Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 04/Chapitre 7

Lecoffre (Œuvres complètes volume 4, 1872p. 306-351).


CHAPITRE VII
L’ÉGLISE


Quelles ressources et quels obstacles l’Église trouvait chez les Germains.

En achevant l’histoire de la conquête chrétienne chez les peuples du Nord, et des dix siècles de combats qu’elle eut soutenir depuis la fondation des premières églises jusqu’au renversement du temple païen d’Upsal, on peut s’étonner d’une résistance si opiniâtre, et qui semble si peu prévue. Quelles nations, en effet, paraissaient mieux préparées au christianisme, si l’on considère ce qu’il y avait de vérité dans leurs religions, de justice dans leurs lois, d’élévation dans leur poésie ? Nous n’avons pas oublié ces dogmes de l’Edda, dont il faut bien avouer l’analogie avec les traditions bibliques : une divine intelligence adorée sous trois noms, l’immolation d’un Dieu victime, le jugement des âmes. Les chrétiens eux-mêmes louaient chez les Saxons la chasteté des mœurs et la sagesse des coutumes, qui, en veillant en l’honneur des familles, pourvoyaient à la durée de la nation. Enfin les poëmes des Scandinaves ont des inspirations si nobles et quelquefois si pures, qu’on peut s’expliquer comment, au moment même de la conversion de l’Islande, le prêtre Soemund recueillit, pour les sauver, ces hymnes d’un paganisme qu’il combattait. Il faut donc reconnaître ici quelque chose de pareil à cette éducation providentielle qui, selon Clément d’Alexandrie, préparait les voies à l’Évangile, chez les barbares comme chez les Grecs. Il y a plus : dans un monde vieilli, trop fatigué de disputes et de débauches pour se pénétrer de toute la douceur du christianisme, les barbares apportaient des cœurs jeunes. Ils avaient la pauvreté, que le Christ aimait ; le sentiment de l’honneur, qui pouvait donner du ressort aux consciences la fidélité, c’est-à-dire le besoin de croire et de se dévouer. On comprend dès lors qu’ils fussent ouverts à tout ce qu’il y avait de tendre et de généreux dans la foi nouvelle, et qu’ils finissent par lui donner les grands serviteurs que nous avons vus.

Mais les traits de lumière jetés dans l’Edda éclairaient surtout les peuples de la Scandinavie, où une heureuse ignorance de l’étranger avait laissé au génie national toute la richesse de ses souvenirs avec toute la liberté de ses développements. Là même cependant, malgré les protestations de la conscience, on voit prévaloir ce culte de la chair et du sang, qui est le vice originel du paganisme ; et, malgré l’effort des institutions, cette passion du désordre, qui fait le fond de la barbarie Mais le mal est plus profond chez les Germains, livrés à tous les débordements d’une vie errante, à tous les hasards d’une guerre éternelle, surtout quand la lutte engagée contre l’empire romain les arrache à leurs traditions, en même temps qu’à leurs premières demeures. On trouve chez eux assez de débris pour y démêler les éléments d’une théogonie, d’une législation, d’une épopée nationales, mais pour constater aussi que ces éléments se décomposaient et retournaient au chaos. Il en est de même de leurs vertus, toutes atteintes de cette corruption qui en fait autant de vices. S’ils étaient pauvres, ils n’en convoitaient que plus l’or et les terres des nations riches ; ils portaient le sentiment de l’indépendance jusqu’à l’horreur du devoir ; et, quand ils se dévouaient à un chef, c’était pour satisfaire, sous sa conduite, ce besoin qui les dévorait de combattre et de détruire.

Je me restreins à ces peuples, qui firent au christianisme une tâche plus laborieuse. La barbarie avait mis le désordre dans la nature humaine ; elle avait abandonné l’âme aux sens, la société à la force. Il fallait donc recomposer la société et régénérer les âmes.


Ce que la barbarie avait fait de la société.

I. La société était oppressive, elle était impuissante. On n’y connaissait que la force des armes et la force de la famille, qui pour une même cause armait plusieurs bras. Les tribus s’attachaient à des chefs connus par l’éclat de leurs aventures et de leurs grands coups d’épée, ou bien par la noblesse de leur race. Il n’y avait là qu’un pouvoir de chair et de sang, appuyé sur les instincts grossiers des hommes, et comprimant l’essor des facultés morales, principes de tous les droits. Mais comme un pouvoir matériel n’agit qu’en se faisant voir, celui-ci ne pouvait maintenir qu’une subordination momentanée il cessait d’être obéi aussitôt qu’il était absent : Tous les liens se rompaient, lorsque, après le combat, les bandes se dispersant, chacun rentrait dans sa maison solitaire au bord des bois. Les Germains aimaient cet isolement qui faisait leur indépendance, mais leur impuissance en même temps. Ils avaient horreur des villes ; et, leur prévoyance ne s’étendant pas au delà du besoin présent, ils formaient des confédérations ; mais rien ne les sollicitait à constituer de grands États. Voilà pourquoi la barbarie n’entreprit aucun de ces ouvrages qui exigent l’effort commun d’un grand nombre de volontés, afin de durer plusieurs siècles. Elle ne fonda point, elle ne bâtit point, elle n’écrivit pas de lois, elle ne laissa pas de monuments ; en sorte qu’il n’y a rien de plus faible au fond que cette force qui abrutit les hommes quand elle les gouverne, et qui les laisse désunis quand elle se retire[1].

Au milieu de ces mœurs violentes, le christianisme venait introduire l’idée la plus civilisatrice qui fut jamais, l’idée d’une société de tout le genre humain gouvernée par une autorité spirituelle, sans armes et sans lignée. Il faut voir comment une pensée si nouvelle se réalisa sur cette dangereuse terre de Germanie, comment elle soutint tout l’édifice déjà hiérarchie ecclésiastique, s’affermit par les décisions des conciles, pénétra dans les mœurs des peuples, et les remua jusqu’au fond.

La papauté

L’Église ne plaçait l’autorité qu’en Dieu seul, dont la volonté est la sanction de tous les droits. Au-dessous de lui, elle ne reconnaissait que des pouvoirs délégués : le souverain pontife n’avait pas d’autre titre que celui de vicaire de Dieu parmi les hommes. Quand donc les barbares, habitués à suivre des chefs qu’ils voyaient, qu’ils admiraient tous les jours[2], entrèrent dans la communauté chrétienne, ils apprirent qu’on y obéissait à un chef invisible, représenté ici-bas par un vieillard qu’ils n’avaient jamais vu, qui habitait une ville éloignée au delà des monts et des fleuves. Cependant c’était cet étranger qui faisait tout mouvoir chez eux : rien de considérable ne s’entreprenait qu’en son nom. Les évêques du premier concile germanique, en 742, avaient publié solennellement « la soumission qu’ils voulaient garder envers le siège romain, et leur ferme résolution de suivre canoniquement les préceptes de saint Pierre, afin d’être comptés au nombre de ses brebis. » Dès lors, l’action de la papauté ne cessa plus de presser les destinées religieuses de l’Allemagne : il lui arriva même, comme à toutes les puissances qui triomphent, qu’on lui attribua plus de droits qu’elle n’en avait prétendu, et qu’on lui soumit plus d’affaires qu’elle n’en voulait. C’est l’origine des fausses décrétales, dont on a fait tant de bruit. On n’y voit plus aujourd’hui qu’un recueil de canons interpolés, rédigés en Austrasie, loin de Rome et à son insu, dans l’intérêt des évêques francs, qui cherchaient à s’ouvrir un recours plus facile auprès du siége apostolique, contre les entreprises des métropolitains et les vengeances des rois. Quand la violence envahissait tout, il fallait bien que le droit se fût réfugié quelque part. On sentait sa présence au Vatican, et tous ceux qui attendaient justice tournaient les yeux de ce côté[3].

