Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 04/Chapitre 8

Lecoffre (Œuvres complètes volume 4, 1872p. 352-419).


CHAPITRE VIII.
L’ÉTAT.


Les origines de la monarchie.

Après avoir assisté à l’affranchissement des nations que l’Église arrachait à la servitude du paganisme, il reste à savoir quel usage elles firent de leur liberté quelle société sortit de ces camps germaniques jetés sur les ruines de l’empire romain ; à quelles conditions le vieil orgueil barbare consentit à obéir ; et comment on suit, jusque dans les derniers détails des lois salique, bavaroise, saxonne, l’ascendant de l’autorité qui l’emporte, et le déclin de l’esprit d’indépendance qui ne périra pas. Mais il n’est pas de mon dessein d’embrasser des questions si vastes, et de m’engager dans les difficultés du droit civil des Germains, où, d’ailleurs, tant de grands esprits ont porté le flambeau. Je m’attache à un point de droit public, sur lequel je pense rassembler des lumières jusqu’ici dispersées. Il s’agit d’éclairer les origines de la monarchie, c’est-à-dire du seul pouvoir politique qui occupe la scène d’un bout à l’autre des siècles où s’arrêtent mes recherches . Non qu’il faille oublier ce qu’il y avait de force dans l’aristocratie militaire, et d’opiniâtreté dans les institutions municipales mais le temps était encore loin où ces deux autres puissances, reconnues, affermies, devenues la féodalité et le tiers état, devaient achever l’édifice d’une société nouvelle. Aussi haut qu’on remonte dans l’antiquité des peuples germaniques, on les trouve soumis à des rois et plus on s’enfonce vers le Nord et vers l’Orient, vers des lieux éloignes du commerce des nations étrangères où voisins de la première patrie, plus la royauté conserve son caractère primitif, c’est-à-dire religieux et sacerdotal. C’est ainsi qu’elle paraît dans ce chant de l’Edda, le chant de Rig, où le dieu Heimdall, parcourant la terre, s’arrête d’abord chez une femme appelée la Bisaïeule, qui lui donne pour fils le Serf ; puis chez l’Aïeule, qui lui donne le Libre ; et enfin chez la Mère, dont il a le Noble. Or, le Noble engendra plusieurs enfants, entre lesquels le dernier fut le Roi et les autres apprirent à aiguiser les flèches et à manier la lance. « Mais le Roi connut les runes, les runes du temps, les runes de l’éternité. Il apprit les paroles qui arrachent l’homme à la mort, qui émoussent le tranchant du glaive, qui apaisent les tempêtes. Il comprit le chant des oiseaux, il sut d’un mot éteindre l’incendie, endormir les douleurs ; il-posséda la force de huit chevaux. » Ce vieux récit scandinave, où l’on ne soupçonnera pas de réminiscences classiques, se rattache à toutes les traditions du Nord. Toutes s’accordent à diviniser l’idéal du pouvoir en la personne d’Odin, le roi-prêtre, l’auteur des runes et le législateur des rites sacrés ; régnant avec les douze Ases, prêtres et juges comme lui, dans la ville sainte d’Asgard. La cité divine devenait le modèle de la cité des hommes, et la nation Suédoise avait son roi, successeur d’Odin, entouré de douze conseillers en mémoire des Ases. On l’inaugurait sur la pierre sacrée d’Upsal ; il prenait le titre de « protecteur de l’autel » et présidait aux sacrifices. Les Goths faisaient descendre d’une grande divinité nationale les deux dynasties des Amales et des Balthes ; le nom de Voden ouvrait la généalogie des huit rois anglo-saxons et la fable païenne des Francs, conservée par Frédégaire, rapportait qu’un dieu marin avait surpris au bain la mère de Mérovée[1].

Mais l’instinct de la conquête s’était éveillé chez ces rois-prêtres, et les avait de bonne heure arrachés des autels. Le chant de l’Edda que nous avons cité ajoute que le roi s’exerçait aux mystères de la science magique, lorsqu’il entendit le cri d’une corneille et l’oiseau, dont il comprit le langage, lui dit qu’il serait mieux de monter à cheval, de coucher les armées dans la poussière, et de conquérir des terres plus fécondes. En effet, au moment des invasions, la royauté devient militaire ; elle perd de son immobilité, mais aussi de son inviolabilité sacerdotale ; elle est telle que César, Tacite, Ammien Marcellin la connurent chez ces bande désordonnées qui menaçaient les frontières de l’empire. Les peuples n’inaugurent plus leurs chefs sur la pierre inébranlable, ils les élèvent sur le bouclier, qu’ils laisseront tomber quand ils seront las. Le pouvoir reste héréditaire dans une famille, où l’on continue de respecter le sang des dieux ; mais souvent il devient électif par un libre choix entre les membres de la même famille. Il est borné, non pas seulement par la désobéissance des sujets, mais par l’autorité des assemblées publiques. Si le chef harangue la foule, le cliquetis des armes approuve ses discours, ou les huées lui font voir qu’il a déplu. Le droit d’élire et de contredire entraîne celui de déposer. Nous savons que les Bourguignons changeaient de roi quand la victoire les avait trahis, ou que la récolte manquait. L’autorité semble mieux affermie chez les Francs, où l’ordre héréditaire se soutient pendant trois siècles. Toutefois on ne peut méconnaître les résistances qu’elle rencontre quand Clovis, avant d’abjurer ses dieux demande à haranguer son peuple, et qu’une partie des Francs, refusant de le suivre au baptême, se retire sous la conduite d’un autre chef. Quoi de plus célèbre que —l’aventure de Soissons ? Clovis s’humilie jusqu’à demander le vase sacré qu’il veut retirer du butin mais une voix lui répond « Tu n’auras que ta part. » Le couteau qui égorgea les enfants de Clodomir suppléait au droit de déposition et on ne peut croire à l’inamissibilité du pouvoir chez les Mérovingiens, quand les envoyés de Childebert viennent dire à Gontran « La hache qu’on a enfoncée dans le crâne de tes frères n’est pas perdue. » La royauté, interrompue dans la nation lombarde après la mort de Clefi, devient élective chez les Visigoths d’Espagne, elle disparaît chez les Saxons ; et il faut reconnaître qu’en se jetant dans les combats elle en court tous les hasards[2].

La royauté devient une magistrature romaine.

Ce fut donc un avantage singulier pour les rois barbares, quand ils pénétrèrent dans le monde romain, d’y trouver, avec le péril d’une lutte militaire qui compromettait leur puissance, un prestige légal qui la releva. Je ne m’étonne pas que ces chefs de Bourguignons, qu’une mauvaise récolte détrônait, aient cherché une autorité plus durable dans les offices de la hiérarchie impériale que Gundioc, Gondebaud, aient brigué le titre de Maîtres des milices. De plus grands qu’eux, Alaric, Odoacre, avaient sollicité les charges de la cour et de l’armée : ils y trouvaient un moyen d’éblouir la simplicité de leurs anciens compagnons d’armes, autant que de calmer les scrupules de leurs nouveaux sujets. Les provinces obéissaient plus volontiers à ces conquérants, quand elles reconnaissaient en eux des officiers de l’empire. De son côté, la cour de Constantinople, en leur envoyant les ornements consulaires, se vantait d’avoir sauvé l’honneur, et de gouverner le monde comme autrefois, par ses délégués. Aux yeux des Byzantins, la royauté des Germains n’était plus qu’une magistrature romaine ; et les Germains ne se refusaient pas à la considérer ainsi, lorsque Sigismond écrivait à l’Empereur «  Mon peuple est le vôtre mais j’ai plus de bonheur à vous servir qu’à lui commander. Rois de notre nation, nous ne voulons être que vos soldats. Par nous vous gouvernez ces régions reculées. Nous n’avons d’autre patrie que ce monde dont vous êtes le maître la lumière de l’Orient s’étend jusqu’ici, et nous ne sommes éclairés que du reflet de vos rayons[3]. »

Le consulat de Clovis.

Mais le jour où Clovis sortit chrétien du baptistère de Reims, « l’Occident, selon l’expression de saint Avitus, eut aussi sa lumière, » et le clergé gaulois honora en lui un nouveau Constantin. Il faut reconnaître dans ces expressions autre chose que les hyperboles d’une éloquence dégénérée : j’y surprends la pensée des évéques, promettant à Clovis et à sa race la puissance et la majesté des Césars. Cet homme très-habile, comme l’appelait Nicetus de Trèves, avait hâte d’élargir le cercle de la royauté barbare, qui lui donnait à peine douze mille sujets de rassembler les Germains et les Gaulois vainqueurs et vaincus, dans une monarchie qui n’aurait plus la mobilité d’un commandement militaire ni l’étroite enceinte d’un camp, mais l’étendue, la stabilité, la régularité d’une province romaine. Il comprit qu’une seule chose manquait pour achever cet ouvrage : ce n’était ni la force ni la victoire : c’était l’autorité, la sanction du droit donnée aux actes de l’épée, et tout ce que les Latins appelaient du nom d’Empire. Quand donc, au retour de la bataille de Vouillé, vers 508, Clovis reçut de l’empereur Anastase les lettres qui lui conféraient le patriciat, et qu’ayant pris dans la basilique de Saint-Martin la tunique de pourpre, la chlamyde et le diadème, il monta à cheval, sema l’or et l’argent sur son chemin, et se fit appeller consul et Auguste, gardons-nous de voir là le caprice d’un chef de sauvages, fier d’emprunter pour un moment les oripeaux d’une civilisation qui va finir. Il faisait plus que de pratiquer la politique de ses prédécesseurs, il la dépassait. Il poursuivait l’accomplissement d’un long dessein et ce qui en montre la suite, c’est qu’il jeta au peuple, non des monnaies de hasard, mais des pièces frappées exprès, portant la tête d’Anastase, et au revers cette inscription : VICTORIA AUGUSTO REGI VIRO ILLUSTRI CLODOVEO ; c’est qu’alors seulement il fixa sa résidence à Paris, dans cette vieille ville romaine que Childéric avait traversée, mais sans y faire sa demeure, la trouvant encore toute pleine du souvenir des Césars, et, pour ainsi dire, de leurs ombres. Clovis, au contraire, ne s’effraye pas d’habiter le palais de Julien, puisqu’il exerce le même pouvoir, puisqu’il trouve dans la qualité de patrice une sorte de consulat perpétuel, ou plutôt une délégation de la puissance proconsulaire des empereurs puisque enfin il s’est fait proclamer, non-seulement consul, mais Auguste ; et que, s’il n’achève pas, comme on l’a dit, une première restauration de l’empire d’Occident, assurément il la commence[4] Ses petits-fils ne reconnaissent plus la souveraineté de l’empire.

Mais, en recevant les images d’Anastase, en les gravant sur l’or qu’il jetait au peuple, Clovis rendait un dernier hommage à la souveraineté impériale. Ses petits-fils brisèrent le lien. L’historien Procope marque le moment de la rupture au temps où Justinien confirma aux princes des Francs la cession des terres que les Goths avaient possédées dans les Gaules. Il ajoute qu’à partir de ce jour les rois barbares présidèrent les jeux équestres au cirque d’Arles, et frappèrent des monnaies sur lesquelles leur effigie remplaça la tête de l’empereur. En effet, les monnaies de Théodebert représentent ce roi dans le costume des Césars, le front ceint d’un diadème de perles, avec cette inscription : VICTORIA AUGUSTORUM VICTORI. Il punissait ainsi Justinien d’avoir pris le titre de vainqueur des Francs ; et la mort le surprit méditant d’aller châtier l’orgueil byzantin jusque dans les murs de

Constantinople. Mais son œuvre devait lui survivre et la séparation se perpétuer sous ses successeurs, si l’on eu juge par la correspondance de Childebert avec l’empereur Maurice. Le roi s’exprime en ces termes « Nous nous sommes décidés par un libre choix à former le nœud d’une alliance avec Votre Sérénité très-clémente, et a vous témoigner cette affection qui plaît à Dieu, et qui est le premier gage d’une paix utile aux deux nations. C’est pourquoi, présentant nos saluts à Votre Clémence pacifique, avec tout l’honneur dû à votre haute dignité, nous avons résolu de vous envoyer des ambassadeurs, comme nous l’avions annoncé aux vôtres. Nous leur avons donné sur certains points des instructions verbales, auxquelles nous désirons qu’avec l’inspiration de Dieu vous répondiez d’une manière profitable au bien commun. » On retrouve ici les formules ordinaires du Bas-Empire ; mais le sentiment de l’égalité éclate a toutes les lignes : le Mérovingien traite de puissance à puissance ; les contemporains ne s’y trompent pas, et les vies de plusieurs saints du sixième siècle remarquent l’époque où les Francs, « ayant secoué la domination de la république et supprimé le droit de l’empire, régnèrent de leur chef[5]. » Les Mérovingiens imitent le gouvernement impérial.

