Œuvres complètes de Charles Péguy/Tome 2/Zola

Nouvelle Revue Française (Tome 2p. 107-136).

LES RÉCENTES ŒUVRES DE ZOLA

Je retiens parmi les récentes œuvres de Zola :

Sa Lettre au Président de la République, publiée dans l’Aurore le jeudi 13 janvier 1898, après qu’un Conseil de guerre eut acquitté Esterhazy ; sa Lettre à Monsieur le Ministre de la Guerre, publiée dans l’Aurore du 22 janvier 1898, après que le ministère eut engagé des poursuites restreintes ;

Son roman Fécondité, le premier des Quatre Évangiles, écrit dans l’exil en Angleterre, d’août 1898 à mai 1899, publié en feuilleton dans l’Aurore, du lundi 15 mai au mercredi 4 octobre 1899, et récemment paru en un volume chez Fasquelle ;

Son article de rentrée, Justice, publié dans l’Aurore du lundi 5 juin 1899 ;

Son article après l’arrêt de Rennes, Le Cinquième Acte, publié dans l’Aurore du mardi 12 septembre ;

Et enfin, après la grâce présidentielle, sa Lettre à Madame Alfred Dreyfus, publiée dans l’Aurore du vendredi 22.

Le Conseil de guerre, qui s’était réuni le 10, acquitta Esterhazy le 11 janvier. Ce fut un rude coup porté à la justice. Plusieurs se demandèrent si la justification de l’innocent serait jamais réalisée. Zola ne bougea pas ; « Mais puisque nous avons raison ! » répétait-il assis dans les bureaux de l’Aurore. Il écrivit le lendemain sa Lettre au Président de la République. Elle parut le surlendemain jeudi matin. Ce fut la révélation du protagoniste. Il y eut un sursaut. La bataille pouvait recommencer. Toute la journée dans Paris les camelots à la voix éraillée crièrent l’Aurore, coururent avec l’Aurore en gros paquets sous le bras, distribuèrent l’Aurore aux acheteurs empressés. Ce beau nom de journal, rebelle aux enrouements, planait comme une clameur sur la fiévreuse activité des rues. Le choc donné fut si extraordinaire que Paris faillit se retourner.

Pendant plusieurs jours il y eut comme une oscillation de Paris. J’allai voir Émile Zola, non par curiosité vaine. Je le trouvai dans son hôtel, rue de Bruxelles, 21 bis, dans sa maison de bourgeois cossu, de grand bourgeois honnête. Je ne l’avais jamais vu. L’heure était redoutable et je voulais avoir, de l’homme qui prenait l’affaire sur son dos, cette impression du face à face que rien ne peut remplacer. L’homme que je trouvai n’était pas un bourgeois, mais un paysan noir, vieilli, gris, aux traits tirés, et retirés vers le dedans, un laboureur de livres, un aligneur de sillons, un solide, un robuste, un entêté, aux épaules rondes et fortes comme une voûte romaine, assez petit et peu volumineux, comme les paysans du Centre. C’était un paysan qui était sorti de sa maison parce qu’il avait entendu passer le coche. Il avait des paysans ce que sans doute ils ont de plus beau, cet air égal, cette égalité plus invincible que la perpétuité de la terre. Il était trapu. Il était fatigué. Il avait une assurance coutumière, commode. Son assurance lui était familière. Il avait une impuissance admirable à s’étonner de ce qu’il faisait, une extraordinaire fraîcheur à s’étonner de ce que l’on faisait de laid, de mal, de sale. Il trouvait tout à fait ordinaire tout ce qu’il avait fait, tout ce qu’il venait de faire, tout ce qu’il ferait. « Rien », dit Pascal, « n’est plus commun que les bonnes choses : il n’est question que de les discerner ; et il est certain qu’elles sont toutes naturelles et à notre portée, et même connues de tout le monde. »[1]