L’exemple du clergé fut suivi du reste des hommes : les rois recoururent à un tribunal dont ils entendaient si hautement vanter la sagesse ; ils lui déférèrent l’arbitrage de leurs différends. De ces appels répétés se forma le droit public du moyen âge, qui attribuait aux papes la consécration de tous les pouvoirs et la garde de toutes les libertés. On en reconnaît les commencements lorsque les Francs consultent Zacharie sur la déchéance du dernier Mérovingien. Plus tard, en 876, l’empereur Louis II reconnaît que les princes de sa race « n’obtiennent la dignité impériale qu’en recevant l’onction du pontife romain. » Le principe posé ne s’arrête plus ; il s’établit dans l’opinion, il passe enfin dans le droit écrit, et la loi de Souabe déclare que « saint Pierre reçoit de Dieu les deux glaives : il retient pour lui le glaive ecclésiastique, et remet le glaive temporel à l’empereur et, s’il monte son blanc palefroi, il faut que l’empereur lui tienne l’étrier[4]. » Tel était le progrès des esprits chez ces barbares d’hier : ils aimaient à mettre aux pieds de l’autorité spirituelle, d’un vieillard qu’ils auraient pu écraser, la force, figurée par ce qu’ils connaissaient de plus redoutable au monde, par l’empereur, héritier des Césars, chef de la féodalité, avec sa cour, ses juges et ses chevaliers bardés de fer. Une si grande nouveauté ne pouvait s’introduire sans contradiction. De là, cette lutte du sacerdoce et de l’empire, qui agita cruellement les peuples, mais qui devait faire l’éducation politique de la royauté[5]. Les souverains y apprirent qu’ils avaient cessé d’être, comme les Césars du paganisme, au-dessus des lois ; ils apprirent à se ranger sous la même règle que les derniers serfs de leurs domaines, à respecter la sainteté des mariages, la vie des hommes, la loyauté des contrats. Les canons du concile d’Aix-Ia-Chapelle, en 836, contenaient déjà le principe de cette redoutable doctrine du moyen âge : que les royaumes se perdent pour défaut de justice. Les princes connurent encore ce que l’antiquité avait ignoré : que l’obéissance politique avait des limites que, tout formidables qu’ils étaient, leurs épées n’effaceraient jamais un seul des commandements de Dieu, et que le pouvoir temporel n’a rien à voir dans le domaine des consciences. C’était beaucoup faire pour l’avenir, que de sauver ainsi le principe de l’égalité des hommes ; d’assurer aux sujets la liberté d’être gens de bien, qui est la première de toutes ; d’établir la justice dans les volontés, d’où elle devait tôt ou tard descendre dans les institutions ; et de maintenir, enfin, au milieu de toutes les violences et de toutes les tyrannies, l’idée du devoir, de l’accomplissement duquel dérivent tous les droits[6]

La puissance spirituelle, portée si haut par la papauté, s’exerçait de plus près par l’épiscopat. Les Germains avaient vu avec étonnement cette magistrature pacifique, ces hommes au vêtement long, un bâton dans une main, un livre dans l’autre, qui entraînaient la multitude par leurs discours, qui, en se rendant les serviteurs des ignorants et des faibles, devenaient les maîtres des grands, et qui, après soixante ans de fatigues, allaient se faire tuer chez les païens, d’où on rapportait leurs os pour les mettre sur les autels. Ainsi s’introduisait un gouvernement nouveau, soutenu par le savoir et par la vertu. Les peuples l’honorèrent d’abord, et l’enrichirent ensuite. Mais, quand la noblesse guerrière vit les honneurs et les richesses dans l’épiscopat, elle l’envahit. Ces chefs qui vivaient de leur épée, qui, en temps de paix, guerroyaient encore contre les buffles et les sangliers de leurs bois ; qui n’avaient jamais quitté le harnois, ni pour s’asseoir à un festin, ni pour tenir les plaids du canton[7], devaient se plier difficilement à l’idée d’un pouvoir désarmé. Ils entrèrent dans l’Eglise avec leurs armes et leurs habitudes ils y portèrent, la vie des camps. Les évêchés se convertirent en bénéfices conférés par voie d’investiture féodale, et à charge du service militaire. L’inféodation de l’Église fut un des plus grands périls du moyen âge. Sans doute ces temps avaient besoin d’une aristocratie belliqueuse, appuyée sur l’hérédité. Mais, afin qu’un pouvoir si pesant n’écrasât point la société qu’il couvrait, il fallait qu’il eût pour contre-poids le pouvoir de l’Église, recrutée démocratiquement par l’élection ; il fallait que les fils des laboureurs et des charpentiers, assis aux champs de mai et aux parlements à côté dés barons, y défendissent les intérêts du peuple d’où ils étaient sortis. Si la féodalité se fût emparée de l’épiscopat, si une caste sacerdotale et guerrière, comparable à l’ancien patriciat de Rome, eût mis la main sur les affaires et en même temps sur les consciences, que fût devenue la liberté du monde ? Il semble que ce danger avait été pressenti, lorsqu’on voit à l’assemblée de Worms, en 805, une requête présentée à Charlemagne, « afin que les évêques ne soient plus contraints d’aller à la guerre, mais qu’ils demeurent dans leurs diocèses, occupés de leur sacré ministère ; qu’ils prient pour le prince et pour l’armée, faisant des processions et des aumônes… en sorte que le prêtre ne soit pas comme le peuple[8]. » Les conciles de Mayence (815), d’Aix-la-Chapelle (836), d’Augsbourg (932), rappelèrent ces maximes : les papes ne permirent pas qu’elles fussent oubliées ; elles l’emportèrent enfin. Si les grands sièges de Trèves, de Mayence et de Cologne, si de nombreux évêchés richement dotés exercèrent une puissance temporelle sur leurs territoires ; si les prélats, qui sentaient dans leurs veines le sang des ducs et des empereurs, ne résistèrent pas toujours au plaisir de rompre une lance, du moins la liberté canonique des élections fut sauvée ; l’autorité épiscopale demeura distincte du bras séculier dont elle disposait, et le principe qui mettait l’intelligence au-dessus de la force ne périt pas.

Cependant le doux génie de l’Évangile se faisait place, et des mœurs plus saintes avaient prévalu dans l’Église germanique au commencement du onzième siècle. Un historien de ce temps représente les évêques « occupés du bien des peuples, soutenant de leurs conseils la fortune de l’empire, sans rien relâcher de la rigueur du sacerdoce. Entre tous, s’élevaient les archevêques de Trèves et de Cologne ; Willigise, le fils d’un charron, porté sur le siége de Mayence ; Buchard de Worms, loué dans l’Église pour son zèle à recueillir les saints canons ; Meinwerk de Paderborn, qui fut mis au rang des bienheureux, et beaucoup d’autres, incomparables en sainteté. Comme autant de chérubins qui s’animeraient du battement de leurs ailes, ils s’excitaient du spectacle de leurs vertus ; ils faisaient tressaillir la terre aux louanges de Dieu, et gouvernaient avec vigueur, dans la prospérité comme dans l’adversité, les nations confiées à leur garde[9]. » Ainsi le caractère sacerdotal se dégage peu à peu des mauvais instincts qui le dénaturaient. En même temps, les siéges épiscopaux se multiplient. Au treizième siècle, l’empire d’Allemagne, avec la Bourgogne, la Bohême, une partie de la Pologne, et le territoire des chevaliers teutoniques, comptait treize métropoles et soixante-treize évèchés. Les circonscriptions diocésaines enveloppaient comme d’un réseau toute la face du pays. L’Église était partout, donnant partout l’exemple de cette vie publique qui anime les États modernes. On y voyait une hiérarchie fortement organisée, où toutes les fonctions avaient leur contrôle et leurs garanties : des tribunaux canoniques qui ne versaient pas de sang, et dont la procédure servit de leçon aux tribunaux civils ; enfin, des assemblées délibérantes qui exerçaient les esprits aux grandes affaires, à la discussion, à la publicité, aux résistances légales. La comparaison était instructive pour les barons, accoutumés à pressurer les vilains et à détrousser les marchands. Il n’y avait guère de ces puissants seigneurs qui, du haut de leurs châteaux forts, derrière leurs ponts-levis qu’on ne passait qu’en tremblant, ne pussent apercevoir les tours de la cathédrale, où siégeait une autorité rivale de la leur, attentive aux injustices et accessible aux plaintes ; de sorte que ce voisinage inquiétant devenait tout ensemble une leçon donnée au pouvoir féodal, et une sauvegarde pour les populations destinées à lui échapper un jour.


Le Clergé. Le célibat. Règle de saint Chrodegang.