Ils firent plus cette souveraineté, qu’ils ne voulaient plus reconnaître en Orient, ils la transportaient en Occident, pour ainsi dire, pièce à pièce. Sans doute il ne faut point renouveler les erreurs d’une autre époque, et oublier tout ce qu’il y eut de barbarie dans le palais de Frédégonde et de Brunehaut ; mais il n’est plus permis de nier les prodigieux efforts des Mérovingiens pour sauver, pour reproduire dans des proportions plus restreintes, pour naturaliser chez les Germains toutes les traditions de la politique impériale. A l’exemple de Clovis, ils prennent d’abord le costume et le titre, ce qui frappe l’imagination des peuples. Ils portent la couronne radiée, le vêtement long, le sceptre des magistrats romains : Théodebert paraît sur ses médailles avec le javelot sur l’épaule, signe de la toute-puissance militaire ; leur siége est un trône. Comme ils se font appeler Auguste, les femmes de leur famille ont droit au nom d’Augusta : Dagobert prend la qualité de roi des Francs et de prince du peuple romain ; et si les lettrés de la cour parlent de l’ancien roi ChiLléric, ils lui donnent le titre de DIVUS, et le mettent au rang des dieux. Le protocole de Byzance passe dans les chancelleries d’Austrasie et de Neustrie. On parle au prince au pluriel ; on le traite d’Excellence, d’Altesse, de Majesté et, pour montrer que le sens de ces termes fastueux n’a pas péri, on poursuit les traîtres comme coupables de lèse-majesté, et c’est la loi romaine qui les punit de mort[6]. Le soin des apparences ne fait pas négliger les réalités. Les rois des Francs héritent de toutes les prétentions impériales sur le gouvernement de l’Église. Clovis, ce païen d’hier, vient de revêtir les insignes du patriciat, et, à l’exemple de Constantin, il se considère comme l’évêque du dehors. Il convoque en 511 le concile d’Orléans, et cette assemblée lui adresse ses canons, « pour que le consentement d’un si grand roi prête une autorité nouvelle aux décisions des évêques. » Le même concile accorde que nul ne soit ordonné clerc qu’avec l’autorisation du prince ou du juge, et la porte s’ouvre à l’intervention du pouvoir séculier dans les élections épiscopales. Chilpéric, que les lauriers théologiques des empereurs d’Orient empêchant de dormir, dresse une confession de foi, et supprime le mystère de la Trinité. Un peu plus tard, et au nom de Sigebert II, le maire du palais Grimoald signifie au clergé d’Austrasie défense de s’assembler sans le commandement du souverain[7].

Un pouvoir si exigeant avec les évêques auteurs de sa fortune devait tout oser au temporel. C’était peu de conserver les charges de la cour impériale et ce qu’on nommait la milice du palais ; d’avoir des chambellans, des trésoriers, des référendaires, des.médecins et des rhéteurs attitrés. Ce n’était pas assez de maintenir les cadres de l’administration et les officiers gaulois, dont l’expérience épargnait aux barbares les fatigues et les erreurs d’un long apprentissage. Parmi les traditions romaines, le gouvernement des Mérovingiens n’en connut pas de plus précieuses que celles de la fiscalité. Il ne laissa perdre ni un nom d’impôt ni un moyen de recouvrement. Nous avons assisté aux rigueurs du cens territorial sous Chilpéric, quand les exacteurs, armés du cadastre, levaient une amphore de vin par arpent et poussaient les possesseurs du sol à ce point de désespoir, que plusieurs abandonnèrent leurs terres pour aller vivre sous d’autres lois. Au septième siècle, la capitation est exigée avec tant de dureté, que les pères laissaient mourir leurs enfants plutôt que de les voir inscrits sur Les rôles. Les abus du fisc, qui avaient précipité la ruine des provinces et la chute de l’empire ; les spoliations si éloquemment flétries par Lactance et Salvien, n’eurent pas d’excès qu’on ne retrouve dans ces pages de Grégoire de Tours, où, en présence des exactions de Chilpéric, il commence à croire à la fin prochaine des temps, où il raconte les présages du ciel se mêlant aux terreurs de la terre, et, en signe de la pitié de Dieu pour l’oppression du peuple, l’hostie que le prêtre rompait versant du sang sur l’autel[8].

Ces violences n’atteignaient que la population gallo-romaine : le comble de la hardiesse fut de toucher aux vieilles franchises des barbares. Un ministre de Théodebert, le Romain Parthenius, paya de sa vie la tentative de soumettre les Francs au tribut : ils le massacrèrent dans l’église même de Trèves, et entre les mains des prêtres qui l’avaient caché. Toutefois, tel était sur les petits-fils de Clovis l’ascendant de cette société antique dont les ruines les étonnaient, que rien ne leur coûta pour y faire entrer leur peuple. Ils ne se contentèrent point de rédiger les coutumes saliques et ripuaires en langue latine, et à l’imitation de ces légistes qui avaient fait détester le joug de Rome aux anciens Germains, ils n’hésitèrent pas à bouleverser toute l’économie des institutions germaniques, pour y introduire les maximes du droit romain, pour substituer d’un seul coup la répression publique aux guerres privées, le châtiment à la vengeance. C’est l’esprit d’un décret de Childebert(596), qui supprime la composition pécuniaire pour les crimes de vol, de rapt, d’homicide, et la remplace par la peine de mort, ajoutant ce motif, qui devait être dur aux oreilles d’une nation peu accoutumée au respect de la vie humaine « Quand on sait tuer, il est juste qu’on apprenne à mourir[9]. »

Ce qui perdit les Mérovingiens.

Aussi l’effort des Mérovingiens échoua devant les résistances de la barbarie, je veux dire de ces guerriers trop épris de la liberté de leurs forêts pour se soumettre sans combat aux assujettissements d’une civilisation qui les enveloppait de toutes parts, qui les enivrait quelquefois de joies nouvelles pour eux, mais qui les indignait par le spectacle de son avilissement et de son impuissance. Comment eussent-ils supporté patiemment les humiliations du cérémonial, la pompe étrangère du palais, le costume presque oriental des rois ? Voilà pourquoi on finit par traiter de fainéants ces princes dont les règnes furent moins vides qu’on ne pense, mais dont les habitudes romaines, par conséquent sédentaires, rappelaient si peu la vie errante des barbares, et qui avaient fait succéder un gouvernement de palais à la royauté des champs de bataille. L’éclat emprunté dont ils s’entouraient ne les sauvait pas des insultes de leurs leudes. Ainsi, quand le roi Clotaire II refuse de marcher contre les Saxons, les Francs se précipitent sur sa tente qu’ils déchirent, ne lui épargnent aucun outrage ; et ils l’auraient tué, s’il n’eût promis d’aller avec eux. Une autre fois, c’est le roi Gontran qui, un jour de dimanche, après avoir fait imposer silence par le diacre, se tourne vers le peuple et dit« Je vous adjure, hommes et femmes qui êtes ici présents, ne me tuez pas comme vous avez tué mes frères ! Que je puisse au moins encore pendant trois ans élever mes neveux, qui sont devenus mes fils d’adoption, de peur qu’il n’arrive (et puisse le Dieu éternel détourner ce malheur !) qu’après ma mort vous ne périssiez avec ces enfants, quand il ne restera plus d’hommes faits de notre race pour vous défendre.» Rien ne peint mieux que ces paroles les conditions de la monarchie germanique ; le respect, non de la personne, mais de la race la précaire destinée de ces princes qu’on abat à coups de hache, de ces reines qu’on lie à la queue des chevaux, et cependant le culte religieux qui s’attache encore à la famille de Mérovée, comme a une dynastie divine, seule capable de fixer la victoire du côté des Francs. Toutefois ce culte* du sang royal devait s’affaiblir avec les souvenirs païens qui le soutenaient ; les Francs se détachèrent d’une race où ils ne reconnaissaient plus rien de ses aïeux,’et les Mérovingiens se perdirent, pour avoir poussé trop loin cette tentative de restauration romaine, pour n’avoir pas su distinguer, dans les restes du passé, l’esprit qu’il fallait sauver et les formes qu’il fallait laisser périr. Quand les guerriers mirent Pépin le Bref sur le pavois, ce fut la royauté barbare qu’ils relevèrent. Mais les évêques rassemblés à Soissons sacrèrent l’élu du peuple, et cette nouveauté marque l’avénement d’un principe qui travaillait à se faire jour depuis trois cents ans[10].

Si l’Église avait eu la sagesse de reconnaître la vocation des Francs, elle eut aussi le courage de la seconder, de la dégager des instincts barbares qui l’étouffaient. Saint Rémi, ce prêtre expérimenté et versé dans toutes les affaires comme dans toutes les études, n’avait pas cru son œuvre finie au moment où il avait répandu l’eau sur le front de Clovis. Ses entrètiens et ses lettres continuaient l’éducation du Sicambre. Il le consolait de la mort de sa sœur Albonède, en le rappelant aux soins du gouvernement. A la suite d’une victoire, qui fut probablement celle de Vouillé, il lui écrivait : « Une grande nouvelle est venue jusqu’à nous on nous annonce que vous avez fait une heureuse épreuve du métier des armes. Ce n’est pas la première fois que vous —vous montrez tel que vos pères furent toujours. Ce qui importe, c’est que le jugement de Dieu ne vous abandonne pas. Choisissez des conseillers qui soutiennent la gloire de votre nom;honorez vos évéques, et recourez en tout temps à leurs avis. Si vous êtes d’accord avec eux, votre gouvernement n’en deviendra que plus fort. Relevez les citoyens opprimés, soulagez les affligés, secourez les veuves, nourrissez les orphelins, afin que tous vous aiment en même temps qu’ils vous craignent. Que la justice soit sur votre bouche, sans rien attendre des pauvres et des étrangers car vous ne devez. pas recevoir de présents. Que votre prétoire soit ouvert à tous, et que nul n’en sorte le cœur triste. Que vos richesses héréditaires servent à racheter des captifs et à les délivrer de l’esclavage. Si quelqu’un paraît devant vous, qu’il ne se sente pas étranger. Plaisantez avec les jeunes gens, délibérez avec les vieillards, si, vous voulez être tenu pour noble et obéi comme roi. » Cette lettre est bien courte, elle toucha peu le barbare qui allait ensanglanter la fin de son règne par le meurtre de trois rois ses parents. Elle contient cependant tout l’idéal d’une institution que le monde n’avait pas vue, de la monarchie chrétienne. Les évêques des temps mérovingiens ne feront que poursuivre la pensée de saint Remi. Elle les conduit tous les jours auprès de ces rois dangereux, que leur présence importune, mais qu’elle contient. Comme leur patriotisme, éclairé des grands souvenirs de la Bible, reconnaît dans la nation des Francs un second peuple de Dieu, ils n’auront pas de paix qu’ils n’aient fait asseoir sur le trône de Clovis d’autres Davids et de nouveaux Salomons. Nous ne trouvons pas d’autre inspiration dans ce Discours adressé à Clovis II, par un de ses conseillers, où l’on presse ce jeune prince d’étudier les saints livres, d’y chercher les exemples des rois qui surent plaire au Seigneur. Mais les Mérovingiens, pénétrés des vices de la décadence romaine, n’étaient déjà plus faits pour les fortes leçons de l’Écriture, pour cette austère simplicité du monde naissant. L’Église trouva plus de prise sur une race plus neuve, et qui avait besoin d’elle. La famille de Pépin ne cachait point ses origines dans les temps fabuleux du paganisme : aucun dieu, ni du ciel ni de la mer, ne comptait parmi ses aïeux. Il fallait que la royauté nouvelle demandât au christianisme la consécration, qui seule pouvait la recommander à des peuples trop fiers pour obéir à un pouvoir où ils ne verraient rien que d’humain[11].

Origine du sacre des rois.

Le sacre des rois, cette solennité où les monarchies chrétiennes déployaient toutes leurs splendeurs, semble avoir commencé dans un lieu bien obscur, au fond des montagnes du pays de Galles ; quand les chefs de clans, cernés de tous côtés par l’invasion anglo-saxonne, désespérant de soutenir le prestige d’une autorité ébranlée par les défaites du dehors et les factions du dedans, implorèrent l’appui de l’Église, courbèrent la tête devant leurs évêques, et leur demandèrent l’onction des rois d’Israël. C’est le témoignage de Gildas, qui écrit au commencement du sixième siècle, et qui peint toute l’horreur de cet âge de fer, en représentant les rois sacrés, et bientôt après massacrés par leurs consécrateurs. Il se peut que les nations celtiques, dont le génie garda longtemps je ne sais quoi de biblique et d’oriental, se soient attachées les premières à une cérémonie qui évoquait autour des princes chrétiens toutes les images de l’Ancien Testament. On lit dans l’histoire de l’Irlandais Colomba, qu’au temps où il vivait dans une île sur les côtes d’Ecosse, ravi en esprit, il crut voir un ange qui lui présentait un livre de cristal avec ce titre : Livre de l'ordination des rois,lui commandant de lire ce rituel, et d’aller ordonner, selon la forme qu’il y trouverait prescrite, Aidan, roi des Scots septentrionaux. Le serviteur de Dieu obéit, non sans résistance ; et, passant la mer, il ordonna le roi des Scots en lui imposant les mains. Aidan régnait en 573 et, après que les Irlandais furent devenus les instituteurs des Anglo-Saxons, on n’est point surpris de voir chez leurs disciples la tradition d’une royauté marquée de l’onction sainte, et de trouver dans le pontifical d’Egbert, archevêque d’York en 735, un rituel pour le sacre des rois[12]. Ce temps est celui de Pépin, couronné en 752 et l’Angleterre est la patrie de saint Boniface. On comprend que ce grand évoque, chargé d’inaugurer une dynastie nouvelle, une autorité contestée, se soit inspiré des exemples de l’Église anglosaxonne qu’il ait transporté le rituel d’York sous les voûtes de la cathédrale de Soissons, et consacré l’eau des Francs par l’imposition des mains et par le saint chrême[13] (i).

