui a parlé par la bouche de Salomon, qu’elle s’est bâti une demeure, et qu’elle s’est taillé sept colonnes. Et, bien que ces colonnes représentent les sept dons du Saint-Esprit et les sept sacrements de l’Église, on y peut reconnaître aussi les sept arts, qui sont la grammaire, la rhétorique, la dialectique, l’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astronomie autant de degrés sur lesquels les philosophes ont usé leurs loisirs et leurs travaux. C’est par les sept arts qu’ils sont devenus plus nobles que les consuls, plus fameux que les rois ; c’est par là qu’ils ont obtenu l’honneur d’un souvenir éternel ; c’est encore par là que les saints docteurs et défenseurs de notre foi ont vaincu tous les hérétiques dans les disputes publiques[9]. »

Il y a ici plus qu’une misérable répétition des anciens, il y a l’enthousiasme sérieux d’un maître qui connaît les joies austères de l’étude, qui veut les communiquer, et qui, s’il aime les livres, aime encore plus les hommes. N’attendons pas de lui la mauvaise pensée de cacher la science, d’en faire une doctrine secrète, réservée au petit nombre. Il prodiguera, non pas aux clercs seulement, mais aux laïques, mais aux gens de cour et aux femmes, tout ce qu’il sait des lettres divines et humaines. Ses écrits propagent la saine tradition des anciens, non seulement des Latins, mais des Grecs. Cependant n’attendons pas non plus qu’il dépouille tout d’un coup le génie, le goût, les habitudes de son pays et de son temps. Il faudra lui pardonner ces raffinements qui tiennent de la barbarie comme de l’extrême civilisation. Les rhéteurs aquitains lui ont appris à couper en deux un mot trop long pour la mesure de ses vers. Il poussera aussi loin que ses devanciers l’art des anagrammes et des logogriphes. Un de ses amis lui donne un peigne d’ivoire : il est bien moins ravi de la valeur du présent que d’un si beau sujet d’énigme « de cet animal à deux têtes armé de soixante dents, qui tient de l’éléphant, mais n’en a pas la taille. » Il y a autant de subtilité avec plus de grandeur dans un dialogue souvent cité, où l’on a reconnu la trace de la poésie anglo-saxonne, mais où je crois trouver aussi le souvenir de l’école de Toulouse. Donatus le Troyen, Énée, Galbungus, avaient pratiqué cette méthode de provoquer l’imagination de leurs disciples par des questions, par des allégories dont il fallait soulever les voiles. « Qu’est-ce, disait Énée, « que le cheval qui, après avoir fourni sa carrière, rentre à l’étable pour laisser le champ libre à la jument et aux poulains ? – C’est le soleil qui se couche, laissant le firmament à la lune et aux étoiles, » – « Qui donc, demandait Galbungus, parcourt en une heure toutes les sphères du ciel ? – C’est l’esprit de l’homme. » Alcuin ne procède pas autrement, lorsque, se mettant lui-même en scène avec Pépin fils de Charlemagne, il interroge et répond tour à tour.

« Pépin. Qu’est-ce que l’écriture ? – Alcuin. La gardienne de l’histoire. – P. Qu’est-ce que la parole ? – A. La trahison de la pensée. – P. Qui engendre la parole ? – A. La langue. – P. Qu’est-ce que la langue ? – A. Le fléau de l’air. – P. Qu’est-ce que l’air ? – A. La garde de la vie. – P. Qu’est-ce que la vie ? – A. La joie des heureux, la douleur des malheureux, l’attente de la mort. – P. Qu’est-ce que l’homme ? A. L’esclave de la mort, l’hôte d’un lieu, un voyageur qui passe. »

Les questions suivantes sont bien d’un fils des pirates qui avaient fait la terreur du Nord « Qu’est-ce que la mer ? – Le chemin de l’audace. Qu’est-ce qu’un navire ? – Une maison qui marche, une halte où l’on veut, un voyageur qui ne laisse jamais de trace, l’ami du sable. – J’ai vu une femme qui volait avec une tête de fer, un corps de bois, une queue empennée, et qui portait la mort. – Cette femme est la flèche, compagne du soldat. Qu’est-ce qui ne lasse jamais l’homme ? – C’est le gain. »

D’autres passages rappellent les jeux de l’école. : « Qu’est-ce que l’année ? – Un char à quatre chevaux. – Quels chevaux le mènent ? – La nuit et le jour, le chaud et le froid. – Quel cocher le gouverne ? – Le soleil et la lune. – Combien a-t-il de palais ? – Douze. – Quels en sont les gardiens ? – Les douze signes du zodiaque. – Un inconnu est venu me parler sans langue. Avant, il n’était point ; après, il ne sera plus ; je ne l’entendais pas, et je ne le connus jamais. – Maître, un songe vous a fatigué. – Qu’est-ce que le rêve de ceux qui veillent ? – L’espoir. – Qu’est-ce que l’amitié ? – L’égalité de deux âmes. – Qu’est-ce que la liberté ? – C’est l’innocence[10]. »

Assurément tout n’était pas méprisable dans une tradition qui, sous la pompe de ses formules et de ses symboles, cachait de telles pensées. Quand le monde barbare ne connaissait de liberté que celle de mépriser toutes les lois, il était beau de mettre la liberté dans l’accomplissement de la loi, dans le calme d’une conscience sans reproche, dans l’essor de l’âme, que rien ne sépare de Dieu. Cette liberté, entrevue parle génie chrétien, ne s’effaça plus de son souvenir et lorsque au moyen âge les sculpteurs de la cathédrale de Chartres en peuplèrent les porches de cette multitude de statues qui figuraient toute l’encyclopédie du temps, ils représentèrent une jeune fille d’une pureté parfaite, les yeux levés au ciel, les pieds détachés de la terre, et au-dessous ils écrivirent le nom qu’ils lui donnaient, LIBERTAS.

Déclin des lettres chez les Francs au huitième siècle.

Il ne fallait pas moins que ce concours de toutes les écoles et de toutes les nations, pour sauver les lettres chez les Francs. En effet, si nous ne trouvons pas au septième siècle les ténèbres universelles que les historiens ont déplorées, il faut avouer que le huitième commence par des années bien sombres. Quand les Sarrasins brûlaient, les villes du Midi, et que les Saxons forçaient la frontière du Nord ; quand Charles Martel, entouré de prêtres concubinaires et simoniaques, leur abandonnait les dépouilles de l’Église ; quand, selon l’expression d’Hincmar, le christianisme semblait aboli, comment tant de désordres n’auraient-ils pas troublé le recueillement de l’étude.En même temps qu’un soldat tout couvert de sang prenait possession du siège épiscopal de Mayence, les revenus de l’abbaye de Fontenelle servaient à équiper des hommes d’armes. Ces grands monastères, accoutumés au murmure studieux des écoliers qui se pressaient autrefois sous leurs cloîtres, n’entendaient plus que les hennissements des chevaux, les aboiement des meutes et le sifflet des dresseurs de faucons. En plusieurs lieux, le déclin de l’enseignement ecclésiastique en vint à ce point, que, le prêtre ne comprenant plus les paroles sacramentelles, on doutait de la validité des baptêmes[11].

L’Ecole sous Pépin.

Cependant la guerre et les abus n’avaient pas tellement profané tous les sanctuaires, que plusieurs ne cachassent encore un petit nombre d’hommes courageux, poursuivant dans l’ombre et dans le péril un travail sans récompense terrestre. Cette époque, où il semble qu’on n’écrive plus, voit s’ouvrir au contraire les chroniques de Saint-Amand, de Lobes, de Murbach, de Saint-Emmeran. Ce ne sont d’abord que les notes fugitives dont on enrichit le calendrier du monastère ; mais ces notes, multipliées, animées bientôt par la grandeur des événements, deviendront des pages d’histoire. Si déchue que soit l’Église des Francs, trois noms attestent que tout savoir n’y est pas étouffé : Chrodegang, qui composa la règle des chanoines ;Angelramn, auteur d’une collection de décrétâles et Ambroise Autpert, qui étudia le grec pour porter une main plus sûre.dans les difficultés de l’Ecriture sainte. Les torts de Charles Martel, exagérés d’ailleurs par la postérité, finirent avec lui. Les premières lueurs d’un temps plus heureux commencèrent au règne de Pépin le Bref, trop effacé par l’astre éclatant de Chartemagne. Tandis que Pépin protégeait les colonies savantes que saint Boniface avait tirées des cloîtres anglo-saxons pour la réforme du clergé et pour l’éducation des barbares, il recevait de Rome des livres de grammaire, de géométrie, de liturgie. Des chantres, envoyés par le pape Grégoire III, avaient enseigné aux Francs les éléments de la musique sacrée. Par les soins de Pépin, des moines choisis allèrent étudier le chant ecclésiastique à Saint-Jean de Latran. L’école du palais, que la main violente de Charles Martel n’avait pas fermée, retrouva son ancienne prospérité les familles gallo-romaines d’Aquitaine briguaient la faveur d’y faire élever leurs fils avec ceux des Austrasiens. Charlemagne se forma au milieu d’eux, et ce grand homme, dont on a dit qu’il ne savait pas écrire, eut toute l’éducation que les nobles Francs recevaient au palais des rois[12].