Il me dit la tristesse qu’il avait de l’abandon où les socialistes laissaient les rares défenseurs de la justice. Il pensait à la plupart des députés, des journalistes, des chefs socialistes. Il ne connaissait guère qu’eux. Je lui répondis que ceux qui l’abandonnaient ne représentaient nullement le socialisme. — « J’ai reçu », me dit-il, beaucoup de lettres d’ouvriers de Paris, une lettre qui m’est allée au cœur. Les ouvriers sont bons. Qu’est-ce qu’on leur a donc fait boire pour les rendre ainsi ? Je ne reconnais plus mon Paris. »

Je ne l’ai plus revu. Mais je l’ai retrouvé dans ses actes et dans ses œuvres.

Cette Lettre au Président de la République ne fit scandale que parce que le public ne savait rien. À présent que nous sommes renseignés, c’est une surprise de la relire. Elle n’est pas scandaleuse. Elle est profondément révolutionnaire. Mais elle est modeste, et même un peu humble. Zola lui-même l’a fort bien jugée à son retour : « Et voilà que ma pauvre Lettre n’est plus au point, apparaît comme tout à fait enfantine, une simple berquinade, une invention de romancier timide, à côté de la superbe et farouche réalité. »[2]

Je ne veux retenir ici de cette Lettre que sa belle ordonnance classique et sa belle écriture. Zola, dès le commencement de l’Affaire, avait pris parti. Mais ses articles du Figaro, ses lettres surtout, sa Lettre à la Jeunesse et sa Lettre à la France comportaient de telles ponctuations et de telles métaphores que l’on pouvait se demander si la pensée en était toujours parfaitement ferme. Ces hésitations de la phrase et du langage figuré n’étaient que les premiers balbutiements non apprêtés d’une indignation qui éclate. Mais en face du crime évident et continué l’indignation se raffermit singulièrement. Le début de la Lettre au Président de la République est encore un peu gêné. La conclusion est sans aucun doute un des plus beaux monuments littéraires que nous ayons, et je me permets d’y insister.

Je ne connais rien, même dans les Châtiments, qui soit aussi beau que cette architecture d’accusations, que ces J’accuse alignés comme des strophes. C’était de la belle prophétie, puisque la prophétie humaine ne consiste pas à imaginer un futur, mais à se représenter le futur comme s’il était déjà le présent. C’était d’une belle ordonnance classique, d’un beau rythme classique, et l’auteur fut encore plus fidèle à ce rythme en écrivant, quelques jours après, sa Lettre à Monsieur le Ministre de la Guerre.

Cette ordonnance classique ne consiste pas, comme Hugo se l’est sans doute imaginé, à introduire dans le discours des répétitions artificielles. Au contraire elle consiste à ne pas introduire dans le discours des variations artificielles, à dire toujours la même chose, quand c’est toujours la même chose. Ainsi entendue, l’ordonnance classique est un effet de la sincérité. Je crois bien que la sincérité est le caractère le plus profond de Zola. Son entière sincérité est le fondement même de sa toujours jeune naïveté.

M. Gustave Kahn[3] a fort heureusement comparé le « principat d’ordre moral, plus encore que littéraire » qu’Émile Zola exerce parmi nous au principat « qu’avait exercé Hugo à la fin de sa vie ». Ce principat est à peu près le même en effet. Mais il n’est pas le même en esprit. Les actes et les paroles de Hugo laissent une impression ou une arrière-impression perpétuelle de formidable insincérité. Les extraits des dernières Choses vues que nous avons lus dans les périodiques ne sont pas pour effacer cette impression. Le principat de Hugo était, en outre, autoritaire. Le principat libre d’Émile Zola est fondé surtout sur sa formidable sincérité. C’est parce qu’il est sincère, parce qu’il se sent sincère, que Zola se croit réaliste, qu’il est à l’aise dans ses actes, un peu gêné dans ses œuvres, et qu’il fut ce que Hugo ne fut jamais, un protagoniste.

Ces mêmes qualités nourrissent le roman, le poème de Fécondité.