Si l’épiscopat était une magistrature, le clergé formait une armée : il y fallait une discipline, et ce fut le célibat. Dès les temps apostoliques, la loi interdisait le mariage aux évêques et aux prêtres et trois conciles du quatrième siècle, ceux d’Elvire (305), de Carthage (390) et de Turin (397), avaient imposé la continence au clergé d’Occident ; d’où il suit qu’il n’y a rien de plus ancien que cette règle, qu’on a représentée comme une entreprise de Grégoire VII. Le sacerdoce chrétien voulait toute la vigueur de la virginité et toute l’indépendance d’une vie solitaire. Il était nécessaire que le prêtre pût s’enfoncer dans des contrées inconnues, parmi les infidèles, sans regarder derrière lui. Il ne fallait pas qu’il eût besoin de la faveur des grands, ni de la complaisance de la foule, ni d’autre chose que du pain de chaque jour, qui ne manque jamais. Il était aussi de l’intérêt des nations que le sacerdoce ne pût devenir héréditaire ; qu’il attendît, ses recrues de la société laïque ; qu’il y tînt, pour ainsi dire, par ses racines. Et cependant, si tout le monde pouvait se jeter dans l’Église, il convenait qu’en y entrant on y trouvât le célibat comme une compensation aux privilèges de cléricature, et que la grandeur du sacrifice fit hésiter sur le seuil ceux qui ne seraient pas appelés. Rien donc n’était plus sage ; mais pour les barbares rien n’était plus nouveau. Ce qui faisait l’orgueil et la force du barbare, c’était moins encore ses armes que sa famille ; c’était la fécondité de sa femme et la vigueur de ses fils ; c’était une nombreuse lignée de parents qui tiraient l’épée avec lui dans les batailles, qui juraient pour lui devant les juges s’il était accusé, qui devaient poursuivre la vengeance de sa mort. Quand donc les Germains convertis recrutèrent les rangs du sacerdoce, ils ne renoncèrent pas sans murmure à ces puissantes attaches de la nature humaine. Souvent l’ombre du sanctuaire couvrit les mœurs grossières du foyer. On vit alors ce qu’on a toujours vu depuis, l’abâtardissement d’un clergé amolli par le mariage, condamné à toutes les humiliations de la vie ordinaire, vivant de commerce, d’usure, de misérables services sur les marchés, dans les écuries des châteaux, dans les tavernes. Mais ce débordement trouva des obstacles. La discipline du célibat fut maintenue par les lois des Mérovingiens, par les capitulaires, par tous les synodes du huitième et du neuvième siècle[10]. En 760, Chrodegang, évêque de Metz, épris des souvenirs de l’antiquité chrétienne, imitait saint Augustin en rassemblant ses prêtres autour de lui, sous un même toit, à une même table, sous une même règle de travail et de prière. Cette règle, portée dans toutes les villes épiscopales, y assura la réforme ecclésiastique. Ce fut un spectacle profitable que celui d’un grand peuple sacerdotal affranchi des instincts de la chair, qu’on avait crus si longtemps irrésistibles. Quand on vit ces hommes sans enfants, qui prenaient le genre humain pour famille et les nations pour leur postérité, on commença à connaître quelque chose de plus pur et de plus fort que l’autorité paternelle, une paternité des âmes, un pouvoir dégagé des liens du sang. On comprit la possibilité du dévouement pour des intérêts moins étroits que ceux de la parenté et l’idée du bien public se fit jour.

Les moines et les communes.

Mais l’exemple décisif et qui achevait d’éclairer les esprits, c’était celui du cierge monastique. La barbarie, en pénétrant dans l’Église par toutes les portes, s’était introduite jusqu’au fond des cloîtres ; mais une réforme vigoureuse, prêchée par l’ermite Benoît d’Aniane, avait relevé la discipline ancienne. Sous sa présidence, une assemblée d’abbés, tenue en 817 à Aix-la-Chapelle, rétablit la règle bénédictine, et en fixa l’interprétation.[11]. Les milices religieuses réorganisées, campées au cœur de la Germanie, y portaient comme une image parfaite de la société catholique, qui attirait et transformait peu à peu les peuples convertis. Ces hommes défiants, qui avaient mis leur sécurité dans l’isolement de leurs habitations, et qui ne pouvaient souffrir le voisinage d’autre, voyaient maintenant s’élever les grandes cités cénobitiqués de Saint-Gall, de Fulde, de la Nouvelle-Corbie. Ils y voyaient cinq cents moines, rassemblés derrière les mêmes murs, dans des cellules contiguës, dans la gêne d’une vie commune. Il n’y avait là que pauvreté, chasteté, obéissance, c’est-à-dire trois sortes de faiblesse. Mais c’était précisément cette faiblesse volontaire, c’était l’abnégation de chacun et l’union de tous, c’était l’esprit de communauté, qui faisaient la force des monastères et l’on s’en apercevait assez par le défrichement des terres environnantes, et par la rapide propagation des lumières et des mœurs chrétiennes. Les hommes imitèrent ce qu’ils avaient sous les yeux ; ils s’accoutumèrent à se rapprocher, à vivre ensemble, par conséquent à se supporter et à se soutenir. Les maisons se groupèrent autour des abbayes, et formèrent des villes nouvelles. Quoi de plus misérable d’abord que ces cultivateurs et ces tisserands entassés entre d’étroites murailles ? et cependant il s’établissait au milieu d’eux un intérêt commun, c’est-à-dire un principe d’unité, un germe de puissance. Ils apprenaient, chez les moines leurs voisins, à délibérer entre eux, à se donner des chefs, à obéir, à se dévouer pour le bien général. En s’organisant ainsi, les habitants des villes commençaient l’oeuvre de leur affranchissement de sorte que, sans contester la diversité des causes qui concoururent à la même fin, il faut bien reconnaître que l’exemple des communautés fit beaucoup pour la constitution des communes.

La société religieuse reconstitue la société politique.

Ainsi le christianisme avait achevé en Allemagne un grand dessein ; il avait fondé une société spirituelle car la foi et l’amour formaient le lien sacré auquel était suspendue toute l’économie des institutions ecclésiastiques. Rien n’était plus puissant qu’une telle société, puisqu’elle ne connaissait de limites ni dans l’espace ni dans le temps, et qu’elle prétendait régler les affaires de l’éternité. Et cependant rien n’était plus libre, puisque le pouvoir ne s’y exerçait que par la parole et par l’exemple. Mais comme l’ordre ne peut s’établir au milieu du désordre sans attirer tout à lui, la société religieuse n’avait pu se constituer parmi les barbares sans y recomposer la société politique. Ce changement s’était accompli en substituant à la force, qui n’est qu’un fait, l’autorité, qui est, un droit, et une volonté de Dieu pour le bon gouvernement des nations. Voilà pourquoi l’Église sacrait les Césars germaniques, bénissait l’épée des chevaliers, marquait de la statue d’un saint (Weichbild) le territoire des villes affranchies. Elle s’appliquait ainsi à sanctifier le pouvoir, à lui imprimer un caractère moral, à le dégager enfin de ce qui lui restait de matériel et de violent. Mais l’autorité ne s’établissait qu’en prouvant ses titres ; il fallait qu’elle s’adressât à la raison et à la conscience : il fallait donc qu’elle reconnût leurs droits. Et quand la conscience éclairée se soumettait enfin, elle ne se rendait encore qu’à l’évidence d’un devoir, c’est-à-dire d’une loi divine : l’obéissance devenait un sacrifice, l’acte le plus libre dont la nature humaine soit capable. Ces conditions de liberté étaient aussi des conditions de puissance. Comme le pouvoir assis dans les esprits ne s’absentait plus, comme il veillait toujours et se faisait entendre partout, rien ne l’empêchait désormais d’agir avec l’étendue et la durée qu’il faut aux grandes choses. Les peuples, de leur côté, exercés à la discipline, au dévouement, à l’amour du bien public, se trouvaient en mesure de suivre ces entreprises de longue haleine qui veulent l’effort de plusieurs générations, et qui finissent par faire la gloire et la prospérité des États. Sur un territoire morcelé, longtemps peuplé de tribus ennemies, se forma l’Empire germanique, l’une dés plus vastes monarchies qui furent jamais, et qui devint pendant quatre cents ans le cœur de la chrétienté et le -centre des affaires du monde. Ainsi le’christianisme avait organisé la société à son image. De même qu’il prenait de l’argile, du sable et de la pierre, et que, bénissant ces grossiers matériaux, il les élevait en voûtes, les transformait en vitraux, y mettait partout le sentiment et la vie, jusqu’à ce qu’il en eût fait une chose pour ainsi dire spirituelle, et que sa pensée resplendît dans l’édifice de même il avait —pris ces choses matérielles et nécessaires, les armes, les richesses, le lien du sang, et, les employant, les moulant à son gré, il en avait fait un édifice politique qui répondait à ses desseins. Les hommes ne s’y trompaient pas au milieu de cette organisation de l’État, dont ils voyaient l’appareil extérieur, ils sentaient une puissance mystérieuse qui en était l’âme. Et quand l’empereur, au jour de son couronnement, se montrait le diadème en tête, tenant d’une main le sceptre et de l’autre le globe du monde, faisant porter devant lui la croix, la lance et le glaive, entouré de la féodalité sous les armes, et des députés des villes libres du Danube et du Rhin en présence d’un si grand spectacle, la foule répétait cette acclamation solennelle. « Le Christ est vainqueur, le Christ règne, le Christ a l’empire ! Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat ! » C’était la charte du moyen âge ; c’était aussi la constitution de toute la société moderne, qui ne peut être autre chose, après tout, que la victoire de l’esprit sur la matière, le règne du droit, et l’empire invisible des idées divines, réalisées dans les lois humaines.

Ce que la barbarie avait fait de la personne humaine.