Rituel du sacre.

En effet, si l’on compare le rituel d’Egbert avec le plus ancien qui nous soit resté des temps carlovingiens, celui d’Hincmar pour le sacre de Charles le Chauve, on n’en peut méconnaître l’entière ressemblance. Dans l’Église de France comme dans celle d’Angleterre, la cérémonie s’ouvre par le serment du prince Charles le Chauve s’adresse au peuple, et. parle ainsi : « Puisque les vénérables évêques ont déclaré, conformément à votre assentiment unanime, que Dieu m’a choisi pour votre salut, votre bien et votre gouvernement puisque vous l’avez reconnu par vos acclamations ; sachez qu’avec l’aide du Seigneur je maintiendrai l’honneur et le culte de Dieu et des saintes églises que, de tout mon pouvoir et de mon savoir, j’assurerai à chacun de vous, selon son rang, la conservation de sa personne et l’honneur de sa dignité que je maintiendrai pour chacun, suivant la loi qui le concerne, la justice du droit écclésiastique et séculier et ce, ann que chacun de vous, selon son ordre, sa dignité et son pouvoir, me rende l’honneur qui convient à un roi,l’obéissance qui m’est due, et me prête son concours pour conserver et défendre le royaume que je tiens de Dieu, comme vos ancêtres l’ont fait pour mes prédécesseurs avec fidélité, avec justice, avec raison. » C’est après cet engagement solennel que les prélats environnent le prince, et que l’officiant le sacre en prononçant cette prière : « Que le Seigneur vous couronne de gloire dans sa miséricorde, et qu’il vous oigne de l’huile de sa grâce pour le gouvernement du royaume, comme il a oint les prêtres, les rois, les prophètes et les martyrs qui, par la foi, ont vaincu les empires, pratiqué la justice, et mérité l’accomplissement des promesses[14]».

Plusieurs n’ont vu dans le sacre des rois chrétiens qu’une usurpation religieuse, ou qu’un retour servile aux institutions judaïques. J’y aperçois l’effort du christianisme pour mettre la main sur la royauté barbare, sur ce pouvoir charnel, en quelque sorte, qui se transmettait par le sang, dont le privilége, selon l’Edda, était de brandir une hache plus pesante, et de posséder la force de huit hommes. J’aperçois la pensée d’en faire un pouvoir tout nouveau, un pouvoir spirituel, en ce sens qu’il tirera toute sa vigueur, non de la chair, mais de l’esprit ; non de la victoire, mais de la paix qu’il s’engage à maintenir ; non-seulement de la justice, mais de la miséricorde qui devient le plus glorieux de ses attributs. Voilà pourquoi le christianisme traite l’autorité souveraine comme une sorte de sacerdoce, pourquoi il ne craint pas de profaner sur le front de ces chefs de guerre l’onction pacifique du prêtre et de leur conférer un caractère qui ne leur assure le respect d’autrui qu’en leur enseignant premièrement le respect d’eux-mêmes. Les évêques qui présidaient à ces rites sacrés n’en laissaient pas évanouir la pensée avec le bruit des orgues et la fumée de l’encens. Jonas d’Orléans écrit un opuscule de l'Éducation du Prince; Hincmar adresse à Charles le Chauve un traité de la Personne royale et du Métier de roi, où l’on trouve avec surprise, quand on n’attendait que des conseils de piété, neuf chapitres sur la guerre et dix-huit sur l’administration de la justice. La main de l’homme d’État se fait moins sentir, mais celle du prêtre est plus marquée dans le livre du Chemin royal, composé pour Louis le Débonnaire par Smaragde, abbé de Saint-Michel. L’idéal de la monarchie chrétienne s’y produit sous des traits dont la douceur se ressent de la faiblesse du prince régnant, mais qui ne sont pas sans charme. Si le pieux auteur ne peut oublier ni Josué renversant les murs de Jéricho, ni la fronde du roi berger qui terrassa Goliath, ses préférences sont pour la sagesse de Salomon et pour la piété d’Ezéchias. Il prêche toutes les vertus qui ont horreur du sang, qui en préviennent l’effusion, l’amour de Dieu et des hommes, l’amour de la paix, la patience, la clémence, la miséricorde et l’image qu’il trace des rois justes rappelle les vieillards de l’Apocalypse, que la grande mosaïque d’Aix-la-Chapelle représentait mettant aux pieds du Sauveur leurs couronnes d’or. « Oh qu’elle est heureuse, la condition des bons rois qui brillent ici-bas de tout l’éclat des exploits temporels, et qui trouventx dans le ciel le repos de l’éternité Ici, la terre les nourrit de ses délices là-haut, la gloire les enveloppe comme d’un vêtement. Ici, la foule des peuples se presse sur leurs pas ; là-haut, ce sont les choeurs des anges qui leur servent de cortège. Ici, la milice de l’empire leur obéit là« haut, ils ont la joie de compter dans la chevalerie « du Christ[15]. »

Quelles conditions le christianisme faisait à la royauté.

La monarchie, ainsi régénérée par le spiritualisme chrétien, a ce premier caractère, qu’elle exclut la pensée même d’un pouvoir absolu.Tandis que les empereurs romains font profession d’être au-dessus des lois, et que les jurisconsultes examinent seulement si l’impératrice est déliée des lois;tandis que, sous les premiers Mérovingiens, un émissaire armé du praeceptum royal peut impunément mettre à mort les hommes, enlever les femmes, arracher les religieuses de leur cloitre, désormais le prince ne recevra l’onction qu’après avoir juré l’observation de toutes les lois ecclésiastiques et civiles. En second lieu, cette autorité limitée est en même temps consentie elle a son fondement légal, sinon dans l’élection proprement dite, du moins dans l’assentiment du peuple. Charles le Chauve se déclare élu de Dieu, il ajoute que la volonté divine lui est manifestée par l’ acclamation des hommes. Je reconnais le droit ecclésiastique, qui ne permet pas qu’on donne à la communauté un supérieur malgré elle, ni que l’évêque soit consacré sans qu’on ait demandé si l’assemblée des fidèles y consent. Surtout je reconnais le droit public du moyen âge, qui fait descendre de Dieu la souveraineté, mais qui la fait descendre dans la nation, libre de la déléguer à un seul ou à plusieurs, pour un temps ou à perpétuité. Troisièmement, la royauté est conditionnelle, et par conséquent amissible, puisque le serment du prince devient la condition de l’engagement du peuple ; puisque le premier promet de bien régner, afin que le second s’oblige à obéir puisqu’il y a contrat synallagmatique, et qu’enfin l’infidélité d’une partie dégage l’autre. Le siècle de Charlemagne l’enseignait ainsi trois conciles, le quatrième de Paris, en 829 le deuxième d’Aix-la-Chapelle, en 856 ; et celui de Mayence, en 888, répètent cette maxime d’Isidore de Séville, qui est aussi celle de saint Grégoire le :« Que le roi est ainsi nommé à cause de la rectitude de sa conduite (rex a recte agendo). Si donc il gouverne avec piété, avec justice, avec miséricorde, il mérite d’être appelé roi. S’il manque à ces devoirs, ce n’est plus un roi, mais un tyran. » Et pour savoir comment la doctrine du moyen âge traitait les tyrans, ne consultons pas l’Église, qui avait des prières publiques contre les tyrans contre tyrannos); n’interrogeons pas les théologiens ils répondraient « qu’il ne faut point accuser de félonie la nation qui détrône le tyran, encore que par le passé elle lui eût confié une autorité perpétuelle car il a encouru sa déchéance en violant l’obligation que le pacte lui imposait. » J’aime mieux connaître l’opinion des roi eux-mêmes, et je lis ceci dans les lois d’Edouard le Confesseur:« Le roi, qui est le vicaire du Monarque souverain, a reçu son institution pour régir le royaume de la terre ; le peuple du Seigneur et la sainte Église, et pour les défendre de toute injure. S’il ne le fait, il ne gardera point le nom de roi ; mais, comme l’atteste le Jean, il perd la dignité royale. » Ainsi, le droit divin, tel que l’entendaient ces siècles reculés, n’avait rien de commun avec le dogme politique des légistes et des courtisans modernes. Au lieu d’attribuer aux princes une puissance illimitée, le droit divin pesait sur eux comme le mandat de Dieu conféré par la volonté des nations, et leur donnait deux juges l’un au ciel, qu’ils ne trompaient jamais ; l’autre en ce monde, qui ne les épargnait pas toujours[16].

Il semble que des maximes si dures, en humiliant la monarchie, allaient lui ôter la force nécessaire pour faire la police des temps barbares : jamais, au contraire, elle ne fut plus près de son apogée. Le christianisme donnait aux hommes l’exemple de l’unité:il la mettait dans la foi, dans la loi, dans la société religieuse comment n’aurait-elle pas fini par dominer la société politique ? Considérez toutes les nations germaniques, si morcelées au moment de l’invasion, partagées entre tant de chefs ennemis ; vous trouverez que tout tend à l’union, et que, peu à peu, les petites royautés disparaissent devant les progrès d’un pouvoir plus fort. Ainsi les rois visigoths d’Espagne rangent sous leur autorité les Suèves et les Alains, qui avaient eu d’autres chefs. Les huit royaumes anglo-saxons se réduisent d’abord à trois pour se confondre plus

tard en un seul. Les princes des Francs tombent sous les coups de Clovis, et les éternels partages des Mérovingiens n’empêcheront pas ce grand corps de la France de s’unir pour durer. C’était déjà beaucoup d’avoir constitué les nations mais, à l’époque où nous touchons, l’esprit humain voulait un effort de plus.

L’idée de l’empire.

A vrai dire, l’esprit humain l’avait toujours voulu, et il n’y a pas d’antiquité si reculée où l’on ne trouve la pensée d’une monarchie universelle. C’est le rêve de tout l’Orient, quand ses princes se font appeler des titres de rois des rois et de seigneurs de l’univers ; c’est l’espoir qui conduit les conquêtes de Sémiramis et de Cyrus, qui pousse Alexandre aux extrémités de l’Asie, pour tenter ce que les Romains seuls réalisèrent, sinon dans l’espace dont une partie leur échappa, du moins dans le temps où ils régnent encore par leur langue, leurs lois et leurs mœurs. Ils donnèrent le nom d’empire à la plénitude du pouvoir civil et militaire, à la magistrature souveraine armée pour la paix des nations. Nous savons comment cette tutelle bienfaisante s’exerça sous les plus mauvais règnes des Césars. Si Caracalla conféra le droit de cité à toutes les provinces, peu importe l’intention fiscale qui le préoccupait. Rome, en élargissant ses murs, en se déclarant la patrie commune (patria communis) se mettait au service d’un dessein qu’elle ne connaissait pas.

Pourquoi les chrétiens restèrent fidèles à l'empire.

Les chrétiens connurent le dessein de la Providence, et voilà pourquoi ce pouvoir qui tes écrasait ne leur arracha pas un murmure. Cette magistrature persécutrice, mais gardienne de la paix universelle, n’avait pas seulement leur obéissance, elle avait leur admiration. Ils priaient pour la conservation de l’empire, croyant que sa durée suspendait la fin des temps. Prudence représente le martyr saint Laurent, sur les charbons embrasés, louant Dieu « d’avoir placé Rome au faîte des choses humaines, afin de rapprocher les races ennemies, et de confondre toutes les diversités des nations dans la communauté de la parole, de la pensée et de la foi. » La conversion de Constantin devait affermir dans l’Eglise le respect de l’empire ; mais il semble que les infidélités de tant d’empereurs hérétiques pouvaient l’ébranler. Cependant saint Léon le Grand continue de professer que Dieu, par la fondation de l’empire romain, « a voulu que la grâce de la Rédemption se communiquât par tout l’univers.  » Le pape Gélase enseigne que le Christ gouverne le monde par la puissance impériale, en même temps que par l’autorité des pontifes. Tous les papes du sixième et du septième siècle s’attachent a cette doctrine, quelque effort que la cour de Constantinople semble faire pour fatiguer leur obéissance. Saint Grégoire le Grand, poussé à bout par les exigences de l’empereur Maurice ; saint Martin, enlevé de Rome, chargé de fers, traîné, la tête sur les pierres, dans les rues de Byzance Sergius, poursuivi jusque dans Saint-Jean de Latran par les émissaires grecs tous ces hommes héroïques persévèrent dans leur fidélité. Ils donnent un utile exemple de patience, de respect pour les droits vieillis ; ils montrent combien c’est une chose formidable que de rompre avec un pouvoir antique, avec un principe d’ordre, même ruiné par ses propres excès. Mais le moment vint où la mesure comblée déborda[17]~).