Ce qui fit la gloire de Charlemagne.

Ainsi, dans l’école, comme dans les affaires de l’État et de l’Église, nous trouvons Charlemagne préparé, servi par les événements mais nous ne trouvons pas que sa gloire en souffre. Nous regrettons peu pour lui cette majesté solitaire qu’on lui prêtait en le représentant comme une grande figure que rien n’annonce et rien ne suit, au milieu des temps barbares. Au contraire, il n’y a pas de destinée plus glorieuse que d’être le dernier effort d’un long travail de la Providence et de l’humanité, que d’arriver prédit et attendu. Dieu, qui ne crée rien de solitaire dans la nature, n’agit pas autrement dans l’histoire comme il s’y prend deux cent ans d’avance, et qu’il remue toute la Grèce pour susciter Alexandre ; comme il fouille jusqu’au fond des entrailles de Rome, par les discordes, par les guerres civiles, pour en faire sortir César ; de même il ne juge pas que ce soit trop des convulsions de la barbarie, des résistances désespérées de la civilisation pendant trois siècles, quand il s’agit de produire Charlemagne. C’est l’honneur de ce grand homme que tout aboutisse à lui dans ce qui le précède, qu’on ne puisse l’éviter, et qu’on arrive à lui par quelque chemin qu’on marche, par les lettres comme par la religion et par le gouvernement. Au lieu d’une colonne isolée dans le désert, c’est le beffroi qui couronne une ville, au pied duquel on arrive de toutes les portes, dont l’inévitable perspective se représente au détour de chaque rue, et dont la cloche règle le sommeil et le réveil d’un peuple.

Ne croyons pas non plus qu’on humilie Charlemagne en lui donnant des maîtres, en le montrant docile aux leçons des clercs comme aux conseils des papes. Pour un Germain, pour un descendant de cette race indomptable, le caractère du génie n’était pas l’indépendance, mais la docilité c’était de croire, d’étudier, d’obéir ; c’était de mettre pendant quarante-six ans le plus grand pouvoir de la terre aux ordres de la foi, de la justice, de la science. Dans ce long règne de Charlemagne, il faut admirer bien moins la force de son épée que celle de ses convictions. De même que les scrupules d’une conscience chrétienne l’avaient jeté dans toutes les difficultés de la réforme ecclésiastique, de même qu’un juste sentiment des besoins de son siècle et de son pays l’inspira dans la grande affaire du rétablissement de l’empire ainsi c’est la passion de savoir qui le pousse a la restauration des écoles. Ce conquérant, ce législateur, ce souverain de vingt peuples mal unis, est possédé de la curiosité qui trouble le sommeil des savants. Au moment où il émeut tout l’Occident du bruit de ses premières victoires, il reprend, en sous-œuvre ses études incomplètes ; il relit avec Pierre de Pisé les textes classiques sous la conduite d’Alcuin, il achève de s’instruire dans les arts libéraux. Ses lettres ne laissent pas de repos à ce docte maître il lui propose des difficultés de grammaire, d’arithmétique, d’astronomie. Il parle le latin aussi éloquemment que sa langue maternelle ; il entend assez le grec pour corriger la version latine des Évangiles sur l’original. Il intervient dans la controverse de l’adoptianisme, et demande à ses évêques des traités théologiques~ qu’il fait recommencer s’ils ne le satisfont pas. Ce sont les occupations, non d’un sophiste couronné, inaccessible aux affaires comme les empereurs de Constantinople, mais du plus actif des hommes, qui mit fin à cinquante-trois expéditions militaires, et qui chaque année tenait en personne ses plaids généraux. Ne nous étonnons plus s’il dispute les heures avec opiniâtreté, si, pendant le repas, il se fait lire l’histoire ancienne, ou la Cité de Dieu de saint Augustin, s’il se réveille la nuit pour s’exercer à tracer de beaux caractères. Et cependant, après tant d’efforts, au milieu des Italiens, des Irlandais, des Anglo-Saxons dont il a rempli son palais, l’idéal d’une science plus parfaite le poursuit, le désole, et lui arrache ce cri de naïve impatience : « Plût à Dieu que j’eusse seulement douze clers comme saint Augustin et saint Jérôme[13]».

Lettres à Lull, archevêque de Mayence.

Le chroniqueur ajoute qu’Alcuin répondit tout. indigné: « Le créateur du ciel et de la terre n’en a eu que deux, et tu en veux douze ! » Mais si Charlemagne n’obtint pas les douze docteurs qu’il demandait, il avait reçu le don de suppléer à l’insuffisance des hommes par les institutions. Quand ce grand esprit, qui n’embrassait rien à demi, fut épris des lettres, il fallut qu’il les propageât. Il se mit à l’oeuvre, non pas avec le caprice et la violence de Chilpéric, imposant aux écoles son alphabet enrichi de quatre lettres, mais avec le bon sens, la mesure, la persévérance qui font triompher les desseins bienfaisants. Dès son premier voyage à Rome, il en avait ramené des maîtres. En même temps, il se souvenait des savants disciples que saint Boniface avait laissés, et il écrivait à Lull, archevêque de Mayence : « Au bienheureux évêque son père, Charles, se confiant aux secours du Christ. Tandis que vous veillez avec l’aide de Dieu à la conquête des âmes, nous trouvons très-surprenant que vous ne montriez aucun zèle à instruire votre clergé dans les lettres. Car vous voyez de toutes parts les ténèbres de l’ignorance se répandre parmi vos peuples et lorsque vous pourriez les éclairer du rayon de la science, vous souffrez qu’ils languissent dans la nuit. Il y a cependant deux clercs, l’un attaché à un évêque, l’autre à un abbé, que vous avez exercés aux arts libéraux, de telle sorte qu’il ne leur manque presque rien pour atteindre le comble de la perfection. Ayez donc soin d’appliquer les vôtres à l’étude autant qu’il est en vous, les pressant tantôt par d’affectueux conseils, tantôt par de sévères reproches et, s’il en est de pauvres dans le nombre, excitez-les en les aidant de vos secours. Si vous ne pouvez en attirer d’autres, du moins, parmi ceux qui sont attachés au service de votre église, vous pouvez instruire ceux que vous jugerez capables. Et qui croira en effet que, dans une si grande multitude soumise à votre gouvernement, on ne puisse trouver personne à instruire ? Tous ceux qui vous connaissent pour disciple du martyr saint Boniface attendent de vos efforts le plus grand fruit. Préparez-vous donc désormais, aimable père, à redoubler de soin pour nourrir vos fils dans les arts libéraux, afin de satisfaire ainsi à notre plus ardent désir, et de mériter la récompense éternelle[14]. »

Circulaire pour la restauration des écoles.

Il ne faut pas mépriser ce premier acte de Charlemagne. On y reconnaît déjà le coup d’œil du génie à qui rien n’échappe qui sait dans quel coin du royaume et sous quel maître deux clercs ont étudié. On aime la respectueuse hardiesse de ce jeune roi, rappelant au vieil évêque une partie de ses devoirs. Ce langage n’est pas d’un prince qui regarde les lettres comme une vaine décoration de son règne ; qui entretient des savants dans le palais, comme il a des bêtes curieuses dans ses jardins. Le rétablissement de l’étude est, à ses yeux, plus qu’un bienfait politique ; il en fait une affaire de religion. Chaque fois qu’il visite Rome, il en rapporte, avec un zèle plus ardent pour le christianisme, je ne sais quel impérieux besoin de presser le réveil des esprits. Sa pensée éclate enfin dans la mémorable lettre qu’il adresse aux évêques et aux abbés en 787, au retour de son troisième pèlerinage. On y surprend bien, sous l’embarras du discours, l’effort d’un grand dessein qui se débat contre un reste de barbarie, et qui en triomphera.

