Œuvres complètes de David Ricardo/Notice

NOTICE
SUR LA VIE ET LES ÉCRITS DE DAVID RICARDO.




La vie de Ricardo s’écoula au milieu des secousses les plus violentes qu’aient eu à subir les doctrines économiques, politiques et sociales de l’Europe. Pendant de longues années, en effet, la civilisation moderne ne présenta qu’un bouillonnement confus de principes, d’hommes, d’idées, d’espérances, — symptômes du travail réformateur qui l’agitait dans ses entrailles mêmes ; et il semble que les événements se fussent chargés de rédiger pour les penseurs un ordre du jour inexorable où toutes les questions furent posées, non pas avec la courtoisie des programmes académiques, mais avec la brutale sécheresse de la nécessité.

Les disettes répétées, qui ouvrirent pour l’Angleterre le dix-neuvième siècle ; les taxes écrasantes qui servirent de rançon pour la gloire des champs de bataille, les oscillations terribles imprimées par les vicissitudes de la politique et de la diplomatie, au crédit, à la production, aux salaires, aux échanges, firent intervenir les économistes ; et il n’y a qu’à jeter un coup d’œil fugitif sur cet ensemble de problèmes, pour voir qu’à aucune époque le rôle de l’économie publique ne fut plus grave, plus essentiel. Dépouillant sa majesté abstraite, la science dut s’animer au contact de cette vie fiévreuse et déserter les bibliothèques pour s’épancher en pamphlets virulents, en prédications brûlantes sur tous les esprits. Elle pénétra partout, parce qu’en effet elle avait à donner, ou tout au moins à chercher le mot de la situation, la formule réparatrice. Être économiste, si peu que ce fût, devint donc alors, comme de nos jour, une nécessité logique à laquelle les grandes intelligences obéirent scrupuleusement.

David Ricardo est un de ces hommes qui vont droit au Sphinx pour lui arracher son énigme ; qui prennent au sérieux les crises des sociétés, et ses écrits nous le représentent comme un homme bien décidé à s’appuyer sur des réalités et à ne pas s’élancer, dans les régions de l’idéal à la poursuite de quelque hypothèse plus ou moins ingénieuse. Il fait bon marché de tout cet art qui consiste à disposer symétriquement des syllogismes, à jongler avec des prémisses et des conséquences : il veut un triomphe réel au bout de chaque triomphe de logique, et si sa phrase marche c’est pour arriver et non pour faire voir en marchant sa grâce et sa souplesse. En un mot, et jusque dans ses Principes, Ricardo écrit sous la dictée des événements et en vue d’un progrès réel, palpable. Aussi ses œuvres reflètent-elles fort nettement les agitations de son époque, et serait-il impossible d’en bien saisir la portée si on ne les encadrait pas dans un exposé à la fois économique et politique des temps où il vécut. Sa vie est tout entière dans ses écrits ; mais ces écrits se relient si intimement au mouvement général de la société anglaise et embrassent tant de problèmes divers, banques, salaires, emprunts, impôts, protection, commerce intérieur, profits, machines, que, pour les comprendre, il est nécessaire d’évoquer, dans un vaste ensemble, tous les souvenirs de son époque. — À la grandeur des faits on mesurera la grandeur des idées et tout naturellement celle de l’écrivain.


L’histoire de l’Angleterre, pendant ce long chaos d’où surgit le dix-neuvième siècle, et, avec lui, le monde moderne, peut être parfaitement symbolisée par deux métaux : — le fer et l’or. L’un arma son bras pour frapper, l’autre circula comme une sève généreuse dans les veines de son industrie, s’accumula dans l’immense réservoir de l’Échiquier, et, s’épanchant sur le continent, suffit à commanditer la guerre et à abattre un grand peuple qui servait de piédestal à un grand homme.

Toute la puissance de l’Angleterre sembla se concentrer, en effet, de 1793 à 1815, sur une seule œuvre, un seul résultat : l’abaissement de la France, le refoulement des idées démocratiques qui, tantôt couvertes du voile lugubre de l’échafaud, tantôt pavoisées de nos éclatantes couleurs, couraient comme un frisson sur tous les esprits, organisaient l’Irlande en bataillons révolutionnaires, et empruntaient l’éloquence brûlante de Fox pour signifier à l’aristocratie sa condamnation et sa déchéance. Dès le jour où la France publia son programme d’égalité et revendiqua, en face de l’Europe, scandalisée de tant d’impertinence, l’insigne honneur pour chaque peuple de se gouverner lui-même et de distribuer équitablement sa richesse ; dès le jour où l’essai d’une société libre se fit ainsi à haute et intelligible voix, il y eut comme une propagande permanente de nos idées, propagande d’autant plus irrésistible, qu’elle se faisait à coups de canon lorsque la plume et la parole ne suffisaient pas.

Or, l’Angleterre d’alors, qui diffère de celle de nos jours, comme le passé de l’avenir, comme la caducité de la virilité ; l’Angleterre de Pitt et de Castlereagh qui demeure séparée de celle de Grey, de Peel et de Cobden par l’épaisseur de vingt réformes égales à vingt siècles, devait être la première à redouter le rayonnement des idées françaises.

Par la forme représentative de son gouvernement, elle tenait à la démocratie autant qu’à l’aristocratie : elle sentait qu’elle avait déjà un pied dans ce qu’elle appelait l’abîme révolutionnaire, et elle n’y voulait pas mettre l’autre. En subdivisant entre les grandes familles et les grands blasons le pouvoir concentré dans les mains d’un seul elle croyait avoir assez fait, et il lui semblait qu’avec une couronne de roi on pouvait bien faire des couronnes de duc et de comte, mais non des bonnets de juge, d’avocat ou de marchand de la Cité.

L’aristocratie, c’est déjà la monnaie de la royauté, et c’eût été par trop déroger que de convertir cette monnaie en un billon infime représenté par d’innombrables électeurs, issus du peuple et agissant pour lui. Le fameux mot : L’État, c’est moi, devait donc se traduire par celui-ci : L’État, c’est nous. Vis-à-vis de la nation, les lords s’abritaient sous la responsabilité royale : vis-à-vis du pouvoir, sous l’égide d’une popularité issue de la Grande charte, et le dernier mot de leur politique était d’annuler ces deux forces l’une par l’autre. Quand le sceptre menaçait de courber les têtes, ils faisaient appel aux traditions et aux refrains patriotiques : quand les masses appelaient des réformes, ils faisaient intervenir le Ciel par la voix des évêques, et la terre par la force des baïonnettes. De sorte que leur fonction paraissait doublement tutélaire : puisqu’ils préservaient à la fois des privilèges et des libertés.

Pour ce double service, on le pense bien, l’aristocratie n’avait pas négligé de stipuler une récompense honnête. Sachant fort bien qu’il n’est de puissance solide pour une caste qu’à condition de s’armer à la fois du prestige moral et du prestige physique, elle s’était faite opulente pour éblouir et pour corrompre ; elle s’était réservé la juridiction spirituelle pour dominer les esprits, enfin elle portait l’épée pour dompter les corps. C’est ainsi que, propriétaire des plus vastes domaines de la Grande-Bretagne, elle avait couvert le pays d’un réseau d’institutions qui lui constituaient des revenus fabuleux. Par les lois sur les céréales, elle créait pour la rente territoriale une sorte d’assurance, affranchie de la prime, et par les substitutions, les majorats, elle s’incarnait dans le sol. De plus, elle concentrait entre ses mains l’électorat, la députation : elle transformait ses fermiers, ses laboureurs, en meutes de vassaux, à qui elle imposait l’hommage du vote ; et la chambre des communes, peuplée des créatures et des cadets de la dukery, en était venue à n’être que l’humble succursale de la chambre haute. On accordait le talent aux Communes : souvent même on réhabilitait Old Sarum, Gaston et autres bourgs-pourris, en faisant représenter ces fiefs asservis par des hommes de génie ; mais les concessions n’allaient pas plus loin, et les cadets n’en continuaient pas moins à fournir des évêques à l’Église, des généraux aux armées et des fonctionnaires à l’État. La bourgeoisie ainsi refoulée par une puissance qui s’appuyait sur l’hérédité et se retrempait en même temps aux sources vives de l’élection, la bourgeoisie qui se sentait dépossédée du territoire s’élançait sur l’espace libre des mers. Elle élevait sur cet élément l’édifice de sa fortune : elle liait, par le développement des forces manufacturières, son sort à celui du peuple, et elle se préparait une clientelle innombrable qui, tôt ou tord, devait l’investir du gouvernement.

Quant au peuple, on lui prêchait, comme de coutume, les joies de la vie future et la haine du papisme ; on le faisait oppresseur pour lui faire supporter l’oppression. Il ne voyait le pouvoir qu’à travers le prisme brillant de la victoire, et il payait avec joie l’impôt du sang et de ses sueurs dès qu’on le berçait de l’hymne électrique : Rulee Britania. Le canon vainqueur de Trafalgar couvrait pour lui le canon sauvage de Copenhague, et peu lui importait sa misère, son humilité dès que le roi d’Angleterre se déclarait arrogamment souverain de la Grande-Bretagne et de la France. On peut le dire : pour le peuple, en Angleterre, la guerre de la révolution fut un long enivrement, un délire patriotique de vingt-cinq ans. Ne pouvant pas lui donner ce pain que le despotisme romain accordait aux citoyens, les lords lui donnaient l’autre partie du programme. Ils faisaient de l’Europe une arène sanglante, où il se jetait avec fureur, donnant ses épargnes, sa vie, son âme, en battant des mains. Dans cette effroyable convulsion, le prolétaire voyait le pays à sauver, et il éprouvait une rage patriotique, un besoin d’immolation. L’aristocratie, voyait dans tout cela un duel d’influence, un coup de dé, où elle mettait pour enjeu sa prépondérance et sa richesse. De là, cet acharnement implacable avec lequel elle prépara l’heure de sa vengeance : pavant avec son or les routes qui conduisaient au cœur de notre pays, faisant mouvoir comme des automates géants ces armées que renversa cent fois le souffle révolutionnaire et qu’elle releva cent fois, clouant enfin, sur le glorieux pilori de Sainte-Hélène, un homme de génie et un principe.

Mais les principes et les nations ne se tuent pas à peu de frais, et le jour où les alliés demandèrent le règlement de leurs subsides et vinrent toucher le prix de leur sanglant holocauste, le parlement anglais sut ce qu’il en coûte pour servir les haines et l’intérêt d’une caste. La facture s’éleva, pour les années comprises entre 1793 et 1814, au capital énorme de 623,451,268 l. lesquelles, ajoutées aux 261,735,059 l., qui formaient, à la fin de la guerre d’Amérique, la dette de l’Angleterre, firent peser sur les épaules de ce pays une charge totale de 885,186,823 l. (22 milliards 200 millions de francs). Les dépenses annuelles, qui étaient encore de 19,859,123 l. en 1792, avaient marché à pas rapides. Elles s’élevaient, en 1814, à l’effrayant total de 106,832,260 l. (2,670,806,500 fr.) : et l’Échiquier, qui suivait haletant la marche des colonnes ennemies sur le continent, avait dû verser, entre les mains de ses fidèles alliés, une somme de 46,289,459 l., où l’on ne retrouve pas, sans douleur, 200,000 livres fournies a Louis XVIII, pour qu’il pût venir nous octroyer sa charte, et 31,932 st. pour des armes expédiées dans le midi de la France. — Ne semble-t-il pas voir réellement, dans ces hideuses curées, quelque chose d’analogue aux salaires tachés de sang que d’infâmes assassins reçurent en d’autres temps, nous avons presque dit d’autres siècles, pour une œuvre où l’on ne craignit pas de méler le nom de la patrie ? En tous cas ces longues boucheries, que l’on nomme des batailles et que l’héroïsme suffit à peine pour réhabiliter, sont de tristes enseignements à donner aux hommes. Aujourd’hui des rois coalisés crucifient un peuple : demain, des bandes, ivres de carnage, crucifieront toute une caste, comme dans la Gallicie. C’est là l’implacable logique du crime, et le sang répandu en haut, soit en immolant une nation, soit en poignardant une femme, retombe de cascade en cascade jusque sur l’échafaud où râle le truand.

D’ailleurs, la lutte de principes, d’hommes, d’intérêts, d’influence qui se personnifia en deux grands peuples, la France, l’Angleterre : — l’une divorçant avec le passé, et s’élançant d’un seul bond jusqu’aux limites extrêmes de la démocratie : l’autre se cramponnant à ce qui fut, et bornant son idéal à une constitution oligarchique : cette lutte qui finit par entraîner toute l’Europe dans un vertige analogue à celui qui arme souvent les bras des témoins dans les duels d’homme à homme, ne s’accomplissait pas seulement sur les champs de bataille. Elle prenait toutes hs formes, tous les théâtres, et variait à l’infini le choix des armes. Les chancelleries n’étaient plus que des conseils de guerre, rêvant des conflits immenses, dont le travail agricole et manufacturier faisait tous les frais. On se haïssait non-seulement sur les champs de bataille, mais encore sur les marchés, dans les arts, dans les sciences, et le suprême effort de chaque pays était d’anéantir la production et la richesse des autres comme on encloue les canons de l’ennemi. L’Angleterre, la France, la Russie, l’Autriche se jetaient leurs enfants à la tête et se mitraillaient avec de l’or, du coton, des protocoles, des édits, des blocus aussi bien qu’avec des boulets.

Les décrets passionnés de la Convention avaient isolé l’Angleterre sous le point de vue politique et commercial, et en avaient fait une sorte de lazaret, où l’on craignait de voir se répandre, avec des flots de marchandises suspectes, des principes entachés d’aristocratie. Il est bien évident même que l’idée de protéger notre industrie avait peu influé sur ces décrets. Le comité de salut public, dans ses implacables et sombres résolutions songeait à autre chose qu’à garantir des profits élevés aux marchands de coton, de quincaillerie, de houille : il songeait à renverser l’Anglais en ôtant à l’industrie de la Grande-Bretagne, les moyens de créer ces trésors qui servaient à subventionner la coalition ; et il faut croire qu’il n’aurait pas menacé de confiscation et de mort les détenteurs de marchandises anglaises s’il avait cru travailler simplement à la fortune de quelques manufacturiers mécontents du traité de 1786. Des considérations de boutique et d’usine n’auraient jamais forcé la main à un gouvernement qui se distingua surtout par l’immolation des intérêts privés. Et si l’Europe a assisté, en 1793, à cet étonnant spectacle de deux peuples qui, déjà, se serraient la main au travers du détroit, qui marchaient par la solidarité des intérêts à une solidarité politique et sociale, et qui, tout à coup, brisant ces liens salutaires, y substituent un antagonisme meurtrier, il faut reconnaître, dans ce revirement, une cause plus forte que des rivalités de tarifs. Nous avons vu, de nos jours, les balances de la diplomatie pencher de tel ou tel côté par le seul poids de quelques votes législatifs, mis au service de quelques manufacturiers puissants : nous avons vu l’union belge rayée sur un geste du comité Mimerel, et le Zoll-verein poussé vers des représailles sévères. Nous avons même pu entendre les prétendus organes de l’opinion nationale et du travail national prêcher une croisade douanière contre l’Angleterre, sous couleur de patriotisme ; mais ces clameurs, fort écoutées de nos jours, n’auraient pas même effleuré l’épiderme des conventionnels. Quelques mois avant le jour où commença à gronder ce tonnerre, dont les derniers éclats, solennels et sinistres, retentirent en 1815, Pitt promettait au parlement d’Angleterre une paix féconde avec notre pays ; et il ne fallut rien moins que le drame de 93 pour démentir ces salutaires prophéties. Les trônes et les aristocraties se crurent alors obligées de payer avec des millions de têtes la tête d’un roi, d’immoler tout un peuple aux mânes d’un homme ; — mais d’esprit prohibitif, il est impossible d’en découvrir la plus petite trace.

Quoi qu’il en soit, il fut décidé que l’on épuiserait tous les moyens de destruction et de ruine. L’Angleterre, fidèle à ses instincts de suprématie navale, et ceinte de l’Océan comme d’une écharpe de commandement, fit, de toutes les mers, son domaine exclusif, et à force d’interprétations machiavéliques et de violences juridiques, s’attribua par le fameux blocus sur le papier le droit de fermer et d’ouvrir à volonté les ports du continent.