Léon l’Iconoclaste, un soldat grossier, couronné en 717, avait déclaré la guerre aux images. Pendant que l ’Italie le suppliait de la délivrer des Lombards, il armait des flottes pour brûler les côtes de cette province rebelle, qui s’obstinait à vénérer les figures des saints il menaçait d’envoyer à Rome, et d’y faire briser les statues des apôtres Pierre et Paul. Les populations italiennes se soulevèrent elles se donnèrent des chefs, et délibérérent de nommer un empereur qu’elles iraient faire couronner à Constantinople. Le pape Grégoire II les contint ; mais, en même temps, il écrivit à Léon Dieu m’est témoin que j’ai fait recevoir vos lettres et vos images par les rois d’Occident, vous comblant de louanges pour vous assurer leur paix. Maintenant ils ont su que vous aviez fait briser l’image du Sauveur, mettre à mort je ne sais combien de femmes, en présence de tant d'étrangers, Romains, Francs et Vandales, Goths et Africains ! Et voilà que vous pensez nous effrayer,et vous dites: « J’enverrai à Rome, je briserai l’image de saint Pierre et j’enlèverai Grégoire chargé de fers, comme Constant mon prédécesseur fit enlever Martin. » Cependant vous devez savoir et tenir pour certain que les pontifes sont à Rome comme un mur inébranlable, comme un double rempart, comme des arbitres de paix, et des modérateurs entre l’Orient et l’Occident. Plût à Dieu qu’il nous fût donne de marcher dans la même voie que le pape Martin, encore que, pour l’amour de notre peuple, nous voulions bien vivre et survivre, puisque tout l’Occident aies yeux sur notre bassesse, et sur celui dont vous menacez de renverser l’image, c’est-à-dire saint Pierre! Essayez, et vous verrez tous les Occidentaux prêts a venger les injures dont vous affligez l’Orient. Une seule chose nous contriste c’est qu’au moment où les barbares adoucissent leurs mœurs, vous, prince d’un peuple policé, vous retourniez à la barbarie[18] En même temps Grégoire II écrivait à Charles Martel. Nous ne connaissons rien de sa lettre ; mais nous savons que, bientôt après, Grégoire III envoyait à Charles des clefs et des chaînes bénites, en mémoire de l’apôtre Pierre les chaînes, symboles de captivité les clefs, emblème de délivrance. Par le même message, et en vertu d’un décret des principaux de Rome, il offrait au duc des Francs le titre de patrice, lui mandant que le peuple romain était prêt à se mettre sous la protection de son bras invincible. La mort qui surprit Charles Martel au milieu de ses victoires ne lui permit pas de répondre a des offres si glorieuses. Mais Pépin reçut les insignes du patriciat, ses fils en recueillirent les droits, et nous avons vu comment Charlemagne en comprit les devoirs. Le samedi saint de l’an 774, ayant laissé son armée sous les murs de Pavie, il se présenta devant Rome à trois milles de la ville sainte, il trouva la bannière et les magistrats venus au-devant de lui a un mille, toutes les corporations avec leurs chefs et les enfants qui étudiaient aux écoles, tous portant des palmes et chantant des hymnes ; enfin, la croix qui ne sortait que pour les exarques et les patrices. À cette vue, le roi des Francs descendit de son cheval de guerre;il entra dans Rome à pied, la traversa pour se rendre au Vatican, monta le grand escalier de Saint-Pierre en baisant chaque marche à la dernière, il trouva le pape Adrien, qui l’embrassa. Tous deux, se tenant par la main, entrèrent dans la basilique pendant que la foule chantait le verset Benedictus qui venit in nomine Domini; à la suite du roi, tous les évêques, les abbés, les chefs et les guerriers francs s’agenouillèrent devant la concession de saint Pierre, pour accomplir leur vœu. Le lendemain, Charles, en habit de patrice, revêtu du laticlave et de la tunique, prit séance au tribunal pour juger les causes des citoyens, conformément aux constitutions des empereurs [19].

Si c’était la charge principale du patrice de faire justice à l’Église et aux pauvres, les papes, en conférant cette dignité, étaient allés jusqu’au point où le spirituel touche au temporel:ils n’en étaient pas sortis. Mais, dans l’entrevue d’Adrien et de Charlemagne, il semble qu’une pensée plus hardie se fit jour. Adrien ne put voir sans émotion ce vaillant jeune homme, issu de tant de saints et de tant de héros, qui venait de Pavie tout couvert de la poussière des champs de bataille, pour rétablir l’Église dans ses droits. Il l’aima, il voulut achever en quelque sorte son éducation religieuse, politique, littéraire, en lui donnant des maîtres consommés dans les lettres humaines, et en lui remettant, de sa main, le livre des saints canons. Sur la première page, il avait exprimé ses espérances et celles de la chrétienté dans une épître en vers, où il saluait « le défenseur de l’Église, le vainqueur des Lombards et des Hérules, destiné à fouler aux pieds les nations ennemies. L’évêque du Christ, Adrien, lui prédisait de longs triomphes ; car la droite de Dieu était sur lui, les apôtres Pierre et Paul lui donnaient l’épée victorieuse, et combattaient à ses côtés. Charles quitta Rome, mais le souvenir qu’il laissa ne quitta plus le cœur du souverain pontife ; et la secrète pensée d’Adrien, qui inspire toute sa correspondance, se manifeste sans détour dans une lettre datée de 775:« Comme au temps du bienheureux Silvestre, la sainte Eglise de Dieu, catholique, apostolique, romaine, a été élevée et exaltée par la munificence du très-pieux empereur Constantin le Grand, d’heureuse mémoire, qui l’a rendue puissante dans ce pays d’Italie ainsi, en ces temps heureux, qui sont les vôtres et les miens, l’Église de Dieu et de saint Pierre sera élevée plus haut que jamais, afin que les nations qui auront vu ces choses s’écrient « Seigneur, sauvez le roi, et exaucez-nous au jour où nous vous invoquerons car voici qu’un nouveau Constantin, empereur très-chrétien, a paru parmi nous[20]. »

Ce que j’admire, c’est que la papauté ne se pressa pas. Il y avait trois cents ans qu’elle tenait les yeux fixés sur la nation des Francs ; il y avait soixante ans qu’elle s’appuyait sur le bras des Carlovingiens ; il y en avait vingt-cinq qu’Adrien avait reconnu dans Charlemagne le chef prédestiné d’un nouvel empire, quand Léon III acheva l’ouvrage de tant de pontifes. La papauté n’avait prétendu ni détruire ni créer des pouvoirs, elle avait eu la sagesse de laisser ce soin à la Providence, servie par le temps, et de se résoudre à étudier lentement, respectueusement, le plan divin à mesure qu’il se déroulait. Les invasions avaient rompu l’économie du monde, et détruit le pouvoir temporel en le divisant. La force était du côté de ces rois du Nord, à qui rien ne résistait mais les nations du Midi et tout ce qui gardait le nom romain subissaient la conquête comme un fait violent, et n’admettaient pas facilement la possibilité d’une puissance légitime entre des mains barbares. Au contraire, l’autorité du passé, les anciennes magistratures, et le nom d’empire, auquel le monde avait si longtemps obéi, se conservaient a Rome, mais comme un droit éteint, qui ne touchait plus que l’imagination des peuples. Ainsi les deux principes de toute-puissance véritable, le droit et le fait, la légitimité et l’efficacité, se trouvaient désunis. La papauté avait commencé à les rapprocher, en appelant les rois des Francs au patriciat. Mais ce titre emprunté de la cour byzantine, prodigué par elle aux princes barbares de toute nation, et qui impliquait d’ailleurs l’aveu d’une sorte de dépendance, ne convenait plus à la juste fierté des Occidentaux. Le huitième siècle touchait à sa fin, quand toutes les circonstances semblèrent conspirer pour que le pouvoir temporel se recomposât, reprît son nom d’empire, et se trouvât replacé dans ses fonctions à la tête des hommes et au service de Dieu.

Translation de l'empire aux Francs

D’un côté, l’empire grec était tombé de chute -en chute entre les mains d’une femme, et le nom même des Césars s’éteignait en Orient. D’un autre côté, Charlemagne, après trente-deux ans de conquêtes et de réformes politiques, portait la seule épée qui pût sauver la chrétienté des païens du Nord comme des infidèles du Midi c’était le civilisateur des barbares, le législateur d’un État qui égalait l’ancien empire d’Occident, et qui en comprenait toutes les capitales, Rome, Ravenne, Milan, Trèves. Le vœu du peuple chrétien demandait, et Léon III le trouva juste, de mettre le nom où était la puissance. Le jour de Noël de l’an 800, Charlemagne étant venu à Rome pour rétablir la paix, comme il était entré dans la basilique de Saint-Pierre, et qu’il y priait prosterné devant l’autel, le pape lui mit sur la tête une couronne, pendant que tout le peuple remplissait l’église de ses acclamations, et s’écriait « À Charles-Auguste couronné de Dieu, grand et pacifique empereur des Romains, vie et victoire[21]! »

Toute la pensée du temps était dans cette acclamation le droit de Dieu, de qui toute souveraineté descend le droit du peuple, qui la délègue au plus digne ; l’élection d’un barbare victorieux, mais pour restaurer l’empire pacifique d’Auguste. L’Occident applaudit avec le peuple de Rome ; les impuissantes réclamations de la cour d’Orient se turent bientôt. Ce fut un de ces moments solennels, où le présent est assuré de la sanction de l’avenir et Léon, certain d’avoir accompli un de ces grands actes par lesquels le pontificat devait traduire à la terre les arrêts du ciel, en voulut immortaliser le souvenir dans l’éclatante mosaïque dont il décora le triclinium du palais de Latran. Il s’était proposé de fixer pour ainsi dire sous des traits ineffaçables cette heure de gloire qui avait vu la restauration de la chrétienté par l’alliance de l’Église et de l’État. Au milieu de la tribune à fond d’or, se détache la radieuse image du Christ debout sur le rocher d’où s’échappent les quatre fleuves, entouré des douze apôtres qu’il envoie aux nations: c’est l’institution de l’Église. Des deux côtés de l’arc qui surmonte la tribune, la fondation de l’État fait le sujet de deux scènes symboliques. À gauche, le Sauveur assis remet les clefs à l’apôtre saint Pierre, l’étendard à Constantin. Du côté droit, saint Pierre voit à ses genoux le pape Léon qui reçoit de lui l’étole, et le roi Charles qui reçoit l’étendard. La mosaïque de Léon III réalisait le pressentiment d’Adrien. Elle en conservait la mémoire aux siècles qui devaient survivre à la chute du nouvel empire. Mille ans se sont écoulés et la tribune dorée de Saint-Jean de Latran, mise à découvert par l’écroulement des voûtes du palais, brille encore au milieu des ruines qui font de cette place un des lieux les plus mélancoliques et les plus beaux de la terre[22].

Hésitation de Chartemagne.

En attribuant aux papes l’initiative de l’acte qui restaura l’empire d’Occident, je ne pense pas diminuer le rôle de Charlemagne ; je le relève, au contraire. Quand Éginhard assure que le prince des Francs, au milieu des cris qui lui déféraient la couronne, exprima sa surprise et son déplaisir, protestant que, s’il avait prévu l’événement, il ne fût pas venu prier à Saint-Pierre, malgré la solennité du jour ; devant ce témoignage grave, je ne suppose point que Charlemagne ait joué le mécontentement, ni usé d’une dissimulation étrangère a sa grande âme. Il est plus facile de le croire sincère, et d’admettre que son génie le préserva de l’erreur des Mérovingiens, de cette passion qui les avait poussés à renouer sans discernement et sans réserve toutes les traditions de l’antiquité. On s’en aperçoit à sa répugnance pour le costume du Bas-Empire, que Clovis avait revêtu avec tant d’orgueil. Les instances d’Adrien et de Léon III ne le décidèrent que difficilement à prendre deux fois la tunique longue, la chlamyde et la chaussure des patrices. Charlemagne eut le mérite de ne pas oublier sa vieille patrie germanique, d’en garder les habitudes militaires, les mœurs simples, le pourpoint de peau de loutre, au milieu de ses officiers couverts d’or et de soie. Il aima la langue de ses aïeux, il l’honora, et voulut la faire entrer pour ainsi dire dans la famille des langues savantes, en composant une grammaire teutonique ; en dressant un calendrier national, en ordonnant que l’Evangile fût prêché au peuple en idiome vulgaire. Les chants barbares qui célébraient les héros du Nord faisaient sa joie ; il les savait par cœur comme les anciens scaldes ; il prit soin de les recueillir comme Pisistrate recueillit les poëmes homériques. Le ciel du Midi put le charmer, l’inspirer, mais non le retenir. Devenu empereur, il ne fixa sa résidence ni à Rome, ni à Ravenne, ni à Milan, ni dans les cités impériales des Gaules, mais à Aix-la-Chapelle, au cœur même de l’Austrasie, dans le voisinage du manoir d’Héristal, berceau de sa famille, sur cette terre batave, première conquête des Francs. C’est là qu’il fit transporter les marbres et les colonnes de Ravenne. Il voyait volontiers autour de lui ces merveilles de l’art et du luxe romain mais il voulait avoir le sol.germanique sous ses pieds. Enfin, ce vainqueur des Saxons osa moins que Childebert et Clotaire contre les institutions barbares. Il n’essaya pas de remplacer la composition pécuniaire par la peine capitale. Il ordonna de rédiger les lois des nations qui lui obéissaient il entreprit de les amender, d’y ajouter jamais de les abolir. Ne lui reprochons point d’y avoir touché d’une main timide, de n’avoir supprimé le duel judiciaire ni le jugement de Dieu. C’était la marque d’un grand esprit de savoir se contenir, même dans le bien, de savoir attendre et de laisser fermenter pendant plusieurs siècles encore ce levain de barbarie qui devait faire la sève des peuples nouveaux[23].