« Charles, par la grâce de Dieu, roi des Francs et des Lombards, patrice des Romains, au nom du Dieu tout-puissant, salut. Sache votre Dévotion agréable à Dieu, qu’après en avoir délibéré avec nos fidèles, nous avons estimé que les évêchés et les monastères qui, par la grâce du Christ, ont été rangés sous notre gouvernement, outre l’ordre d’une vie régulière et la pratique de la sainte religion, doivent aussi mettre leur zèle a l’étude des lettres, et les enseigner à ceux qui, Dieu aidant, peuvent apprendre, chacun selon sa capacité. Ainsi, pendant que la règle bien observée soutient l’honnêteté des mœurs, le soin d’apprendre et d’enseigner mettra l’ordre dans le langage, afin que ceux qui veulent plaire à Dieu en vivant, bien ne négligent pas de lui plaire en parlant bien. Il est écrit Tu seras justifié ou condamné par tes paroles. Quoique, en effet, il soit bien mieux de bien agir que de savoir, cependant il faut savoir avant d’agir. Chacun donc doit apprendre la loi qu’il veut accomplir, de façon que l’âme comprenne d’autant plus l’étendue de ses devoirs, que la langue se sera acquittée sans erreur des louanges de Dieu. Car si tous les hommes doivent éviter l’erreur volontaire, combien plus doivent s’en garder, selon leur pouvoir, ceux qui ne sont appelés qu’au service de la vérité ! Or, dans ces dernières années, comme on nous écrivait de plusieurs monastères, nous faisant savoir que les frères qui les habitent multipliaient à l’envi leurs saintes prières pour nous, dans la plupart de ces écrits nous avons reconnu un sens droit et un discours inculte. Ce qu’une sincère dévotion dictait fidèlement à la pensée, un langage inexpérimenté ne pouvait l’exprimer au dehors, à cause de la négligence qu’on porte aux études. C’est pourquoi nous avons commencé à craindre que si la science manquait dans la manière d’écrire, de même il y eût beaucoup moins d’intelligence qu’il ne faut dans l’interprétation des saintes Écritures. Bien que les erreurs de mots soient dangereuses, nous savons tous que les erreurs de sens le sont beaucoup plus. C’est pourquoi nous vous exhortons, non-seulement à ne pas négliger, l’étude des lettres,mais encore, avec une humble intention bénie de Dieu, à rivaliser de zèle pour apprendre, afin que vous puissiez pénétrer-plus facilement et plus sûrement les mystères des saintes Ecritures. Or, comme il y a dans les livres sacrés des figures, des tropes et d’autres ornements semblables, il n’est douteux pour personne que chacun, en les lisant, ne saisisse d’autant plus vite le sens spirituel, qu’il s’y trouve mieux préparé par l’enseignement des lettres. Il faut choisir pour ce ministère des hommes qui aient la volonté, le pouvoir d’apprendre, et le désir d’instruire les autres et que cela soit fait seulement dans l’intention pieuse qui inspire nos ordres. Car nous désirons que vous soyez, comme il convient à des soldats de l’Église, pieux au dedans, doctes au dehors, réunissant la chasteté d’une sainte vie et la science d’un bon langage, afin que tout homme qui vous visitera pour l’amour de Dieu et pour voir de près la sainteté de vos mœurs, en même temps qu’il sera édifié de votre esprit, s’éclaire de votre sagesse, la reconnaisse soit à vos leçons, soit à vos chants sacrés, et revienne joyeux, rendant grâce au Seigneur tout-puissant. Ne négligez point d’envoyer des copies de cette lettre à tous les évêques vos suffragants, et dans tous les monastères, si vous voulez jouir de nos bonnes grâces. Au lecteur salut[15]. »

Cette autorité des livres saints invoquée pour animer le prêtre à l’étude, ces considérations théologiques tirées de si loin, n’ont rien qui nous surprenne. Nous retrouvons la tradition familière des écoles ecclésiastiques, la pensée commune de Cassiodore, de Bède, d’Alcuin : le seul motif assez fort pour sauver les lettres pendant trois cents ans est encore le seul qui puisse les restaurer. Un capitulaire de l’an 789 ordonne au clergé « de former des écoles d’enfants, et d’y appeler non seulement les fils des serfs, mais ceux des hommes libres. Chaque monastère, chaque évéché, aura des psautiers, des livres de chant, de comput, de grammaire, et des exemplaires corrects de l’Écriture sainte car souvent les hommes voulant bien prier Dieu le prient mal, à cause des livres incorrects qu’ils ont dans les mains. Et ne laissez point vos enfants altérer les textes, soit en lisant, soit en écrivant. Mais s’il est nécessaire de faire écrire un psautier ou un missel, qu’on y emploie des hommes faits, et qu’ils y mettent toute leur application. » L’Eglise de France se rend enfin à des sollicitations si justes ; et le concile de Châlons, en 813, rappelant les ordres du seigneur empereur, décrète que les évêques établiront des écoles, où l’enseignement des lettres sera donné en même temps que l’interprétation de l’Écriture sainte. Ces règlements souvent désobéis, toujours rappelés, restaurèrent les écoles déchues, en suscitèrent de nouvelles, et en formèrent comme un réseau lumineux qui, avant la fin du neuvième siècle, couvrait la France, la Lombardie, la Germanie, jusqu’au bord du Weser. Pendant que les chaires des monastères et des églises épiscopales réunissaient la jeunesse lettrée, et l’initiaient aux sept arts, les canons avaient fondé l’enseignement primaire ; ils l’avaient fondé universel et gratuit, en exigeant que le prêtre de chaque paroisse apprît à lire aux petits enfants sans distinction de naissance, et sans autre rétribution que cette promesse des livres saints : « Ceux qui auront instruit leurs frères brilleront comme des étoiles dans l’éternité[16]. »

L’école du palais sous Charlemagne.

Ainsi la volonté de Charlemagne forçait toutes les résistances : l’ignorance et le dérèglement ne pouvaient rien contre l’opiniâtreté d’un dessein poursuivi pendant quarante ans de règne par un homme qui, après avoir vaincu la barbarie sur les champs de bataille, n’était pas d’humeur à la laisser maîtresse des cloîtres. Avec l’ordre, il donnait l’exemple, et commençait dans le palais cette réforme de l’école, qu’il voulait pousser jusqu’aux dernières frontières de l’empire

L’école du palais.

L’école du palais, oubliée sous les Mérovingiens, devait occuper les historiens de Charlemagne : plusieurs y reconnaissent le commencement d’un enseignement public d’où sortira toute l’Université ; les autres n’y aperçoivent qu’une réunion fortuite et mobile d’hommes lettrés, et beaucoup moins une école qu’une académie. Cependant les témoignages qui prouvent la perpétuité de l’école palatine d’un bout à l’autre de la première race, qui la montrent florissante sous Pépin le Bref, ne la laissent pas périr sous ses successeurs. Ansegise, abbé de Fontenelle, est recommandé dès l’enfance au glorieux Charles, conduit à la cour, « et instruit de toute la science divine comme de toute la philosophie humaine. » Aldric, évêque de Sens, avait étudié les arts libéraux et la doctrine sainte avec tant de succès, qu’ayant un jour défendu la foi chrétienne contre quelques incrédules en présence de Louis le Débonnaire, son éloquence ravit l’empereur, qui l’établit précepteur du palais. Mais pourquoi relever un à un ces indices qui prouvent sans éclairer, quand nous avons l’image toute vivante et l’âme même de l’école dans les récits du moine de Saint-Gall, et dans la correspondance d’Alcuin[17] ?