Mais la société, périssable ouvrage des législateurs, n’est faite que pour le développement de la personne humaine, qui est l’oeuvre immortelle de Dieu. Toute la civilisation ne conspire qu’à cette fin ; et tant d’événements, tant d’institutions qui remplissent l’histoire, ne sont que l’école passagère ou les âmes se forment pour une destinée qu’elles doivent trouver ailleurs. Qu’était donc devenue la personne humaine dans l’état de barbarie ? Si je considère de près les mœurs des Germains que l’invasion précipita sur l’Occident, je n’y découvre aucune trace d’éducation. Je vois les enfants toujours nus, vivant parmi les esclaves et les bêtes de la ferme, et grandissant de la sorte, sans soins, sans règle, sans enseignement, jusqu’à l’âge où ils allaient recevoir, dans l’assemblée des gens de guerre, l’écu et la framée. Je n’aperçois aucun de ces efforts qu’il faut pour dégager l’homme des premières impressions, pour le porter plus haut, pour l’élever enfin. Les âmes restaient donc dans une éternelle enfance, sous la loi des sens. Les intelligences étaient troublées, elles étaient ignorantes, elles étaient paresseuses. Le paganisme avait déplacé l’idée de Dieu, et, en touchant à cette idée, qui est le fond de l’entendement humain, il avait mis la confusion dans l’entendement. La création divinisée était pleine de mystères qui ne se laissaient pas interroger. L’histoire demeurait aussi inconnue que la nature, et les Germains ignoraient encore le reste des hommes, quand la conquête romaine vint les instruire. Rien ne les sollicitait à s’éclairer. Les barbares n’aimèrent jamais le travail, et moins que tout autre, le travail d’esprit. Après la guerre et la chasse, ils trouvaient leur passe-temps à rêver dans leur hutte enfumée[12]. Ils ne connaissaient pas, comme les peuples du .Midi, cette vie de la place publique, ces longues journées de disputes, ces plaisirs de la parole qui réveillent et exercent la raison. Dans le sommeil de leur pensée, comment la notion du bien et du mal ne se fût-elle pas obscurcie ? Les volontés étaient donc déréglées, elles étaient inefficaces : livrées sans défense à la passion du moment, elles en avaient la fougue et aussi la mobilité. On reconnaît a ces traits les Germains de Tacite, passant le jour et la nuit dans le vin et dans le jeu se prenant de querelle, et finissant par s’entre-tuer ; inconstants en toutes choses, excepté dans la poursuite de la (<) vengeance[13]. Mais, parce qu’ils mettaient leur force à ne jamais se contraindre, ils étaient les plus faibles des hommes ; ils se sentaient maîtres de leurs corps et de leurs mouvements, mais non de leur conscience et de leurs déterminations incapables de tous les actes où il faut s’appliquer et se conduire, par conséquent de choisir et de persévérer, en quoi consiste cependant. toute la faculté de vouloir. Ainsi la volonté même périt, quand elle n’a plus les lois qui la gardent et les assujettissements qui la soutiennent ; et toute la nature humaine semble détruite dans cet état, dont on a voulu faire l’état de nature. Telle était la misérable condition des barbares. Or l’Église introduisait un culte dont tout l’effort est de faire l’éducation de la personne immortelle. Elle relevait l’intelligence par la prédication, la. volonté parla pénitence, et toute l’âme par la prière.

Éducation des esprits par la prédication.

Le paganisme n’a jamais prêché. Jamais les religions anciennes ne parlèrent en prose, c’est-à-dire dans une langue précise, aux peuples assemblés dans leurs temples. Au contraire, le christianisme leur tenait le ferme langage de la raison : il leur portait un Évangile en prose, commenté par une parole simple et intelligible aux petits. La foi, qui, dans la chaire de saint Jean Chrysostome, avait parlé le dialecte de Démosthènes, ne craignit point de prendre le rude accent du Frank et du Saxon. Parmi les règlements de saint Boniface, on remarque déjà celui qui veut que tout prêtre soit en mesure d’interroger les catéchumènes, et de leur expliquer dans leur idiome à quoi ils renoncent et ce qu’ils confessent. En 815, le concile de Mayence exigea que la loi de Dieu fut annoncée en langue tudesque[14] ; en même temps, on dressa des formules d’exhortations et de prières, premiers monuments des littératures germaniques. Ainsi toute l’exactitude de la pensée théologique se conservait sous une expression barbare. L’orthodoxie faisait la force de l’enseignement chrétien. Ce n’était pas en vain que cette doctrine solide, dont tous les articles avaient passé par les controverses et par les décisions des conciles, s’établissait dans des esprits bercés par les fables. Elle les arrachait du vague où ils s’étaient complu : elle leur proposait des dogmes, c'est-à-dire des principes immuables ; elle leur apprenait d’abord à se fixer, ce qui est le premier effort de l’étude. Elle les obligeait de discerner chaque point, de ne rien confondre, de pratiquer tous les procédés d’une saine logique. Enfin elle les décidait à croire, à prendre ces habitudes de conviction et de fermeté qui font la puissance de l’entendement humain. Ainsi la prédication, en définissant tout, en distinguant tout, en prouvant toujours, rétablissait l’ordre dans les intelligences. Elle y ramenait aussi la lumière. L’idée de Dieu remontait a sa place, et l’invisible’était conçu. Aux mythes sanguinaires du paganisme, se substituait le récit d’une incarnation, où la Divinité ne se manifestait que par la sagesse et par l’amour. Ce grand événement expliqùait toutes les destinées du genre humain, qui se déployaient depuis la chute originelle jusqu’à la fin des temps, débordant de toute part les traditions des Germains, et ouvrant à leurs yeux cinquante siècles d’histoire. Enfin, la création tout entière se dépouillait des prestiges effrayants que la superstition lui avait prêtés. Ce monde qui avait commencé, qui devait périr, ne paraissait plus qu’une chose finie, et par conséquent pénétrable à la curiosité de l’esprit. Dans les douze articles du symbole chrétien, il y avait assez de lumière pour éclairer les obscurités de l’humanité et de la nature, pour illuminer d’un seul trait l’ignorance de l’homme en lui faisant voir combien il avait ignoré. C’est pourquoi la prédication des premiers temps se renfermait dans les termes de cette profession de foi, que toutes les mémoires pouvaient retenir. Voici comment s’exprime une homélie du huitième siècle : j’aime à recueillir le peu qui reste de ces orateurs sans gloire, dont la parole créait des peuples : « Écoutez, mes enfants, la règle de foi que vous devez garder dans votre cœur, vous qui avez reçu le titre de chrétiens car c’est le symbole de votre christianisme, inspiré de Dieu, institué par les apôtres. Les paroles en sont peu nombreuses, mais de grands mystères y sont contenus. Le Saint-Esprit les a dictées aux saints apôtres, maîtres de l’Eglise, avec cette brièveté, afin que ce qui doit être connu de tous et professé toujours pût être compris et retenu de mémoire. Comment se dirait-il chrétien, celui qui ne veut ni apprendre ni retenir le peu d’articles de celle foi qui doit le sauver, et de la prière que le Seigneur institua ? Il faut donc savoir, mes enfants, que chacun de vous jusqu’à ce qu’il ait enseigné et fait comprendre, cette foi au filleul qu’il a levé des fonts du baptême, reste engagé par sa parole de caution. Et celui qui aura négligé de l’enseigner en rendra compte au jugement de Dieu[15]. » Ne méprisons pas ces moines qui enseignent le Credo aux barbares assis à leurs pieds. Toute la métaphysique chrétienne est déjà dans ce peu de mots ; et les doctrines du moyen âge sauront, bien l’en faire sortir. Il ne suffisait pas d’éclairer les intelligences, il les fallait exercer ; il fallait les tirer de l’oisiveté qu’elles aimaient, pour les soumettre à un régime actif et laborieux : la prédication y pourvoyait encore. On se rappelle les conseils de l’évêque Daniel, et ces questions dont il veut qu’on presse les païens : a Si le monde a eu un commencement ? et, s’il a commencé, qui l’a créé ? S’il fut toujours, qui donc le gouvernait avant la naissance des dieux ? S’il faut servir les dieux pour une félicité présente et temporelle, ou pour un bonheur éternel et futur ? » Ces interrogations ne laissaient pas de relâche aux esprits ; elles les poussaient au doute comme à une révolution morale, d’où ils sortaient libres. Il ne faut pas croire qu’on ne les affranchit de la servitude païenne que pour les remettre sous un autre joug. Nous avons quinze homélies de saint Boniface à ses disciples ; il n’en est pas une où le maître ne respecte cette liberté naturelle de la raison, qui ne se rend qu’à la vérité reconnue (1). Le dogme enseigné s’interprète et se développe, ses conséquences ne s’arrêtent plus elles mèneront les esprits plus loin qu’ils ne croient. On a reproché au christianisme d’être allé chercher des peuples paisibles qui ne songeaient à rien, et d’avoir tourmenté les hommes. Le reproche est vrai, mais il est glorieux. Une fois établi dans les intelligences, le christianisme ne souffrait plus qu’elles s’endormissent. Il les occupait de lui d’abord, puis de toutes choses comme la lumière, lorsqu’elle est quelque part, ne se fait pas voir seulement, mais aussi tout ce qu’elle enveloppe. Il ramenait sans cesse les hommes en présence de Dieu et d’eux mêmes il les entretenait de questions redoutables, et qui veulent qu’on y songe toujours, de la vie, de la mort, de l’éternité. Il formait les ignorants à la réflexion, à la méditation, a ces difficiles exercices auxquels la philosophie antique n’avait appelé qu’un petit nombre de sages. Ce furent ces utiles fatigues qui finirent par dompter les paresseux instincts des barbares. La nation germanique y prit le tempérament laborieux-qu’elle a gardé ; et, la passion du travail s’emparant de cette race forte, il ne faudra pas s’étonner d’en voir naître un jour Albert le Grand, Erasme’et Leibnitz.