Or, en frappant ce grand coup, le cabinet de Saint-James se complaisait évidemment dans un monopole immense qui allait faire de ses vaisseaux le véhicule obligé de toutes les marchandises et leur assurer un fret d’autant plus productif qu’il était moins partagé. Dans ce système, le flux et le reflux de la plus grande partie des denrées coloniales devait passer par l’Angleterre et y déposer de fertiles alluvions. L’industrie du pays, aidée par les merveilleuses créations d’Arkwright, de Watt, de Crompton, stimulée par la nécessité de faire face aux colossales dépenses de la guerre, fécondée par des institutions de crédit qui faisaient ruisseler le capital dans toutes les entreprises, devait prendre des développements inouïs et trouver des commanditaires dans l’univers entier. L’agriculture percevrait tranquillement ses rentes à l’abri des corn-laws, et on atteindrait bientôt à ce beau idéal du système mercantile qui consiste à produire tout ce qu’on consomme, à transporter tout ce qu’on crée, à anéantir les ressources des autres peuples, probablement afin de pouvoir commercer plus longtemps avec eux.

Ces illusions étaient faciles et naturelles alors. On n’avait pas encore démontré l’amère mystification qui gît au fond du système des restrictions : on n’avait pas encore fait le décompte des charges qu’il impose, on n’avait pas ouvert encore les yeux sur les jongleries de l’amortissement ; — voile trompeur jeté sur l’abîme des déficits et dont on pourrait comparer l’action à celle d’un homme qui pour reprendre des forces enlèverait à ses veines le sang qu’il verserait dans les artères ; — on comptait encore sur la docilité des autres nations, car l’Amérique n’avait pas rédigé son petit acte de navigation, habile plagiat de celui de Cromwell ; on n’avait pas calculé, dans l’ivresse patriotique où l’on se trouvait plongé, que les dépenses du pays s’élèveraient de 20 millions à 106 millions sterling, tandis que les exportations au profit desquelles on était censé travailler, grandiraient seulement dans la proportion de 39,730,659 liv. st. en 1801, à 41,716,934 en 1812, et 45,494,219 en 1814. ; enfin Huskisson n’avait pas encore rompu le charme en disant en pleine chambre des Communes : Notre brevet d’invention est expiré[1].

Du reste Napoléon ne devait pas laisser longtemps debout toutes ces illusions. Il lui tardait d’écraser cette nation de marchands qui lui tenait tête et dont il retrouvait l’or, l’influence dans toutes les grandes combinaisons qui arrêtaient l’essor de sa fortune. Le souvenir de Saint-Jean d’Acre l’obsédait comme une insulte faite à son génie, et après avoir essayé d’étouffer l’Angleterre dans une étreinte suprême, et sur son vieux territoire saxon, il résolut de la mettre au ban des nations civilisées, et de l’emprisonner en lui donnant pour geôle l’Océan tout entier. Par un de ces partages géants, tels que l’antiquité en rêvait pour ses dieux, il laissa le pavillon de la Grande-Bretagne dominer sur les mers, et lui interdit le continent qu’il trouvait encore trop étroit pour le vol de ses aigles. Par les décrets de Berlin et de Milan il éleva entre le commerce anglais et l’Europe un mur de bronze au pied duquel devaient venir se briser tous les efforts, s’entasser toutes les marchandises de notre grande rivale. De sorte que la consommation des denrées coloniales s’arrêtant par la cherté, le commerce anglais, ainsi refoulé, devait s’écrouler tôt ou tard et entraîner dans sa chute ces redoutables coalitions qu’il payait à bureau ouvert.

Le projet était grandiose et nettement indiqué, comme on voit, et rien n’allait être négligé pour accomplir cette œuvre de colère et de représailles. Ainsi, non-seulement on interdisait, sous peine de confiscation, l’introduction des denrées anglaises ou transportées par des Anglais ; non-seulement on chassait les produits, mais encore les hommes, mais encore les idées. Tout Anglais, vivant en France ou dans les pays soumis et alliés à la France, devenait un prisonnier de guerre : ses biens, ses marchandises de toute nature étaient considérés comme une prise légale, et passaient, par une honteuse résurrection du droit d’aubaine, aux mains de l’État. On allait même plus loin. Après avoir proscrit le commerce avec les concitoyens de Pitt, on proscrivait jusqu’aux liens du cœur et de l’esprit. Tout contact avec l’ennemi devenait une souillure, et l’on arrêtait dans tous les bureaux de poste les lettres écrites à des Anglais ou venant d’eux. Certes, jamais excommunication ne fut plus dure et plus habilement conçue. Napoléon, par ses deux décrets de 1806 et 1807, traçait autour de l’Angleterre un cercle étroit et fatal qui devait se resserrer encore à chaque triomphe de nos armes. C’était pour ainsi dire un immense filet dans lequel il emprisonnait un géant jusqu’à soumission définitive.

On sait trop bien à quel point les événements démentirent les vues et la logique de l’Empereur. Toute la force d’un homme ne peut arriver à convertir en crime, en attentat à une nation, ce qui n’est que l’exercice d’un droit naturel ; et il devait être fort difficile de faire entendre à un Prussien, à un Autrichien, à un Hollandais et même à un Français, qu’ils trahissaient leur patrie en consommant du sucre, du café, des tissus venus du dehors. Sans doute le continent avait été converti en un seul marché couvrant tous les pays attelés à la politique de la France ; sans doute les barrières intérieures, renversées d’un seul trait de plume, compensaient l’immense mur d’enceinte dressé sur les côtes et sur les frontières extrêmes de ce Zoll-verein improvisé ; mais ce n’est pas en un jour que se créent des besoins, des intérêts nouveaux, et que s’organisent des industries vivaces. La betterave devait faire attendre longtemps son sucre, la chicorée son prétendu café, et c’est à grands renforts de primes, de gratifications qu’on parviendrait à produire chèrement ce que l’Angleterre, créait sur une échelle grandiose et à des prix pour ainsi dire impossibles. Et puis les relations économiques ne font pas aussi volte-face sur le geste d’un conquérant botté, éperonné et triomphant. Elles se nouent avec lenteur, se dénouent de même, et tous les intérêts engagés dans le commerce extérieur, toutes les industries qui échangeaient leurs produits contre ceux des Indes, des Antilles, de Birmingham et de Manchester, devaient subir des perturbations profondes.

Aussi la révolte contre le système impérial fut-elle permanente et générale. Les gouvernements adhérèrent au blocus, mais tous les peuples s’évertuèrent à y contrevenir sourdement et sûrement. Le commerce extérieur prit un autre nom : il s’appela contrebande, mais continua à alimenter la consommation ; et il n’en résulta guère pour l’Europe, en définitive, qu’une immense déperdition de forces, suivie d’une immense déperdition de capitaux. La douane eut beau multiplier les obstacles, les formalités, et se faire inexorable, par obéissance à un maître inexorable, les contrebandiers, si poétiquement réhabilités par notre Béranger, perfectionnèrent leur industrie et se trouvèrent toujours en avance d’une ruse ou d’un coup d’audace sur les commis. Aux temps antiques, les contrebandiers étaient un symbole vivant de ruse et de courage ; et leurs descendants, qui offraient, hier encore, à R. Peel, de lui faire parvenir moyennant une prime modeste autant de foulards qu’il en faudrait pour le service du corps entier des douaniers de la Grande-Bretagne, leurs descendants, qui constituent encore en Espagne une classe opulente et fort peu méprisée, n’avaient certes pas dégénéré sous l’empire. Cent fois leurs chevaux, prohibés à l’entrée, franchirent les pantierès, emportant ainsi à la fois le délinquant et le corps du délit ; cent fois des marchandises anglaises passèrent triomphalement avec l’étiquette prussienne ou belge ; et dans un pamphlet remarquable, écrit par un homme qui ébauchait alors sur le papier les réformes qu’il devait obtenir pour son pays après un apostolat de sept années, où éclatent l’intrépidité d’une logique pressante, les ressources d’un chef de parti et le dévouement d’une âme généreuse ; dans ce pamphlet, disons-nous[2], on apprend qu’un certain marchand, fort connu de Bourienne, dirigeait une maison qui employait cinq cents chevaux à transporter des marchandises anglaises dans l’Esclavonie pour les faire pénétrer ensuite, en France, à raison de 700 fr. par quintal. Le transport, à ce prix, était cinquante fois plus élevé que le fret de Londres à Calcutta ! Ne vit-on pas, d’ailleurs, l’Empereur lui-même faire cause commune avec les Smugglers et défaire en détail son impraticable projet ? Imitant la tolérance catholique qui sait adoucir le jeûne pour les constitutions débiles et pour les dévots de choix, il accorda des licences à certains hauts dignitaires, lesquels les revendaient à beaux deniers comptants à des entrepreneurs de fraude. On cite d’illustres personnages qui ont fait à ce honteux trafic de fort belles fortunes ; et il est telle de ces licences qu’on acheta au prix exorbitant de un million. Le gouvernement anglais ne dédaigna pas de se mêler à cette vilaine besogne de maltôte et de contrebande, et on le vit favoriser ouvertement la création de titres faux, au moyen desquels les neutres éludèrent la vigilance de nos flottes et introduisirent sous pavillon d’Oldenbourg et d’autres puissances secondaires, d’énormes quantités de marchandises. Or, de tout cela il résulta uniquement que le commerce extérieur de l’Angleterre ne fut pas anéanti, mais que la France et ses alliés payèrent fort cher leurs matières premières et leurs consommations. Quelques chiffres le prouveront surabondamment. De 1801 à 1809, c’est à peine si les exportations de la Grande-Bretagne baissèrent de 37,200,000 liv. st. à 36,300,000 liv. st., ou de 2 pour cent. — Tant de bruit, de colères et de sacrifices pour si peu ! Toutefois des événements aussi graves devaient réagir d’une manière désastreuse sur la situation économique de l’Angleterre ; car en admettant même que la politique de Pitt ait réussi à absorber les nations du continent dans les préoccupations diplomatiques, et à les détourner du travail productif auquel s’était vouée l’Angleterre, en admettant que le canon ne détruit pas la plus noble, la plus féconde de toutes les valeur, — l’homme, — et que la richesse de nos voisins ait pu s’accroître par l’effet d’emprunts et de taxes formidables, il est permis de croire que l’industrie s’accommode fort peu en général de ces procédés violents qui tantôt lui ouvrent une carrière immense, tantôt la refoulent dans une sphère étroite. Le stimulant que le monopole rigoureux des mers offrit à la production de la Grande-Bretagne eût donc été bien plus vif, bien plus puissant encore en l’absence de tout monopole. Les forces vives que ses flottes balayaient de la surface des mers refluèrent sur le continent, et le résultat le plus net de cette politique, soi-disant habile, fut de créer des rivalités commerciales là où il n’en existait aucune. Au lieu de la sphère étroite qui fermait le marché de chaque pays, il y eut une circonférence immense, passant par Gibraltar, Nantes, Amsterdam, Pétersbourg, Odessa, Naples, et où se fortifièrent les industries de la France, de l’Allemagne, de la Belgique ; — si bien que lorsque tout cet échafaudage de blocus et de douanes s’écroula, en 1815, il démasqua, aux yeux de l’Angleterre consternée, l’immense façade des manufactures élevées sur le continent.

Il le faut donc dire bien haut, en l’honneur des idées de paix et de fraternité : les guerres de la Révolution et de l’Empire n’ont pas plus profité à la Grande-Bretagne qu’au reste de l’Europe. Le rayonnement des richesses comme celui des théories politiques ne s’opère pas avec l’artillerie ; et il faut être singulièrement aveugle pour croire que c’est à coups d’épée qu’on habitue un peuple à consommer tel ou tel ordre de produits. Lorsqu’Arkwright disait, en face des progrès miraculeux qu’il avait déterminés par la pression d’un simple ressort : Je paierai à moi seul la dette de l’Angleterre ; lorsque les filateurs de coton, dans un élan d’orgueil industriel, se vantaient de pouvoir fournir de tissus le système solaire tout entier, — y compris même, nous osons le croire, les ouvriers en haillons de leur propre patrie, — ils ne comptaient certainement pas sur la toute-puissance du sabre pour la vente de leurs produits. Ils comptaient sur des procédés plus parfaits, des capitaux plus vastes, des institutions de crédit plus avancées, des frais de production moins coûteux ; enfin, sur tout ce qui amène le bas prix, et, avec le bas prix, les consommateurs.

Non. Le temps de ces mystifications est passé, et l’Angleterre sait fort bien que la mule-jenny et la vapeur ont plus fait pour sa grandeur que tous les protocoles, et qu’elle se développe quoique et non parce que les relations économiques du monde éprouvent des bouleversements profonds. Maintenant que la fumée du combat s’est dissipée, elle a fait le bilan exact des bienfaits et des maux qui lui ont été départis en retour de l’anéantissement projeté des doctrines révolutionnaires, et elle sait que les gigantesques ressources de son sol, de ses capitaux, de son travail, ne servirent qu’à asseoir plus solidement l’aristocratie. Elle se rappelle ces alternatives perpétuelles d’abondance et de disette qui tantôt jetaient les capitaux par millions sur les terres et tantôt les reportaient sur les manufactures, — faisant ainsi refluer le paupérisme des champs aux manufactures et des manufactures aux champs. Elle se reporte à ces années sombres où le pain se vendit jusqu’à 2 fr. 50 cent, les quatre livres, où les Luddites, tantôt sous le drapeau de la faim, tantôt sous celui de la haine politique, s’agitaient avec fureur, et formaient à l’intérieur l’écho des combats du dehors ; elle calcule ce qu’il lui a fallu payer de tributs écrasants par le renchérissement de toutes les denrées et par la dépréciation de sa circulation monétaire ; elle se rappelle qu’à une époque à jamais célèbre, le pain blanc fut considéré comme une denrée aristocratique, et qu’il fallut en limiter par une loi la consommation. Elle sait tout cela, et comme elle sera longtemps encore occupée à secouer de ses épaules le fardeau de dettes, de taxes, de paupérisme qui pèse sur elle depuis ces tristes jours, elle trouve qu’à ce prix l’aristocratie est trop chère.

Que si maintenant on ajoute à ce mouvant et dramatique tableau où la fortune de l’Angleterre s’élève et s’abaisse par le caprice des événements : que si l’on ajoute un remaniement perpétuel des impôts et des finances, des coalitions d’ouvriers qui damnent des districts entiers et frappent dans l’ombre, quand ils ne frappent pas au grand jour : que si l’on se représente enfin cette fièvre continuelle et ces convulsions, on comprendra la tâche immense alors réservée à l’économiste.

C’est dans cette période de transformation et de lutte que pensa et écrivit Ricardo.

Les problèmes les plus délicats de la science du crédit et les plus menaçants dilemmes de la vie sociale lui furent posés successivement par une nation haletante, inquiète de l’avenir, et il ne fallut rien moins que ce concours de difficultés pour l’amener à publier ses idées. Jamais homme, en effet, ne fut moins possédé du démon de la dissertation. L’art pour l’art lui était parfaitement antipathique, et il ne parlait que directement interpellé par le fait. De tels écrivains, on le sent, ne peuvent être étudiés sérieusement qu’autant qu’on a esquissé d’une manière complète les événements qui ont ému leur esprit et sur lesquels ils ont réagi à leur tour. On comprend Job ou le Cantique des Cantiques sans avoir médité les commentaires de la Bible : on comprend Sophocle, Anacréon, Sapho sans avoir approfondi les événements politiques et sociaux de la Grèce : on comprend Gluck, Byron, Wordsworth, Hugo, Lamartine, Ingres, sans avoir lu Anquetil, ni même étudié le système représentatif et l’équilibre des pouvoirs ; car ces nobles esprits planent dans des sphères parfaitement inaccessibles aux coups d’État et aux coups de bourse, car ils ont peint, chanté, dit d’une manière éternelle des choses éternelles, car la nature a toujours les mêmes sourires et les mêmes abîmes pour le peintre, les mêmes voix pour le maëstro, et les mêmes passions pour le poète. Mais l’homme qui discute, qui dirige, qui réforme, il faut aller le chercher dans la mêlée des événements où s’accomplit sa forte et belle mission. C’est ce que nous venons de faire pour Ricardo, et il nous sera facile maintenant de détacher sa physionomie des physionomies contemporaines.