On a trop dédaigné le moine de Saint-Gall. Il écrit à la fin du neuvième siècle, au moment où la puissante abbaye, bien loin d’être plongée dans ces ténèbres où les traditions historiques ne pénètrent que sous la forme de fables populaires, brille au contraire de tout l’éclat des études renaissantes. Assurément, quand le chroniqueur, du fond de ses montagnes et de ses neiges, raconte les conquêtes de Charlemagne sur la foi des vieux guerriers qui le suivirent, on peut croire que l’imagination prête bien des traits au tableau, et que la poésie fait irruption dans l’histoire. Mais, lorsqu’il suit le grand empereur dans la chapelle, et qu’il rapporte ses entretiens familiers avec les clercs, le chroniqueur est pour ainsi dire sur son terrain : il reproduit les récits qui ont fait le tour des monastères, et qui, exagérés sans doute, mais toujours reconnaissables, sont arrivés à Saint-Gall avec les pèlerins, avec les moines voyageurs, avec les laïques dégoûtés de la cour. S’il représente le docte Charles au milieu des chantres, marquant la mesure avec son bâton, gourmandant les uns, louant les autres, on reconnaît la passion favorite des rois francs pour le chant ecclésiastique, et cet ordre de la chapelle, qui tient de si près à l’enseignement de l’école. Aussi le moine n’a-t-il garde d’oublier comment, au retour de ses guerres, Charles faisait appeler les enfants qui étudiaient au palais, et corrigeait lui-même leurs compositions en prose et en vers. « Or il arriva qu’un jour les enfants des moindres familles lui présentèrent des écrits où le savoir passait toute espérance, tandis que les nobles n’offrirent que de misérables essais, tout pénétres de fatuité. Alors le très-sage Charles, imitant ta justice du Juge éternel, fit passer à sa droite ceux qui avaient bien fait, en les encourageant, et leur promettant, s’ils persévéraient, de les honorer, de leur réserver les évêchés et les riches abbayes. Puis, se retournant vers les autres qu’il avait à sa gauche, avec un regard foudroyant et une voix de tonnerre « Par le Dieu du ciel, s’écria-t-il, je fais peu dencas de votre noblesse et de votre beauté, quoique d’autres vous admirent. Et tenez pour certain que si, par une application vigilante, vous ne réparez promptement votre négligence première, vous n’obtiendrez rien de moi » On a refusé toute créance à ces récits, qui font de Charlemagne un pédagogue et un chantre au lutrin. On ne s’est pas souvenu que rien n’est petit dans les grands hommes ; le génie ne fait jamais mieux paraître sa force qu’en embrassant jusqu’au dernier de ces détails, méprisés des esprits médiocres. Et, quand il s’agissait du salut des lettres, il n’y avait pas moins de mérite à s’assurer par soi-même de la justesse d’une note et de la correction d’un vers, que, la veille d’une bataille, à visiter les selles des chevaux, et à goûter là soupe des soldats[18].

Mais les derniers doutes se dissipent si l’on parcourt la correspondance d’Alcuin : c’est là qu’il faut se donner le spectacle du palais de Charlemagne, avec ses trois lumières qui l’éclairent l’académie, ou plutôt la réunion d’hommes lettrés que le prince appelle à discuter des questions de tout genre ; la bibliothèque, richement pourvue de livres sacrés et profanes ; enfin l’école, où les jeunes gens sont instruits. C’est là que Pierre de Pise enseigne, et qu’après lui s’introduisent ces Irlandais qu’on insulte du nom d’Égyptiens ; c’est là qu’espérant tout du grand roi qu’il sert, Alcuin rêve une nouvelle Athènes. Un ouvrage si beau veut le concours d’une main toute-puissante. Il faut que Charles veille à l’éducation de la jeunesse du palais, exhortant les disciples au culte de la science, qui fera la fortune de leur âge mûr et l’honneur de leurs cheveux blancs. Ces intelligences grossières et encore rouillées ont besoin d’être polies : c’est ce que le prince obtiendra, s’il exige qu’on reproduise avec élégance les pensées éloquentes qu’il aura dictées. Ces textes ne souffrent pas d’équivoque : on y voit tout ce qui forme une école, des maîtres, des élèves, un enseignement soutenu. Mais la scène achève de s’animer, et tout l’intérieur de cette cour savante se découvre dans une épître en vers où l’on se perdrait aisément, si l’on ne savait d’avance que sous les noms de David, de Flaccus, d’Homère, et tant d’autres tirés de l’Éci-iture ou de l’antiquité, on retrouve Charlemagne, Alcuin lui-même, Angilbert, et tous ceux qui faisaient l’ornement du palais (1).

Le poëte n’écrit d’abord que pour accuser réception d’une lettre. Mais, au souvenir du prince dont elle lui portait les amicales paroles, son cœur s’émeut et son style s’élève : « Vous êtes la gloire et l’espérance de vos peuples ; vous êtes la joie d’un grand empire ; vous êtes l’honneur de l’Église, vous en avez la garde, vous en avez l’amour. Vous avez rempli de dignes ministres tous les rangs de la hiérarchie qui peuple la chapelle. Un prêtre saint, le cœur inspiré, marche devant les prêtres, qu’il gouverne de la voix [19] et de l’exemple. L’ordre des diacres vous a pour guide, ô Jessé Votre parole retentit, semblable au mugissement du taureau, ainsi qu’il convient au ministre qui, du haut de l'ambon, lit au peuple la parole sainte. Ensuite Sulpicius conduit la blanche troupe des lecteurs:c’est son devoir de tes guider, et de leur apprendre à ne point déplacer les accents. Idithun forme les enfants aux chants sacrés et pour que leur voix harmonieuse fasse entendre de doux accords, ils apprennent comment la musique repose sur la combinaison des pieds, des nombres et des mesures. Bientôt les médecins se pressent dans l’atelier d’Hippocrate:l’un fait couler le sang, l’autre remue les simples dans la chaudière ; un troisième présente le breuvage bienfaisant. Et toutefois, ô médecins ! donnez gratuitement, pour que la bénédiction du Christ accompagne vos mains ! Cet empressement me plaît, et cet ordre est louable. Mais quel crime a commis l’harmonieux Virgile ? Ce père des poëtes n’était-il pas digne de trouver un maître qui fît admirer sa muse charmante aux enfants du palais ? Que fait Beseleel (Éginhard), savant dans l’art des vers ? Pourquoi n’a-t-il pas pris le gouvernement de l’école sous les auspices du vieux Drancès, tout chargé, tout blanchi d’années ? Zachée le petit se hausse de son mieux pour considérer la troupe des scribes. Chaque maître est à sa place. Que ma noble fille (Gisla) contemple les étoiles du ciel dans le silence des nuits, et qu’elle apprenne à louer sans cesse le Dieu puissant qui orna le firmament de constellations, la terre de verdure ! Les pipeaux de Flaccus (Alcuin) auront un chant pour vous, Homère (Angilbert), quand vous serez revenu au sacré palais. Puissent vivre heureux Tyrsis et Mënalcas Que Ménalcas continue de châtier les cuisiniers, pour que le poète voie fumer devant lui les plats chauds ; que l’échanson Néhémie lui verse de larges coupes de vin grec, puisqu’il a coutume de ne point marcher sans une tonne à sa suite. Salut aux fils et aux filles de la royale lignée : Que le Christ leur donne de vivre heureux de longues années, et leur accorde les joies du royaume éternel ! 0 Christ salut du monde, notre gloire, notre vie et notre rédempteur, en tout temps, en toute année, à toute heure, conservez notre blen-aimé David (Charlemagne) donnez-lui la joie d’une heureuse vie et un règne béni et qu’à cette prière le peuple entier, d’une seule voix, réponde : Amen[20]. »

Destinée des écoles carlovingiennes.