Il semble que ce fût beaucoup d’avoir forme les intelligences c’était beaucoup plus de réformer les volontés. L’Eglise y parvint par ses institutions pénitentiaires. Toutes les législations punissent ; mais, dans les lois profanes, la peine n’est établie que pour réprimer. Dans les législations religieuses, il faut que le châtiment expie. Chez les vieux peuples du paganisme, le supplice du criminel est une immolation qui apaise les dieux et qui purifie la cité[16]. Mais la loi chrétienne a horreur du sang : elle cherche à réparer l’homme, au lieu de le détruire. L’idée de la peine est donc poussée plus loin. Il ne suffit plus qu’elle réprime, ce n’est pas assez qu’elle expie : il faut qu’elle corrige. Et, à cause du souverain respect que le christianisme profésse pour le libre arbitre, il faut encore que tout se passe sans contrainte, et que le châtiment soit consenti. Voilà les conditions du problème : comment l’avait-on résolu ?

Le premier point était de trouver, au lieu de la force publique, qui réprime, par des moyens violents, un pouvoir qui siégeât dans le for intérieur, et qui n’agît que par les voies morales. Les fugitives. terreurs du remords pouvaient quelquefois troubler le repos du païen ; mais, n’étant pas soutenues par une ferme connaissance du bien et du mal, elles avaient peu de prise sur la volonté criminellê. Il s’agissait d’y substituer un sentiment plus durable, derrière lequel il y eut une idée précise, impérieuse,et qui ne se laissat pas impunément désobéir. Le sentiment que le christianismè introduisit fut la crainte de Dieu. Ainsi se trouvait constitué, pour ainsi dire, un pouvoir capable de faire la police de l’âme, de saisir la volonté, non.plus seulement dans l’acte du crime, mais dans l’intention même, et de l’arrêter par cette première répression qu’on appelle le repentir. Mais la police des âmes devait avoir son tribunal ; et, comme il y fallait un juge impassible et désintéressé, le juge fut le prêtre. Le repentir lui amenait l’urne coupable elle expiait, elle s’immolait par l’aveu de ses fautes. Alors elle entrait sous une discipline réparatrice, où elle retrouvait ses forces dans les épreuves et dans les luttes. Par l’abstinence, par l’aumône, par l’humiliation, elle s’affranchissait de ces trois concupiscences : la volupté, l’avarice, et l’orgueil. Ainsi la pénitence chrétienne, où l’on ne voit d’abord qu’une école d’obéissance, devenait l’apprentissage de la liberté ; et tout y conspirait à rendre à l’homme l’empire de lui-même en favorisant son retour volontaire à l’ordre divin, d’où il était volontairement sorti[17]

Telles étaient les mesures de l’Église pour la réforme de la volonté déchue. Il faut voir quel usage elle en fit dans ce grand travail de la conversion des barbares. On la trouve d’abord occupée de réveiller en eux cette crainte religieuse qui fait la force de la conscience ; elle les y rappelait par les cantiques en langue vulgaire qu’on faisait répéter aux néophytes, et dont nous avons conservé de rares fragments « Seigneur, mes pensées ne peuvent échapper à tes pensées :tu connais tous les chemins par où je voudrais fuir. Si je vais aux cieux, tu y résides si je descends aux enfers, je t’y trouve présent. Si je m’enfonce dans les ténèbres, tu m’y découvres : je sais que ta nuit peut devenir aussi brillante que notre jour. Dès le matin, je prends mes ailes je vole aux extrémités de la mer. Il n’est pas de lieu où ta main ne m’atteigne[18]. » Quand le guerrier germain, au sortir du meurtre ou de l’orgie, cheminant à travers les bois où il se croyait seul, entendait dans le lointain ces paroles chantées par quelque pieux voyageur, croyez-vous qu’il pût s’empêcher de frémir, et résister toujours à l’image de cette main divine étendue sur sa tête, jusqu’à ce qu’elle le jetât repentant aux pieds d’un prêtre qui l’attendait ? Tout était prévu pour le recevoir. Les formules de confession, rédigées en langue tudesque et en latin, réglaient, la procédure de l’accusation volontaire. Voici l’interrogatoire dressé par un canoniste du neuvième siècle. C’est le prêtre qui parle. « Mon frère, ne rougis « point de confesser tes péchés ; car moi aussi je suis pécheur, et j’ai fait peut-être plus de mal que toi. Avouons donc librement ce que librement nous avons commis. Peut-être, mon bien aimé, tous tes actes ne reviennent pas aussitôt dans ta mémoire ; je t’interrogerai donc. As-tu fait homicide par hasard ou par volonté, ou pour venger tes parents, ou pour obéir à ton maître ? As-tu fait quelque blessure, coupé les mains ou les pieds, ou arraché les yeux d’un homme ? As-tu fait quelque parjure, ou induit les autres à se parjurer ? As-tu fait quelque vol avec sacrilége, effraction ou violence ? As-tu fait adultère avec la femme ou la fiancée d’autrui ? As-tu déshonoré une vierge ? As-tu violé et pillé un tombeau ? –As-tu diffamé quelque homme auprès de son seigneur ? –As-tu consulté les magiciens, les aruspices, les enchanteurs ? As-tu fait des vœux aux arbres et aux fontaines ? As-tu enlevé un homme libre pour le faire esclave ? As-tu brûlé la maison ou la grange d’autrui ? T’es-tu enivré jusqu’à vomir ? As-tu étouffé ton enfant ? As-tu bu quelque philtre ? –As-tu fait ce que les païens observent aux calendes de janvier ? As-tu chanté des chansons~ diaboliques sur les sépultures des trépassés ?. B Suit l’examen des huit péchés capitaux[19] Cette confession du barbare fait voir ce qu’il faut penser des temps héroïques de la Germanie et de la pureté de cette race vierge, dont le christianisme, dit-on, vint si fâcheusement arrêter l’essor ; ou plutôt on voit à quelles mœurs il avait affaire, et de quelles ruines il fallait tirer des âmes immortelles. C’était déjà un prodige que d’avoir mis la main sur ces hommes farouches qui ne connaissaient d’autre juge que l’épée, et de les avoir réduits à se trahir eux-mêmes, à se livrer, à se mettre à la merci d’un tribunal. Mais l’autorité de l’Église, une fois saisie, ne relâchait pas sitôt ses justiciables ; elle les faisait passer par les degrés de la pénitence. Le meurtrier, séparé pendant quarante jours du commerce des chrétiens, pieds nus, sans linge, sans autre nourriture que le pain et le sel, demeurait ensuite trois ans dans le jeûne et l’abstinence, privé des droits de porter les armes, pendant quatre ans ; encore il jeûnait trois quarantaines au bout de la septième année, on le réconciliait[20](1). Ces barbares, si prompts à tuer, apprirent ce qu’ils savaient le moins : le prix de l’a vie, et le respect de la personne d’autrui. Les traditions des saints Pères, les saints canons et l’expérience des siècles avaient fixe-les règles correctionnelles des traités, connus sous le nom de pénitentiels, les recueillirent et les popularisèrent : elles furent sanctionnées par les décrets des conciles contemporains, entre lesquels il faut citer ceux de Mayence (847) et de Tribur (895). On y distingue la pénitence privée, et celle qui doit se faire publiquement pour le péché public. Les temps y sont marqués sept ans pour le meurtre volontaire, l’adultère et le parjure trois ans pour l’enlèvement d’un homme —libre et pour les actes d’idolâtrie ; un an pour la mutilation et pour le vol grave. On recommande au prêtre de jeûner avec le pénitent une semaine ou deux,«  car on ne peut relever celui qui est tombé, sans se pencher vers lui. » Et, par une disposition où l’on reconnait bien l’admirable faiblesse de l’Église pour les opprimés « Quand des esclaves viendront à vous, est-il dit, vous ne les chargerez pas d’autant de c jeûnes que les riches : imposez-leur seulement la moitié de la peine[21]. » Pendant que la prédication s’emparait de l’entendement par la foi, et que la pénitence s’imposait à la volonté par la crainte, là prière saisissait en même temps ces deux puissances, et rétablissait l’unité de l’âme par l’amour, qui fait le nœud de toutes les facultés humaines.