L'empire tel que Charlemagne le conçut.

Il semble qu’il fallut plus d’un an à Charlemagne pour entrer dans la pensée du pape Léon III, et pour comprendre que cette surprise de la nuit de Noël pouvait fixer les destinées de l’Occident. C’est en effet au mois de mars de l’an 802 qu’un capitulaire d’Aix-la Chapelle inaugura pour ainsi dire le nouveau pouvoir par les dispositions suivantes, qui font voir dans le rétablissement de l’empire autre chose que la renaissance d’un grand nom : « Le sérénissime et très-chrétien empereur Charles a ordonné que tout homme de son royaume, ecclésiastique ou laïque, chacun selon sa profession, qui lui aurait précédemment juré fidélité à titre de roi, lui rendît maintenant hommage à titre de César. Ceux qui n’auraient encore fait aucune promesse la feront aujourd’hui, s’ils ont atteint leur douzième année. Et qu’on enseigne à tous publiquement, de manière qu’ils l’entendent, quelle est la grandeur de ce serment et tout ce qu’il embrasse. Car il ne faut point croire, comme plusieurs l’ont pensé jusqu’ici, qu’on doive seulement au seigneur empereur la fidélité ordinaire, c’est-à-dire de ne pas attenter à sa vie, de ne pas introduire l’ennemi sur ses terres, et de ne se rendre complice d’aucune infidélité, soit en y consentant, soit en ne la dénonçant point. Mais il faut que tous sachent bien quelles sont les conséquences du serment prête les voici Premièrement, que chacun prenne soin de se conserver dans le service de Dieu, selon son intelligence et selon ses forces ; car le seigneur empereur ne peut pas se charger personnellement de la conduite de chacun. Que nul n’ose faire aucune fraude, aucune violence, aucun tort aux saintes. Eglises de Dieu, aux veuves, aux orphelins, ni à ceux qui vont en pèlerinage car le seigneur empereur est établi pour en être, après Dieu et ses saints, le gardien et le défenseur. Que nul n’ose manquer au ban de guerre du seigneur empereur, ou détourner quelqu’un de ceux qui sont tenus de marcher. Que nul n’ait la témérité de violer le ban ou le précepte, quel qu’il soit, du seigneur empereur, ni de contrarier, empêcher ou diminuer ses entreprises, ni de s’opposer en autre chose à sa volonté et a ses commandements. Que personne enfin ne soit assez hardi pour manquer de lui payer le cens et les autres charges. Tout ce qui vient d’être dit est contenuau serment impérial. » Assurément, quand Charlemagne signa ce capitulaire, il pensait ajouter aux droits de la royauté barbare. D’un côté, il revendiquait l’empire tel que l’antiquité romaine l’avait conçu, avec la dictature militaire, avec le droit de faire des lois, non plus personnelles comme celles des barbares, et différentes pour chaque peuple, mais universelles, et communes à tout l’Occident. D’un autre côté, il réclamait les prérogatives des empereurs chrétiens ; il se considérait plus que jamais comme l’évéque du dehors, l’avocat de l’Église, le protecteur des saints canons, responsable devant Dieu du salut des hommes. En repoussant la pourpre des Césars, il n’avait eu garde de mépriser les droits qu’elle portait dans ses plis[24].

L’idéal du saint-empire et sa réalité.

Ainsi fut constitué un pouvoir nouveau, où vinrent se confondre les trois sortes de monarchie dont nous avions vu l’effort successif pour se naturaliser chez les Francs. Il eut de l’Église le sacre, et la mission de réaliser le royaume de Dieu parmi les hommes : c’est pourquoi on l’appela le saint-empire. Il eut de Rome la tradition du gouvernement, et l’héritage des lois les plus sages qui furent jamais ; c’est pourquoi on l’appela le saint-empire romain. Mais il garda des barbares le génie belliqueux, un certain respect de l’indépendance personnelle, et la coutume de ne point faire de loi sans consulter la nation au moins dans l’assemblée de ses chefs : voilà pourquoi on l’appela le saint-empire romain de la nation germanique.

Ce grand dessein n’eut qu’un moment de réalité, quand Charlemagne, maître de la Gaule, de l’Italie, de la Germanie, reçut a la fois l’hommage du duc des Basques, du roi des Asturies, qui se déclarait son vassal, et des chefs de clans irlandais, qui le nommaient leur seigneur et leur maître, pendant que les empereurs byzantins traitaient avec lui de puissance à puissance, et que le calife Aaroun al Raschid lui envoyait les clefs du saint sépulcre[25]. Après ces courtes années, l’empire d’Occident se perd dans les partages de famille. Vainement la forte main d’Otton Ier essaya de recomposer le corps de la monarchie universelle, il fixa sur les bords du Rhin le siège d’une souveraineté puissante, à laquelle se rattachèrent pour un temps le Danemark, la Pologne et la Hongrie, Mais l’Angleterre, la France et l’Espagne lui avaient échappé pour toujours, et les rois de ces nations revendiquaient chacun pour son compte les droits des Césars. Ainsi se trahit la faiblesse de l’empire ; et bientôt après on voit le danger qu’il prépare à la chrétienté, lorsque la pensée de Charlemagne et d’Otton passe à des esprits moins grands et par conséquent moins modérés, les pousse à la confusion du spirituel et du temporel, et menace de renouveler la théocratie des sociétés païennes.

Saint Thomas et Dante.

Cependant ne nous hâtons point de traiter l’institution du saint-empire romain avec un mépris que le moyen âge ne partagea pas. A mesure que la réalité allait en s’effaçant, l’idéal grandissait. Ce ne sont point seulement les légistes des Césars allemands qui leur attribuent le titre de seigneurs du monde, avec le droit de considérer les rois comme autant de magistrats provinciaux, et de publier les décrets qui obligent toutes les consciences. Les théologiens ne peuvent se dérober au prestige de la monarchie universelle. Saint Thomas lui-même, ou du moins celui de ses disciples qui acheva son livre dit Gouvernement des princes, professe que l’humanité, comme la nature, gravite vers l’unité. Il reconnaît l’effort de l’unité politique pour se constituer dans les grands empires de l’antiquité, tels que les décrit la vision du prophète Daniel. Il établit les droits de Rome au gouvernement du monde par les trois vertus dont elle donna le spectacle, l’amour de la patrie, le zèle de la justice et la clémence dans l’exercice du pouvoir. C’est la monarchie romaine régénérée par le baptême de Constantin, que le vicaire du Christ transfère aux Allemands ; et l’auteur de ce livre, un serviteur de l’Église, ne craint pas de faire travailler ainsi tous les siècles à l’élévation d’un pouvoir qui venait de soutenir deux cents ans de combats contre l’Église. Dante reprend la même thèse dans son traité de la Monarchie; il l’étaye d’autres motifs, et la pousse à des conséquences plus menaçantes pour la liberté. Il voit l’homme placé aux confins des deux mondes, du temps et de l’éternité, avec deux destinations auxquelles correspondent deux lois et deux puissances, l’une séculière, l’autre religieuse. La destination terrestre du genre humain est de réduire en acte toute la puissance intellectuelle dont il est doué. Dante s’applique à prouver que ce grand travail veut l’unité de dessein, de conduite et de pouvoir. Le pouvoir nécessaire à la paix de l’univers est déposé dans les mains du peuple romain, en qui paraissent tous les signes de l’autorité légitime premièrement, la noblesse ; car où trouver un peuple plus noble, c’est-à-dire plus fécond en vertus ? Secondement, la victoire s’il y a un jugement divin dans le sort des combats, Rome combattit les nations comme en un duel judiciaire, et remporta l’honneur du champ clos. Enfin, la volonté divine elle se manifeste par les prodiges qui sauvèrent tant de fois la ville de Romulus, mais surtout par le libre choix du Christ, qui, maître de toute la terre, voulut naître justiciable des Césars. De Césars en Césars, l’empire passe à Justinien pour revenir à Charlemagne, aussi durable que le monde il a sa raison d’être dans l’économie de la création, et relève de Dieu seul. C’était la doctrine d’un citoyen, d’un magistrat de la libre Florence, du poëte national de l’Italie[26].

La poésie, en effet, conspirait avec la science pour sauver la majesté impériale. Parmi les épopées dont le moyen âge ne se lassait pas, on en distinguait quatre, celle de la prise de Troie, celles d’Alexandre, de César, de Charlemagne, qui ne forment, à vrai dire, qu’un grand cycle destiné à célébrer les origines de la monarchie. Mais je m’arrête surtout a deux écrits où l’on surprend la pensée populaire des deux contrées que la cause des empereurs arma l’une contre l’autre, l’Italie et l’Allemagne. L’Italie avait la fabuleuse chronique des.Reali di Francia citée au quatorzième siècle comme autorité historique, et depuis longtemps propagée du pied des Alpes jusqu’au phare de Messine. On y donnait à Constantin un fils nommé Fiovo, qu’il faut bien reconnaître pour Clovis, puisque le ciel lui envoie l’oriflamme, puisqu’il conquiert Paris sur les païens, et devient la tige de la maison royale des Francs. Ce héros succède a tous les droits de Constantin ; il les communique à ses descendants, Fiorello, Fioravante, Gisbert au fier visage, traductions un peu libres des noms mérovingiens mais, enfin, le dernier d’entre eux, Michel, est le père de Pépin et l’aïeul de Charlemagne. Ainsi la tradition italienne faisait en quelque sorte le commentaire de la mosaïque de Léon III ; elle remplissait par une généalogie romanesque l’intervalle entre les deux grands empereurs chrétiens. La poésie populaire a liorreur du vide[27].

Légende de saint Amon.

D’un autre côté, et dès le douzième siècle, la légende allemande de saint Annon remue pour ainsi sa dire le ciel et la terre, toute l’Écriture et toute l’antiquité, pour les faire concourir à l’apothéose de l’empire des Francs. Le poëte commence par la Création que la parole divine partage en deux mondes, celui des esprits et celui des corps. Tout y obéit à la loi les astres et les nuages, les plantes et les bêtes ; tout, hormis les deux plus nobles créatures, l’ange tombé pour toujours, et l’homme déchu, mais rachetable. Le dessein de la Rédemption se révèle dans la vision de Daniel et dans la succession des quatre monarchies qui préparent la royauté du Christ. De la le destin de Rome et la vocation de César. César paraît en Germanie pour y combattre plus d’un an, « car il ne pouvait pas dompter ces hommes forts. » Il attaque premièrement les Souabes, puis les Bavarois et les Saxons. « Enfin, continue le poëte, il approcha d’un peuple de sa race, des nobles Francs. Leurs ancêtres, comme les siens, étaient sortis de la ville de Troie quand les Grecs détruisirent cette ville, Dieu ayant réndu son jugement entre les deux armées. Les Troyens, sans patrie, erraient dans le monde, jusqu’à ce qu’Hélénus, un homme belliqueux, épousât la veuve d’Hector puis Anténor fonda Padoue sur les eaux du Timave. Enée passa en Italie il y trouva les trente pourceaux et leur mère. Alors fut construite la ville d’Albe,d’où devaient venir les fondateurs de Rome. Francus, avec ceux qui le suivirent, alla s’établir bien loin sur les bouches du Rhin. Là, ils bâtirent, pour leur consolation, une petite Troie ; ils nommèrent Xantus un ruisseau voisin, et le Rhin leur tint lieu de la mer. C’est en ce lieu que grandit le peuple des Francs ils se soumirent à César, mais sans cesser de lui être redoutables. Avec lui, ils vainquirent à Pharsale ;avec lui, ils triomphèrent à Rome avec les Romains, ils apprirent à honorer un seigneur. Seul ; il réunissait la puissance autrefois divisée ; César ouvrait le trésor pour en tirer des dons précieux ¡ il distribuait à ses leudes des manteaux et de l’or. Depuis ce jour, les hommes d’Allemagne furent honorés dans Rome et respectés. » On peut sourire de tant d’anachronismes mais on ne peut mépriser cet effort de la tradition germanique pour aller au-devant des souvenirs de l’antiquité, pour rattacher à la souche troyenne des Romains la branche collatérale des Francs, et pour légitimer ainsi la succession impériale. Les légendes qui formaient la couronne poétique du saint-empire le recommandaient au respect public mieux que ses victoires. Elles satisfaisaient aux besoins d’une époque plus raisonneuse qu’on ne pense, et trop libre pour se soumettre au fait, s’il n’était entouré de toutes les apparences du droit. Jamais on ne produisit plus de titres faux, parce que jamais les peuples ne se montrèrent moins disposés à reconnaître des pouvoirs sans titres. Les imaginations étaient crédules, mais les consciences étaient exigeantes[28].

Ce qui resta de l’empire de Charlemagne.