Cette épître a bien l’accent d’admiration passionnée, de respect et aussi d’aimable enjouement qui convenait aux entretiens familiers d’un homme excellent comme Alcuin, avec un grand homme comme Charlemagne. Toute la cour y paraît le clergé de la chapelle et les enfants qu’on exerce au chant ecclésiastique, le collège des médecins, les scribes de la bibliothèque, l’école enfin ; et autour du prince tout un cortége d’illustres personnes, vouées au culte des lettres. Le poëte n’oublie ni les absents, ni les officiers de bouche dont il ne dédaigne pas les services, ni surtout les nobles princesses qu’il a droit de nommer ses filles depuis qu’elles ont sollicité ses leçons, lui rappelant que Jérôme, ce grand docteur de l’Eglise, ne dédaigna pas d’adresser des femmes ses interprétations des livres saints. Sans doute le pédantisme mêle ses travers au premier enthousiasme des plaisirs d’esprit. Ces Germains, fouillant toute l’antiquité classique et toute la Bible pour y dérober des noms moins rudes que ceux de leurs pères ; les évêques et les guerriers se faisant appeler comme les pasteurs des églogues ; l’opiniâtreté des discussions grammaticales ; le goût des énigmes, ouïe grand roi lui même :

Quid faciet Beleel Iliacis( ?) doctus in odis ?
Cur, rogo, non tenuit scholam sub nomine patris ?

se pique d’exceller;tous ces traits rappellent le faux Virgile, et la tradition des rhéteurs aquitains. Longtemps encore, elle se défendra contre les progrès de la raison publique. Au dixième siècle, Atton de Verceil écrira la satire de son temps dans une langue où l’on retrouvera toutes les ténèbres des douze latinités et le géographe anonyme de Ravonne rivalisera de hardiesse avec l’école de Toulouse, quand il s’agira de citer des philosophes égyptiens, goths, africains, que lui seul a connus. Les poëtes continueront de semer dans leurs vers des acrostiches, des héllénismes ; et l’on composera en l’honneur de Charles le Chauve ce fameux poëme dont chaque mot commence par un C. Enfin, les lettrés s’obstineront à demander aux Romains et aux Grecs un baptême qui efface leur origine à entendre nommer les docteurs de la réforme Mélanchthon, Osiandre, Œcolampade, on croirait avoir affaire à des gens fraîchement débarqués d’Athènes, si bientôt ils ne se trahissaient par la violence de leurs invectives ; et les académies italiennes emprunteront aux bergers d’Arcadie leur houlette avec leurs noms[21]

Mais l’enseignement des écoles de la décadence avait achevé sa tâche, en communiquant la science aux barbares sous des formes capables de les attacher. Maintenant la barbarie fuyait de ces mystères à l’ombre desquels les lettres s’étaient réfugiées, il ne restait plus qu’un appareil inutile, des souvenirs confus, et le goût du faux savoir et des faux brillants, qui durera autant que l’esprit humain. Une école nouvelle s’élevait où le bon sens devenait maître, où la doctrine des anciens se dégageait de toute corruption, où la raison moderne grandissait dans de meilleurs exercices. Ne nous scandalisons pas de trouver qu’un temps fût où l’on n’expliquait pas Virgile aux élèves du palais Alcuin réclama pour le poëte, et tout donne lieu de croire qu’on lui rendit justice. Virgile eut le privilège de diviser les hommes de ce temps, de faire la passion des uns, le scandale des autres, l’occupation de tous ; Rigbod, évéque de Trèves, savait mieux les douze livres de l’Énéide que les quatre Évangiles. Alcuin, dans son enfance, avait préféré les larmes de Didon aux hymnes de David. Il est vrai que, plus tard, il se reproche amèrement ce péché, et que, devenu vieux, il ne veut plus faire admirer à ses écoliers de Tours les dangereuses beautés du poëte païen. Mais son disciple Sigulfe leur lira Virgile;en cachette peu à peu le doux chantre des Géorgiques se fera ouvrir les portes les plus sévères ; on le trouve dans les catalogues de toutes les bibliothèques ecclésiastiques du neuvième et du dixième siècle, à Saint-Gall, à Fulde, à Metz, à Reims, ordinairement en compagnie d’Horace et de Térence. On le donnera même en spectacle au peuple dans les drames religieux : Virgile aura la parole après David et Isaïe dans les mystères des Vierges sages et des Vierges folles, et on le mettra parmi les prophètes, plutôt que de le laisser avec les réprouvés[22]. On n’a plus d’inquiétude pour les anciens, quand l’éducation de Charles le Chauve est confiée à Loup de Ferrières, le plus fervent disciple de Cicéron et de Quintilien. Un peu plus tard, Scot Érigène introduit la philosophie au palais. Dernier héritier des spéculations d’Alexandrie, il les lègue à l’ardente curiosité du moyen âge. De ces hardiesses qui le conduiront jusqu’aux limites du panthéisme, il restera deux choses il nous laissera toutes les sources du mysticisme dans sa traduction de Denys l’Aréopagite, où iront s’inspirer Hugues, Richard de Saint-Victor, saint Bonaventure et tout le germe de la scolastique dans sa méthode, qui est déjà l’effort de la foi pour se justifier par la raison, c’est-à-dire la pensée même de saint Anselme et de saint Thomas. Cet Irlandais, ce disputeur téméraire est venu jeter à Paris un brandon qui n’en sortira plus, qu’Abélard relèvera, et qui deviendra un flambeau.

Si Charlemagne fut le fondateur de l’Université.

Nous commençons à prévoir que la réforme littéraire de Charlemagne ne périra pas plus après lui que ses desseins politiques et religieux, et nous comprenons pourquoi la tradition, qui n’a jamais complétement tort, a fait de Charlemagne le fondateur de l’Université. Non, Charlemagne ne fonda point l’Université, c’est-à-dire cette libre association de professeurs, consacrée au treizième siècle par les priviléges des papes et par le patronage des rois. Mais on peut dire que Charlemagne avait donné d’avance un esprit à ce corps, qu’il avait commencé la popularité, l’universalité de l’ enseignement , quand il appela au rendez-vous de l’étude les hommes savants des quatre coins de la chrétienté. On peut dire qu’en convoquant autour de lui tant d’Italiens, d’Irlandais, d’Anglo-Saxons, il accoutumait tout ce qu’il y avait de docte chez les peuples voisins prendre le chemin de la France ; qu’elle lui dut de voir tous les grands théologiens du treizième siècle venir d’Italie et d’Allemagne briguer ses chaires, et le bruit de ses disputes retourner aux extrémités de l’Europe avec les quarante mille étudiants qui en étaient venus. On peut dire enfin que Paris reçut de lui ce pouvoir dé la parole publique, dont nos pères comprenaient déjà toute la grandeur, lorsque, cherchant à se rendre compte des fonctions’que la Providence partageait aux peuples chrétiens, ils voulaient qu’elle eût donné « le sacerdoce aux Romains, comme aux aînés ; l’empire aux Germains, comme aux plus jeunes ; et l’école aux Français comme aux plus intelligents[23]

Conclusion.Les temps barbares contiennent en germe toute la littérature du moyen âge.

Nous nous arrêtons au moment où les destinées de l’esprit humain sont assurées. Des travaux moins ignorés que les nôtres ont fait voir que l’impulsion donnée par Charlemagne se prolongea sans interruption jusqu’à ces beaux siècles du moyen âge, dont on ne conteste plus ni le savoir ni le génie[24].

Ce qui restait à prouver, c’était la perpétuité des traditions littéraires aux temps barbares, de Clovis à Charlemagne. Cette étude nous a jetés dans des recherches périlleuses, sur des chemins arides, à travers des obscurités que nous n’avons pas toujours éclairées. Cependant nous ne regretterions pas nos efforts, s’ils avaient réussi à rétablir, sur le seul point où elle paraissait suspendue, cette loi divine du travail, qui est celle de la nature comme de l’humanité ; qui, après avoir poussé nos pères à toutes les études, nous pousse nous-mêmes à les recommencer avec eux, et, quand la vie est si courte, le présent si orageux, nous fait consacrer les jours et les nuits à rechercher ce qu’apprirent, ce que pensèrent, ce que voulurent des hommes morts depuis douze cents ans.

Lorsqu’on s’enfonce dans les vallées des Vosges et du Jura, au cœur des âpres contrées où les vieilles mœurs germaniques se défendirent si longtemps, on est d’abord frappé de la sauvage majesté de ces lieux. Mais, en y regardant de plus près, on trouve qu’une puissance plus grande que la nature, je veux dire le travail, la poursuit jusque dans ce sanctuaire, la subjugue et la met à son service, sans rien épargner de ce qui semblait créé pour la liberté et pour le repos. Quoi de plus calme que ces grands arbres qu’on croirait nés pour ne rien faire, comme les fils des anciens rois ? Il faudra pourtant qu’ils descendent de leurs rochers, pour aller servir le paysan qui leur fera porter le toit de sa maison, ou le navigateur qui en formera les flancs de ses vaisseaux. Quoi de plus libre que le torrent ? Et cependant on est venu le chercher dans son lit ; on l’emprisonne, on l’attache comme un esclave à la meule. Ne dites pas que ces usines déshonorent ta sauvage beauté du désert le bruit des marteaux et la fumée des forges vous apprennent que la création obéit à l’homme, et l’homme à Dieu.