Dans l’action de l’âme qui prie, c’est-à-dire qui s’approche de Dieu, il y a un double effort de l’intelligence vers le vrai, et de la volonté vers le bien. Ces deux efforts se montrent déjà dans un hymne e du huitième siècle, où l’on sent encore le sauvage de la barbarie : « J’ai appris parmi les hommes les plus sages que la terre n’existait pas, ni ciel ; le que l’arbre et la montagne n’existaient pas que le soleil ne brillait point, et que la lune ne donnait pas sa lumière et la mer n’était pas encore. Alors, quand le néant n’avait point de limites, existait le Dieu tout puissant et plein de miséricorde, et avec lui beaucoup d’esprits glorieux. –Et toi, Dieu Saint, Dieu tout-puissant, qui as créé le ciel et la terre, et qui as fait tant de bien aux hommes, donne-moi donc la grâce, une foi droite et un bon vouloir, sagesse, prudence et force, pour résister aux démons, confondre le mal et accomplir ta volonté[22]… » Il est impossible de rendre plus énergiquement, d’un côté, le dogme de l’unité divine, la création, la séparation de l’intelligence et de la matière, et tous les points par où les esprits s’arrachaient du paganisme ; et, de l’autre côté, les terreurs de cette lutte, l’angoisse du danger, et le cri de l’homme enfin qui se sent faible, mais qui se souvient que Dieu est fort.

Mais l’Église ne se contentait pas d’introduire chez les barbares la prière solitaire, qui dissipait leurs doutes et rassurait leurs frayeurs. Comme l’éducation qu’elle prétendait leur donner était une éducation publique, comme elle leur portait une parole, publique, comme elle instituait des pénitences publiques, elle fondait aussi la prière commune. Voici en quels termes s’exprimaient ses règlements « Les prêtres doivent avertir les maîtres de faire assister au moins à la messe du dimanche et des fêtes les bouviers, les porchers, et les autres pâtres et paysans qui demeurent dans les champs et les forêts, et qui sont exposés à vivre comme les bêtes, car le Christ les a rachetés aussi bien que les autres. En effet, le Seigneur, venant dans le monde, ne choisit pas pour les siens des savants ni des nobles, mais des pêcheurs ; et il voulut que sa nativité fût annoncée d’abord par un ange à des pâtres[23] . » L’Église aimait cette confusion des rangs, les grands agenouillés dans la foule des pauvres, des ignorants, des misérables. Et lorsque, le même jour, à la même heure, sur tous les points de la Germanie chrétienne, elle tenait ainsi la nation rassemblée, elle l’initiait, non pas aux timides essais d’une religion nouvelle, mais aux solennités d’un culte qui avait déjà huit cents ans d’existence. Ses rites réunissaient, dans leur ensemble, toutes les traditions bibliques, la poésie dés psaumes et des prophéties, les récits du Nouveau Testament, les actes des martyrs, l’éloquence des Pères, les travaux liturgiques de saint Ambroise et de saint Grégoire, avec l’essor que la musique donne au sentiment, avec le soutien que la peinture prête à la pensée, avec tout le pouvoir de l’architecture religieuse, pour retenir dans ses murailles l’âme enchantée, lui faire oublier le monde, et l'élever à Dieu. Le culte chrétien, formé de tant d’éléments, empruntant aux langues, aux arts, aux sciences de l’antiquité, ne pouvait se communiquer aux peuples barbares, qu’en leur communiquant une grande partie de la civilisation.

Le christianisme commence la littérature des nations germaniques.

Voilà comment le christianisme réformait la personne immortelle. Mais les doctrines fortes sont exigeantes quand elles se rendent maîtresses des âmes, elles ne s’y contiennent pas. Ce n’est pas assez qu’elles remplissent les pensées ; il faut qu’elles passent dans les actes, qu’elles se fixent dans les œuvres elles ne sont satisfaites qu’en se trouvant reproduites par des monuments durables. Ainsi, quand la foi chrétienne eut pénétré les esprits des Germains, elle ne leur laissa pas de repos ; elle les mit à l’ouvrage dans les sciences, dans les arts, dans les lettres. Elle les poursuivait au fond des bibliothèques, des abbayes ; sur les chantiers où le ciseau façonnait les pierres des églises ; au milieu des fêtes populaires, où il fallait des chants nouveaux à la multitude assemblée. Cette importunité, cette obstination d’une idée qui veut se produire, qu’est-ce autre chose que le signe du génie ? Le génie germanique se fit jour. Il conserva l’originalité d’une race nouvelle, sans perdre l’empreinte de l’éducation savante qui l’avait discipliné, sans se détacher de cette communauté de traditions et d’habitudes qui unit la grande famille des nations latines. On reconnaît la fermeté de l’intelligence chrétienne dans les vues profondes que l’évêque Otton de Freisingen porte sur tous les temps de l’histoire, dans l’érudition philosophique d’Albert le Grand, dans le mysticisme judicieux de Taulere. Il fallait toute la persévérance de la volonté régénérée, pour prendre une langue barbare, parlée par les plus grossiers des hommes, et la plier à toutes les délicatesses de la sensibilité, jusqu’à ce qu’elle pût devenir l’harmonieux instrument des Minnesinger, et rivaliser de souplesse musicale avec les idiomes d’Italie et de Provence. Enfin c’était l’amour purifié, ramené à Dieu premièrement, pour redescendre ensuite sur l’humanité et la nature, qui devait déborder un jour dans les compositions poétiques du douzième et du treizième siècle. Une même inspiration, l’héroïsme de la foi conjugale, devait soutenir en même temps l’épopée guerrière des Nibelungen .et les récits chevaleresques de Wolfram d’Eschenbach. En même temps les poëtes de Souabe célébraient dans un rhythme charmant le réveil du mois de mai après les longs hivers et Henri Suso, au fond de son monastère, sentant, disait-il, que son jeune coeur ne pourrait longtemps demeurer sans amour, choisissait pour la dame de ses pensées la Sagesse éternelle, » et se levait avant le soleil pour lui chanter le chant du matin. Le christianisme ne pouvait descendre dans une grande nation sans y honorer l’étude, cette occupation chaste et sévère sans encourager l’art de la parole, par laquelle il gouvernait toutes choses sans bénir enfin ce travail sacré des lettres, qui n’est après tout qu’un effort pour fixer l’idéal divin dans le langage des hommes.

Le droit public et la littérature de l'Allemagne ont leur origine chez les Francs.

Nous nous sommes éloigné moins qu'il ne semble des limites naturelles de notre sujet.En cherchant saisir l’esprit plutôt que les détails des institutions ecclésiastiques, nous n’avons fait que résumer la doctrine des conciles de Paris, d’Aix-la-Chapelle, de Mayence, de Tribur, qui empêchèrent l’oeuvre de Charlemagne de périr tout entière, puisqu’ils sauvèrent l’Église quand l’Ëtat s’écroulait. On aime à trouver des maximes si judicieuses, si clémentes, j’allais dire si modernes, dans la législation d’un âge d’airain, dans des décrets délibérés par les évêques de Louis le Débonnaire et de Charles le Chauve. Les historiens ont trop méprisé la décadence carlovingienne. Le corps politique se dissout, mais l’âme survit et s’échappe pour aller animer une société nouvelle. C’est dans les angoisses du neuvième et du dixième siècle qu’on voit se former les traditions et les doctrines qui inspireront le moyen âge. Regardez de près les canons d’Aix-Ia-Chapelle vous y trouverez contenue toute la querelle du sacerdoce et de l’empire : elle éclate en 857, par le divorce du roi Lothaire et par la résistance du pape Nicolas I°. Au siècle suivant, la légende conduit déjà Charlemagne à Jérusalem : elle ouvre ainsi le cycle fabuleux des romans carlovingiens, en même temps qu’elle échauffe le zèle de la guerre sainte et qu’elle montre le chemin des croisades. Ne nous étonnons pas de la fécondité de cette période, où le génie germanique et le génie latin vivaient encore dans une orageuse mais puissante union. Toute cette majesté du saint-empire romain, qui fit l’orgueil de l’Allemagne, n’est, après tout, que l’ouvrage des Francs. L’Allemagne elle-même le savait si bien, qu’elle tint longtemps pour maxime de droit public que l’empereur, fût-il Saxon d’origine, devenait Franc par le fait de son élection, et que le couronnement, pour être valide, devait se faire sur une terre franque. Nous verrons, en effet ; comment Charlemagne ne fit que réaliser, en l’étendant, un dessein conçu mais compromis par la politique des Mérovingiens. D’un autre côté, toute la littérature de l’Allemagne chrétienne a ses origines à une époque où la langue dominante chez les Germains s’appelle encore la langue des Francs, où elle s’ étend dans toute l’ancienne Austrasie jusqu’à Reims, où elle fait effort pour se rompre aux habitudes de l’éducation latine. C’est ce qui paraît déjà dans ces formules d’abjuration et de confession, dansées imitations de psaumes et ces cantiques que nous avons cités. Vers la fin du huitième siècle, la langue des Francs est assez pénétrée de christianisme pour traduire la règle de saint Benoît, les lettres d’Isidore de Séville, les hymnes de saint Ambroise[24] (1). Mais, de tous ces restes d’une antiquité qui est aussi la nôtre, aucun ne nous appartient à plus juste titre que l’Harmonie des Évangiles, achevée en 888 par Otifried, moine de Wissenburg en Alsace. Cet homme pieux avait cédé aux conseils de plusieurs chrétiens, et particulièrement d’une noble dame appelée Judith, en composant un poëme sacré pour remplacer dans la bouche des laïques les chants déshonnêtes du paganisme. Sans doute ses vers n’ont pas l’accent de l’épopée populaire : on y reconnaît le travail d’un esprit occupé de plier l’idiome barbare aux lois d’un art étranger, et l’allitération est remplacée par la rime. Mais tout ce qui éloigne Ottfried des traditions du Nord le rapproche de nous et nous ne pouvons mieux reconnaître ce que fit l’Église pour entretenir l’esprit national qu’en finissant par un fragment de l’Harmonie des Évangiles. On y retrouve le même patriotisme religieux que dans le prologue de la loi. salique, et comme un écho des cris de triomphe qui avaient célébré les victoires de Tolbiac et de Vouillé[25].