Si la vie d’un homme ne mérite d’être racontée que lorsqu’elle présente à l’imagination des épisodes saisissants et des coups de théâtre animés par la passion, le génie ou la lutte, il n’est pas de biographie à faire sur Ricardo. À part sa conversion au Christianisme et son mariage avec une femme qu’il eut l’audace grande d’aimer malgré les ordres de son père : à part cette double révolte de sa conscience religieuse et de son cœur, sa vie ne présente rien de romanesque. Vous n’y trouverez aucune de ces aventures piquantes ou dramatiques qui illuminent un portrait ; et si Ricardo touche par quelques points à Law, ce n’est pas à coup sûr par des intrigues musquées, par des duels de raffinés, par les contrastes saisissants d’une opulence qui ruisselle sur des tables de jeu on dans les coulisses de l’opéra, et d’un abaissement que relèvent à peine des éclairs de génie et de hardis projets. Mais si l’exemple d’un homme qui débute par la pauvreté et l’obscurité, pour arriver, à force d’intelligence, de labeurs, de méditations sérieuses, à franchir tous les échelons de la société, à diriger l’opinion publique, à parler à son pays du haut d’un husting et au monde entier du haut de la tribune parlementaire ; si le labeur implacable qui accumule des millions entre les mains d’un simple courtier du Stock-Exchange et l’arme du vote législatif comme d’un fragment de sceptre : si tant de persévérance et de talent ne manque ni d’intérêt, ni d’enseignements, la biographie de Ricardo mérite, à coup sûr, d’être écrite : car ce noble exemple il l’a donné ; car il a été humble et il est devenu influent par la fortune, par la position politique ; car enfin, M. Mill, son ami, une des lumières trop tôt évanouies de l’économie politique a dit de lui : — « Son histoire offre un exemple bien encourageant. Il avait tout à faire et il remplit sa tâche. Que la jeune âme qui s’élance par le désir au-dessus de la sphère où elle a été placée ne désespère pas, au spectacle de cette belle carrière, d’atteindre aux rangs les plus élevés dans la science, dans la politique. Ricardo avait à faire sa fortune, à former son esprit et même à commencer son éducation, sans autre guide que sa sagacité pénétrante, sans autre encouragement que son énergique volonté. Et c’est ainsi que tout en se créant une immense fortune il étendit son jugement, et doua sa pensée d’une force qui n’a jamais été dépassée. »

Toute la vie de Ricardo est dans ce noble éloge. Pour la connaître, il faut l’aller chercher dans ses œuvres, toutes écrites sur la brèche et qui portent l’empreinte de sa logique sévère, de sa justice parfois trop mathématique, de la fière indépendance de son caractère. Aussi glisserons-nous rapidement sur les épisodes de son histoire privée : l’époque de sa naissance, de son mariage, de sa réception à telle ou telle académie présente un médiocre intérêt, et il faut tout l’éclat de sa renommée et de son talent pour faire saillir ces vulgaires incidents. Mais comme il faut passer par l’homme pour arriver aux écrits, parlons de l’homme d’abord.

Le père de Ricardo, juif hollandais, était venu tenter fortune en Angleterre où sa capacité, son intégrité lui valurent l’estime générale. L’instinct financier qui distingua sa race en tous lieux, en tous temps, depuis les jours fameux du Veau d’or jusqu’à notre siècle de spéculation, cet instinct qui, il est parfaitement inutile de le dire sans doute, n’a exclu ni les grandes pensées ni les beaux dévouements, et nous a même dotés de la science du crédit, ne manqua pas à l’habile Hollandais. Il s’en servit très-fructueusement à la bourse de Londres, alors comme aujourd’hui la plus grande et la plus savante école d’application ouverte aux hommes d’affaires : et il était tout naturel qu’il songeât à lancer dans cette carrière productive le plus intelligent de ses fils, David Ricardo, lequel était venu tout doucement au monde dans la capitale de la Grande-Bretagne, en l’an de grâce 1772. Comme on le pense bien, l’éducation qu’il fit donner à ce fils ne péchait pas par un excès de connaissances littéraires et philosophiques. Homère et Descartes ne lui paraissaient pas être des guides infaillibles vers la fortune, et rompant en visière avec la poésie ou la métaphysique, il mit le jeune David pendant deux ans dans une école de Hollande, où les plus saines théories du change et l’art du parfait négociant lui furent enseignés.

Cette éducation fit merveille. Dès l’âge de quatorze ans David Ricardo prit part aux affaires de son père. Il acquit dans ce contact avec la réalité, dans cette lutte avec les hasards de la vie financière et industrielle, un jugement sûr et froid, une sagacité perçante, une aptitude singulière à extraire de détails infinis une solution nette et précise. Sans le savoir, il se préparait ainsi à gravir de déductions en déductions la route difficile qui aboutit à ces hauteurs théoriques où il devait retrouver les économistes et Ad. Smith.

Il était impossible d’ailleurs qu’un esprit de cette trempe ne fut pas singulièrement ému des événements qui agitaient l’Angleterre et qui avaient leur écho fidèle dans les oscillations des fonds publics, des changes, du papier, du numéraire.

Dans les temps ordinaires on conçoit fort bien que l’action de calculer des primes ou des reports, de négocier des rentes ou de solder des différences, n’entraîne pas nécessairement vers une investigation profonde des phénomènes économiques, et nos agents de change, financiers, spéculateurs, ne se recommandent guère, dans le fait, par des lumières très-vives sur ces problèmes majestueux et difficiles. La plupart sont des praticiens qui tiennent en parfait mépris les théoriciens. Comme tant d’autres ils voient la lettre, l’esprit leur importe peu, et ils seraient même désolés de savoir pourquoi ils ont raison. Ils s’obstinent à ne pas comprendre que la théorie c’est l’essence des faits, c’est la pratique d’hier, d’aujourd’hui, de demain, ramenée à un type immuable : c’est la force qui concentre des millions d’étincelles éparses pour en faire un flambeau, et qui, d’une poussière d’événements et de choses, fait un monument qui est la science. Offrez à certains individus un paratonnerre ; ils craignent la foudre et vous remercieront de votre présent : cherchez à leur expliquer les lois de l’électricité, et vous devenez un rêveur plus ou moins amusant. La vapeur est une force terrible qu’il est beau de pouvoir diriger. On la dirige en effet, il est des lois pour cela ; mais c’est le chauffeur qui est le héros : l’ingénieur n’est que le théoricien et c’est tout dire. Pesant des mondes avec la main, comme d’imperceptibles atomes ; traversant avec la pensée l’espace ou s’agitent les planètes dans une harmonie divine, Kepler, Leverrier, réclament des astres inconnus encore et ces astres nous apparaissent, dociles aux lois de l’astronomie : eh bien ! on nous accorde les astres, mais on continue à dédaigner les théoriciens qui les ont découverts. — N’est-il pas temps vraiment qu’on crée la théorie de l’absurde dont la pratique est si généralement répandue ?

Quoi qu’il en soit, la situation de l’Angleterre à l’époque où Ricardo se trouva mêlé à tous les drames financiers du Stock-Exchange, était de nature à faire réfléchir les esprits les moins philosophiques. On était alors entraîné dans ce tourbillon de victoires, de défaites, de remaniements politiques, de dépréciation monétaire, d’emprunts que nous avons essayé d’esquisser et qui voulait des penseurs et des économistes de vingt ans comme des généraux adolescents. David Ricardo dut se demander si les intérêts les plus graves de la société étaient condamnés fatalement à ces convulsions ruineuses, et si la science n’avait pas pour les en préserver des formules salutaires. Le supposer indifférent au travail rénovateur qui se faisait dans toutes les couches de la société, en bas pour monter, en haut pour ne pas descendre, ce serait lui supposer un égoïsme bien profond ou une pauvre intelligence, et la résolution qu’il prit de se séparer du culte de ses pères, après de longues méditations sur les destinées de l’homme et sur son avenir, prouve au contraire à quel point son imagination savait se dégager de la froide étreinte des chiffres. Ce coup d’œil ainsi jeté, non-seulement au delà du Stock-Exchange, mais encore au delà de ce monde, révèle assez les nobles préoccupations de son cœur et peint d’une manière caractéristique l’ami de Mill, de Malthus et de Say.

D. Ricardo devait bientôt mettre à l’épreuve l’estime dont on entourait, jeune encore, son caractère et sa supériorité incontestable.

Son père ne vit pas sans chagrin l’enfant de ses espérances déserter les portiques sacrés de la Synagogue. Il s’étonna, il s’affligea de voir, dans la pensée de son fils, un ressort et une indépendance qui ne s’arrêtaient pas même devant ce qu’il appelait une apostasie, et ces pénibles impressions glacèrent des effusions de famille où Ricardo ne cessa cependant jamais de se conduire en homme qui ne veut pas mentir à sa conscience et en fils qui n’oublie ni ses devoirs, ni ses sentiments. Une séparation devint bientôt inévitable et eut lieu en effet. Ricardo, livré à ses propres ressources et aux impérieuses exigences de la vie, eut foi en lui-même et communiqua sa foi aux autres. Les encouragements, les services délicatement rendus ne lui manquèrent pas dans cette phase critique de la vie. Il mit au service de son avenir sa jeune expérience : il remua par millions des affaires que lui attiraient une activité rare, un talent plus rare encore : et tandis que sa fortune grandissait, comme par enchantement, tandis que la main d’une femme chérie, miss Wilkinson, fermait les blessures de son âme éprouvée, il prenait rang dans l’opinion de ses compétiteurs à la Bourse, et se voyait désigné par eux comme une des illustrations futures de la nation[3].

À vingt-cinq ans, Ricardo n’étant plus contenu par les soucis de sa position sociale, se voua aux études scientifiques qui exerçaient depuis longtemps déjà une sorte de fascination sur son esprit. Il paraîtrait même que le mariage, par la sévérité de ses allures, contribua puissamment à le diriger dans cette voie de méditations et de recueillement au bout de laquelle se trouvaient pour lui de si beaux triomphes, « Jusque là, nous a dit » sa sœur, noble intelligence et noble cœur, l’étude lui avait paru une fatigue, une rebutante occupation : il lui fallait l’agitation des affaires, le bruit des spéculations ; et à part quelques expériences sur l’électricité dont il me faisait spectatrice avec un naïf orgueil de physicien amateur, je ne sache aucune recherche scientifique qui l’ait intéressé. » Ce qui ne veut pas dire que la sévère analyse des hommes et des choses n’ait de tout temps préoccupé Ricardo ; mais ce qui veut dire que ses études se firent sur le vif, sur la réalité avant de se faire dans les livres, et qu’il lui fallut le calme insouciant de l’opulence pour l’attacher à telle ou telle science.

Quoi qu’il en soit, lancé dans cette voie il ne s’arrêta plus. Son intelligence si longtemps contenue s’adressa à toutes les branches des connaissances humaines, les remua toutes et s’étendit dans cette forte gymnastique. Ainsi, on le voit retremper sa logique dans les mathématiques et s’initier aux sévères combinaisons de la géométrie. Puis, entraîné par l’étude des faits naturels, on le suit dans son laboratoire où il compose et décompose les corps, et où il demande aux atomes le secret des grandes métamorphoses du globe. Pendant des journées entières il se renfermait au milieu de ses riches collections de minéraux et de ses matras : faisant l’honneur de ce qu’il vient d’apprendre avec une joie toute naïve, qui sent fort son apprenti savant, et se délectant surtout dans des expériences sur l’électricité et sur la lumière. Portant jusque dans ces récréations austères l’esprit utilitaire que J. Bentham, philanthrope profond et incompris, avait mis à la mode, il démontrait par un essai, hardi alors, la possibilité d’employer le gaz pour l’éclairage des rues et des maisons. Et tandis que les savants se livraient entre eux et avec les marchands d’huile et les routiniers, menacés de voir plus clair, une guerre acharnée d’arguties et de quolibets, il se contentait pour tout argument d’installer des becs dans une de ses habitations, — répondant ainsi par la lumière même à ceux qui croyaient à l’impossibilité de l’obtenir. Le matin, il dirigeait les intérêts de son immense clientelle, le soir, il se consacrait à lui-même et à la recherche de quelque théorie nouvelle. Et comme pour prouver par un exemple saisissant que les facultés positives s’allient très-bien aux facultés artistiques, et qu’il n’est pas tout à fait essentiel de ne pas écrire gracieusement pour savoir la géologie ou les quatre règles, il se livrait avec joie à des études littéraires de l’ordre le plus élevé. Nous ne savons s’il a composé des quatrains comme l’auteur de la pluralité des mondes, des opéras comiques, comme l’austère Rousseau, des romans galants, comme le grave Montesquieu, des pages éclatantes de grandeur poétique, comme celles de Goëthe et de Cuvier, — tous deux génies positifs et sévères à ce qu’il nous semble ; mais nous savons que la lecture de Shakespeare le plongeait dans des ravissements infinis, et nous en concluons qu’il avait une de ces intelligences privilégiées qui comprennent l’art à l’égal de la science, et qui, mariant la terre et les cieux, savent que le compas d’un géomètre peut devenir une lyre ou un pinceau entre les mains de Pythagore et de Léonard de Vinci.

Le moment approchait cependant où après avoir remué toutes les sciences, il allait concentrer sa pensée sur celle dont l’étude devait remplir et illustrer ses jours. Il était allé à Bath en 1799 pour accompagner Mme  Ricardo dont la santé s’était altérée, et il s’y était réfugié chez un ami. Là, un jour, accoudé sur une table et rêvant peut-être à quelque nouvelle expérience de chimie ou de physique, ses yeux s’arrêtèrent sur l’immortel ouvrage de Smith. Ce fut comme un éclair illuminant son esprit et donnant un but aux vagues aspirations de sa pensée. — Il y aurait quelque naïveté, sans doute, à croire qu’il ait été converti aussi subitement à l’économie politique. Les surprises de l’esprit ne sont pas rapides et spontanées comme celles de l’âme ou de la foi, et Ricardo s’était sans doute posé un grand nombre des questions que la Richesse des Nations discute et résout avec l’autorité imposante du génie. Mais ses méditations avaient été isolées : une main puissante n’avait pas encore soudé à ses yeux les anneaux divisés de la science sociale pour en extraire toute une théorie, avec ses ramifications infinies et ses formules décisives. Et quand il vit les phénomènes de la circulation monétaire se dérouler avec la majesté d’une doctrine sous la plume de Smith, et s’y adapter à tout un système, il éprouva un de ces étonnements qui révèlent un homme à lui-même. C’est, dans des proportions restreintes, l’histoire du bain d’Archimède, de la pomme de Newton, de la lampe de Torricelli, du piston de Watt, l’histoire, en un mot, de tous les germes intellectuels qu’un éclair féconde.

Désormais Ricardo appartient tout entier à l’économie politique. Il éteint ses fourneaux de chimiste, il délaisse l’électricité, il oublie même cette société de géologie dont il était un des fondateurs, pour étudier de plus près une science qui semble tenir, dans les plis de sa robe, le bien-être ou la misère des peuples ; une science qui, par les questions de subsistances, d’impôts, de marchandises, plonge dans les entrailles même de la société et qui s’élève par les questions de salaire, de travail, de paupérisme, jusqu’aux plus sublimes hauteurs de la morale ; une science enfin qui, pour nous, se définit ainsi : La science du travail et de sa rémunération. — D’ailleurs, pendant que s’effectuait chez Ricardo cette transformation, les événements marchaient avec une rapidité furieuse : et le jour où il fallut les diriger, les contenir, il se trouva prêt.

Ce jour arriva en 1809.

La circulation monétaire de l’Angleterre avait été livrée par l’Acte de restriction de 1797 à l’arbitraire presque absolu des directeurs de la Banque, alors réduite[4] à un encaisse insignifiant. Le gouvernement, complice de cette déplorable situation, puisqu’il n’avait cessé de puiser à pleines mains dans les caisses de la Banque, se devait à lui-même de la sauver, fût-ce par un coup d’État, fût-ce aux dépens des intérêts du pays. Il comprit que le système financier de l’Angleterre reposait en réalité sur cet établissement comme sur les épaules d’un Atlas fatigué, épuisé, et que le jour où le colosse chancellerait, la fortune entière du pays chancellerait en même temps. Il se décida alors pour une mesure vigoureuse et d’une simplicité antique. Il fit banqueroute en effigie, en suspendant indéfiniment le remboursement des billets et en autorisant les banques de province à payer en papier émis par la Banque d’Angleterre. Un trait de plume fit l’affaire, et il suffit de donner aux engagements de cette puissante corporation le nom de papier-monnaie au lieu de celui de monnaie de papier.