L’histoire nous a donné un spectacle semblable. Nous avons vu la barbarie dans toute la grandeur que lui prêtent les récits de Tacite et les chants de l’Edda. Nous connaissons ces Germains créés pour la ruine de l’empire et pour la conquête de l’Occident, capables de tout, hormis d’obéir et de travailler. Après la guerre et la chasse, ils passent de longues journées d’hiver dans l’inaction, dans le sommeil de la pensée. Le Christianisme vient ; et s’il craignait, comme on l’assure, le réveil de la raison humaine, il n’aurait qu’à laisser dormir ces peuples. Il trouve en eux des hommes qui ne lisent point, n’écrivent point, qui l’aideront, s’il le veut, à brûler ce qui reste de l’antiquité païenne. Mais il en use bien autrement avec l’Evangile, il leur donne des lois au lieu de planter une croix dans la solitude, et d’être satisfait si les tribus converties sont venues prier autour, il leur fait bâtir des villes, il entasse dans les murailles, dans la gêne d’une vie commune, ces barbares qui ne souffraient point de voisins. Il les pousse enfin dans des écoles, pour les faire pâlir pendant sept ans sur les neuf livres de Martianus Capella et sur les dix catégories d’Aristote. Sans doute on peut demander si le christianisme employait bien le temps de ses disciples. On lui a reproché d’avoir flétri ces générations neuves, en les mettant au régime d’une civilisation vieillie;on a regretté pour les Germains la liberté de leurs forêts, ou les chênes auraient fini par rendre des oracles, comme à Dodone, et où les muses seraient descendues comme sur les montagnes de la Grèce, si elles n’avaient eu peur des moines et des pédagogues. Nous estimons au contraire que le travail, loin de gâter les peuples modernes, leur donna ce tempérament robuste qui a résisté à tant de révolutions. Nous ne nous repentons point de cette laborieuse éducation de nos aïeux, ni des siècles qu’ils passèrent à lire en latin, à versifier en latin, à parler latin. L’empreinte latine était encore le sceau de l’empire du monde ; et les nations qui en furent marquées plus fortement, la France, l’Angleterre et l’Espagne, étaient seules destinées à voir leur épée, leur politique et leurs langues sortir de l’Europe, et remuer toute la terre.

Le travail n’étouffe donc pas l’inspiration, il la féconde ; et nous pouvons dire maintenant qu’il n’y a point de siècles laborieux sans un souffle inspiré qui les soutienne. S’il nous était donné de revenir un jour sur les temps obscurs où nous n’avons cherché que la trace de l’étude, nous y suivrions sans peine le sillon lumineux de la poésie et de l’éloquence. Sans doute nous ne trouverions pas la poésie dans les vers de Fortunat et d’Alcuin mais elle est déjà tout entière dans cet effort des âmes pour atteindre un idéal meilleur que les tristes réalités de la vie. D’un côté, c’est l’idée de l’empire, d’une monarchie qui échappe aux étroites limites des royautés barbares, qui se rattache à tous les grands souvenirs de l’antiquité:voilà le rêve de la société laïque, et en même temps la première pensée de l’épopée guerrière, de ces poëmes d’Alexandre, de César, de Charlemagne, éternel passe-temps du moyen âge. D’un autre côté, c’est l’idée de Dieu qui conduit les anachorètes au désert, les missionnaires au milieu des hasards de l’apostolat, les pèlerins aux saints lieux de Rome et de Jérusalem. Mais ni le désert, ni les saints lieux, ni les forêts païennes évangélisées, ni aucune des scènes de la terre, ne suffit à ce besoin de l’infini, qui fait le charme et le désespoir de l’imagination humaine. Lasse des beautés qui se voient, elle veut qu’on l’entretienne de l’invisible et, pour la satisfaire, il faudra que saint Fursy visite le ciel et l’enfer sous la conduite des anges, que saint Patrice descende au purgatoire. Ces visions rempliront les légendes des saints, elles agrandiront le cycle mobile de l’épopée religieuse, jusqu’au moment où elle se fixera sous les traits immortels de la Divine Comédie.

Les temps que nous avons traversés ne nous rendraient pas les merveilles de l’éloquence classique nous ne retrouverions nulle part les tribunes d’Athènes et de Rome, ni même la parole dorée de saint Jean Chrysostome, ni les cris pathétiques de saint Augustin. Cependant saint Jean Chrysostome et saint Augustin, avec toute la beauté de leur génie, ne réussirent qu’à consoler les derniers moments de leurs peuples d’Antioche et d’Hippone ; ils aidèrent la société ancienne à bien mourir, ils honorèrent ses funérailles. Les prédicateurs des temps barbares firent plus:ils créèrent des peuples nouveaux. Les discours de saint Éloi, de saint Gall, de saint Boniface, commencèrent la tradition de cette éloquence simple, populaire, moins curieuse de plaire à l’oreille que de convaincre la raison, et dont il faudra bien avouer la puissance quand elle éclatera sur les lèvres de saint Bernard, et qu’elle fera les croisades. Mais saint Bernard prêche en langue vulgaire à cette voix qui lève des armées, je reconnais la parole de la France, mise au service de la civilisation chrétienne et j’ai confiance qu’elle y restera.


FIN.
  1. Tiraboschi, Storia della letteratura, t. V, lib. Il, cap. I Ce critique judicieux a cependant trop obscurci le tableau qu’il fait du septième siècle. Voyez les épitaphes des papes restituées dans l’excellent travail de Sarti, qui a corrigé plusieurs erreurs de Gruter, de Baronius et de Pagi. Appendix ad Ph. Dionysii opus, de Cryptis Vaticanis.Voyez aussi les indications données par Crescimbeni (Storia di S. Maria in Cosmedin) sur les établissements religieux des Grecs. En ce qui touche les bibliothèques, Rasponi, de Biblioth. Lateranensi. Le même auteur donne l’antienne grecque qu’on chantait, le jour de Pâques, sous le portique de Saint-Venance. Le canon du concile de 680 est une de ces traces précieuses de la perpétuité des jeux scéniques, si savamment relevées par M. Magnin. J’en trouve trois autres indices dans les lettres d’Alcuin, epist. 213, 144 et 230, édition de Froben.
  2. Anastase, in Hadriano. Chronicon Eugolosmense, ad ann. 787: « Et dominus rex Carolus iterum a Roma artis grammaticae et computatoriœ magistros secum adduxit in Franciam et ubique studium litterarum expandere jussit.» Cf. Eckehardus, de Casibus S. Galli: « Mittuntur secundum regis petitionem Petrus et Romanus, et cantum et liberalium artium paginis admodum imbuti.»
  3. Sur Pierre de Pise, Éginhard « In discenda grammatica, Petrum Pisanum diaconum senem audivit.» Alcuin (Epist. 15) raconte que, dans un premier voyage en Italie, il connut Pierre de Pise, au moment où celui-ci venait de s’illustrer par sa dispute contre le juif Jules. Sur la vie de Paul Diacre et l’époque précise de son séjour en France, Tiraboschi, Storia, t. V, lib. III cap. III. La correspondance poétique de Pierre de Pise et de Paul Diacre est donnée par l’abbé Leboeuf, Dissertations sur l'Histoire ecclesiastique t I, p. 370 et suiv.

    Graeca cernerit Homerus
    Latina Virgilius,
    In hebraea quoque Philo.

    Paul répond :

    Graecam nescio loquelam ;
    Ignore hebraicam.

    Il entend déclarer, non pas qu’il ignore la langue, mais qu’il ne la parle point.