Nous avons voulu suivre jusqu’au bout l’idée du saint-empire, et la voir descendre dans l’école, dans l’épopée chevaleresque, dans les récits qui charmaient les veillées des paysans ; nous assurant qu’elle devait s’évanouir moins promptement qu’on ne croit, et qu’il n’était pas si facile d’en finir avec un dessein auquel Charlemagne avait attaché son nom. Seulement Charlemagne, comme tant d’autres ouvriers de la Providence, fit autrement qu’il ne voulait, plus qu’il ne voulait. Il ne réussit pas à reconstruire une monarchie universelle, dont le règne eût été la ruine des nationalités, qui eût enrôlé pour ainsi dire tous les peuples au service du même pouvoir sous une même discipline. La liberté des nations résista : elles restèrent avec cette différence de vocations, de caractères, de génies, qui fait la variété et l’harmonie du monde moderne. Mais le nom de l’empire, la doctrine de ses jurisconsultes, la popularité même de ses poëtes, servirent à maintenir l’union des peuples occidentaux, à fonder parmi eux le droit international, à y naturaliser le droit romain, à former cette famille puissante qu’on appelait la Latinité, qui fit les croisades, la chevalerie, la scolastique, toutes les grandes choses du moyen âge. De même que chaque monarchie portait déjà dans ses flancs une démocratie qui devait s’en échapper un jour, ainsi l’empire ne tomba que pour laisser sortir de ses ruines ce qu’on appela la république chrétienne ; et si l’unité politique périt, l’unité spirituelle fut constituée. Rien ne justifie d’une manière plus éclatante la persévérance de l’esprit humain. Tant de nations, tant de politiques, tant de philosophes, ne se sont pas trompés ; et s’il est vrai que l’esprit humain cherche l’unité, il faut qu’il la trouve. Mais il la trouve d’une manière différente, selon la différence des temps. L’antiquité voulait l’unité matérielle, visible, politique ; et elle l’obtint jusqu’à un certain point dans l’empire romain, où tout devint justiciable du même glaive et tributaire du même fisc : mais on n’y pensa jamais à l’unité religieuse, et chaque province y garda ses dieux. Ce fut la gloire du moyen âge de retourner pour ainsi dire l’ordre du monde, de mettre l’unité dans les consciences, la variété dans les institutions ; de vouloir qu’un seul Dieu, une seule religion, une seule morale, prissent possession des âmes, pendant que des pouvoirs différents prenaient possession du territoire. En établissant ainsi l’unité dans l’invisible, il la plaçait en un lieu que les révolutions n’atteignent pas, où les invasions de barbares ne peuvent rien.

Rome avait beaucoup fait quand elle déclara tous les peuples citoyens d’une même cite mais la cité pouvait périr. Il était d’une politique plus hardie, mais plus durable, de les déclarer frères. Mais si la monarchie occupe la scène des temps barbares, elle n’y est pas seule elle y trouve deux résistances destinées à devenir deux pouvoirs, l’une du côté de l’aristocratie guerrière, l’autre du côté du peuple.

L'aristocratie militaire. Origines de la féodalité.

Quand on ne consulte que les monuments historiques des Francs, on a lieu de douter qu’il y eût chez eux une noblesse héréditaire et il se peut, en effet, que cette institution, comme plusieurs autres communes aux nations sédentaires du Nord, ait disparu chez les peuples mobiles qui se jetèrent dans les hasards de l’invasion. Mais toutes les traditions de l’ancienne Germanie font voir un patriciat religieux et guerrier, des races privilégiées qu’on croit descendues d’un sang divin. Le dieu Heimdalt est allé chercher, bien loin vers le Sud, la femme qui doit donner naissance au Noble le Noble ne se mésallie point ; il épouse la fille du Baron, et ses enfants se nomment par excellence le Fils, le Légitime, l’Héritier. D’un autre côté, les Francs avaient une autre noblesse, non pas héréditaire, mais personnelle, dans le vasselage, dans ce cortége d’antrustions et de leudes qui s’asseyaient à la table du prince, remplissaient les offices de sa maison, et le suivaient au combat. C’étaient les commencements d’une aristocratie guerrière : deux institutions romaines favorisèrent ses progrès. D’un côté, les barbares, en franchissant la frontière, l’avaient trouvée couverte de colonies militaires, c’est-à-dire de familles qui l’empereur, seul propriétaire du sol provincial, en déléguait la possession à titre de bénéfice, mais à la charge de défendre le retranchement et de donner des recrues aux légions. D’un autre côté, ils voyaient la pompeuse hiérarchie des dignités de l’empire, cette longue suite de personnages titrés que les lois comblaient d’honneurs et de priviléges. Si les rois ne dédaignaient point les insignes du consulat, comment les leudes ne se seraient-ils pas décorés volontiers des noms de ducs et de comtes ? Et puisque les Mérovingiens succédaient au droit des empereurs sur le sol provincial, pourquoi n’auraient ils pas accordé à leurs compagnons d’armes bénéfices que l’épée des anciens vétérans avait mal défendus ? Ces concessions, d’abord personnelles, tendirent à l’hérédité ; les exemples de bénéfices passant de père en fils se montrent dès le sixième siècle, et se multiplient sous les premiers Carlovingiens. Dès lors on peut voir comment la féodalité se formera, gardant des mœurs germaniques la noblesse du sang, qui fait son prestige religieux, et le vasselage, qui fait sa force politique, mais empruntant de la civilisation romaine le fief qu’elle met sous ses pieds, et le titre qu’elle met sur sa tête[29].

La féodalité n’eut rien de chrétien.

Ce qui étonne dans les origines de la féodalité, c’est de n’y trouver rien de chrétien. Le christianisme sacrait les rois, il affranchissait les peuples ; on ne voit pas qu’il ait rien fait pour affermir le pouvoir des nobles. Sans doute il finit par bénir la chevalerie, par lui ouvrir la lice des croisades et des cloîtres guerriers du Temple et de l’Hôpital mais il ne pouvait consacrer le principe païen de l’inégalité des races. L’Église ne condamna pas l’aristocratie militaire, elle la supporta comme une nécessité des temps ; mais en la surveillant, en soutenant contre elle une lutte de six siècles pour échapper au péril d’être inféodée, et pour arracher la crosse aux mains qui portaient le glaive. C’est qu’en effet, si la royauté, malgré ses excès, avait le mérite de tendre à l’unité, la féodalité, malgré ses services, eut le danger de tendre à la division, au morcellement du territoire, à cet esprit d’indiscipline qui fait le caractère de la barbarie. Il ne faut oublier ni le sang que la noblesse versa pour la défense du pays, ni le bienfait d’une éducation qui entretenait dans les familles la tradition des grandes affaires, ni la gloire chevaleresque des troubadours et des trouvères. Mais on ne peut nier ce qu’il y avait de barbare dans l’isolement orgueilleux de ces hommes forts, ne relevant que de leur épée, ne connaissant d’autre loi que la leur, ni d’autre justice que celle du gibet plante devant la porte de leur château en signe de juridiction souveraine, et comme en souvenir de ce passage de la loi salique «  Quand un homme libre aura coupé la tête à son ennemi et l’aura fichée sur un pieu devant sa maison, si quelqu’un, sans son consentement, ose enlever cette tête, qu’il soit puni d’une amende de six cents deniers. »

Quels services elle rendit.

La mission de l’aristocratie militaire fut de tempérer la monarchie. Quoi de plus violent que ces leudes que nous avons vus entourer le trône des Mérovingiens ? Ils rendirent cependant à la société ce service, de ne pas permettre le funeste succès d’une restauration de l’antiquité romaine, qui en eût fait revivre tous les maux. Charlemagne, avec la supériorité du génie, comprit l’utilité de ces résistances qui irritent les âmes faibles et précisément parce qu’il se sentait assez fort pour briser l’aristocratie militaire, il le fut assez pour ne pas la craindre. Maître de retenir le gouvernement dans le secret de ses conseils, il lui donna la publicité des assemblées et la vie des discussions ; mais il n’avait laissé le pouvoir dans le corps indiscipliné des anciens leudes qu’en y mettant l’ordre et la règle. Un traité d’Hincmar, où ce savant évêque reproduit un écrit plus ancien d’Adalhard, abbé de Corbie, fait connaître l’Ordre du palais (de Ordine palatii) tel que Charlemagne l’avait conçu, et comme l’idéal vainement rêvé sous les règnes tumultueux de ses successeurs.

Au-dessous du prince, le chapelain et le comte du palais avaient la charge le premier, des affaires ecclésiastiques ; le second, de juger les procès des séculiers. Ces deux dignitaires rangeaient sous leurs ordres le chancelier, le chambellan, le sénéchal, l’échanson, le maréchal et tous les autres officiers, qu’on avait soin de rassembler en grand nombre et des différentes nations de l’empire, « afin que de tout l’empire quiconque aurait à se plaindre d’un malheur, d’une perte, de la dureté des usuriers, d’une accusation injuste, mais surtout les veuves, les orphelins, tant des grandes familles que des moindres, eussent toujours quelu’un sous la main, pour porter leurs peines à l’oreille charitable du prince. » Outre les grandes charges, trois ordres de personnes composaient la cour. Premièrement, les gens de guerre apportaient au service du souverain un dévouement qu’on avait la sagesse d’entretenir par des présents d’or, d’argent, de chevaux, et par l’abondance d’une table toujours ouverte. Secondement, chaque grand dignitaire avait des disciples, c’est-à-dire des jeunes gens recommandés selon la coutume germanique, qui trouvaient leur honneur et leur plaisir à lui former un cortège et à s’instruire de ses leçons. Enfin venaient les vassaux et les serviteurs, que chacun s’efforçait d’avoir en aussi grand nombre qu’il en pouvait nourrir et gouverner. Cette pompe journalière du palais devenait plus solennelle quand les plaids de chaque année réunissaient autour du prince tout ce qu’il y avait de grand dans l’Église et dans l’État. « C’était l’usage de ce temps de tenir chaque année deux assemblées. L’une avait pour objet le règlement général des affaires du royaume. On y convoquait l’universalité des grands, ecclésiastiques et laïques ; les seigneurs y venaient donner leur avis, et les hommes d’un rang inférieur venaient le prendre et l’exécuter, bien qu’on les consultât quelquefois, afin qu’ils apportassent, non l’appui de l’autorité, mais la lumière de leur intelligence. On ne convoquait à la seconde assemblée que les principaux seigneurs et conseillers, pour traiter d’avance des affaires de l’année qui allait s’ouvrir. Les décisions qu’on y prenait restaient secrètes jusqu’au plaid général, où les questions devaient être débattues comme si personne n’en avait déjà traité. Si ceux qui délibéraient en exprimaient le désir, le roi se rendait au milieu d’eux, y restait aussi longtemps qu’on le voulait ; et là ils lui rapportaient, avec familiarité, ce qu’ils pensaient de toutes choses. Quand le temps était beau, tout se passait en plein air ; sinon, dans des salles séparées, de façon que les seigneurs ecclésiastiques ou séculiers, délivrés de la multitude, restassent maîtres de siéger ensemble ou séparément, selon la nature des questions à traiter, ecclésiastiques, séculières ou mixtes[30]. » Mais sous les voûtes peintes et les lambris dorés d’Aix-la-Chapelle,au milieu d’un éclat qui éblouissait les ambassadeurs de Constantinople comme les envoyés des rois barbares, on reconnaît les vieilles mœurs des Germains, et, sous l’appareil de l’aristocratie militaire, le reste d’une coutume qu’on peut appeler démocratique. Assurément on ne doit pas croire, avec quelques écrivains allemands, que la démocratie sortit tout armée des forêts de la Germanie, et qu’elle n’avait plus qu’à prendre paisiblement possession du monde, quand le droit romain et le christianisme vinrent l’enchaîner. Mais il faut bien se souvenir de ces assemblées , décrites par Tacite, où les peuples délibéraient sous les armes de ces réunions périodiques où les hommes libres, sous la présidence des magistrats, tenaient les plaids du canton ; enfin de ces Ghildes qui associaient les guerriers par des sacrifices communs, des banquets solennels, et le serment de se prêter main-forte. Toutefois ne pensez pas que les libertés germaniques périssent en passant sur une terre latine :elles y trouvent des libertés pareilles, dont elles se feront autant d’appuis. Le septième, le huitième, le neuvième siècle passent sans effacer la trace des institutions municipales, sans détruire les curies du Mans, d’Angers, d’Orléans, de Vienne et l’on n’est plus surpris de la résistance de ces vieilles villes, quand on connaît quels défenseurs Rome, en les abandonnant, leur avait donnés[31].

Les municipes romains et les évêques.

Au moment où la politique romaine s’était trouvée impuissante à renouveler les garnisons des provinces, elle leur avait donné un renfort plus efficace qu’elle ne pensait, en attribuant aux évêques des fonctions municipales qui en firent les défenseurs des cités. Saint Loup et saint Aignan avaient bravé les fureurs d’Attila : leurs successeurs, un siècle plus tard, ne pouvaient pas reculer devant les exacteurs du fisc. Aussi, lorsque les officiers de Childebert II se présentèrent à Tours avec les rôles des contributions, l’évêque Grégoire leur déclarait que les anciens rois avaient tenté de soumettre le peuple de Tours à l’impôt, mais que, redoutant la puissance de saint. Martin, ils s’étaient désistés de leur entreprise et Childebert, mieux informé, ordonnait que, par respect pour saint Martin, le peuple de sa ville ne serait pas inscrit sur les rôles. Mais saint Martin ne veillait pas seul dans sa basilique de Tours saint Hilaire protégeait Poitiers, saint Remi ne permettait pas qu’on opprimât impunément les gens de Reims il n’y avait pas de grande ville qui n’eût le tombeau d’un saint pour monument de ses franchises, et un évêque pour les soutenir contre les prétentions des comtes et des usuriers juifs qui affermaient l’impôt. Ainsi commencent les immunités épiscopales, que le dixième siècle achèvera de constituer ; l’image du saint patron de la cité (Weichbild) marquera la ligne où finira la juridiction des seigneurs voisins[32].