Le premier des Quatre Évangiles, le saint Évangile de Notre-Seigneur-Jésus-Christ selon saint Matthieu, commence par le Livre de la génération de Jésus-Christ, fils de David, fils d’Abraham :

« Abraham engendra Isaac. Isaac engendra Jacob. Et Jacob engendra Judas et ses frères.

« Et Judas engendra de Thamar Pharès et Zara. Et Pharès engendra Esron. Et Esron engendra Aram… » Ceci aussi est du classique.

Fécondité est le livre de la génération de Mathieu. Pierre Froment, le Pierre Froment de Lourdes, de Rome et de Paris, « avait eu de sa femme Marie quatre fils, Jean l’aîné, puis Mathieu, Marc et Luc ».[4]

Nous avons lu Fécondité en feuilletons dans l’Aurore. Par une harmonie merveilleuse, comme l’auteur avait écrit au loin, s’interrompant pour lire les journaux de France, ainsi nous avons lu au loin, nous interrompant pour lire les nouvelles de Rennes. Et, sans vouloir en faire un moyen d’art, les ajournements successifs du feuilleton donnèrent aux recommencements successifs du roman une singulière perspective, agrandie encore par l’importance des événements réels intercalaires. Quand nous arrivâmes à la fin, il y avait vraiment de très longs jours et de très longues années que Mathieu Froment s’était installé avec sa femme dans le petit pavillon à la lisière des bois.

De jour en jour attendant la suite au lendemain, nous donnions cours aussi au secret espoir que nous avions formé, que Mathieu deviendrait socialiste, que ce livre serait l’évangile du socialisme. Car nous n’éprouvons aucune fausse honte à constater le socialisme partout où il est en réalité, à le demander, sous son nom, partout où il doit être. Plusieurs descriptions des misères industrielles nous encouragèrent dans notre espoir. Nous fûmes finalement déçus.

Tout au commencement du livre, Mathieu est pauvre. Cela est si fortement établi que la mémoire de cette pauvreté traverse tout le roman jusqu’à la fin, masque les fortunes, et fait équilibre à la possession des richesses. Il n’y a là qu’un artifice, employé sincèrement, mais nullement probant. La pauvreté a toutes les vertus, moins une : celle de donner droit à la possession de la richesse. Mathieu et sa race finissent par exercer le droit d’us et d’abus sur un nombre incalculable de moyens de production.

Zola n’a pas manqué de sentir la difficulté. S’il ne l’avait pas sentie de lui-même, Sully-Prudhomme[5] la lui aurait enseignée :

Du plus aveugle instinct je me veux rendre maître,
Hélas ! non par vertu, mais par compassion ;
Dans l’invisible essaim des condamnés à naître,
Je fais grâce à celui dont je sens l’aiguillon.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’homme à qui son pain blanc maudit des populaces

Pèse comme un remords des misères d’autrui,
À l’inégal banquet où se serrent les places,
N’élargira jamais la sienne autour de lui !

Selon que l’on résout ou non cette difficulté, on est ou on n’est pas socialiste. Sully-Prudhomme ne l’a pas résolue, mais supprimée par l’artifice de la stérilité. Zola ne l’a pas résolue, mais tournée par l’artifice du premier occupant et de la déshérence.

On répond facilement à Sully-Prudhomme : « Il ne s’agit pas seulement d’élargir sa place à l’inégal banquet. Il s’agit aussi d’élargir sa place au travail, provisoirement inégal. Et si les nouveaux travailleurs produisent assez pour élargir le banquet lui-même, il n’y a plus aucun inconvénient à ce qu’ils occupent à ce banquet non des places empiétées, mais des places nouvelles. Que si les nouveaux travailleurs produisent plus qu’ils ne consomment, c’est tout avantage pour la cité. »

J’abandonne ici cette comparaison du banquet, toujours un peu lourde et un peu inexacte. Je dis : « Si nos enfants ne produisent pas, comme ils consommeront quand même, ils seront des parasites : mieux vaut n’en pas avoir. Si nos enfants produisent, et consomment une égale valeur, ils deviennent socialement indifférents. Si nos enfants produisent, et consomment un peu moins, s’ils produisent beaucoup et ne consomment guère, ils enrichiront le domaine commun de l’humanité. » Je donne ce raisonnement pour ce qu’il vaut : il est provisoirement, grossièrement, moyennement exact.