  4. Concil. Tolet., 621 « Quicumque in clero puberes aut adolescentes existunt, omnes in uno conclavi atrii commorentur, ut lubricae aetatis annos, non in luxuria, sed in disciplinis ecclesiasticis agant, deputati probatissimo seniori, quem et magistrum doctrinae et testem vitae habeant.  » Richer, Hist., lib. III cap. XLIII « Gerbertum assumptum duxit (Borellus), atque Hattoni episcopo instruendum commisit. Apud quem etiam in mathesi plurimum et efficaciter studuit. » Il faut voir d’un bout a l’autre ce chapitre, qui n’a été publié que récemment, et qui jette une lumière si nouvelle sur les commencements de Gerbert.
  5. Alchuini, adversus felicem Urgellitanum, lib. VII. Id., Epistola ad Elipandum. Concilium Francofortense. FIeury a clairement fait voir par quelle méprise le concile de Francfort se prononça contre le deuxième de Nicée, en ce qui touche le culte des images. Les pères de Francfort condamnèrent une proposition de Constantin de Chypre, tout à fait différente de la décision du concile.
  6. Monachus Sangallensis, lib. t, c.I, II, III. Le récit du moine de Saint-Gall est rejeté comme une fable par Tiraboschi (Storia della letteratura italiana , t. V, lib. III, cap.I et par Launoi, de Scholis celebroriuscap II. Voici mes autorités contre deux critiques si considérables , Edictum Lotharii, apud Muratori, Script.rer. Italic., t.I p. 2, p. 151 « Primum in Papia conveniant ad Dungamm de Mediotano, de Brixia, de Laude, »etc. a Tiraboschi (ibid.) cite l’épigraphe suivante d’un manuscrit offert au monastère de Bobbio :

    Sancte Columba, tibi Scotto tuus incola Dungal
    Tradidit huce librum, quo fratrum corda secutus

    et dans un catalogue de Bobbio « Item de libris quos Dungalus praecipuus Scottorum obtulit beatissimo Columbano. » Il faut remarquer enfin que le moine de Saint-Gall semble placer l’arrivée des deux Irlandais après le couronnement de Charlemagne comme empereur, c’est-à-dire après l’an 800 et qu’ainsi on est moins surpris de trouver encore Dungal a Pavie en 825. Tiraboschi, en attribuant au professeur de Pavie le livre contre Claude de Turin, penche à reconnaitre un autre Dungal en la personne du reclus de ce nom qui, en 811, adressa une lettre à Charlemagne sur deux éclipses de l’année précédente (d’Achery, Spicileg., t. III, p. 324).

    Sinner, Catalogus codicum mss. bibliothecae Bernensis, ° 123. Cod. membran olim S. Benedicti Floriacensis. Clementis Scoti Liber de partibus orationis Voici un passage de Clémens qui se retrouve textuellement dans Virgile. p. 14 « Est etiam sensus hujus adverbii esto, hoc est recte, secundum illud Galbungi « Esto, inquit, quaerunt, » etc. Et plus loin a Virgilius multi adverbia de conjunctivis faciunt ut ergo pro saepe ponant, » etc. Cf. Virgile, p. 146.

    Alchuini, Epist. IX ad Carolum  : « Ego imperitus, ego ignarus nesciens aegyptiacam scholam in palatio Davidicae versari gloria e. Ego abiens Latitios, ibi dimisi. Nescio quis subintroduxit Aegyptios »

    La qualification d’Egyptiens rappelait aux Irlandais qu’ils avaient longtemps prétendu soutenir le cycle pascal d’Alexandrie, contre l’usage de Rome et de tout l’Occident.

  7. Versus hibernicus exulis, apud Mai, Script. t. V, p. 405, mais déjà publiés par Durand et Martène, Amplissima collectio, t. 1.

    Dum proceres mundi regem venerare videntar,
    Ponderibus vastis ingentia dona ferentes,
    Immensum argenti pondus fulgentis et auri,
    Gemmarum cumulos sacro stipante metallo.
    Spumantes et equos flavo stringente capistro.
    Die mihi quae pariter reddemus, garruli musa ?.
    0 sola ante alias cantus dulcedine capta,
    Divitiis orbis praevertens carmina musa
    « 0 gens regalis, profecta a mœnibus altis
    Trojae! nam patres nostros his appulit oris,
    Tradidit atque illis hos agros, arbiter orbis.
    Hos fines amplos, capiendas funditus urbes.

    Hericus monachus, Epist. Ad Carolum calvum, apud Bolland., A. SS. Jul., t. VII, p. 222 « Quid Hiberniam memorem, contempto pelagi discrimine, pene totam cum grège philosophorum ad littora nostra migrantem ? »

  8. Vita Alchuini, auctore anonyme. Dans l’édition d’Alcuin par Froben, Alchuini Carmen de pontificibus ecclesiae Eboracensis, il représente ainsi l’enseignement d’Aetbert, successeur d’Egbert, à l’école d’York

    His dans grammaticae rationis graviter artes,
    Illis rhetoricae infundens refluamina guttae
    Istos juridica curavit cote polire…
    Ast alios fecit praedictus nosse magistro
    Harmoniam cœli, solis lunaeque labores…
    Aerios motus pelagi, terraeque tremorem
    Naturas hominum, pecudum, velucrumque ferarum…


    Les vers suivants contiennent le catalogue de la bibliothèque.
    Que l’école d’York fût à la fois laïque et ecclésiastique, c’est ce qui résulte du passage suivant de la vie d’Alcuin : « Erat quidam ei (Egberto) ex nobilium ntiis grex scholasticorum, quorum quidam artis grammatical rudimentis, alii disciplinis crudiebantur artium jam liberalium, nonnulli divinarum Scripturarum. »