Mais par cela seul qu’on affranchissait la Banque de la nécessité de payer ses billets, on la poussait fatalement vers les dangers d’une surémission de papier, et, par suite, d’une dépréciation ruineuse. Dès 1802, un écrivain distingué, M. Henri Thornton, signalait, dans la valeur des billets, comparée à celle de l’or, une tendance à la baisse, et attirait l’attention des économistes sur un fait que lord King devait mettre hors de doute dans une lettre célèbre, et que M. Borner devait consacrer par l’autorité de son talent, à la fois dans des écrits pleins de sève et de logique, et dans des discours souvent applaudis au sein du parlement. De 1803 à 1808, l’agio était de 2% à 3% contre le papier : en 1809, il s’élevait subitement à 14 3/10 % pour arriver à près de 30% en 1813. D’où il résulta comme conséquence inévitable que le change baissa et que cette dépression des cours agissant comme un stimulant et une prime pour l’exportation du numéraire, fit sortir des sommes énormes du pays. Car il en est des gouvernements qui interdisent l’émigration de l’or et de l’argent, comme de ce naïf campagnard dont parle Milton, et qui crut retenir des pigeons en élevant une haie autour de sa propriété : — les pigeons volèrent par-dessus, et ainsi font les métaux précieux. Dans de telles circonstances, le prix de toutes les marchandises devait s’élever, la valeur de toutes les rentes fixes fléchir, et l’on ne doit pas s’étonner de la circulaire très-significative que lord King adressa à ceux de ses fermiers dont les baux avaient été contractés avant l’acte de restriction. Il leur disait qu’il voulait être payé avec de l’or ou avec une quantité de papier suffisante pour acheter le nombre de guinées stipulées dans les contrats. Et personne ne s’avisa de contester la parfaite légitimité de cette résolution que M. Huskisson loua même hautement dans un discours prononcé le 11 décembre 1812, sur les monnaies d’or du royaume[5].

Rien ne doit étonner dans de pareils résultats. Le remboursement immédiat des billets de banque est le frein le plus énergique du crédit : dès que vous brisez ce frein, la spéculation s’emporte, se confie à tous les hasards, à toutes les espérances, et ne s’arrête que dans l’abîme. C’est l’éternelle allure de l’esprit humain, suivie de son éternel châtiment ; et les capitalistes anglais qui tendent en ce moment les mains vers le gouvernement pour le prier de leur venir en aide et de les délivrer du mal, ne sont que les plagiaires de ceux qui demandèrent jadis à Pitt et obtinrent un prêt de 5,000,000 l. st. en bons de l’Échiquier. L’aveuglement des hommes est d’ailleurs quelque chose d’affligeant, et, bien qu’il date de loin, on a peine à s’y habituer. Ainsi, il se trouva des écrivains en grand nombre, et des plus habiles, — des plus pratiques, c’est tout dire, — pour prétendre qu’au moment où la valeur de l’or s’élevait à 97 l. 6 d. l’once en 1809, à 105 sh. en 1812 et 110 sh. en 1813, au lieu de 77 sh. 10 d. 1/2, taux de la Monnaie, le papier n’avait subi aucune dépréciation, et pour dénoncer les mauvais patriotes qui donneraient plus ou moins de 21 st. en billets pour une guinée : — ce qui équivalait à déclarer que le tout est plus petit que la partie, que le soleil tourne autour de la terre, et à punir ceux qui auraient l’impertinence d’en douter. La chambre des communes tout entière, même après les admirables efforts de MM. Horner, Huskisson, Canning, Thornton, même après l’invincible brochure de Ricardo, même après le lumineux rapport du comité de 1810, vota cette amère mystification, qui devait durer jusqu’en 1819.

Ricardo n’hésita pas à entrer résolument dans la voie que lui avaient tracée MM. Horner, Thornton et le fougueux Cobbett dans ces pages virulentes qu’il lançait du fond de Newgate, comme des éclairs sinistres à l’adresse des ministres[6]. Du premier effort il s’éleva à la hauteur de ces éminents publicistes. Il donna même à leurs idées une force nouvelle par la multitude de faits saisissants que lui livrait le Stock-Exchange ; et on peut juger de l’éclat de ce premier début, quand on voit M. Th. Tooke, le savant et judicieux auteur de l’Histoire des prix[7] confirmer, après une expérience de vingt-cinq ans, les conclusions de Ricardo. La dépréciation des billets parut à notre auteur un fait palpable, et un an après la publication de sa brochure sur le haut prix des lingots, la commission de 1810, après une enquête restée célèbre donnait à cet écrit une sanction respectée, et en reproduisait la substance dans une série de résolutions où nous puiserons celles-ci :

11. La dépression qu’ont subie dans leur valeur les billets de la Banque d’Angleterre et des banques de province a été occasionnée par de trop fortes émissions de papier faites par ces divers établissements. Et cette exagération de papier résulte de l’absence de tout contrôle, depuis la suspension des paiements en espèces.

12. Les changes extérieurs ont été depuis longtemps très-défavorables à l’Angleterre ; et s’il est vrai que les crises commerciales et les sommes énormes dépensées pour la guerre continentale ont agi défavorablement sur nos côtes, il est plus vrai encore que cette dépression est due principalement à la dépréciation survenue dans la valeur de notre circulation comparée avec celle des autres pays.

Nous laisserons la parole maintenant à Mac Culloch, pour exposer, avec la lucidité et la concision ordinaires de sa phrase, les circonstances qui ont décidé Ricardo à aborder un public qui le terrifiait, et pour tracer l’enchaînement scientifique et chronologique de ses idées : — nous réservant de compléter, d’animer, s’il se peut, ce tableau, par le reflet des événements d’alors.

« Ricardo, en méditant sur les singulières anomalies que présentait l’état du change et la valeur de la circulation en papier, n’avait pas l’intention de les faire connaître au public. Mais en dépit de ses scrupules feu M. Perry, propriétaire et directeur du Morning-Chronicle, à qui il montra son manuscrit, obtint de l’insérer, sous forme de lettres, dans son journal. La première lettre parut le 6 septembre 1809. Elle produisit une grande impression et fit naître plusieurs répliques. Ce succès et l’intérêt croissant de la question engagèrent Ricardo à donner à ses idées plus de développement et une forme plus méthodique dans le Traité qui porte ce titre : Le haut prix des lingots est une preuve de la dépréciation des billets de banque. — Ce traité parut quelques mois avant la formation d’un comité spécial pour les lingots et contribua certainement beaucoup à faire adopter le plan de cette enquête importante. Ricardo fit voir dans ce traité que la surabondance ou l’insuffisance de la circulation tout des termes relatifs, et que tant que le système monétaire d’un pays se compose uniquement de monnaies d’or ou d’argent, ou de papier conversible en ces monnaies, il est impossible que le cours du change s’écarte des cotes étrangères d’une somme plus forte que celle nécessaire pour couvrir les frais d’importation de monnaies étrangères ou de lingots, dans le premier cas, et les frais d’exportation dans le second. Mais lorsqu’un pays émet un papier monnaie non conversible, comme c’était alors le cas de l’Angleterre, ce papier, il ne peut être exporté dans le cas où il est trop abondant sur la place : et par conséquent, toutes les fois que le change avec l’étranger baisse ou que le prix des lingots s’élève au-dessus de son prix en espèces monnayées de la somme nécessaire pour l’exportation des monnaies, c’est une preuve évidente qu’il a été émis trop de papier, et que sa valeur est tombée en raison de l’excès. »

« On a joint aux dernières éditions de ce Traité un Appendice qui renferme des observations ingénieuses sur quelques-uns des points les plus délicats de la théorie du change, et l’on y trouve en germe l’heureuse idée de faire échanger les billets de banque contre des barres d’or en lingots. »

« À la tête des adversaires qui combattirent les principes et les mesures contenus dans le Traité de Ricardo et dans le Rapport du comité, il faut citer M. Bosanquet. Sa grande expérience commerciale prévenait d’abord en sa faveur, et l’on fut vivement frappé du ton avec lequel il annonçait dans ses Observations Pratiques (Practical Observations), que ses propositions, contradictoires à celles du rapport, n’étaient que le résultat de l’épreuve expérimentale qu’il avait fait subir aux théories du comité. Cependant le triomphe de M. Bosanquet et de ses amis ne fut pas de longue durée ; Ricardo ne craignit pas d’attaquer, sur son propre terrain et avec ses propres armes, ce formidable antagoniste. C’est en 1811 que parut sa deuxième réplique aux Observations Pratiques. Dans ce pamphlet, Ricardo passe en revue toutes les preuves alléguées par son adversaire, pour établir la prétendue discordance entre l’expérience et les principes énoncés dans son premier ouvrage et dans le rapport du comité ; il fait voir que M. Bosanquet était dans l’erreur pour les faits qu’il avait pris pour pierre de touche de la théorie, ou bien que la discordance n’était qu’apparente et n’attestait que l’inhabileté dans l’application du principe. La victoire de Ricardo fut complète, les erreurs de fait et déduction de M. Bosanquet ne servirent, selon l’expression du docteur Copleston : « qu’à mettre en lumière les talents de l’écrivain sorti des rangs pour venger la vérité. »

« La publication suivante de Ricardo est de 1815, à l’époque où se discutait le bill relatif à l’importation des blés étrangers. M. Malthus et un membre de l’Université d’Oxford, M. West, venaient, presque en même temps, de développer en deux pamphlets excellents la nature réelle, l’origine et les principes de la rente ; — mais ni l’un ni l’autre n’avait aperçu la véritable importance des principes qu’ils avaient établis. Il était réservé à Ricardo dans son Essai sur l’influence du bas prix des blés sur les rentes (Essay on the influence of a low price of corn on the profits of stock), de montrer l’effet réel sur les salaires et les profits de l’augmentation que la marche de la société amène toujours dans le prix du produit brut.

Ricardo publia, en 1816, ses Propositions pour une circulation monétaire économique et sûre, avec des observations sur les profits de la banque d’Angleterre. Ricardo examine les circonstances qui déterminent la valeur des espèces monnayées, à la fois lorsque la production en est laissée aux individus, et lorsqu’elle est soumise à des restrictions sous un régime de monopole ; il montre que, dans le premier cas, leur valeur, comme celle de toutes les denrées librement produites, dépend uniquement des frais de production, tandis que dans le second cas, elle n’est pas affectée par cette circonstance, et ne dépend que du rapport de l’émission à la demande. C’est un principe très-important, car il prouve qu’une valeur intrinsèque n’est pas nécessaire à un cours de monnaies, et que pourvu que l’émission de l’argent de banque légalement autorisée soit restreinte dans des limites suffisantes, sa valeur peut être maintenue au pair avec celle de l’or et même élevée plus haut.

Or, s’il était possible d’imaginer un système qui maintînt la valeur du papier au niveau de l’or, sans le rendre conversible en monnaie courante à la volonté du porteur, on éviterait tous les frais qui accompagnent l’argent monnayé. Pour atteindre ce but, Ricardo propose de faire échanger les billets de banque contre des barres d’or en lingots de poids et de pureté étalonnés. Cette simple mesure prévenait une trop grande émission de papier comme on l’aurait fait en le rendant conversible en espèces métalliques, tandis qu’il empêchait de mettre l’or en circulation, les barres d’or n’ayant pas cours. Une monnaie qui présente tous les avantages et toutes les garanties d’une monnaie d’or, sans en comprendre les frais, c’est à coup sûr une invention peu commune, et Ricardo a droit à la reconnaissance publique[8]. »

La phase la plus importante du talent et de la vie de Ricardo, se trouve nettement esquissée dans les pages qui précèdent, et nous aimons à insister sur cette belle série de travaux, parce que là sont pour nous les titres qui le recommandent le plus hautement à l’admiration des économistes. Il est étrange même que l’on se soit assez mépris sur le mérite relatif des œuvres de Ricardo, pour faire reposer sa gloire tout entière sur la théorie de la rente : — celle de toutes ses œuvres qui porte au moindre degré l’empreinte de son originalité puissante. En déterminant les bases du contrat qui lie le propriétaire au fermier et au consommateur, en exposant les lois suivant lesquelles une population s’épanche sur un territoire nouveau, il avait à méditer sur les essais de ses prédécesseurs, à se les assimiler, et peut-être n’a-t-il guère été que l’éditeur responsable de Malthus, de West, d’Anderson. Mais dans les problèmes qui se rattachent à la circulation, il est réellement sur son terrain. On voit qu’il a entre les mains l’arme qu’il a toujours maniée. On sent que les considérations qu’il émet sur le haut prix des lingots, sur la dépréciation des billets de banque, sur l’organisation d’une institution centrale, sont comme l’essence d’une pratique intelligente et on se laisse entraîner sans défiance vers le but que rêve sa pensée.

Là, point de formules décevantes, point d’utopies naïvement dessinées sur le papier ; point d’excursions dans le champ infini de l’hypothèse : partout le fait supportant l’idée, comme le socle supporte la statue. Prétend-on que la dépréciation n’existe pas ? Il fait appel aux cours du change, aux exportations de numéraire, au renchérissement des denrées, qui de 1793 à 1803 suit une progression constamment ascendante. S’agit-il de porter la lumière dans l’administration si ombrageuse, si compliquée de la Banque ? Il n’hésite pas : il analyse les ressources les plus secrètes de ce gigantesque établissement ; il fait voir la progression ascendante de ses bénéfices aux époques les plus calamiteuses ; il pèse avec la minutie du lapidaire les avantages que la Banque reçoit du patronage national, les avantages qu’elle lui restitue ; il introduit le lecteur au sein des réunions générales de cette association ; il en démonte à ses yeux tous les rouages, et il conclut hardiment à la destruction d’un monopole qui s’est perpétué cependant jusqu’à nos jours, recrépi, rajeuni par la forte main de sir Robert Peel. Et lui, si fataliste dans les questions de salaires et d’impôts, il ne s’arrête pas seulement à prouver comme quoi il est urgent de sortir d’une situation qui fait tomber la monnaie de papier à 30% au-dessous de la valeur de l’or, il rêve un remaniement complet de tout le système, et, critique sévère dans ses premiers pamphlets, il devient créateur plein de hardiesse et de raison dans le « Plan pour l’établissement d’une Banque nationale » et dans les « Propositions pour l’emploi d’une circulation économique et sûre. »

C’est ce double caractère de ses écrits qui séduisit tant d’esprits et plaça si haut dans l’opinion publique l’humble courtier de 1801. On suivit la pensée de Ricardo comme on suit une espérance, une promesse. Son dernier mot sur le crédit public fut accueilli avec un enthousiasme qui témoigne de l’autorité qu’avait acquise son talent. On peut même dire qu’il n’a peut-être été donné à aucun écrivain de voir se réaliser autant de ses conceptions, de voir sa pensée s’incruster aussi promptement dans les faits et dans les lois. Ainsi, c’est au lendemain de sa première brochure, que siégea ce célèbre comité de l’an 1810 ; et c’est en 1819, après une mémorable séance du Parlement, où il fit son maiden-speech, qu’on se décida à appliquer ses idées sur le remboursement en lingots des billets de banque : — succès éphémère, mais significatif. Canning, Huskisson se firent les champions opiniâtres de son système ; le savant Tooke consacra ses idées par des monceaux de faits, et s’il eût vécu quelques jours de plus, il eût pu voir Robert Peel édifier, sur des plans rétrécis, sa Banque nationale, consacrer la division de la Banque en deux bureaux distincts d’émission et d’escompte, comme il l’avait projeté[9] ; enfin il eût pu assister au triomphe naissant de la liberté du travail sous toutes ses formes, et apprendre combien il faut de grands cœurs, de grands talents et d’années pour ouvrir à demi les yeux des nations.

Au fond, que veut Ricardo dans ses belles analyses des changes, du crédit, et dans ce qu’on pourrait appeler son utopie d’une Banque nationale, centralisant toutes les émissions, se ramifiant sur tous les points du territoire et économisant à l’Angleterre, d’après lui, une somme annuelle de 750,000 liv. st. (20,000,000 fr.) ?