Si l’on admet ce raisonnement provisoire, la difficulté redoutable apparaît : l’enfantement ne se justifie socialement que par ce que les enfants seront dans la cité. Or on est rigoureusement assuré que les enfants demanderont à la cité les moyens de leur éducation, mais on ne sait pas quel travail les enfants donneront à la cité. Il y a là évidemment un crédit accordé par la cité aux générations naissantes et croissantes.

Zola n’a pas voulu, pour ainsi dire, que ce crédit fût demandé. Il n’a pas voulu que les fils de Mathieu dussent rien à la société. Mathieu ne demande rien à personne. Mathieu ne prend rien à personne. Mathieu fait pousser les moissons les plus luxuriantes dans les territoires de chasse abandonnés jusqu’à lui. « On n’avait qu’à faire comme lui, à créer les subsistances nécessaires, chaque fois qu’on mettait un enfant au monde ; et il aurait montré Chantebled, son œuvre, le blé poussant sous le soleil, à mesure que poussaient les hommes. Certes, on n’accuserait pas ses enfants d’être venus manger la part des autres, puisque chacun d’eux était né avec son pain. »[6] Nicolas, fils de Mathieu, fait pousser des moissons plus débordantes encore, non plus seulement dans les pays incultes, mais dans des pays incivilisés, aux plaines infinies du Soudan. Mathieu continue à vivre en paysan. Nicolas court avec une audace folle et froide les risques lointains de coloniser. Cela masque l’usurpation ; cela ne fait que la masquer. Marianne enfante une race de bourgeois.

Aussi longtemps que Mathieu fait sa terre et sa ferme avec ses bras, le roman peut sembler invraisemblable, il énonce un travail légitime, une production légitime, une vie légitime. Aussitôt que Mathieu réalise des bénéfices sur le travail de ses serviteurs et de ses servantes, — et cela ne manque pas d’arriver, bien que le roman soit à peu près muet là-dessus, puisque Mathieu achète une immense étendue de terres et fournit de l’argent pour acheter l’usine, — aussitôt que Mathieu devient un patron, tout ce travail devient illégitime, toute cette vie devient illégitime. On a beaucoup trop salué Fécondité comme un livre nouveau[7], comme le livre d’une génération nouvelle, comme le Livre d’un âge nouveau. Laurent Tailhade salue cette « annonciation des temps futurs pour un monde nouveau »[8]. Hélas non ! Ce livre est un livre ancien, cet évangile est un livre conservateur, indifférent au salariat comme l’Évangile de Jésus fut indifférent à l’esclavage.

En admettant qu’il y ait un droit du premier occupant, le premier occupant n’a le droit d’occuper que sa part, il n’a pas le droit de préoccuper des plaines. Et surtout il ne peut y avoir droit du premier occupant que sur ce qui n’est pas occupé. Or cette race glorieusement envahissante occupe, — sans faire attention, — des biens qui ne sont nullement tombés en déshérence. Deux fils de Mathieu, successivement, envahissent l’usine, la maison initiale. Beauchêne, l’usinier, tombe en épaisse déliquescence. Alors les représentants de la santé s’emparent normalement de la richesse constituée par cette usine. Il ne leur vient pas un seul instant à la pensée que ce dont ils s’emparent n’était pas même à ce malheureux Beauchêne, qu’ils font l’usurpation d’une usurpation, la spoliation d’une spoliation, que tous les samedis soir, à l’heure de la paie, sous le gouvernement normal d’un Froment, les ouvriers sont aussi ponctuellement volés qu’ils étaient volés sous le gouvernement malade de Beauchêne. C’est pour n’avoir pas fait, au seuil de leur vie nouvelle, cette simple réflexion, que Mathieu et Marianne ont recommencé une ancienne humanité.