Ainsi l’Église travaillait à l’émancipation des communes mais il fallait les peupler d’hommes libres. Sans doute la loi germanique appelait toute la nation à délibérer de ses destinées, tout le canton à juger ses procès mais elle excluait de l’assemblée les esclaves, elle condamnait les lides, les serfs, à une infériorité éternelle. Quel espoir pour eux de franchir jamais tous les degrés qui séparaient la servitude de la liberté, et la liberté de la noblesse ? C’est là que le christianisme devait intervenir avec une persévérance qu’il n’a pas coutume de porter dans les affaires temporelles. La religion ne paraissait qu’un jour par règne, trois fois, six fois par siècle, pour sacrer les rois:c’était le travail de tous les jours d’affranchir les peuples. Il fallait d’abord établir dans les âmes cette doctrine de l’égalité, si dure pour les oreilles des puissants. L’Église ne l’épargna ni aux rois ni aux nobles. Le moine Marculf disait à Childebert « Les hommes t’ont constitué prince:ne t’élève pas, mais sois l’un d’eux au milieu d’eux. » Jonas d’Orléans rappelait aux puissants que Dieu leur avait donné autant de frères dans ces pauvres dont ils méprisaient la peau calleuse et les haillons. Il avait de sévères paroles contre les nobles francs, si impitoyables quand un vilain avait touché aux bêtes de leurs chasses:« C’est une chose misérable et tout à fait digne de larmes ; disait-il, que, pour des bêtes qui n’ont point été nourries par la main des hommes, mais que Dieu fait vivre pour l’usage commun de tous, les pauvres soient dépouillés par les puissants, battus de verges, jetés dans des prisons, et souffrent beaucoup d’autres violences. Ceux qui agissent ainsi peuvent alléguer la loi du monde ; mais je leur demande si la loi du monde doit abroger celle du Christ. Car leur démence va jusqu’à ce point, qu’aux jours de dimanche et de fête, ils abandonnent l’office divin pour la chasse, et que, pour un tel passe-temps, ils négligent le salut de leur âme et des âmes dont ils ont charge, trouvant moins de plaisir aux hymnes des anges aux aboiements des chiens.  » Parcourez les chartes mérovingiennes, les testaments des évêques, les vies des fondateurs d’abbayes ; vous y trouverez les esclaves émancipés par milliers. Les théologiens ne connaissent pas d’œuvre plus capable de calmer la conscience des pénitents que de racheter des captifs. Toute l’antiquité chrétienne avait recommandé l’affranchissement des esclaves comme une oeuvre de charité. Au neuvième siècle, on en fait une œuvre de justice ; et Smaragde, abbé de Saint-Michel, écrit à Louis le Débonnaire « Ordonnez donc, ô roi très-clément, qu’en votre royaume on ne fasse plus d’esclaves ; qu’on traite avec douceur ceux qui vivent en servitude, et qu’on les rende libres, selon la parole d’Isaïe « Voici le jeûne que j’ai préféré dénouer les liens de l’iniquité, briser le joug qui écrase, et renvoyer libres ceux qu’on opprimait. » « En vérité l’homme doit obéir à Dieu et, entre autres œuvres salutaires; chacun doit, par charité, affranchir ses esclaves, considérant que ce n’est point la nature,mais le péché, qui les a réduits à cette condition. Car la création nous a faits égaux:le péché met les uns en puissance des autres. Souvenons-nous encore que si nous remettons, il nous sera remis. Car vous aussi, seigneur roi, vous portez le joug de la condition commune». C’est ainsi que l’Eglise faisait monter les esclaves au rang des libres. Il fallait encore élever les libres au niveau des nobles, et c’est à quoi elle travaillait en combattant cet opiniâtre préjugé, qu’il fallait porter une grande naissance aux grandes affaires, en prenant des hommes sans naissance pour les mettre sur les sièges épiscopaux, pour leur ouvrir les portes des conciles, et en même temps les palais des rois. C’était la maxime des païens du Nord, qu’on n’entrait pas dans la Walhalla les mains vides:les héros s’y faisaient suivre par leurs serviteurs et par leurs trésors, qu’on mettait avec eux sur le bûcher. L’immortalité qu’ils s’y promettaient n’avait pas d’autres plaisirs que des festins éternels et d’éternels combats. De telles croyances ne pouvaient former qu’une aristocratie violente, une société privilégiée pour les forts, oppressive pour les faibles. Mais le christianisme faisait du ciel le royaume des pauvres:c’était le plus sûr moyen de leur livrer un jour le royaume de la terre. Il choisissait les doux et les humbles, ceux qui ne portaient point d’armes, pour leur donner le premier rang dans la société chrétienne. Ne dites plus que le peuple est absent des cours plénières de Charlemagne:il ne faut que le reconnaître sous les manteaux d'évêques et d'abbés, sous lesquels ces fils de serfs siégent à côté des ducs et des comtes. Ils y gardent la place que le tiers état viendra prendre dans cinq cents ans[33].

Sans doute l’attente sera longue ; et l’on peut accuser le christianisme, déjà si lent à créer les pouvoirs, de s’être. encore moins pressé quand il s’agissait de fonder les libertés. C’est qu’en effet le christianisme mesura les siècles qu’il mit à ses ouvrages sur la durée qu’il leur promettait. On ne regardait pas à trois cents ans pour bâtir une cathédrale, et on trouvait des générations d’ouvriers pour poser dans la boue et dans la poussière les premières assises, assurées que d’autres leur succéderaient pour continuer l’édifice, jusqu’aux dernières qui en achèveraient le couronnement et qui feraient monter la flèche triomphante vers le ciel. L’édifice des libertés publiques voulait plus de temps. Mais le principe puissant qui conduisait ce travail n’avait pas l’impatience des passions modernes. Les passions ont le droit d’être impatientes ; elles veulent jouir ; elles passent, elles n’espèrent pas de continuateurs de leurs œuvres. Les principes sont patients, parce qu’ils sont éternels.

  1. Edda saemundar, t. Il, Rigsmal. Ampère, Littérature et Voyages, p. 413 pour les Goths et les Scandinaves, Jornandes, de Rebus geticis, 14 ; Ynglinga saga 5, 8, 24 ; pour les Anglo-Saxons, Asser, Florentius, Huntington, Geoffroy de Monmouth, lib. VI, Frédégaire, IX « Fertur super littore maris, aestatis tempore, Chlodeone cum uxore residente meridie, uxor ad mare lavatum vadens, terretur a bestia Neptuni, » etc.
  2. Tacite, Historiae, IV, 1. « Impositusque scuto, more gentis, et sustinentium humeris vibratus, dux eligitur. »Germania, 7, 10, 11, 43. Ammian., XXVIII, 5. Gregor. Turon., II, 27 VII, 14 : « Scimus salvam esse securim quae fratrum tuorum capitibus est defixa.» M. de Saint-Priest, dans sa savante Histoire de la Royauté, imite avec dédain ce qu’il appelle l’historiette du vase de Soissons. Il ne tient peut-être pas assez de compte des témoignages plus sérieux qui prouvent la faiblesse de la royauté barbare.
  3. Aviti Epist.83, edidit Sirmond. M. Lenormant a répandu une lumière toute nouvelle sur ce sujet dans ses Lettres à M. de Saulcy sur les plus anciens monuments numismatiques de la série mérovingienne, Revue de Numismatique, t. XIII, p. 107.
  4. Nous avons cité plus haut le texte de Grégoire de Tours : voici celui d’Aimoin, t I, 22 :« In quibus videlicet litteris hoc continebatur, quod complacuerit sibi et senatoribus eum esse amicum imperatorum patriciumque romanorum. His ille perfectis, consulari trabea insignitus, ascenso equo, in atrio quod inter basilicam Sancti Martini et civitatem situm erat, largissima populo . contulit munera. Ab illa die, consul simul et Augustusmeruit appellari. » L’accord des deux auteurs prouve que le titre d’Auguste n’est pas introduit ici par confusion, mais que Clovis le prit et le porta. Sur le consulat de Clovis il faut consulter Adrien de Valois, Gesta Francorum, VI, 508. Les vues de cet excellent esprit se trouvent complètement confirmées par les belles découvertes numismatiques de M. Lenormant, qui est arrivé à déchiffrer les légendes jusqu’ici négligées des premières monnaies mérovingiennes, Revue numismatique, t. XIII, p. 206. Enfin le titre de proconsul est expressément donné à Clovis dans le texte du prologue de la loi salique, tel que M. Pardessus l’a restitué (p. 345) : « Quod minus in pactum habebatur, idoneo per « PROCONSOLIS regis Clodovehi et Hildeberti et Chlotarii fuit lucidius emendatum. »
  5. Procope, De bell. Gothic., 39. Κάθηνται μὲν ἐν τῇ Ἀρελάτῳ τὸν ἱππικὸν αγῶνα θεῶμενοι . Νύμισμα δὲ χρυσοῦν ἐκ τῶν ἐν Γάλλοις μετάλλων πεποίηται, οὺ τοῦ Ῥωμαίων αὐτοκράτορος χαρακτῆρα ἐνθέμενοι, ἀλλὰ τὴν σφετέραν ἀυτῶν εἰκόνα. Sur les monnaies de Théodebert voyez encore le travail de M. Lenormant. Ses recherches, poursuivies avec un rare bonheur, achevèrent de rétablir les règles du monnayage de la Gaule au sixième siècle. Revue de numismatique, t.XIII, p. 194 et suiv. Ce rôle de Théodebert s’accorde bien avec les félicitations que lui adresse l’évêque Aurélien (Epist. apud Duchesne, I, 857) « Macte restaurator vetustatis, novitatis inventor. » Epistol. Childeberti, apud Duchesne, I, 866. Vita S. Treverii apud Bolland, 16 jan. : « Quumque jam Galliarum Francorumque reges, suae ditionis, sublato imperii jure, gubernacula ponerent, et, postposita reipublicae dominatione, propria fruerentur potestate. Cf. Vita S. Johannis Reomensis, ap. D. Bouquet, III, 412. « Tempore quo Franci, postposita republica, sublatoque imperii jure, propria dominabantur potestate. » Lehuerou, Histoire des institutions mérovingiennes, I, 266 et suiv.
  6. Sur le costume des Mérovingiens, Montfaucon, Monuments de la monarchie, t I, et les médailles de Théobert publiées par la Revue de Numismatique.t. XIII. Sur les titres impériaux donnés aux rois, Vita S. Martini Vertavensis, Vita S. Praejecti, S. Germani Parisiensis, S. Carilefi, S. Fridolini, S. Medardi. Lehuerou, t. I p. 597. Agathias fait allusion à ce gouvernement tout romain des rois francs « Alla kai politeia xrôntai ôs ta polla rômaikè
  7. Epistola Concilii Aurelian. apud Bouquet, IV, 103.Cf. Gregor. Turon., V, 45 ; D. Bouquet, IV. 118 . II, 47.
  8. Gregor Turon, t. V, 29 « Descriptiones novas et graves in omni regno sao fieri jussit, qua de causa multi, reliquentes civitates illas vel proprias, alia régna petierunt ». Vita S. Bathildis, n°6. M. Lehuerou (p. 264 et suiv.) a rigoureusement établi que les Mérovingiens empruntèrent le système fiscal de l’empire romain jusque dans ses derniers détails.
  9. Gregorius Turonensis, III, 36.Constitutio Chlotacharii, anno 595:« Justum est ut qui injuste novit occidere, discat justo perire ». Cf, Lehuerou ; p.413 et suivantes
  10. Gregorius Turonensis, IV, 14 ; VII, 8.
  11. Epistola S Remigii ad Chlodoverum, apud Bouquet. IV, 50 « Rumor ad nos pervenit administrationem vos secundam rei bellicae suscepisse. Non est novum ut coeperis esse sicut parentes tuisemper fuerunt. » M. de Petigny,Études sur l’Histoire et les institutions de l’époque mérovingienne. p. 363, veut que S. Rémi adresse cette lettre à Clovis au moment où celui-ci succède à Childeric dans les fonctions de maître des milices ; mais il est manifeste que de tels conseils ne pouvaient être donnés qu’a un prince déjà chrétien.
  12. On trouve des des traces du sacre des rois en Espagne au septième siècle: « Etenim sub qua pace vei ordine serenissimus Ervigius princeps regni conscenderit culmen, regnandique per sacrosanctam unctionem susceperit potestatem.» (Concil. Toletan. XII Ann. 681, c. q.)
  13. M. Lehuerou croit trouver la preuve du sacre de Clovis dans )e testament de Saint Remi, publié par Flodoard mais M. Varin (Archives de Reims t. 1) a prouvé que ces mots « per ejusdem (S. Spiritus) sacri chrismatis unctionem ordinavi in regem,» étaient interpolés. Dans l’empire d’Orient, je trouve bien le couronnement de l’empereur par le patriarche de Constantinople, mais non pas le sacre. Le premier exemple est celui des rois bretons Gildas, p. 27, édition de Stevenson  : « Ungebantur reges, et paulo post ab unctoribus~ trucidabantur. » Vita S. Columbae apud Basnage Thesaurus t.1 « Angelum ad se missum vidit, qui in manu vitreum ordinationis regum habebat librum, » Sur le pontifical d’ Egbert et la parfaite conformité de la liturgie anglosaxonne avec celle de l'Église franque pour le sacre des rois, voyez Lingard,History of the antiquities of the Anglosaxon Church,II,27.
  14. Hincmari Opera, t. I, 741 .Coronatio Caroli Calvi «  Quia sicut isti venerabiles episcopi unius ex ipsis voce dixerunt et certis indiciis ex vestra unanimitate monstraverunt, et vos adclamastis, me Dei electione ad vestram salvationem et profectum atque regimen et gubernationem huc advenisse;sciatis me honorem et cultum Dei et sanctarum ecclesiarum Deo adjuvante conservare ; et unumquemque vestrum secundum sui ordinis dignitatem et personam juxta meum scire et posse honorare et salvare, et honoratum et salvatum velle ; et unicuiquo et in suo ordine secundum sibi competentes leges tam ecclesiasticas quam mundanas legem et justitiam conservare .» etc. Cf. p. 748,Coronatio Ludovici secundi.
  15. On peut reconnaître la première pensée d’une politique sacrée dans un écrit qui peut dater des premiers temps romains, je veux dire la Collatio mosaicarum et romanorum legum, publiée par Pithou à la suite de ses Observations. Le rédacteur de cette compilation y a rapproché sous seize titres les lois de Moïse et les décisions de Modestin, de Paul, d’Ulpien, et des autres maîtres de la jurisprudence romaine. Jonas Aurelianensis, Opusculum de Institutione regia apud d'Achery, Spicilegium t I, p.324. Hincmari Opera,t II, p. 3. De regia persona et regio ministerio. Smaragdi abbatis, Via regia apud d'Achery, Spicilegium, t.I , p.238. Pourla description de la mosaïque d’Aix-la-Chapelle, Ciampini, Vetera monumenta p.129.
  16. Concilium parisiense,829; Aquisgran, 836 : Ut quid rex dictus sit Isidorus in libro Sentientiarum scribit:« Rex enim inquit, a recte agendo vocatur. Si enim pie et juste et misericorditer agit, merito rex appellatur. Si his carerit, non rex, sed tyrannus est.» Unde et beatus Gregorius ait in Moralibus : « Viros namque sanctos proinde vocari reges in sacris eloquiis didicimus, eo quod recte agant sensusque proprios bene regant». S. Thomas, Prima secunda quœst. XCVI, art. 4.Secunda secundae quœst.XLII,de Seditione., lib. I, cap. VI :« Nec putanda est talis multitudo infideliter agere tyrannum destituens, etiam si eidem in perpetuum se ante subjecerat, quia hoc ipse meruit in multitudinis regimine, se non fideliter gerens ut exigit regis officium quod ei pactum a subditis non reservetur. » Missa contra tyrannos, ap. Muratori,Antiquitates Italicae dissertatio 54. Leges Eduardi regis art.17 « Rex autem qui vicarius summi Regis est, ad hoc est constitutus ut regnum terrenum et populum Domini, et super omnia sanctam veneretur Ecclesiam ejus et regat, et ab injuriosis defendat. Quod nisi fecent, nec nomen regis in eo constabit;verum, testante papa Johanne, nomen regis perdit. » M. l’abbe Gosselin réunit et commente une partie de ces textes dans son savant livre du Pouvoir du pape au moyen âge.
  17. Tertullien,Apologetic. « Est alia major necessitas nobis orandi pro imperatoribus, etiam pro omni statu, rebusque romanis, quod vim maximam universo orbi imminentem, ipsamque clausuram seculi acervitates horrendas comminantem romani imperii commeatu scimus retardari.  »–Prudentius Contra Symmachus, 601 et suiv. Idem,Peristephanon hymn;. Sancti Laurentii. S. Leonis Sermo in festo SS Apostolorum.Gelasii pape episto.ad Anastasium imp. « Duo sunt, imperator Auguste, quibus principaliter mundus hic regitur, auctoritas scilicet sacrata pontificum et regalis potestas. »
  18. Anastas. bibliothecar.,In Gregorio II Cf. Paul Diac., De Gestis Longobardip.XLIX. Nous nous accordons avec Baronius, Bossuet, le cardinal Orsi, et la plupart des critiques modernes, pour attribuer au pape Grégoire Il la lettre à Léon l'Isaurien, qu’Anastase et Fleury attribuent à Grégoire III. Les raisons de décider sont développées par Orsi dans sa dissertation Della Origine del dominio de romani pontefici. Voyez aussi le livre de M. l’abbé Gosselin,du Pouvoir du Pape au Moyen âge, nouvelle édition, p. 214 et suiv.
  19. Annales Metensesad ann. 741 -Continuatio Fredegar. Anastas. bibliothec. in Gregorio III; idem in Adriano.
  20. L’épître du pape Adrien est en vers irréguliers, dont les lettres initiales forment l’acrostiche Domino eccelentissimo filio Carolo magno regi, Hadrianus papa  :