Il avise à donner à la circulation des bases solides, tout en lui laissant la souplesse, l’élasticité que réclament les circonstances. Il n’impose pas à la réserve métallique des proportions légales et inflexibles. Il ne dit pas au crédit : Tu n’iras pas plus loin ; il n’immobilise pas des capitaux énormes dans la prévision d’une crise financière. Il fait plus : il rend ces capitaux inutiles en entourant d’une confiance illimitée le papier émis par la Banque. Ainsi le billet de banque n’étant, en définitive, qu’une promesse de remettre une certaine quantité d’or, d’une certaine pureté, la promesse se trouvait satisfaite, dans son système, du moment où le porteur recevait en lingots une valeur intrinsèque égale à celle stipulée sur le bank-note. De cette manière les Banques se présentaient dignement à la nation. Elles n’étaient plus obligées de recourir à des expédients de bas étage et à payer avec du billon pour que la réserve, s’écoulant goutte à goutte, donnât aux recettes le temps de s’effectuer ; elles ne devaient plus se prêter mutuellement leurs fonds sociaux comme des fils de famille, aux abois, qui se prêtent leur signature ; enfin elles ne devaient plus, surtout, recourir à ces suspensions violentes qui ôtent au crédit son point d’appui, et le lancent, sans frein, dans l’immense et brûlante carrière des émissions exagérées. Voilà quel était le plan de Ricardo ; et il est permis de croire qu’il ne présente rien d’incompatible avec la pratique, puisqu’il fut adopté en 1819, à l’époque où, par l’acte célèbre, connu sous le nom de « Peel’s Act », on secoua l’indolence des directeurs de la Banque d’Angleterre et on leur intima l’ordre de reprendre les paiements interrompus depuis 1797. On sait qu’à partir de février 1820 jusqu’au mois d’octobre de la même année, les porteurs de bank-notes furent autorisés à en exiger le remboursement en lingots d’or, au taux de 4 liv. st. l’once : en mai 1821, l’or ne devait plus valoir que 3 liv. 19 sh. 6 d., pour descendre, de mai 1821 à mai 1823, au taux légal de 3 liv. 17 sb. 10 1/2 d. C’est à partir seulement de mai 1821 que le paiement en numéraire devait définitivement recommencer. Les directeurs, comme pour se hâter de sortir d’un provisoire dont Ricardo, leur inflexible mais juste adversaire, aurait voulu faire l’état normal de la circulation, devancèrent l’époque indiquée par l’acte de 1819, et firent voir, par la reprise des remboursements en 1821, qu’il ne s’agissait que d’un coup d’éperon, donné par le Parlement, pour faire sourdre ce numéraire qu’on disait introuvable. — Ah ! si on avait le courage de donner chez nous quelques coups d’éperon du même genre, il se pourrait que la réforme postale ne fût plus à l’état de projet, que les chemins de fer ne figurassent plus seulement sur des cartes d’échantillon, et que les industriels, qui sont la gloire de la France, fissent quelques efforts pour ne plus fuir aussi piteusement la concurrence étrangère !

Mais si nous approuvons les vues de Ricardo relativement à la substitution des lingots à l’or, nous n’allons pas jusqu’à admettre cependant qu’il ait donné de la question du crédit une solution complète. Nous voulons avec lui une circulation forte et sûre, assise sur un trône d’or et d’argent, et non sur un trône de papier et de nuages ; mais nous voulons que cette fermeté s’allie à la souplesse et que le ressort des Banques se tende et se détende avec une égale facilité. Nous voulons que la monnaie ne soit pas quelque chose d’hypothétique et d’idéal comme ces roulades et ces points d’orgue dont se contentait le dilettante fanatique du Bouffe et du Tailleur ; nous sommes fiers de la communauté d’idées qui nous rattache, sous ce rapport, à des publicistes aussi éminents, aussi profondément versés que MM. Faucher, Mel Chevalier, J. Wilson, dans les analyses sévères qui constituent la science du crédit ; nous devons même hésiter à rejeter des doctrines que tant de talent protège et que la main puissante de Robert Peel a inscrites dans les lois anglaises ; mais il nous semble qu’il n’est pas de compromis à faire avec la vérité, et que ces doctrines, dont le bill de 1844 a été le prélude fort caractéristique, peuvent bien être discutées, puisque le pays le plus avancé en matière économique, l’Angleterre, les déclare impuissantes et même dangereuses.

Le problème a donc glissé, selon nous, des mains de Ricardo sans avoir été résolu, et cela pour deux raisons fort distinctes. La première, c’est qu’il n’a pas remonté, dans ses savantes analyses, aux sources mêmes de la circulation ; — la seconde, c’est que pour n’avoir pas reconnu la puissance de régularisation, de contrôle que le crédit exerce sur lui-même, il a été entraîné à demander aide et assistance à l’État, et à chercher dans des règlements illusoires l’équilibre qui découlerait naturellement d’un régime de liberté. Ces deux raisons, par la décision logique de son esprit, devaient pénétrer naturellement dans ses projets et y devenir deux erreurs. Voici comment.

Le crédit, c’est la commandite en grand du travail, c’est le capital d’hier, d’aujourd’hui, confié, à l’homme qui doit le féconder pour en faire le capital de demain ; c’est le prêt fait aux générations actives et jeunes par les générations qui ont terminé leur œuvre ; c’est le passé qui s’accouple avec l’avenir pour accroître les richesses sociales. Le capital se trouve donc ainsi constamment en avances avec le travail ; et comme le commerce, l’industrie, toutes ces choses qui font entrer l’avenir dans leurs calculs sont choses aléatoires, cette commandite, dont nous parlons, sous quelque forme qu’elle se présente, reste soumise aux hasards et aux oscillations des événements. Les famines, les crises commerciales, les sinistres de tous genres sont les redoutables inconnues qui attendent l’homme. Et dans ces faillites de l’avenir au présent et au passé, lorsque le travailleur perd le prix de ses sueurs et de son temps, le capitaliste perd l’intérêt de son capital et ce capital lui-même, comme pourraient le certifier les actionnaires, — ces Curtius fatalement dévoués à combler tous les gouffres financiers.

Le négociant qui confie des marchandises à un homme qu’il croit intelligent, le rentier qui confie des fonds à un gouvernement qu’il croit stable et honnête, le millionnaire qui ouvre un crédit à des directeurs de chemins de fer ou de canaux, s’exposent à des pertes, et ils stipulent même certaines conditions destinées à compenser ces chances fâcheuses. Les Banques ne font pas autre chose. Elles n’avancent point des marchandises, mais du papier qui représente l’or de ses actionnaires ; et cet or lui-même est une marchandise, purement et simplement, dont le prix s’élève ou s’abaisse suivant que les mines sont plus ou moins fécondes, les denrées plus ou moins abondantes, le luxe plus ou moins exigeant. Si l’on veut même aller au fond des choses, on verra que le capital social des Banques se compose des fonds versés par les actionnaires et des marchandises ou valeurs possédées par les individus qui présentent leurs billets à l’escompte. Les Banques ne sont ainsi que des intermédiaires actifs et intelligents qui s’interposent entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas, et qui permettent à des négociants de disposer à l’instant même des fonds qu’ils n’auraient pu recueillir que plus tard.

Par la toute-puissance du crédit, elles mûrissent en un jour des germes qui n’eussent été mûrs que longtemps après ; elles avancent d’une saison les moissons de l’industrie, et, centres vivifiants, elles attirent tous les capitaux, monnayés ou non, pour les faire rayonner de toutes parts, comme le cœur concentre et répartit ensuite le sang dans notre organisme. D’où résultent trois conséquences importantes : — 1o  la nécessité pour les institutions de crédit de réaliser sérieusement leur fonds social et de n’imiter en rien la Banque d’Angleterre, dont le capital s’est englouti dans les caisses de l’Échiquier, ni les Banques d’Amérique qui, pour la plupart, n’ont eu de fonds que sur leurs prospectus ; 2o  la nécessité de n’escompter qu’un papier éprouvé, fortement garanti, puisque ce papier forme indirectement partie du capital social ; 3o  la nécessité de ne pas faire intervenir l’État dans des questions où son influence a toujours été fâcheuse et doit être tout au moins inutile, puisqu’il n’est pas de monarchie, constitutionnelle ou non, de roi guérissant les écrouelles ou le haut mal, qui puissent faire qu’une famine n’entraîne d’horribles catastrophes, que ces catastrophes n’entraînent la faillite d’un grand nombre de maisons et ne réagissent sur le fonds social des Banques, — cette garantie suprême et trop oubliée des billets.

Pour bon nombre d’esprits, et des plus élevés, comme nous l’avons déjà dit, la constitution sévère et complète du fonds social ne suffit pas, non plus que la solidité manifeste du papier escompté. Il faut encore qu’on détermine par arrêté législatif la proportion de la réserve en espèces, qu’on organise un crédit de l’État, comme on a voulu organiser une religion de l’État, des chemins de fer de l’État, une instruction de l’État, et même des fabriques de calicots et de bonnets de coton de l’État, portant le nom d’ateliers nationaux. Ainsi on a voulu faire du droit de créer le papier un droit régalien comme celui de battre monnaie ; on s’est fortement ému de voir que les billets ne portent pas tous la même effigie ; et, redoutant l’imprévoyance des directeurs de Banque, on a voulu leur substituer le ministre des finances — qui, on le sait, est toujours un être infaillible. Eh bien ! nous déclarons ces craintes frivoles et ces illusions sur les gouvernements on ne peut plus dangereuses. On aura beau entasser faillites sur faillites, additionner le passif des Banques américaines avec le passif des Banques d’Écosse, d’Angleterre, d’Irlande et de Hollande, on n’arrivera jamais à la centième partie des désastres que l’omni-sapience des trésoriers nationaux a accumulés sur les peuples, en tous temps, en tous lieux. La banque fantastique de Law, qui traversa comme un météore enflammé le système financier de la France, n’était pas à coup sûr une Banque privée ; les billets de la Banque d’Autriche, les roubles papier de Saint-Pétersbourg, les milreas du Brésil, les dollars de Buenos-Ayres qui, de chute en chute, tombèrent de 4 sh, 6 d. à 3 d., tout ce papier-monnaie, avili, conspué, ne sortait pas, que nous sachions, d’une Banque par actions, et il se pourrait que les assignats de la Révolution ne fussent pas l’idéal d’une circulation économique et sûre, pour nous servir des termes de Ricardo. Jusqu’à ce qu’il nous ait été bien démontré que les gouvernements réunissent à la science profonde des affaires, à l’ubiquité nécessaire pour suivre les incidents multiples des changes, des marchés, des contrats, une économie à toute épreuve, une indicible horreur pour tout ce qui ressemble à des embellissements coûteux, à des conquêtes ruineuses, à des faveurs octroyées aux amés et féaux ; jusqu’à ce qu’il nous ait été bien démontré qu’ils n’ont jamais compromis l’avenir par des dilapidations, jamais usé des moyens les plus violents, parfois les plus infâmes, pour solder des guerres iniques, enfin qu’ils joignent à toutes les qualités, d’autres qualités encore, nous persisterons à ne pas leur confier un monopole aussi dangereux que celui du crédit. Jamais peut-être on n’aurait armé le pouvoir d’une arme plus terrible et plus séduisante ; et il semble, à voir tant de confiance, que les mots de vénalité, de gratifications, de corruption, soient des entités que notre monde n’a jamais réalisées.

Et qu’on ne parle pas de limites imposées par la volonté, l’influence législative ; nous savons ce que pèsent ces choses devant un caprice de conquérant ou une colère d’homme d’État. Déjà les budgets, avec leurs cadres sévères, ont pris l’élasticité des vieux acquits au comptant, et par des crédits supplémentaires, des ordonnances faites à propos, l’on est parvenu à créer, sous les apparences les plus légales, un budget de fantaisie, une sorte d’en cas ministériel servant aux menus plaisirs des fidèles. Que serait-ce le jour où les gouvernements pourraient fabriquer les billets de Banque à la continue ! Les émissions prendraient un développement exorbitant, elles pleuvraient à titres divers, et l’on ne redouterait plus de franchir toutes les bornes, car l’actionnaire véritable d’une Banque nationale serait le pays tout entier, — et le pays est toujours assez riche pour payer ses billets.

Tout cela n’est pas du sentiment, à coup sûr. Les centimes additionnels ne sont pas un mythe, les filles et petites-filles de Law ont un extrait de naissance parfaitement authentique, les sommes retirées cent fois par l’Échiquier à la Banque d’Angleterre n’ont rien de fabuleux que nous sachions, et les millions de nos fortifications existent, ou plutôt ont existé ailleurs que dans notre imagination Les orgies financières les plus déplorables de l’Amérique n’ont rien qui se puisse comparer à ces dilapidations officielles, et au moins ont-elles laissé derrière elles, après de déchirantes convulsions, des monuments grandioses et d’immenses richesses. De tous les milliards dépensés par Pitt, par Napoléon, par la Russie, que reste-t-il ? Des lauriers tachés de sang, des hommes en lambeaux, veillant sur des drapeaux glorieusement troués, — un peu de gloire et de lourdes dettes !

Nous serons donc toujours fort peu empressés à confier à des fonctionnaires publics, quels qu’ils soient, la mission de pourvoir à la circulation monétaire du pays, d’autant plus que le crédit privé nous semble de nature à présenter des garanties plus que suffisantes.

À moins d’admettre, en effet, que les actionnaires et les directeurs de Banques soient doués d’aliénation mentale ou d’un désir violent de perdre leur fortune, il faut bien reconnaître qu’ils introduiront dans leurs opérations une prudence éclairée et sage. Dès le moment où il sera parfaitement établi que le fonds social sert de garantie réelle aux émissions, on peut être sûr que ces émissions se feront avec mesure, et que la réserve en numéraire suffira pour conserver aux billets de banque leur valeur primitive. Dans les plus grands entraînements de la spéculation, il y a un fonds sérieux, positif, réfléchi, et quand une association, un homme se jettent tête baissée dans les périls d’une entreprise, il est à croire qu’ils n’ont pas immensément à risquer. Si les Banques américaines ont répandu à profusion leur papier, c’est que ce papier ne reposait sur aucune base solide, accessible à des créanciers ; c’est qu’elles se réunissaient entr’elles pour constituer un fonds social, — lequel fonds social elles se prêtaient au besoin, comme cette dent fameuse et unique que se repassaient les Gorgones. On savait vaguement alors qu’on vivait sur un malentendu ; mais on trouvait agréable un malentendu qui donnait du travail à des populations entières, et on laissa le charme se rompre de lui-même. Que si ces prétendues Banques avaient eu pour les étayer une réunion d’actionnaires opulents, elles n’auraient pas risqué leur capital contre des signatures chimériques, et elles auraient sévèrement constitué leur comité d’escompte. Dans de telles conditions, lorsque vient la crise, toute Banque attend le choc, protégée par un double bouclier ; — son numéraire, ses échéances ; — et quant au porteur, avant que le désastre l’atteigne, il faut que le papier escompté ait presque complètement péri dans la tourmente, par la faillite des souscripteurs, et il faut, de plus, que tout le capital de la Banque ait été épuisé en remboursements. Des secousses assez terribles pour ébranler les plus fortes situations commerciales et pour mettre en danger les sommes versées par les actionnaires ne renverseraient-elles pas les frêles barrières qu’on leur opposerait sous forme de bills et de règlements ?

Et d’ailleurs où s’arrêtera votre intervention législative ?

Les billets de banque sont-ils donc les seules promesses qui circulent dans la société et qui laissent planer le vague de l’avenir sur les affaires ? Les lettres de change, mandats, billets à ordre, engagements de toute nature, ne forment-ils pas un total immense dans lequel les quelques centaines de millions que versent les Banques disparaissent comme disparaît le ruisseau dans le lit d’un fleuve ? Ces engagements ne se transmettent-ils pas de main en main, n’établissent-ils pas entre tous les membres d’une société une solidarité intime, ne font-ils pas enfin de la richesse collective une immense hypothèse, tantôt brillante et tantôt sombre ? Et croit-on que lorsque des effets de dix, de vingt, de quarante francs ne sont pas payés à l’échéance, l’ouvrier, le petit marchand qui les ont reçus ne sont pas plus rudement atteints que lorsqu’une Banque cesse de payer ses billets ? Lorsque ces institutions géantes ferment leurs caisses et tarissent les sources qu’elles versaient abondamment, il en résulte sans doute de douloureuses perturbations dans le crédit ; mais les esprits se rassurent, car le capital social répond des non-valeurs, comme l’a démontré, tout dernièrement encore, l’exemple des Banques de Liverpool et de Newcastle. Le mal est plus concentré, plus visible ; mais il n’est pas aussi profond, aussi invétéré que celui auquel une Banque expose un pays lorsqu’elle resserre ses émissions, et qu’elle produit, par ses oscillations journalières, ce qu’on pourrait appeler les affolements de l’escompte. Nous n’en voulons pour preuve irrécusable que la situation de l’Angleterre depuis un an. Les faillites ont frappé à coups redoublés sur les plus puissantes maisons ; les ateliers se sont fermés de toutes parts, les marchés sont restés encombrés de marchandises, les chemins de fer inachevés, et cependant la Banque d’Angleterre est restée inébranlable, inflexible. Elle a vu la tempête gronder à ses pieds, et des hauteurs de son monopole elle a distribué à ses actionnaires un dividende de 9%. Est-ce donc là le dernier mot de la science économique de lord Liverpool, de Robert Peel, de Ricardo, de MM. L. Faucher, d’Eichthal, Michel Chevalier, et les services qu’une Banque nationale doit rendre, se borneraient-ils donc à augmenter à propos le taux de l’escompte, à marchander chèrement un secours, à devenir d’autant plus timide et plus sévère que les circonstances exigeraient plus de concessions et plus de hardiesse ?