Mieux vaut sans doute une ancienne humanité saine qu’une ancienne humanité malade. Il n’en est pas moins vrai que cet Ambroise, qui dispose agréablement des surprises pour les fêtes villageoises, pour les noces de diamant, est un homme redoutable :

« La fortune d’Ambroise s’était décuplée en dix ans. À quarante-cinq ans à peine, il régnait sur le marché de Paris. La mort de l’oncle Du Hordel l’ayant fait héritier et seul maître de la maison de commission, il l’avait élargie par son esprit d’entreprise, l’avait transformée en un véritable comptoir universel, où passaient les marchandises du monde entier. Les frontières n’existaient pas pour lui, il s’enrichissait des dépouilles de la terre, il s’efforçait surtout de tirer des colonies toute la richesse prodigieuse qu’elles pouvaient donner, et cela avec une audace triomphante, une telle sûreté de coup d’œil, au loin, que ses campagnes les plus téméraires finissaient par des victoires. Ce négociant, dont l’activité féconde gagnait des batailles, devait fatalement manger les Séguin, oisifs, impuissants, frappés de stérilité. Et, dans la débâcle de leur fortune, dans la dispersion du ménage et de la famille, il s’était taillé sa part, il avait voulu l’hôtel de l’avenue d’Antin… »[9] « Maintenant, l’hôtel entier revivait, plus luxueux encore, empli l’hiver d’un bruit de fêtes, égayé du rire des quatre enfants, de l’éclat de cette fortune vivante que renouvelait sans cesse l’effort de la conquête. »[10] Je demande simplement quelle différence il y a entre cet Ambroise et un homme de proie. Je demande combien cet Ambroise a mangé d’hommes et de maisons avant d’aller fêter le Père et la Mère à Chantebled.

Il ne suffit pas, pour être un homme nouveau, de chanter le premier né des dieux. N’oublions pas que nous sommes athées. Nous ne sommes pas athées seulement du vrai Dieu, de Iahvèh, de Jésus, nous sommes athées aussi des faux dieux, des dieux hellènes. « On rêve », dit M. Laurent Tailhade,… « à l’invocation immortelle de Lucrèce proclamant Vénus Victorieuse, la Déesse qui peuple les mers chargées de nefs et les terres grosses de fruits. » … « Dans le roman de Zola, c’est aussi Vénus Victorieuse, Vénus Génitrice qui triomphe, reine des germes et de l’immortel espoir. Mais ce n’est pas le seul pullulement des êtres qu’elle suscite. La Bonté croît autour d’elle, comme une fleur sans seconde, fleur de l’humanité libre et reconquise à elle-même. »[11] Et encore : « C’est la bonne parole du travail, de la réconciliation finale et de la paix. »[12] Non ! Il faut distinguer. Fécondité est un roman d’amour, mais non pas un livre de paix et de bonté.