L’Harmonie des Évangiles par Ottfried.

« On a vu beaucoup d’hommes écrire avec art, avec un labeur infini, pour étendre la gloire de leur nom. Certes, les Grecs et les Romains l’ont fait si bien, qu’ils vous ravissent ; ils ont mis dans leurs ouvrages un arrangement si parfait, que tout s’y lie comme des pièces d’ivoire soit que leur prose vous abreuve d’un vin bienfaisant, soit qu’ils mettent leur application à combiner des mètres ingénieux. Leurs vers sont pleins de douceur. Ils mesurent les pied longs et brefs avec tant de précision, que jamais une syllabe ne chancelle ; et les mesures châtiées tombent, comme le grain émondé s’échappe de la main qui l’a choisi. « Pourquoi seuls, entre tous, les Francs négligeraient-ils de chanter en langue franque les louanges de Dieu ? Jamais on n’a tenté de soumettre ainsi le chant à une règle sévère, droite, et parfaitement belle dans sa simplicité. Pourquoi les Francs seuls en seraient-ils incapables ? Ils sont aussi braves que les Romains, et personne ne peut dire que les Grecs vaillent mieux qu’eux. Ils sont aussi hardis, soit dans les forêts, soit en rase campagne prompts à prendre les armes, et tous soldats. Ils habitent la bonne terre qu’ils ont conquise, Ils y déploient leur puissance : c’est pourquoi ils ne seront point confondus. Leur terre est grasse si on la creuse, on y trouve l’airain et le cuivre, le fer en abondance, l’argent à satiété ; et les sables mêmes y roulent de l’or. Leurs ennemis les trouvent toujours prêts à se défendre. A peine a-t-on osé les attaquer, ils ont déjà vaincu. Aucun des peuples qui touchent leurs frontières n’échappe à leurs coups qu’en se soumettant à les servir quand -ils en ont besoin. Je sais que Dieu le fait ainsi. Tous les peuples les redoutent. Les Francs leur ont enseigné la crainte, non par la parole, mais par le glaive et par le fer acéré de leurs lances. J’ai lu dans un livre, et c’est la vérité, qu’ils suivirent Alexandre dans dix-huit combats, lorsque ce héros enchaînait le monde. Et il est écrit qu’ils se retirèrent de la Macédoine avec honneur, et que nul d’entre eux ne consentit à subir l’autorité d’un roi. Tout ce qu’ils conçoivent, ils l’accomplissent avec l’aide de Dieu ils ne font rien sans son conseil ils sont très-attentifs à sa parole. Aujourd’hui, je veux écrire l’Évangile, l’ histoire de notre salut. C’est ce que je tenterai de faire dans l’idiome des Francs. Et maintenant que les hommes de bonne volonté se réjouissent : qu’ils soient contents, tous ceux de la nation franque qui ont un cœur droit, puisque nous avons assez vécu pour chanter le Christ dans la langue de nos pères ! »

  1. Tacite Germania, 16 : « Nullas Germanorum populis urbes habitari satis notum est, ne pati quidem inter se junctas sedes : colunt discreti ac diversi ut fons, ut campus, ut nomus placuit. »
  2. Tacite, Germania, 7 : « Duces exemplo potius quam imperio, si prompti, si conspicui ; si ante aciem agunt, admiratione praesunt. »
  3. Schannati, Concilia Germaniae I, 2. Binterim, Deutsche Concilien, II. Les recherches de la critique moderne ont éclairé l’origine des fausses décrétales. On les voit paraitre vers 845, dix ans après le concile de Thionville, où les archevêques de Reims, de Lyon, de Narbonne, et plusieurs évêques, avaient été violemment déposés ; quand l’épiscopat ébranlé par les vengeances politiques menaçait ruine, et que les peuples effrayés demandaient le rétablissement des prélats et la restauration des églises. Dans ces orageuses circonstances, il était naturel de placer l’autorité épiscopale sous la protection des monuments de l’antiquité ecclésiastique ce fut la pensée du collecteur des décrétales. La supercherie ne consista qu’à transformer en décrets solennels les allusions des biographes aux actes des premiers papes, et à placer des décisions plus récentes sous des noms anciens. La seule innovation considérable fut d’établir que le concile provincial ne pouvait juger un évêque sans l’autorisation du souverain pontife. Mais cette nouveauté même ne trompa les esprits que par la satisfaction qu’elle donnait aux besoins du temps. Du reste, les décrétales furent si peu faites pour servir les intérêts de la papauté, qu’elles se taisent sur ses plus importantes prérogatives, la confirmation des évêques, la collation du pallium ; et que, déjà cités en 857 au concile de Quiercy, elles ne sont pas encore connues du pape Nicolas Ier en 863 lorsque, dans dans sa lettre à Hincmar, il énumére les sources de la discipline ecclésiastique. Au milieu de tant de lumières, comment donc un écrivain aussi éminent que M. Guizot a-t-il pu reproduire des opinions surannées, et faire dater de la collation du Pseudo-Isidore les titres de la papauté ?
  4. Epist. Ludovici II ad Basilium imperatorem Nam Francorum principes primo reges, deinde imperatores dicti sunt, ii duntaxat qui a romano pontifico ad hoc oleo sancto peruncti sunt. » Cf..Schwabenspiegel, Vorrede, art. 9 et 10 : « Seid nun Got des fridis fürst ye heisset so liess er zwey schwert auf ertreich, do er zu himel für, zu schirm der Christenheyt. Dye bevalch Got S. Peter beyde, eines des woltlichein Gericht, das andere von geistlichem Gericht. » Mais la loi de Saxe, le Sachsenspiegel, reconnait la séparation des deux pouvoirs.
  5. La querelle avait déjà commencé avant le milieu du neuvième siècle : le concile d’Aix-la-Chapelle, en 836, s’en exprime en ces termes : « Unum obstaculum ex multo tempore jam inolevisse cognovimus, id est quia et principalis potestas, diversis occasionibus intervenientibus, secus quam auctoritas divina se habet, in causas ecclesiasticas prosilierit ; et sacerdotales, partim negligentia, partim ignorantia, partim cupiditate, in secularibus negotiis et sollicitudinibus, ultra quam debuerant, se occupaverint (Schannati, Concilia Germaniae).
  6. Concilium Parisiense, 829, canon 31. Concilium Aquisgranense, 836, III, de persona Regis filiorumque ejus et ministrorum, 1. « Si enim pie et juste et misericorditer regit, merito rex appellatur. Si his carnerit, non rex, sed tyrannus est. » 2. « Ad quid etiam constitutus sit imperator, Fulgentius in libro de Veritate prædestinationis et gratim scribit Clementissimus quoque imperator non ideo est misericordiæ vas præparatnm in gloriam, quia apicem terreni principatus tenet ; sed si magis in timore servire Deo quam in timore dominari populo delectatur, si in eo lenitas iracundiam mitiget, ornet benignitas potestatem, si se magis ditigendum quam metuendum cunctis exhibeat. » 5. « Regum namque ministerium specialiter est populum Dei gubernare et regere cum aequitate et justitia, et pacem et concordiam habeant studere. Ipse enim debet primo esse defensor ecclesiarum et servorum Dei, viduarum, orphanornm caeterorumque pauperum, necnon et omnium indigentium... »
  7. Tacite, Germania, 22 « Tum ad negotia nec minus saepe ad convivia procedunt armati. »
  8. Schannati, Concilia Germaniae, Concilium Aquisgranense (836)  : « Nullus episcopale ministerium per ambitionem munerum attentare præsumat. » Libellus de ecclesiasticis disciplinis, auctore Reginone Prumiensi, art. 176 « Episcopus, presbyter aut diaconus, canes ad venandum aut accipitres habere non liceat (sic). »
  9. Vita S. Meinwerk Paderbornensis, apud Bollandum, 5 jul. « Illius quoque tempore, episcopi, sapientia et scientia praediti, subjectorum profectibus continue erant dediti, secundas imperii partes sancte et juste adjuvantes sacerdotii rigorem nullatenus relaxantes. Inter quos vitae merito eminebant Treverensis metropolis, ex qua primum sonus evangelicœ praedicationis intonuit partibus Teutonicis, Meingos et Popo ; Coloniensis quoque Heribertus et Piligrinus ; Moguntiensis ecclesiæ Willegisius et Erchambaldus, Aribo et Bardo ; Burchardus Wormatiensis, studio suo in collectione canonum in Ecclesia laudabilis ; Trajectensis Ansfridus et Athalbaldus ; Mimigenfordensis (Münster) decor, Thiedericus et Sigfridus ; Osnebrugensis Thietmarus ; Hildesenheimensis Berenwardus et Godehardus ; Mindensis Sibertus et Bruno ; Werinharius Argentinae civitatis (Strasbourg) ; Meinbardus et Bruno Wirciburgensis (Würtzbourg) ; Parthenopolitanae (Magdebourg) Gero et Naufridus ; Bremensis Unuwanus ; et alii quam plures pontificii dignitate venerabiles, sanctitate incomparabiles… Illi ut cherubim virtutum suarum alas alter ad alterum concutiebant, et in laude Dei orbem terra : commoventes, meritorum qualitatibus tanquam discreti vultibus, et in corporalibus et in spiritualibus oculati ante et retro, tam in prosperis quam in adversis, populum commissum strenue gubernabant. »
  10. Concilium auctoritate S. Bonifacii, ann. 742, art. 7. Concilium Aquisgranense 836, II, art. 8 « Similiter de illis presbyteris qui, contra statùta canonum, villici fiunt, tabernas ingrediuntur, turpia lucra sectantur, et diversissimis modis usuris inserviunt ; et aliorum domus inhoneste et impudice frequentant, et comessationibus et ebrietatibus deservire non erubescunt… ut ab hinc districte severiterque coerceantur. » Art. 11 « Ut presbyteris nulla omnino cohabitet fœminarum. »
  11. M. Guizot a jugé sévèrement la réforme de saint Benoit d’Aniane : il n’y voit qu’une dégradation de la règle primitive. Cependant la nécessité de cette réforme résulte des tentatives répétées qui la précédèrent. Cf. Schannati, Concilia, t. 1 Regularia decreta fratribus monasterii Murbacensis, patefacia circa ann 803 ; Libellus supplex monachorum Fuldensium, 812. Les quatre-vingts articles de l’assemblée d’Aix-la-Chapelle venaient mettre un terme aux explications arbitraires qui énervaient la règle, ou qui introduisaient le despotisme des abbés. Ainsi s’expliquent les dispositions où l’on fixe les rations des frères et le nombre des vêtements, où l’on interdit l’usage de la saignée générale et des fustigations publiques. Je n’y vois rien que de libéral et de sensé, et je m’étonne que le grand esprit de M. Guizot n’y ait aperçu qu’une législation minutieuse et puérile. Il faut se souvenir que ce furent pourtant les hommes formés à cette école qui achevèrent la conquête religieuse de l’Europe, et que les armées civilisatrices avaient besoin de toute la régularité, de toute la ponctualité, de toute l’obéissance militaire.