Dirons-nous cependant que la Banque d’Angleterre, par exemple, doive laisser tomber sa réserve au chiffre de 1,086,000 sh. comme en 1797, et se fier encore aux hasards de ces fameux billets de 1 sh. trouvés providentiellement dans une vieille boîte ? Non ; mais nous dirons qu’elle doit céder un peu au courant et non le refouler en vue de son salut unique : nous dirons qu’elle doit savoir oser un peu et prendre, s’il le faut, sa part du péril Quoi qu’elle fasse, elle ne peut s’isoler du commerce : son portefeuille regorge de valeurs signées par des commerçants, des banquiers, des industriels, et, en refusant de soutenir aujourd’hui ces débiteurs chancelants, elle les conduit à une insolvabilité flagrante. C’est une assez triste tactique, comme on voit, et la Banque ressemble trop, dans son égoïsme méticuleux, à un créancier qui n’aurait d’espoir que dans le travail de son débiteur mourant, et qui refuserait cependant de lui faire crédit des médicaments qui le doivent guérir. MM. Huskisson, Harman et Baring (aujourd’hui lord Ashburton), pensèrent et agirent autrement en 1825. Réduits à un encaisse insignifiant et menacés de la voir s’épuiser au sein d’une crise redoutable, ils tentèrent une expérience hardie et qu’on pourrait appeler homœopathique. Ils corrigèrent, par une émission abondante, des émissions qu’on croyait exagérées : du 3 décembre au 31 décembre 1825, ils accrurent de plus de 200, 000, 000 fr. la masse des billets en circulation, et le commerce, rassuré par ce coup d’audace, reprit son aplomb en quelques mois[10].

Sans doute, il arrivera que des spéculateurs audacieux trouveront auprès de certaines Banques imprudentes et avides le crédit nécessaire pour organiser des opérations effrénées et se faire escompter, avec du papier hypothétique, un avenir plus hypothétique encore. Nous voulons même que le vertige saisisse quelques directeurs, comme il a saisi tant de naïfs et de roués dans l’affaire des mines du Mexique, des chemins de fer, des fonds publics ; mais cette effervescence, inséparable du début de toute doctrine, disparaît dès que les esprits ont appris à pénétrer les ressources, les mystères des diverses industries. Et les Banques nous paraissent même être au premier rang des entreprises sur lesquelles l’opinion publique peut exercer un contrôle efficace. Rien de plus irritable, de plus sensible que le baromètre des affaires, toujours prêt à monter ou à descendre de vingt degrés au moindre souffle, et il n’est pas douteux que les moindres excès dans rémission n’éveillent la méfiance et ne forcent les bureaux d’escompte à une grande prudence. La monnaie est une marchandise de consommation perpétuelle ; chacun de nous fait, à cet égard, l’office de contrôleur et de vérificateur. Mais pour que ce contrôle soit sérieux, pour que les porteurs de billets soient à même d’apprécier exactement la solvabilité des Banques, il faut que ces établissements se rapprochent d’eux par la dispersion dans les plus petites localités. Dans l’état actuel de ce qu’on veut bien appeler le crédit, les Banques constituent un certain nombre de monopoles dominés par un monopole central et suprême qui est la Banque de France, — la Banque d’Angleterre, la Banque d’Autriche et tant d’autres. Sans insister sur la tendance constante de ces privilèges commerciaux à passer entre les mains de l’État, à ne former qu’une seconde édition du trésor public, il est permis de croire que leurs opérations sont trop immenses, trop compliquées pour que la masse de la population puisse suivre les péripéties de la circulation avec quelque justesse ; de sorte que, malgré les bulletins hebdomadaires, la plupart des porteurs de bank-notes les prennent sur parole. À quoi leur servirait même de les refuser ? La loi est là pour colorer l’arbitraire, pour obliger le pays à recevoir, comme monnaie légale, des titres avilis ; et souvent même le préjugé prévaut sur la loi pour donner au papier non conversible une prime sur l’or, — ce qui s’est vu de tout temps.

Mais si autour des vastes administrations nécessaires pour alimenter la circulation des métropoles industrielles et commerciales, on crée librement une série d’établissements qui constitueront, dans les plus humbles districts, un fonds de commandite pour le travail, le contrôle que nous demandons et sans lequel il n’est pas de crédit possible, s’exercera facilement et efficacement. Les Banques agissant dans une sphère plus restreintes, jugeront mieux, seront mieux jugées, et auront, comme les Banques d’Écosse, le bilan moral et économique du pays où circulent leurs billets. Ayant à s’épancher sur un espace plus resserré, les émissions seront mieux réglées, et les classes laborieuses, pour lesquelles on redoute surtout les convulsions financières, sauront quel papier accepter et quel refuser. Une opinion publique se formera ainsi pour les Banques comme pour tant d’autres institutions ; et, en vérité, il faudrait être bien récalcitrant, bien oublieux des merveilles enfantées par la libre concurrence dans toutes les directions pour se méfier d’un système financier ainsi organisé.

Notre utopie à nous, en matière de Banques, serait de voir la circulation monétaire d’un pays, fortement étayée par les métaux précieux et par l’intelligente sécurité des escomptes, s’alimenter à quelques sources puissantes et se répandre de toutes parts comme un fleuve chargé d’or qui, s’écoulant de larges réservoirs, retomberait de cascade en cascade jusque dans les plus petites localités. Et pour que l’on ne pût craindre de voir ce beau fleuve s’altérer ou déborder, nous assoirions sur ses bords un contrôle public, nous instituerions une responsabilité réelle pour ceux qui en règlent le cours, nous confondrions ainsi, à force de publicité et de liberté, l’intérêt des Banques avec celui des populations ; en un mot, nous substituerions une sorte de démocratie du crédit au monopole plus qu’oligarchique qui règne et gouverne par le Stock-Exchange, par toutes les Bourses du continent et par les pachaliks financiers de nos modernes traitants. — Le crédit serait alors une puissance tempérée par le remboursement en espèces et par la responsabilité des actionnaires.

C’est pour avoir voulu faire de l’émission du papier une œuvre presque surhumaine que l’on a fait surgir les rêveries étranges de MM. Muntz, Spooner, Salt, tous meneurs de l’Anti-gold-law league et de l’école de Birmingham. L’Anti-gold-law-league (ligue contre les monnaies d’or) est la mise en scène, l’action dont l’école de Birmingham est la théorie. Elle a pour principe que la monnaie métallique est une monnaie des plus dispendieuses, — ce qui est vrai ; qu’elle ne vaut que comme signe des valeurs, — ce qui est faux ; et qu’il est grand temps d’adopter comme agent unique de la circulation, un papier que l’État émettrait dans des proportions diverses, sans avoir égard aux besoins du commerce, — ce qui est tout simplement absurde et dangereux. Il y a plus, ce papier serait inconversible, vu que suivant ces séduisantes idées, la monnaie est chose purement conventionnelle, (sic). De sorte que la science monétaire serait une sorte d’alchimie, extrayant de quelques monceaux de papier, des monceaux de richesses. Le fanatisme est même allé si loin dans cette voie, qu’un adversaire de la conversibilité des billets en espèces donnait, il y a quelques années, de la monnaie métallique cette incomparable définition : — Le numéraire n’est qu’une monnaie de papier sagement conduite et renfermant une certaine proportion de métal. Cette certaine proportion de métal n’est-elle pas ravissante, et n’indique-t-elle pas vers quels étranges excès serait entraînée une société qui construirait pour ainsi dire, en papier peint, l’édifice de sa circulation ? Bien d’aussi extravagant n’avait été dit depuis le jour où l’on apprit dans la science ethnologique que les nègres sont une colonie de Tartares qui, dans leur émigration en Afrique, ont un peu changé.

Ni Ricardo, ni MM. Faucher, Chevalier, d’Audiffret n’arrivent à des systèmes aussi fantastiques. Ils savent fort bien quelles fonctions accomplit la monnaie ; mais en investissant l’État du rôle de régulateur de la monnaie, en lui accordant ce privilège impossible de resserrer et relâcher à volonté l’écrou des escomptes, de mesurer la dose du numéraire qu’il faut aux échanges, ils ont rêvé une organisation qui est devenue un véritable délire dans des imaginations moins fortes et moins élevées. Pour nous, voici comment se résume cette vivante question : — La conversion des billets en espèces, ou en lingots, suivant l’habile expédient de Ricardo, est une condition essentielle ; car le papier c’est l’ombre, l’or et l’argent sont la substance de la circulation. La base de tout le système des Banques, c’est la solidité du papier qu’elles escomptent ; la garantie de leurs engagements, c’est la réalisation du fonds social ; c’est un contact plus fréquent, plus intime avec les porteurs de billets. Ces bases assurées, le crédit d’un pays reste debout au milieu des plus fortes secousses ; mais si l’une d’elles manque, le crédit n’a plus qu’un avenir problématique et ne repose plus que sur un coup de dé.

Une gracieuse légende éclose dans ces siècles où la poésie était toute la science, les fabliaux toute la philosophie, une légende, donc, nous apprend qu’un saint réfugié dans une pauvre chaumière de Bretagne ôta son manteau mouillé par l’orage, et ne trouvant pas de patère, le suspendit à un rayon de soleil. La circulation de papier, telle que le voudraient de prétendus économistes du jour, représente exactement ce rayon de soleil, et nous croyons que c’est un bien frêle appui pour lui confier la richesse de toute une génération. La liberté seule a des bases assez larges pour résister aux secousses, et si Ricardo eût vécu de nos jours, s’il eût pu voir son pays arracher à la main crispée de l’aristocratie la réforme électorale et la réforme économique, il n’eût pas hésité à chercher, comme nous, dans la liberté, la solution vraie du crédit. Nous n’en voulons pour preuve que ses vues profondes sur les impôts, sur le haut prix des lingots, et, avant tout, ce chef-d’œuvre de dialectique dans lequel il a révélé les misères de l’amortissement, — cette caisse à double fond avec laquelle les financiers ont jonglé si longtemps et si habilement.


Cependant les années s’écoulaient rapides et fécondes pour Ricardo. Les revirements du commerce et de la politique ; la nouvelle situation que la paix avait faite à l’industrie anglaise ; la prédominance du travail mécanique sur le travail manuel ; les populations, sollicitées par une prospérité industrielle que le moindre souffle pouvait renverser, et s’entassant dans les ruches bourdonnantes du Lancashire et du Yorkshire, le budget grossi de tout un arriéré de conquêtes, de colonisations, de violences et d’emprunts ; tout cet ensemble de faits, éclatants et sombres tour à tour, l’avait entraîné bien au delà des questions de bourse et de crédit. On peut croire qu’au spectacle du gaspillage de richesses, de sang et d’intelligence causé, par la guerre, au profit d’une caste, son enthousiasme grandit pour le travail, pour la paix, dont l’inépuisable fécondité suffisait à réparer tant de sacrifices. Et c’est ainsi que l’idée dominante de ses Principes, la suprématie donnée au travail humain se révèle déjà dans le remarquable Essai qu’il fit paraître en 1815 sur les profits du capital et la baisse des prix du blé.

Pour Ricardo, la seule richesse qui sollicite les méditations de l’économiste est la richesse créée par le labeur de l’homme, celle que J.-B. Say a classée sous le nom de richesse produite ou artificielle. De là ce principe que les produits valent en raison du travail qu’ils ont coûté, principe qui mesure la valeur des choses aux frais de production et tient compte à l’homme de la plus faible somme d’efforts, de la plus petite goutte de sueur. Ricardo se tient ainsi également éloigné de ces théories passablement bouffonnes qui rangent, au nombre des richesses sociales, la modération, la prudence, la santé, la sobriété, une humeur toujours égale, et de ces dogmes exclusifs qui décrétaient de stérilité tout le travail manufacturier et commercial. Partout où il voit une œuvre accomplie avec un effort physique ou intellectuel, il voit place pour une rémunération, et nous ne croyons pas qu’il soit jamais tombé de la plume d’un homme ni des lèvres d’aucun prophète une conception si généreuse que celle qui met le sceptre de ce monde entre les mains du producteur. Le travail est pour lui la sève féconde qui pénètre tous les produits pour leur donner de la valeur ; et c’est même pour s’être élevé trop haut dans son système et pour avoir eu, en quelque sorte, le fanatisme de sa pensée qu’il a méconnu l’autre loi régulatrice des échanges, la loi de l’utilité, constatée par le rapport de l’offre à la demande. Il n’a pas vu que pour l’humanité prise en masse, et pour les échanges de tout un siècle, ramenés par une sorte de perspective rationnelle sous les yeux de l’écrivain, le travail est bien la mesure suprême des valeurs ; mais que pour les individus, pris isolément, dans des localités distinctes, la rémunération de l’œuvre s’accroît ou s’affaiblit en raison de l’utilité que cette œuvre possède pour la société. Il en est des idées et des théories comme des rayons lumineux qui se réfractent dans notre atmosphère : leur pure substance s’altère au contact des faits, et il faut franchir la région du positif pour en reconnaître la majestueuse vérité. Ricardo n’a pas tenu compte de ce compromis que le fait impose à l’idée. Il voit plutôt ce qui doit être que ce qui est, et il s’égare ainsi à la poursuite d’un absolu déjà rêvé par les économistes.

C’est ainsi qu’il s’est vu conduit à cette théorie célèbre de la rente des terres que MM. Rossi, Mac Culloch, Malthus ont couverte de l’autorité de leur talent, mais que nous croyons avoir été jugée plus sainement par MM. Say, Sismondi, et par M, Blanqui, dans la lumineuse exposition dont il a enrichi son histoire de l’Économie politique, — brillant et docte panorama de toutes les révolutions, de tous les progrès de la science. L’inflexible précision avec laquelle Ricardo a exposé ses idées sur l’origine et les progrès de la rente ne pouvait même manquer de provoquer un enthousiasme exalté, ou des réfutations ardentes. Cette partie de son œuvre a quelque chose de magistral, d’impératif, qui devait attirer ou repousser vivement, et on comprend parfaitement que M’Culloch, dans un accès de fanatisme pour la personne et pour les écrits de l’auteur, ait déclaré que la théorie de la rente est, après l’ouvrage de Smith, le plus important et le plus original que l’on ait publié sur l’Économie politique, tandis que, pour beaucoup d’autres écrivains éminents, l’Essai de Malthus, par la grandeur de l’hypothèse fondamentale, et le Traité de J.-B. Say, par sa majestueuse ordonnance et l’enchaînement harmonique de ses conclusions, méritent mieux cet éloge et ce rang. Nous sommes de ceux qui combattent Ricardo, et nous lui refusons, avec d’autant moins de regrets la couronne dont on l’a gratifié, que sa part de gloire nous paraît déjà assez belle. Ce qui vient de lui est précisément ce que nous estimons le plus, et en réfutant, ou cherchant à réfuter sa Notion de la rente, nous n’attaquons que le propagateur de principes découverts et formulés avant lui. On sait assez, en effet, que la doctrine qui donne pour origine à la rente l’infériorité graduelle des terres successivement mises en culture, avait été entrevue et ébauchée par J. Anderson dans un écrit fort rare aujourd’hui. On pressent déjà, dans cette ébauche, les développements qu’elle devait recevoir de M. West, avant de prendre cette rigueur et cette précision savante dont Malthus trouva le secret pour écrire cet Essai sur la population qui semble une loi somptuaire imposée par la sagesse à des appétits violents et irréfléchis.