Ne soyons pas plus païens que les païens. Le même Lucrèce, qui invoquait Vénus au commencement de son poème : « Déesse Vénus, mère des Enéades, volupté des hommes et des dieux… » continue assez vite, et assez bien : « Alors que la vie humaine gisait salement sous les yeux, écrasée sur terre sous la lourde religion, qui des régions du ciel montrait la tête, menaçante au-dessus des mortels par l’horreur de son aspect, pour la première fois un homme grec osa, lever des yeux mortels encontre, et le premier s’asseoir encontre. » Je n’ai pas à concilier Lucrèce avec Lucrèce, mais au moins soyons comme cet homme grec. Levons nos regards humains vers les dieux. Ne croyons pas qu’il suffise de chanter l’hymne de l’amour universel : « Et, de même que, le soir de la conception, toute l’ardente nuit de printemps, avec son odeur, était entrée pour que la nature entière fût de l’étreinte féconde, de même aujourd’hui, à l’heure de la naissance, tout l’ardent soleil flambait là, faisant de la vie, chantant le poème de l’éternelle vie par l’éternel amour. »[13] « [Marianne] n’était point seule à nourrir, la sève d’avril gonflait les labours, agitait les bois d’un frisson, soulevait les herbes hautes où elle était noyée. Et, sous elle, du sein de la terre en continuel enfantement, elle sentait bien ce flot qui la gagnait, qui l’emplissait, qui lui redonnait du lait, à mesure que le lait ruisselait de sa gorge. Et c’était là le flot de lait coulant par le monde, le flot d’éternelle vie pour l’éternelle moisson des êtres. Et, dans la gaie journée de printemps, la campagne éclatante, chantante, odorante, en était baignée, toute triomphale de cette beauté de la mère qui, le sein libre sous le soleil, aux yeux du vaste horizon, allaitait son enfant. »[14] « De toutes parts, la vie féconde charriait les germes, créait, enfantait, nourrissait. Et, pour l’éternelle œuvre de vie, l’éternel fleuve de lait coulait par le monde. »[15] Jamais sans doute un hymne aussi éclatant ne fut chanté à la gloire de Vénus perpétuelle, et près de cette ardente prière le Sacre de la Femme semblera un excellent exercice de bonne rhétorique. Pourquoi faut-il que les enfants nourris de ce lait, qui au commencement de ce livre bondissaient innocemment parmi les jeunes feuillages, deviennent à la fin des hommes aussi durs. La mémoire de leur enfance lactée, l’enfance de leurs petits frères et sœurs et de leurs enfants ne suffit pas pour innocenter toute leur vie. Mathieu s’imagine un peu facilement que la religion de la vie suffit : « Des millions de nouveaux êtres pouvaient naître, la terre était grande, plus des deux tiers restaient à défricher, à ensemencer, il y avait là une fertilité sans fin pour notre humanité sans limites. »[16] Il adopte une théorie des révolutions qui est surtout vraie des jacqueries, qui ne sera sans doute pas vraie de la révolution sociale : « Est-ce que toutes les civilisations, tous les progrès ne s’étaient pas produits sous la poussée du nombre ? Seule, l’imprévoyance des pauvres avait jeté les foules révolutionnaires à la conquête de la vérité, de la justice, du bonheur. Chaque jour encore, le torrent humain nécessiterait plus de bonté, plus d’équité, la logique répartition des richesses par de justes lois réglant le travail universel. »[17] Pourquoi faut-il que les Froment n’introduisent pas dans l’humanité des mœurs conformes à ces lois futures ?

Levons nos regards humains vers les dieux du ciel. Vénus ne fut pas une déesse de paix, de bonté. Si Iahvèh fut un dieu jaloux, les dieux de l’Olympe étaient des dieux envieux. Les dieux d’en haut n’ont pas toujours aimé la fécondité humaine. La morne Niobé ne s’enorgueillit pas un long temps de ses sept filles et de ses sept fils.

Fécondité n’est pas un livre de charité. Si la maison des Froment grandit aussi rapidement, c’est en partie parce que ni Mathieu ni les siens ne laissent filtrer leurs forces dans les fissures de la charité. Il ne faut pas se laisser abuser par plusieurs démarches qu’il fait. Le nombre des personnes qu’il essaie de sauver, assez maladroitement, est infime, si on le compare à sa puissance grandissante. L’effort qu’il donne pour sauver les périclitants est infime, si on le compare à l’effort qu’il donne pour fonder sa race. Or il est permis de dire que la charité est impuissante, quand on l’a essayée sérieusement ; il est permis de déclarer que tous les efforts donnés à la charité sont vains, sont perdus, mais à une condition : c’est que de la charité abandonnée on monte à une action plus efficace, à la solidarité, mais non pas que l’on redescende à la bourgeoise acquisition des richesses. Quand un bourgeois qui monte s’arrête à la charité, il s’arrête beaucoup trop tôt. Mais cela vaut assurément beaucoup mieux que de rester bourgeois simplement. Fécondité n’est pas un livre de bonté, d’humanité.