  9. Alchuini. Epistolae passim. Idem, de Septem artibus, praefatio. Les écrits d’Alcuin attestent qu’il sut le grec mais je remarque surtout une lettre à Angilbert, où il lui conseille de corriger un exemplaire du psautier sur le texte des Septante.
  10. Alchuini Opp. Disputatio regalis, et nobilissimi juvenis Pippini cum Albino scholastico. hi. Ampère, Hist. litt., t. III, chap. iv, a remarqué ce qu’il y a de vraiment germanique dans quelques traits de ce petit ouvrage. Cf. Virgilius Maro p. 94 et 123.
    Dans une épitre à son disciple, Alcuin hasarde cette coupe, conforme aux règles de là Scinderatio phonorum.
    Te cupiens appel — peregrinis — lare Camoenis.
  11. Ci-dessus, chap. v, et l’Histoire littérairedes Bénédictins, t. IV, p. 1 et suiv. Je regrette d’avoir connu trop tard le savant travail où M. Beugnot réduit de beaucoup les accusations dont on acharne la victoire de Charles Martel. Cependant la correspondance de S. Boniface atteste le déplorable état de l’Eglise de France, et surtout la corruption du clergé dont Charles Martel s’entourait. Voyez surtout la lettre 12 de S. Boniface (édition de Giles). Les règlements du concile de Leptines semblent prouver aussi que le pouvoir temporel avait mis la main sur les biens de l’Eglise pour subvenir aux frais de la guerre : « Statuimus quoque, cum consilio servorum Dei et populi christiani, propter imminentia bella et persecutiones ceterarum gentium quae in circuitu nostro sunt, ut sub precario et censu aliquam partem ecclesiasticae pecuniae in adjutorium exercitus nostri, cum indulgentia Dei, aliquanto tema pore retineamus. »
  12. Pertz, monument German., t. I , praefat.. Les annales de Saint-Amand s’ouvrent en 686, celles de Lobes en 687, celles de Murbach en 705, celles de Saint-Emmerand en 752. Paul. Diacon., de Episcopis Metensibus. littéraire, t.IV~. Epist. XIII Pauli papœ ad Pippinum :« Direximus etiam excellentissimae Praecellentiae vestrae et libros quantos reperire potuimus, id est, antiphonaae et responsale. in simul artem grammaticam(sic) Aristotelis, Dionysii Arcopagita : libros, geometricam, orthographiam, omnes graeco eloquio scriptores.» Eckchardus, de Casibus S. Galli : « Carolus rogat papam tunc quidem Adrianum, quum defuncti essent quos antea Gregorius miserat, ut iterum mittat Romanos cantores. » Epist. XXX Pauli papae ad Pippinum : « Quod praesentes... monachos Simeoni scholae cantorum priori contradere deberemus, ad instruendum eos in psalmodiae modulatione ». Sur l’école du palais au temps de Pépin, voyez ci-dessus les textes cités des Vies de S. Benoit d’Aniane et d’Adathard. Le pape Adrien, dans sa réponse aux livres Carolins, rappelle qn’Angilbert a été nourri dans le palais dès la première jeunesse. La vie de Wala atteste que Charlemagne avait les mêmes maîtres que les jeunes nobles: « inter palatii tirocinia , omni mundi prudentia eruditus, uno cum terrarum principe magistris adhibitus ».
  13. Éginhard, 24, 25 (Hist. litt., t. III, chap.II). Monachus Sangallensis, I, 9. M. Ampère a parfaitement établi que les paroles d’Éginhard « Tentabat et scribere, » signifient, non que Charles ne sùt point écrire, mais qu’il s’exerçait à l’art des calligraphes, alors si cultivé dans les monastères. Nous n’avons pas parlé des poésies latines de Charlemagne, parce qu’elles peuvent avoir été composées en son nom par les lettrés de sa cour.
  14. Cette lettre de Charlemagne, tirée d’un manuscrit de l’abbaye de Saint-Martial, a été publiée par l’abbé Lebœuf dans le supplément à sa Dissertation sur l’état des sciences sous Charlemagne, Dissertations sur l’hist. ecclésiast., p. 370 et suiv.
  15. Encyclica de litteris colendis, apud Sirmond, Concilia Galliae, t. II, p. 124. Pertz, t. 1 Legum, p. 52, traduite pour la première fois par M. Ampère, Histoire littéraire, t. III, p. 25. Le texte latin n’est pas élégant, mais il est correct. L’exemplaire qui nous a été conservé s’adressait à Baugulf, abbé de Fulde : « Karolus, gratia Dei, rex Francorum et Longobardorum, ac patricius Romanorum, Brugulfo abbati et omni congregationi, tibi etiam commissis fidelibus oratoribus nostris, in omnipotentis Dei nomine, amabilem direximus salutem. »
  16. Pertz, p. 65 : « Et non solum servilis conditionis infantes, sed etiam ingenuorum filios adgregent, sibique socient et ut scholae legentium puerorum fiant. » etc. Concilium Cabilonense, ann. 813 : « Episcopi scholas constituant, in quibus et litterariae solertia disciplinae, et sacra Scripturae documenta discantur. » Cf. Concilium Parisiense, VI,. ann. 829 ; Concilium Aquisgranense, ann. 816 ; Meldense, 815 ; Saponariense, 859. : « Constituantur undique scholae publicae, scilicet ut utrius eruditionis, et divinae scilicet et humanae, in Ecclesia Dei fructus valeat accrescere ». Theodulfi Aurelianensis Capitul. 20 (ante ann.) : « Presbyteri per villas et vicos scholas habentant ; et si quilibet fidelium usos parvulos ad discendas litteras eis commensare vult, eos susciperere ac docere non renuant.Attendente, illud quod scriptum est : « qui ad justitiam erudiunt multos, fuglebunt quasi stellae in perpetuas aeternitates. » Cum ergo eos docent, nihil abeis pretii pro hac re exigant ».~ Launoy (de Scholis) établit, dès le neuvième siècle, l’existence des écoles de Paris, Orléans, Fontenelle, Auxerre, Lyon, Reims, Mayence, Liège, Hirschan, la Nouvelle-Corbie. L’édit de Lothaire, en date de 855, institue neuf écoles pour l’Italie : Pavie, Ivrie, Turiri, Crémone, Florence, Vérone, Fermo, Vicence, Cividal-del-Friuli.
  17. Duboulay voit dans l’école du palais le commencement de l’Université. Cette opinion, combattue par les auteurs de l’Histoire littéraire, ne pouvait se soutenir. Mais les auteurs de l’Histoire littéraire (t. IV, p. 10) reconnaissent l’existence de l’école palatine, et les textes suivants la prouvent déjà.
    Vita S. Ansegisi Fontanellensis, Mabillon, A. SS. 0. S. B., sec. IV, p. 631 : « Non multo post ad palatium eum perducens, in manus gloriosissimi regis Caroli commendare studuit. » Il y acquis une grande instruction : « ’Omni scientia divinae scilicet atque humanae philosophiae sufficienter instructus. »
    Vita S. Aldrici Senonensis, ibid., p. 568 : « A parentibus traditus in liberalibus studiis erudiendus, mirabiliter coepit proficere… imperator Augustus eum praeceptorem palatiuum instituit. »
  18. Monachus Sangallensis, de Cura ecclesiastica Caroli Magni . Le moine de Saint-Gall est contemporain de l’Irlandais Moengall et de ses plus illustres élèves, Notker, Hartmann et Totilo.
  19. Alchuini Epistol. edit. Duchesne ; epist. 25, ad Homerum suum : « Miror cur Flaccinae pigritiae socordiam septiplicis sapientiae decus, meus dulcissimus David interrogare voluisset de quaestionibus palatinis. dum saecularis aibri et ecclesiasticae soliditatis sapientia, sicut justum est, apud vos inveniuntur. »
    Epist. 10 ad Carolum. « Idem Petrus fuit qui in palatio vestro grammaticam docens, claruit. »
    Epist. 9. « Nesciens œgyptiacam scholam in palatio Davidicae versari gloriae . »
    Epist. 1.« Ad sapientiam omni studio discendam et quotidiano exercitio possidendam exhortare, domine rex, juvenes quoscumque in palàtio excellentiae vestrae quatenus in ea proficiant aetate florida, ut ad honorem canitiem suam perducere digni habeantur.»
    Epist. 106.« Et juvenum mentes quadam inertiae rubigine obductas, ad acumen ingenii per vestram sanctissimam solertiam elimandas. »
    Epist. 15.« Vestra ergo auctoritas palatines erudiat pueros, ut elegantissime proferant quidquid vestri sensus lucidissima dictaverit eloquentia.»
    J’écarte tous les textes dont le sens pourrait, être équivoque, et où le mot schola peut être pris dans le sens de corporation, de règle, de discipline, comme dans la lettre des évêques à Louis le Germanique :« Domus regis schola dicitur , id est disciplina ».
  20. AlchuiniVersus apud Froben, t. II, p. 228 :


    Venerunt apices vestrae Pietatis ab aula,
    O dilecte Deo, David dulcissime Flacco.
    Tu dignos equidem misisti sorte ministros
    Ordinibus sacris jam per loca nota capellae.
    Accurrunt medici mox Hippocratica tecta.
    Quid Maro versificus solus peccavit in aula ?
    Non fuit ille pater jam dignus habere magistrum
    Qui daret egregias pueris per tecta camoenas ?


    Je me suis permis de rapprocher les vers qui traitent de la chapelle, et qui dans le texte forment deux fragments sépares peut-être par une erreur de copistes.

  21. Alcuin motive à sa manière l’usage des noms d’emprunt. Epist 183:«Sœpe familiaritas nominis immutationem solet facere, sicut ipse Dominus Simonem mutavit in Petrum, et filios Zebedaei nominavit tonitrui, quod etiam antiquis vel his novellis diebus probare poteris. »
    AttonisPolypticum apud Mai, Scriptor. Vatican., t. VI. Atton a laissé deux rédactions de cette pièce:l’une en langue énigmatique, l’autre plus intelligible, et qui donne la clef de la première. L’obscurité résulte de l’emploi des mots barbares, des mots tirés du grec, comme exhippitare pascemata, logo cyriou ; enfin, des transpositions qui bouleversent la construction de la phrase. Exemple « Hanc unde congruit Augusti caveat qui potiri censuram ut nomine parat ». Lisez « Unde congruit ut qui parat potiri nomine Augusti caveat hanc censuram. » En ce qui touche le géographe de Ravenne, voyez Tiraboschi, t. VI, et les belles recherches de M. Letronne sur Dichuill Le géographe anonyme cite M. Marpesius, le roi Ptolémée, Lollianus, Castorius et Arbition, philosophes romains Aitanarid, Eldebald, Marcomir, philosophes des Goths Cincris et Blantasis, Égyptiens et les Africains Geon et Risis.
    Lebœuf,Dissert., t. II État des sciences depuis Charlemagne jusqu’au roi Robert. Abbon de Saint-Germain, dans son poëme du siège de Paris, pratique la Scinderatio phonorum  :
    …Burgun-adiere-diones .
    Il aime les mots grecs : basileos, cosmos, polis, archon. Tout son troisième livre est dans le même style. Voyez aussi les vers de Valafrid Strabo, les lettres d’Hincmar (epist.8), les écrits de Pascase Ratbert et d’Héric d’Auxerre. On peut suivre longtemps encore la trace de ce style au moyen âge, et, par exemple, dans les églogues latines de Dante et de Giovanni del Virgilio.
  22. Alchuini Vita ap. Froben. Leboeuf,Dissertations,t.II, p.17.
  23. Jordani Chronicon a creatione mundi ad Henricum VII.
  24. Ampère, Histoire littéraire , t. III. Baehr, Geschichte der romischen Literatur in Karolingischen zeitalter.