Nous venons de reconnaître les bases sur lesquelles Ricardo a édifié tout son système économique ; nous allons exposer ce système lui-même en quelques lignes qui serviront de texte à la discussion. Voici donc la substance et les points saillants de cette doctrine dont on s’est tant ému.

« La rente est cette portion du produit de la terre qu’on paie au propriétaire pour avoir le droit d’exploiter les facultés productives et impérissables du sol. Lorsque des hommes font un premier établissement dans un pays riche et fertile, il n’y a point de rente. Mais la terre varie dans sa force productive ; et dans le progrès de la population les terrains de qualité inférieure ou moins bien situés étant défrichés, on en vient à payer une rente pour avoir la faculté de les exploiter. Dès que, par la suite des progrès de la société, on se livre à la culture des terrains de fertilité secondaire, la rente commence pour ceux des premiers, dès que l’on commence à cultiver des terrains de troisième qualité, la rente s’établit pour ceux de la seconde et est réglée par la différence de leurs facultés productives, et ainsi de suite, — la rente étant toujours la différence entre les produits obtenus par l’emploi de deux quantités égales de capital et de travail. Ce qui fait donc hausser la valeur comparative des produits naturels, c’est l’excédant de travail consacré aux dernières cultures, et non la rente qu’on paie aux propriétaires. Le blé ne renchérit pas parce qu’on paie une rente, mais c’est au contraire parce que le blé est cher qu’on paie une rente, et l’on a remarqué avec raison que le blé ne baisserait pas, lors même que les propriétaires feraient l’entier abandon de leurs rentes.

Rien de plus net et de plus catégorique, et, dans de certaines limites, rien de plus incontestable. Fait étrange même et qu’on n’a pas signalé encore, Adam Smith est complice de Ricardo, complice de Malthus, de West, d’Anderson, lorsqu’il s’agit d’établir que la rente obéit aux prix et ne leur commande jamais. En effet, on peut lire au chapitre XI de la Richesse des nations, — ce livre immortel et presque sibyllin qui a fait pour la science sociale ce que Bacon a fait pour l’ensemble des connaissances humaines, ce que Vico a fait pour l’histoire, — on peut lire ces paroles remarquables et qui résument à elles seules la prétendue découverte de Ricardo : « Le taux élevé ou bas de la rente est l’effet du prix ; et c’est parce que ce prix dépasse considérablement ou faiblement, ou ne fait qu’égaler le montant des salaires et des profits, que la rente est alternativement forte, minime ou nulle. La rente entre dans la composition du prix des marchandises d’une tout autre manière que les salaires et les profits[11]. » La complicité est flagrante, comme on voit, et on peut même dire que, dans le développement de cette doctrine, Smith n’a pas déployé une rigidité de logique égale à celle dont Ricardo a fait preuve. Comme si son génie avait éprouvé une violence instinctive à s’égarer dans des abstractions quintessenciées, et absolues, il a marché de compromis en compromis dans la question de la rente. On peut même dire qu’après avoir dénié au monopole du propriétaire la faculté de grossir le prix du blé, il a fait naître, par ses raisonnements, par les faits sur lesquels il s’appuie, une conviction contraire dans les esprits. N’importe, nous ne reculerons pas devant cette écrasante autorité ; nous admirons le génie, mais nous ne lui accordons pas plus le despotisme de l’idée que le despotisme de la loi ou de l’épée, et l’erreur fût-elle couverte de voiles trois fois sacrés comme ceux d’Isis, il nous semble que nous aurions la téméraire présomption de la combattre encore.

Et d’abord, nous dirons que la valeur des choses, dans une civilisation déjà avancée, ne se règle pas exclusivement sur les frais de production, ni sur l’offre et la demande, mais bien sur une combinaison de ces deux lois. Retrancher, dans la détermination du prix, une de ces deux influences, c’est donc mutiler la vérité et isoler des principes inséparables : c’est faire quelque chose d’analogue à l’action d’un individu qui, pour mettre une balance en équilibre, enlèverait un des plateaux. Ces principes posés, il ne reste plus qu’a en faire l’application à la culture des terres et au revenu qu’on en tire.

La forme la plus antique qu’ait revêtue l’exploitation du sol a été celle de la communauté. Mais les tristes résultats de ce système, auquel on voudrait nous ramener sous d’autres formes, ne pouvaient manquer de conduire à une organisation sociale qui ne laissât plus les terres en friche et délivrât l’humanité du fantôme livide et menaçant de la faim. On découvrit alors que dans le vaste amalgame de la communauté, le ressort individuel se trouve anéanti, et que le travail social ne s’effectue que lorsque la rémunération se proportionne à l’œuvre produite. Chacun prit alors la responsabilité de sa propre existence, et la propriété fut instituée comme un dépôt remis à l’individu dans son intérêt et dans l’intérêt collectif des populations.

Jusque là nous demeurons parfaitement d’accord avec Ricardo, et nous reconnaîtrons même pour un moment que l’exploitation directe du sol par le propriétaire se perpétua tant que l’humanité eut devant elle des espaces immenses sur lesquelles s’épanchèrent successivement les nouvelles générations. Mais est-il bien certain que les races humaines aient pu choisir précisément les meilleures terres, pour descendre, d’échelons en échelons, jusque sur les terrains les moins fertiles ? En creusant le sol, le savant y voit, disposées comme les feuillets d’un livre immense, les couches diverses qui retracent l’histoire de nos révolutions géologiques ; mais où sont les caractères précis qui révèlent tout d’abord un terrain de première ou de seconde qualité ? Le rayonnement des populations se fait même, en général, sans discipline, sans régularité. Elles voient l’horizon ouvert devant elles et, poussées par un vague instinct de conquête et de fortune, elles s’élancent en avant, peu soucieuses des riches territoires qu’elles laissent derrière elles. C’est ainsi que les colonisations américaines, au lieu de se répandre régulièrement comme une murée vivante d’hommes et d’idées, se sont éparpillées au hasard sur toute la surface du nouveau continent, délaissant des districts d’une incomparable fécondité pour couvrir d’âpres et stériles solitudes. C’est ainsi que la côte orientale, depuis New-York jusqu’aux Florides embaumées, n’a offert aucun défrichement nouveau depuis vingt ans, et que l’abandon plane comme un sacrilège sur Mount-Vernon, la demeure oubliée d’un homme qui fut à lui seul aussi grand qu’un peuple, du général Washington ; enfin, c’est ainsi que s’expliquent les émigrations d’Allemands, d’Alsaciens, d’Irlandais qui laissent derrière eux tant de riches vallées pour les plaines volcaniques ou les déserts glacés de l’Orégon et du Canada. Il est fort douteux, d’ailleurs, que le propriétaire attende, pour prélever la rente, que, par obéissance à un système, des terrains nos 2 ou 3 aient été défrichés à frais énormes. Et cela est si vrai que les partisans les plus acharnés de la doctrine des frais de production ne peuvent nier que, dans le cas même où toutes les terres d’un pays seraient d’une fertilité égale, la rente naîtrait en vertu du droit inhérent à la propriété.

La terre n’est, en effet, qu’un capital comme tous les autres, mais un capital en qui réside un monopole puissant et considérable ; et on aura beau faire, celui qui possède une terre dont la culture paraît profitable ou nécessaire, — cette terre fut-elle frappée de stérilité comme le champ maudit des légendes arabes, ou simplement comme ces rochers où croît le salicorne et dont parle Adam Smith, — cherchera à en tirer un revenu représentant la valeur de son monopole. Peu importe dès lors que l’excédant des frais de production sur les terres pauvres imprime un mouvement ascendant à la rente des propriétés de premier ordre ; le fait est qu’une rente existe poulies plus humbles catégories, et que cette rente doit se retrouver inévitablement dans le prix de vente. Qu’on arrange les événements à sa guise, qu’on se construise une société de fantaisie docile aux formules du maître ; on ne pourra nier cette conséquence dernière vers laquelle tout nous entraîne : à bas de l’échelle économique se trouvent encore des individus nantis de terres et qui exigent la rançon de leur monopole.

Nous faisons, comme on voit, bon marché de tout ce qui n’est qu’objections de détail. Nous voulons ne pas tenir compte de l’influence des perfectionnements agricoles : nous voulons oublier ce fait, fort grave cependant, que si les machines les moins productives avaient toujours réglé la valeur des choses, nous ne nous trouverions pas en face d’un abaissement général de tous les prix, — la terre n’étant elle-même, comme l’avoue Ricardo, qu’un assemblage de machines de forces différentes ; — nous négligerons l’assertion de Smith relativement au profit des mines qu’il dit déterminé par les exploitations les plus riches ; nous glisserons même sur l’offre et la demande, et nous donnerons à la doctrine de la rente l’avenir tout entier et le monde pour se déployer. Mais toujours est-il que les sociétés, acculées dans leur dernier refuge, devront subir le bon vouloir des propriétaires. Il faudrait bien peu connaître l’espèce humaine pour ne pas voir qu’il se formerait une classe de rentiers agricoles parfaitement analogues aux rentiers du 3 et du 5 pour cent ; et le fait de savoir si les prix ont haussé parce qu’on a cultivé des terres nos 2 et 3, ou si, au contraire, comme le veut le spirituel colonel Thomson, on a cultivé ces catégories inférieures parce que les prix ont haussé, toutes ces distinctions microscopiques et ces analyses à la loupe ne peuvent détruire la conclusion suprême à laquelle nous sommes arrivés.

C’est même l’instinct de ces graves conséquences qui a poussé les populations des États-Unis aux attentats violents dont l’opinion publique s’est émue de nos jours.

S’il est un pays au monde qui pût se croire à l’abri de soulèvements agraires et d’attentats à la propriété, c’est bien évidemment l’Amérique. L’homme s’y meut à l’aise dans des limites infinies ; la maison roulante de l’émigrant peut visiter tour à tour les plus vastes[prairies, les coteaux les plus riches, et sa charrue peut tracer librement un sillon qui commence à New-York pour se terminer dans l’Orégon. Et cependant la rente s’est établie aux États-Unis, au centre de ces territoires regorgeant de richesses et que le hasard semble avoir choisis pour faire, sur une grande échelle, l’expérience des doctrines de Ricardo. Il s’est trouvé, en effet, que la force d’attraction et de groupement qu’exerce la civilisation sur les hommes a combattu victorieusement la force expansive qui les pousse au loin vers l’inconnu. Quelque vastes et productives que soient les terres qui avoisinent le clocher, on tient à ce clocher par les habitudes de la vie, par la langue qui vibre harmonieusement à l’oreille, par la tombe de l’aïeul, le berceau de l’enfant, par toutes les fibres, en un mot, de l’esprit et de l’âme. De sorte que le droit de propriété s’est constitué aux États-Unis comme dans tous les pays où l’on a perdu les illusions de la communauté des biens, — c’est-à-dire de l’anéantissement des biens ; et la révolte des tenanciers du général Van Renslaer n’est que l’effort désespéré et aveugle d’un peuple qui sent qu’un joug s’appesantit graduellement sur lui.

On sait le point de départ de cette petite jacquerie, qui a reçu les différents noms de guerre des manoirs, de guerre de Heldelberg, et celui plus significatif d’antirentisme. Dans le fait, c’est uniquement une croisade contre la rente, dans laquelle se sont enrôlés des groupes de fermiers qui, par cela seul qu’on ne leur avait pas réclamé le montant des fermages pendant de longues années, ont trouvé naturel de reconnaître cette mansuétude par la revendication audacieuse et violente des terres confiées à leur travail et à leurs capitaux. Chose étonnante même, et qui n’étonnera cependant aucun esprit habitué aux anomalies et aux sophismes de l’intérêt, cette rente, qu’ils refusent au landlord, ils la reçoivent eux-mêmes à titre de middelemen, comme cela se pratique en Irlande ; et la tenure entachée de féodalité devient entre leurs mains, par une épuration soudaine, un contrat des plus démocratiques. Si bien que le cri poussé contre le monopole terrein, est parti de deux points qui présentent dans la constitution de la propriété le plus saisissant des contrastes : — les États-Unis, l’Irlande ; — d’un côté, l’amoncellement de la population sur un sol que la subdivision des tenures a réduites en poussière ; de l’autre, une population disséminée sur d’immenses espaces qu’elle ne peut ni couvrir ni féconder. Et pourtant la haine de la rente éclate à un degré égal des deux côtés. Seulement, en Irlande, la révolte a quelque chose de lugubre, de fatal. C’est un délire dans lequel une nation, longtemps foulée aux pieds, mutilée, exploitée, exerce de terribles représailles et consent à mourir pourvu que ce soit sur le corps de l’ennemi. Mais les attentats des antirenters, tristes imitateurs des tenanciers de l’Ulster, n’ont pas l’excuse redoutable de la faim, et ils offrent même un aspect clandestin et grotesque, peu fait pour les justifier aux yeux de l’histoire. À peine ces niveleurs osent-ils se risquer à la lueur d’un incendie, et l’on peut lire dans une des plus remarquables créations de Fenimore Cooper[12], les incidents nocturnes de ces niveleurs qui ne veulent pas même de clochers, parce que la flèche s’élançant au ciel semble défier le dogme de l’égalité, et qui, dans d’ignobles mascarades, ne trouvent pas de meilleur moyen pour abolir la rente territoriale que de goudronner et de couvrir de plumes symboliques les hommes que leurs étranges doctrines ne parviennent pas à séduire.

Certes, cette protestation combinée, en Europe et en Amérique, contre la rente, n’est pas une preuve que cette rente n’existe pas. On ne s’arme pas ainsi contre un fantôme. Et lorsqu’on voit que l’ébullition des antirenters, tolérée, sinon protégée dans une incroyable circulaire du gouverneur de New-York, s’est calmée par la force même des choses et des principes, on est invinciblement amené à reconnaître que la rente est contemporaine du premier propriétaire sybarite.

Un mot seulement en terminant cette rapide réfutation d’une doctrine qui, du reste, n’a été qu’une occasion d’argumenter à l’infini et de faire de la haute scolastique. S’il est vrai que les prix se règlent toujours sur les frais de production des terrains les plus pauvres, comment expliquer l’immobilité à peu près constante de la valeur du blé dans une civilisation si avancée : et surtout comment expliquer l’abaissement de prix que subiraient les denrées agricoles, et par suite la rente, dans le cas où l’on ouvrirait nos frontières à deux battants ? Il n’est donc pas vrai que la rente n’ajoute rien aux prix, et Malthus lui-même l’a reconnu lorsqu’il a dit à J.-B. Say, dans une lettre précieuse : — « La rente n’influe donc pas sur le prix du blé au même degré que la main-d’œuvre et le capital. » Au même degré ! Est-ce un aveu, est-ce un écart de la pensée ?

N’importe ; pour nous la rente est un droit dont le propriétaire se hâte de jouir ; droit légitime, mais que nous sommes appelés à contenir dans ses justes limites par l’affranchissement du travail, par l’association féconde des capitalistes et des travailleurs. Et cette association, nous la voulons non pas sur le plan des séduisants programmes offerts aux peuples par les prophètes de l’organisation du travail, du phalanstère, du communisme et autres institutions philosophais, mais sur le plan de quelques expériences fort heureusement tentées en France, en Belgique[13] en Angleterre, et que l’incurie de nos manufacturiers ne sait pas multiplier dans l’intérêt de tous. Ce qui ne nous empêche pas, soit dit en passant, de rendre une éclatante justice aux hommes éminents que compte le socialisme. Nous pouvons ne pas trouver leurs doctrines praticables, efficaces ou même originales : nous croyons qu’ils ont fait la poétique des sociétés au lieu d’en faire la logique : mais nous pensons que leurs généreuses inspirations ont rajeuni la science sociale, et qu’en critiquant et combattant nos doctrines, ils nous en ont mieux fait connaître la grandeur et la fécondité. Ce qui prouve que la concurrence des idées est tout aussi salutaire que celle des produits et des industries.

Or, pendant que les Principes d’économie politique et le beau travail sur la Protection de l’agriculture faisaient fortune dans le monde intellectuel, Ricardo faisait fortune dans le monde politique et financier. Et il put se présenter un jour aux électeurs de Portarlington sous le patronage d’une fortune qu’on a évaluée au chiffre fabuleux et douteux de 40 millions de francs, et entouré d’un respect qu’il devait à sa réputation de penseur, et à la noble indépendance de son esprit et de son cœur. Sur le théâtre imposant où il allait déployer l’autorité de son talent il fut avant tout l’homme de ses principes, de ses convictions, et on peut faire de lui cet éloge, qu’il a été fidèle ami, fidèle citoyen, et, pour compléter l’épitaphe, fidèle époux. Pendant vingt ans sa main serra celle de Malthus, de Mill, de Say, sans que l’antagonisme de leurs idées jetât le moindre nuage sur l’intimité de leurs âmes ; sans qu’il s’élevât jamais entre eux de ces tristes démêlés qui éternisent de nos jours les ignominieux conflits du savant Vadius et du sémillant Trissotin.