    Justo gignitur rege Ecclesiae almae defensor...
    Christo juvante ac beato clavigero patre,
    Cunctas adversas gentes regalibus subdit plantis...
    Ad haec Hadrianus praesul Christi praedixit triumphos.

  21. Je ne crains pas de substituer ici une pensée moderne aux sentiments des contemporains. C’est le langage même des annales de Moissac. « Quod apud Grœcos nomen imperatoris cessasset, et fœmineum imperium apud se haberent... visum Leoni et universis sanctis patribus... seu reliquo populo christiano, ut ipsum Carolum imperatorem nominare debuissent, quia ipse Romam matrem imperii tenebat... seu reliquas sedes, puta Mediolanum, Trevirim et caeteras. ideo justum esse videbatur ut ipse cum Dei adjutorio et universo populo christiano petente, ipsum nomen haberet. »
  22. Eginhard, Vita Caroli , 28 ; et toutes les annales contemporaines. Les annales attribuées à Eginhard mentionnent expressément le concours du peuple à l’élection : « Ab omnibus et ab ipso pontifice, more antiquorum principum adoratum, atque omisso patricii nomine, imperatorem et Augustum appellatum fuisse. » Anastase, in Leone III, est encore plus précis : «  Et ab omnibus constitutus est imperator Romanorum. » Sur la mosaïque de Léon III, Ciampini, Vetera Monumenta, II, 127.
  23. Eginhard, Vita Caroli Magni, 23, 26, 28, 29.
  24. Capitul. ann. 802, apud Pertz, t. 1 Legum, p. 91. Cf. Rettberg, Kirchengeschichte, t. I, p. 451. Les assemblées de 802, 804, 807, 809, 810, font voir Charlemagne préoccupé surtout des devoirs religieux que lui impose le titre impérial.
  25. Eginhard, Vita Caroli Magni, 16.
  26. Le traite de Regimine principium , commencé par S. Thomas, qui le poussa jusqu’au quatrième chapitre du second livre, fut continué par son disciple Ptolémée de Lucques. On doute cependant que les deux derniers livres soient de la même main. Mais tout porte à penser qu’on y trouve-la doctrine de S. Thomas, telle que ses disciples la recueillaient de sa bouche, et que ce traité, comme plusieurs autres, n’est qu’une rédaction de ses leçons. (Voyez Echard, Script. Ord. Praedict.) Du reste, il apporte un tempérament considérable à l’autorité impériale, en reconnaissant au pape le droit de la transférer.
    Dante, de Monarchia. On trouvera une analyse plus complète de cet écrit, et des textes du Convito et de la Divine Comédie qui s’y rapportent, dans mon Essai sur Dante et la Philosophie catholique au treizième siècle.
  27. Li Reali du Francia, nei quali si contiene la generazione' degl'imperatori, duchi, principi, baroni e paladini du Francia, con le grandi imprese e battaglie da loro date, comminciando da Constantino imperatore ; Venezia, 1825. les Reali di Francia sont plusieurs fois cités par Jean Vilani. Cf. Ranke, Zur Geschichte der italienischen Poesie.
  28. Schilter, Thesaurus, t. I, p. 19. Wackernagel, Altdeutches Lesebuch, 178 :

    In der werile aneginno
    Duo licht ward unte stimma
    Duo diu vrône gotis hant
    Diu spaehin werth geseuph so manigvalt.
    Duo deilti god sini werch al in zwei...
    Cesar bigondo nâhin
    Zuo den sinin altin mâgin
    Cen Franken din editin :
    Iri beidere vorderin
    Quâmin von Troie der altin...
    Sidir warin diutchi man
    Ci Rome lif unti wertsam...

    Ce fragment sur les origines de l’empire a passé dans une composition du treizième siècle, qui, sous le titre de Kaiserchronik, a continué l’histoire des empereurs depuis César, en se permettant plus d’une infraction à la chronologie. C’est sous le règne de Tibère que Titus prend Jérusalem ; le règne de Caligula est illustré par le dévouement de Curtius : Néron a pour successeur Tarquin, et l’épisode de Lucrèce a déjà les développements que lui prêtent les romanciers du moyen âge. Tout ce désordre témoigne de l’ignorance du poëte, mais aussi de la popularité du sujet. Hoffmans, Fundgruben, I, 251. Gervinius, Geschichte der poetischen national Litteratur, t. I, 156.

  29. En ce qui touche l’existence d’une noblesse héréditaire chez les plus anciennes nations germaniques, voyez les textes rassemblés dans mon Essai sur les Germains avant le christianisme chap. I et II Pour les colonies militaires de l’empire romain, ibid., chap. VI. Sur les bénéfices et la condition des bénéficiers pendant la période mérovingienne, voy. Guerard, Polyptique de l’abbé Irminon, Prolégomènes, p. 536. Lehuerou, t. I, p. 350.
  30. Hincmar,Ordine palatii, Opera,t.II, p. 206 et suiv. « Ut ex quacumque parte totius regni quicumque desolatus, orbatus, alieno œre oppressus. injuste calumnia cujusque suffocatus. maxime de viduis et orphanis, tam seniorum, quamque et mediocrium uniuscujusque secundum suam indigentiam et qualitatem, dominorum vero misericordiam et pietatem, semper ad manum haberent, per quem singuli ad pias aures principis perferre potuissent. »
  31. Sur les assemblées générales et celles de chaque canton, Tacite,de Germania , 6, 10, 12. Les Germains avant le christianisme chap. II. M. Thierry a mis en lumière toute l’organisation des Ghildes, et la part qu’elles ont eue à la conquête des libertés communales. Raynourd (t. 1) a prouvé l’existence des institutions municipales au Mans, en 615 et 642 ; à Orléans, en 667 à Vienne, en 696 ; à Angers, en 804. Au plaid d’Anduse, en 917, on voit paraître le chef des curiales, le défenseur, les honorati. Néanmoins M. Guerard (Polyptique, prolégomènes) rappelle la distinction qu’il ne faut jamais oublier entre les municipes et les communes.
  32. Gregor. Turon., IX, 30:« Respondimus dicentes « Descriptam urbem Turonicam Clothecarii regis tempore manifestum est, librique illi : ad preesentiam regis abierunt sed compuncto per timorem sancti Martinii antistitis rege, incensi sunt, » etc. Les exemples sont innombrables dans Grégoire de Tours et dans les Vies des saints. Ce sont les conseils de l'Eglise qui décident la reine Bathilde à réduire les impôts. L’évêque Desideratus était allé plus loin il avait décidé Théodebert non-seulement à remettre l’impôt aux habitants de Verdun, mais à leur prêter une somme d’argent, que le roi finit par leur abandonner.
  33. Vita S. Marculfi, apud MabiUon, A SS. 0. S. B, I, p. 130. Jonas Aurélianensis de Institutione laicali, II, 23, apud d’Achery, Spicilegium, I, 297 : « Miserabilis plane et valde deflenda res est. quando pro feris quas cura hominum non aluit, sed Deus in commune mortalibus ad utendum concessit, paupercs a potentioribus spoliantur, flagellantur, ergastulis detruduntur et multa alia patiutur.Hi namque plus delectantur latratibus canum quam melodiis intéresse hymnorum coelestium ». Smaragdi,Via regia, cap. XXX Ne captivitas fiat:« Prohibe ergo, clementissime rex, ne in regno tuo captivitas fiat:ut juste et recte erga servos agatur, et liberi dimittantur, Isaias clamat. Propter nimiam charitatem unusquisque liberos debet dimittere servos, considerans quia non illos natura subegit, sed culpa conditione enim aequaliter creati sumus, sed aliis culpa subacti. Simul et considerate quia si dimiseritis dimittetur vobis. Nam et vos, domine, conditionale opprimit jugum. » M. Guerard (Polyptique,prolégomènes) donne de nombreux exemples d’affranchissements par l'Eglise, et montre avec une extrême sagacité comment l’esclave devient colon, le colon propriétaire, le propriétaire bourgeois de commune, d’où il passera aux états de la province, et plus tard à ceux du royaume.