    M. Victor Le Clerc, dans un savant mémoire lu à l’Académie des inscriptions, a montre comment les chapitres généraux des ordres religieux donnèrent l’exemple des principaux usages adoptés par les parlements modernes.
  12. Tacite, Germania, 20 « In omni domo nudi et sordidi. excrescunt. Inter eadem pecora, in eadem humo degunt ». Ibid., 15 « Quoties bella non ineunt, non multum venatibus, plus per otium transigunt... ipsi habent... cum iidem homines sic ament inertiam. »
  13. Tacite,Germania, 22, 24, 25 « Crebrae ut inter vinolentos rixae. Saepius caede et vulneribus transiguntur.  »
  14. Schannati, Concilia Germaniae, I. Binterim, Concilien, 2.
  15. Exhortatio ad plebam christianamen langue tudesque, ap. Wackernagel, ALtdeutsches Lesebuch, p.51 « Hloset, ir chindo liupostem, rihtida thera galaupa thé ir in herzin kahuctlicho hapen sculut, ir den christanum namun intfangan eigut, thaz ist chundida juverera christanheiti, fona demo truhtine innam gaplasan, fona sin selpes jungiron kasezzit, » etc.
  16. Ainsi dans la loi des Frisons, additio sapientium tit, 42 « Qui fanum effregerit, immolatur diis quorum templa violavit. » cf Grimm, Deutsche Mythologie, p. 39.
  17. Voyez les pénitentiels de saint Colomban, celui de saint Boniface (apud Binterim, Dankwürdigkeiten, III, 429) et lui de saint Reginon (Ordo ad dandam poenitentiam) , et les formules de confession publiées par Noth, Denkmoeler der deutsche Sprache, p. 33 et 35.
  18. Fragment imité du 158e psaume, texte du neuvième siècle, dans les Fundgrubende Hoffmann :

    Wellet ir gihoren
    Daviden den guoton,
    Den sinen touginon sin ?
    Er gruoste sinen trohtin.
    Ne megih in gidanchun
    Fore dir givanehon !
    Du irchennist allo stiga
    Se varot so ih ginigo.
    far ih uf ze himile,
    Dar pistu mit herie.
    Ist ze ello min fart,
    Dar pistu geginvart.
    Ne megih in nohhein lant
    Nupe mih hapet tin hant.

    Je trouve aussi dans Hoffmann une traduction rimée de la parabole de la Samaritaine, et dans Wackernagel (Deutsches Lesebuch) un chant sur le jugement dernier.

  19. Libellus de ecclesiasticis disciplinis, collectus ex jussu domini Rathbodi, Trevericae urbis episcopi, a Reginone, quondam abbate Prumiensis monasterii. Art. 300, 0rdo ad dandam poenitentiam’ « Pœnitentem affectuose alloqui debet sacerdos his verbis  : « Frater, noli erubescere tua peccata confiteri, » etc. Les huit péchés capitaux, selon la nomenclature des anciens moralistes sont  : Superbia, vana gloria, invidia, ira, tristitia, avaritia, ventris ingluvies, Injuria. » Cf. deux formules de confession en langue tudesque, publiées par Noth, Denkmoeler der deutschen Sprache, 33 et 35.
  20. Concilium Triburense, ann. 895 « Si quis sponte homicidium fecerit, XL diebus ab ingressu ecclesiae arceatur, et nihil manducet, illis XL diebus, praeter solum panem et sal, neque bibat nisi puram aquam. Nudis pedibus incedat ; lineis non induatur vestibus nisi tantum femoralibus. Saecularia arma non portet. Vëhiculo non utatur. Ad nullam foeminam, nec propriam uxorem, his diebus misceatur. Nullam communionem illis XL diebus habeat cum aliis christianis nec cum alio poenitente, in cibo, vèl potu, vel ullis rebus, etc.His VII annis rite expletis, reconcilietur. »
  21. Schannati, Concilia Germaniae, t II, et le Pénitentiel de Halitgart, évêque de Cambrai, dans Martène, t. II, p. 43, ordo II. Il déclare avoir tiré ces règles des archives de l'Église romaine. C’est bien la doctrine de la seconde lettre du pape Grégoire II à Léon l’Iconoclaste.
  22. Wessobrünner Gebel, apud Wackernaget (p. 67) et Noth.

    Dat gefregin ih mit firahim firiwizzo meista,
    Dat ero ni was noh ulhimil,
    Noh paum noh heinig : noh pereg ni was
    Ni... noh sunna ni scein,
    Noh mano ni liuhta, noh der mareo seo.
    Do dar niwtht ni was enteo ni wenteo,
    Enti do was der eino almahttico cot,
    Manno militisto ; enti dar warum auh manakè
    Mit inan cootlihhe geista.

    Cette prière présente plusieurs caractères d’une haute antiquité. Elle a le début épique du chant de Hildebrand et de Hadebrand. On y trouve, comme dans le poëme du jugement dernier (Muspilli), l’allitération au lieu de la rime, introduite de si bonne heure dans la poésie chrétienne. Ainsi dans le premier vers c’est la lettre f qui reparait trois fois, dans le troisième la lettre p revient deux fois, dans le quatrième la lettre s, etc.
    Voyez aussi, dans Noth, la prière à saint Pierre, et celle intitulée Augsburger Gebet, et, dans Wachernagel, la traduction du Te Deum et d’un hymne de saint Ambroise.

  23. Libellus de ecclesiasticis disciplinis, art. 416, et parmi les questions de la visite pastorale, 64 « Si porcarii et alii pastores, dominica die, ad ecclesiam veniant et missas audiant ; similiter in his festis diebus ? » Je remarque aussi les articles 76 et 89 «Ne coloni aut servi, propter commissa crimina, virgis nudi caedantur. Si quis propter cupiditatem Judaeum aut paganum occiderit...
  24. Hattemer, Sangallens Sprachschaetze t. I, II, III.
  25. Christ, von Ottfried, herausgegeben von Graff.

    Was liuti vilo in Flize
    In managemo agaleize
    Sic thaz in scrib gikleibtin
    Thaz sic iro nomon breittin.

    Le poëme d’Ottfried ne me fait point oublier l’Harmonie des Évangiles en langue saxonne, connue sous le titre d’Héliand(der Heilende, le Sauveur), et dont M. Schmeller a donné une savante édition.