Ricardo siégea en 1819 à la Chambre des Communes comme représentant de Portarlington. Sa défiance en ses propres forces faillit priver le pays des grands services que ses fonctions civiques lui permirent de rendre. On lit dans une lettre écrite le 7 avril 1819, à l’un de ses amis : « Vous aurez vu que je siège à la Chambre des Communes. Je crains de n’y être pas fort utile. J’ai essayé deux fois de parler, mais je l’ai fait de la manière la plus embarrassée, et je n’ai guère l’espoir de vaincre l’épouvante qui me saisit dès que j’entends ma voix. » On lit dans une autre lettre en date du 22 juin 1819 : « Je vous remercie des efforts que vous faites pour m’inspirer un peu de courage. L’indulgence de la Chambre a diminué pour moi la difficulté de parler, mais je vois encore tant d’obstacles et de si terribles, que je crains bien que ce ne soit sagesse de ma part de m’en tenir à des votes silencieux. »

Tout prouve qu’il fut alors trop sévère envers lui-même. En effet, le jour où il parut à la tribune pour la première fois, le 24 mai 1819, la Chambre avait à statuer sur la reprise des paiements en argent, proposée par M. Peel. Il ne se leva qu’après avoir été appelé hautement de toutes les parties de la salle ; et son maiden speech, balbutié à force d’émotion, fit voir que l’orateur ne serait pas au-dessous de l’écrivain, et que la tribune anglaise avait fait conquête d’un beau talent en même temps que d’un beau caractère. Ses progrès, d’ailleurs, furent rapides ; il se familiarisa sans peine avec ces grondements sourds des grandes réunions, avec cette palpitation électrique des auditeurs, ces bruits, ces trépignements, ces chuchotements où l’orateur croit entendre l’ironie qui le déchire, et surtout ce silence solennel, plus terrible cent fois que les plus houleuses séances. Nous ne saurions invoquer, d’ailleurs, à l’appui de la supériorité de Ricardo, un témoignage plus illustre, plus décisif que celui de lord Brougham, ce vétéran de la réforme électorale dont l’intarissable éloquence roule tant de brillantes images semées de tant de sarcasmes. Voici ce que l’illustre ami de Grey a dit de notre auteur :

« Sa parole avait un remarquable cachet de distinction. Le style en était clair, simple, correct ; la trame fortement tissue et enrichie de faits et de documents précieux. Il s’abstenait dans les questions qui n’avaient pas été l’objet de ses longues méditations, et lorsqu’il parlait sur des événements et des lois intéressant l’Église ou la politique générale, il semblait obéir à un devoir de conscience et à la franchise invétérée de son esprit. Aussi peu d’hommes ont exercé sur le Parlement une action plus réelle, plus sérieuse ; peu d’hommes ont commandé aussi vivement l’attention, et comme il n’avait pour captiver ses auditeurs ni entraînantes inspirations, ni gracieux propos, on peut considérer cette influence comme le triomphe de la raison, de l’intégrité, du talent.» Il y avait en lui, ajouterons-nous, une simplicité noble et une douceur qui gagnaient les âmes et lui attiraient le respect de tous les partis, même du parti ministériel qu’il combattit constamment. Il ne voulut accepter le joug d’aucune camarilla politique, et tout en votent avec l’opposition, parfois même avec les radicaux, — comme pour le vote au scrutin secret, discours du 24 avril 1823, et pour la réforme électorale, — il ne fut ni whig, ni radical. Sa tactique fut celle de sa raison et non celle de son ambition ou de l’ambition des autres. Et comme cet homme de génie qui porte au front la triple auréole de l’orateur, de l’écrivain, de l’homme d’État, et qui vient d’apprendre à la France que la lyre des bardes a des cordes pour les grandes théories politiques et sociales, comme pour les murmures les plus suaves de l’âme, il se réfugia dans son indépendance pour soutenir loyalement la vérité sur quelque banc qu’elle apparût.

Nous laisserons à un disciple dévoué de Ricardo le soin de retracer pieusement son caractère privé et ses derniers moments :

« La constitution de Ricardo, sans être robuste, semblait lui promettre encore en 1822 une longue carrière. Il y avait, il est vrai, quelques années qu’il était sujet à un mal d’oreille ; mais comme il n’en était jamais résulté d’inconvénients sérieux, il y faisait peu d’attention. À la clôture de la session de 1823, de retour dans le comté de Gloucester à sa résidence de Gatcom-Park, il y compléta « le plan d’une Banque nationale, » dont on retrouva le manuscrit après sa mort, au milieu de notes dans lesquelles il réfutait quelques-unes des théories émises par Malthus, notes qu’on n’a jugées ni assez complètes ni assez importantes pour les publier. Au commencement de septembre, il ressentit tout à coup une violente douleur dans l’oreille affectée. Les symptômes n’offrirent d’abord rien d’alarmant, et la rupture d’un abcès amena un soulagement momentané ; mais au bout de deux jours l’inflammation recommença, et après une agonie indicible, l’oppression du cerveau produisit une stupeur qui dura jusqu’à ce que la mort vint terminer ses souffrances, le 11 septembre.

Dans la vie privée, Ricardo était très-aimable ; c’était un père, un mari plein d’indulgence et de bonté, un ami dévoué. Personne n’avait moins de prétention et ne sut mieux réunir la douceur à la fermeté. Il aimait surtout à réunir autour de lui les hommes de talent et à causer librement de toutes choses, et principalement de celles qui se liaient à sa science favorite. La découverte de la vérité était son seul objet, et son esprit se montra toujours accessible aux convictions éclairées et sages. Sa générosité marchait de pair avec son talent. Jamais il ne lit attendre ses secours aux malheureux : presque toutes les institutions charitables de Londres le comptaient au nombre de leurs protecteurs, et il soutenait à ses frais un hospice et deux écoles dans le voisinage de sa résidence. »

Tel fut l’homme dont nous avons examiné plus haut les fortes et généreuses doctrines. On ne retrouve peut-être chez aucun écrivain un assemblage plus complet de facultés diverses ; et si Ricardo n’est pas de tous les économistes celui qui a résolu le plus de problèmes, c’est celui qui en a le plus remué, et jamais le redoutable dilemme du salaire et des profits, de la population et des subsistances, du revenu et de l’impôt, n’avait été posé d’une manière plus nette et plus saisissante.

Les hommes et les événements donnent raison aujourd’hui aux préoccupations des économistes et particulièrement à celles de Ricardo. Les peuples n’ont pas, comme les aristocrates et les monarchies, des blasons qui les séparent et des héritages à régler. Ils savent ou commencent à savoir que ce sont leurs bras qui fécondent les campagnes, leurs épargnes qui constituent les budgets, leurs enfants qui engraissent les champs de bataille, et ils entendent qu’on soit plus ménager de tous ces biens. Leurs graves et fortes journées n’ont pas besoin, pour s’écouler rapides, de carrousels brillants, de chasses à courre et de yachts dorés : elles suffisent à peine à l’immense tâche que notre siècle doit accomplir dans la voie intellectuelle, morale et matérielle. Les races dominantes peuvent bien jeter au hasard, dans un conflit, la fortune et la vie des hommes : mais les nations ne peuvent guère avoir de ces redoutables fantaisies. Pourquoi combattraient-elles d’ailleurs ? On voit bien où s’arrêtent les marches d’un trône, où se terminent les dynasties : mais où s’arrête une race d’hommes ? N’a-t-elle pas des affiliations partout ; ne se rattache-t-elle pas par mille fibres invisibles, mais réelles, à tout ce qui l’entoure, et ne commet-elle pas un fratricide dès qu’elle lève le bras pour frapper ?

La terre tout entière appartient aux travailleurs qui l’exploitent dans l’intérêt commun sans qu’il soit besoin pour cela de contrats écrits et de ce que Ricardo appelait les parallélogrammes d’Owen, ou de Fourrier, ou de Campanella ; et par cette division du travail qui laisse à chaque contrée ses merveilles et ses chefs-d’œuvre, tous ceux qui paient à la société le tribut du travail, ont une délégation permanente sur l’ensemble des productions du globe. — Il n’est aucune liste civile qui vaille celle-là.

Un instinct nous dit même que les problèmes dont la solution paraît inaccessible à notre intellect, seront ramenés à des termes fort simples dans un avenir peu éloigné. Les essais de physique sociale ont besoin, comme tous les autres, d’être faits sur une large échelle. Il faut à un fleuve une large ceinture de vallées pour déployer son cours ; et il faut tout un monde pour qu’un principe se développe à l’aise, pour que la richesse et la population prennent leur niveau. C’est à faire cette vaste expérience que travaillent les peuples civilisés. Lorsque les mamelles taries d’un pays ne peuvent plus fournir des aliments généreux aux races qui naissent, il leur faut chercher au loin un sein plus fécond. Les vieux continents ont été la dot des aînés : les nouveaux seront la dot des cadets de la famille humaine. Veillons sur les ossements de nos pères : couvrons de monuments, d’ateliers, de chefs-d’œuvre, s’il se peut, cette Europe arrosée de tant de sang et de sueurs ; mais ne clouons pas les jeunes sociétés à cette terre épuisée et encombrée. Ailleurs, ceux qui vont naître trouveront des berceaux plus verts, un ciel plus limpide, un soleil plus éclatant ; ailleurs l’or et les diamants brillent dans les mines comme autant d’étoiles souterraines, les fruits sont plus savoureux, les fleurs chargées de parfums plus suaves ; ailleurs, la nature se pare comme pour des fiançailles ; ailleurs, enfin, on n’est pas obligé de réchauffer, comme ici, le sol à la vapeur pour lui rendre quelque énergie.

Sans doute, on n’emporte pas la patrie à la semelle de ses souliers, — ce que d’ailleurs beaucoup d’émigrants ne pourraient faire, et pour cause ; — et nous savons que jusqu’ici, les émigrations n’ont été trop souvent que des spéculations plus ou moins honnêtes, ou des remèdes violents appliqués à des maux violents. Comme on ne peut pas ou on ne veut pas jeter les pauvres par-dessus bord, on les chasse au loin, sans souci de leur bien-être, de leur développement moral, et c’est ainsi que nous avons vu coloniser la Guyenne avec des maîtres de danse et des comédiens, et la Nouvelle-Hollande avec des bandits ; mais le jour n’est pas loin, où, par la force des choses, le déplacement des races s’effectuera régulièrement et se transformera en une conquête pacifique et permanente. Les nouvelles générations dans leur épanouissement reproduiront alors le phénomène sublime de ces bananiers des Indes, dont les branches, courbées en arceaux, retombent à terre, y prennent racine, et couvrent le sol d’un vaste bouquet d’arbres, de fruits et de fleurs issus d’un même germe.

Telle est, d’ailleurs, la direction actuelle des esprits. Les hommes se tendent les bras de toutes parts : les bateaux à vapeur ont transformé l’Océan en un lac qu’ils traversent d’un coup d’aile : et si l’Économie politique a quelque droit à la reconnaissance des peuples, c’est pour avoir préparé et conçu ces résultats majestueux. Elle s’est donné la mission de répandre le bien-être à larges doses sur les populations, car elle sait que la civilisation matérielle est la base nécessaire de la civilisation morale et intellectuelle. C’est par la vie physique, en effet, que les sociétés plongent dans le sol, s’y assoient, et vouloir des arts et des institutions élevée avant la certitude de l’existence matérielle, c’est vouloir l’arbre sans les racines, les fleurs et les fruits sans le tronc, c’est vouloir tout simplement l’absurde. Or, cette existence assurée, digne, la science économique peut et veut l’octroyer au travailleur ; car elle donne la palme aux industries qui marchent en avant, aux réformes qui agrandissent la sphère du travail et élèvent conséquemment la rémunération de l’ouvrier ; car elle vise à alléger les charges publiques, à instaurer de toutes parts les idées de fraternité et de paix, à développer le crédit, à multiplier les richesses par leur circulation rapide et libre. C’est la dot qu’elle apportera à l’humanité le jour où on aura la bonne foi de ne plus la taxer d’impuissance en lui refusant les moyens de propager et de réaliser ses doctrines, comme un cerveau que l’on paralyserait et à qui on dirait malicieusement de penser, de créer, de gouverner.

Une science qui conçoit de telles œuvres ne manque pas de grandeur à coup sûr, et il n’a été donné qu’à de rares intelligences de s’y faire une belle place.

Ricardo fut du nombre de ces intelligences d’élite.

Alcide Fonteyraud.
  1. À ce brevet, pour le dire en passant, la Ligue et Robert Peel ont substitué un brevet de perfectionnement que nous ne paraissons guère disposés à disputer aux Anglais.
  2. England, Ireland and America by Richard Cobden.
  3. Voir une notice sur Ricardo insérée dans l’Annual Obituary de 1823 et qu’on croît avoir été écrite par un de ses frères. On peut encore consulter l’article qui sert d’introduction à l’édition de Mac Culloch, ainsi que deux articles remarquables : l’un publié dans la Penny Cyclopœdia et attribué à M. Porter, l’autre faisant partie de la belle galerie où Lord Brougham a évoqué et ranimé par son talent prestigieux les hommes marquants du règne de Georges III. Je me suis adressé moi-même à la famille de l’illustre écrivain dont j’essaie d’esquisser la physionomie : et j’y ai trouvé une de ces hospitalités anglaises, généreuses et cordiales, qui ouvrent lentement la porte devant l’étranger, mais ne la ferment plus dès que cet étranger s’est assis au foyer. J’ai pieusement fouillé dans les regards de ceux qui ont vécu près de Ricardo, dans leurs gestes, dans leurs souvenirs — ces archives éphémères — pour y puiser quelques incidents nouveaux ; et si j’ai peu emporté de ces incidents, j’ai au moins acquis une révélation plus nette de Ricardo et une sorte de couleur locale qui, pour les portraits, réside dans les épanchements du Sweet home. L’auteur des Principes d’Économie politique est un de ces hommes qui donnent à penser plutôt qu’ils n’émeuvent : on le juge plutôt qu’on ne le peint, et dans cette noble famille, qui a pour chef un homme d’une valeur aussi considérable que celle de M. Porter, secrétaire du Board of Trade, à qui l’on doit un véritable chef-d’œuvre d’économie sociale : The Progress of the nation ; dans cette famille, dis-je, on se rappelle D. Ricardo, pour son cœur, pour son talent et non pour les épisodes de sa vie. Je crois que c’est là un éloge pour tous. A. F.
  4. Voyez p. 330.
  5. Voyez la collection de ses discours, 3 vol. gr. in-8o. Ces discours sont pour la science économique des archives précieuses qu’on doit lire pour peu qu’on tienne à suivre dans sa marche difficile, la transformation que subit l’Angleterre depuis cinquante ans.
  6. Paper against Gold or the History and Mistery of the bank of England.
  7. History of Prices in England. 1793-1836, 2 v.
  8. Notice sur Ricardo, traduite par Constancio.
  9. Plan d’une Banque nationale.
  10. D’ailleurs, que fait la Banque aux époques où le paiement des rentes publiques sous traita la circulation d’énormes masses de numéraire ? Elle élargit, comme l’a fort bien remarqué Ricardo, le cadre de ses escomptes pour combler le vide qui s’est formé dans la circulation et pour maintenir l’équilibre du système monétaire : en un mot, elle fait accidentellement ce que nous voudrions qu’elle fît toujours, et ce qu’elle ferait effective, ment si elle avait à lutter contre des concurrents habiles et alertes. Ne peut-on pas considérer, en effet, les crises financières, comme des échéances solennelles, qui entraînent les disettes, les faillites, les guerres et qu’on ne traverse qu’à condition d’accroître les ressources du commerce et de l’industrie ?
  11. Richesse des Nations. Édit. Guillaumin, p. 189-90.
  12. Ravensnest. 2 v. in-8o.
  13. Voyez un beau travail de M. de Brouckère sur la situation des classes ouvrières. L’auteur y a déployé une hauteur de vues, une générosité de sentiments, une sûreté de coup d’œil qu’on ne saurait dépasser.