Fécondité n’est pas un livre de paix. Je prie qu’on le relise et que l’on n’oublie pas de voir cette guerre incessante. Ne nous laissons pas séduire à un nouvel artifice employé sincèrement. Zola donne aux Froment, à quelques exceptions près, une victoire si facile, si écrasante, si abondante, que la pensée du lecteur ne s’attache pas à la considération de la bataille. Mais les guerres victorieuses n’en sont pas moins des guerres. Les invasions faciles n’en sont pas moins des envahissements. Les oppressions aisées n’en sont pas moins des étouffements, des écrasements.

Fécondité est le livre de la guerre. Parce qu’ils possèdent les biens de ce monde à titre de propriétaires individuels, tous ces Froment sont des hommes de guerre et non pas des hommes de paix. Ces enfants dont nous admirions la parfaite communauté de vie, quand ils sont mis hors de page, commencent des possessions individuelles, des vies individuelles. De l’abondance du lait commun, de la nourriture qu’ils semblaient partager communément avec la vie universelle, avec le monde en nourriture, voici qu’ils redescendent bourgeoisement à l’individualité de leurs nouvelles familles. Ces enfants partageaient avec les blés et l’herbe. Ces hommes ne partagent plus même avec les autres hommes. Ils prennent la part des autres hommes. Ils prennent la part des autres Froment. Voici qu’ils possèdent séparément et, bien entendu, qu’ils se chamaillent. Fécondité est si peu un livre de paix que les Froment ont déjà des guerres intérieures, des guerres civiles. Celui qui est meunier, Grégoire, fait la guerre à Gervais, celui qui est fermier. « Grégoire était, en affaires, d’une rudesse d’homme sanguin, qui s’entêtait à ne jamais rien lâcher de son droit. »[18] Marianne, au déclin de sa vie, est malade d’âme et court le danger de mort par la tristesse de cette guerre intestine. Je demande s’il n’y a pas des mères qui meurent tout à fait quand Grégoire exerce, en affaires, sa rudesse d’homme sanguin contre des hommes qui ne sont pas des Froment.

Que l’on y fasse attention : dans cette aventure de la ferme et du moulin, c’est la guerre qui est naturelle, et c’est la réconciliation qui est artificielle. De la possession, de la propriété individuelle des moyens de production, ce qui sort naturellement, c’est la guerre des possesseurs, des propriétaires. Ceux-ci peuvent se réconcilier dans un commun amour filial. Cette communauté des sentiments ne suffit pas. Elle n’est harmonieuse et durable que si elle se fonde sur la communauté des biens. Ces Froment vivent en bourgeois. Denis, succédant à l’usine à son frère Blaise assassiné, veut cependant que l’on prélève « sur les bénéfices une pension pour Charlotte, la veuve. »[19] Et l’auteur estime que c’est par une honnêteté délicate. Parmi les « cent cinquante-huit enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants, sans compter quelques petits derniers-nés, ceux de la quatrième génération »[20] qui figurent uniformément au grand banquet des noces de diamant, il doit y avoir, si le livre est conforme aux réalités de la vie, sous l’apparente uniformité de la fête en commun, des riches et des pauvres. Et même avant, si l’avant-dernier des fils, Nicolas, quitte le Chantebled de la métropole et va fonder un Chantebled colonial, soudanais, ce n’est pas, remarquons-le bien, qu’il manque de place pour travailler, car la ferme est grande, l’usine est grande, la maison d’Ambroise est grande : c’est qu’il manque de place pour fonder, pour commander, pour être à son tour un patriarche, un chef de dynastie. « Ses frères, ses sœurs, avant que son tour fût venu, avaient déjà pris toutes les terres environnantes, à ce point qu’il étouffait, menacé de famine, en quête du large champ rêvé, qu’il cultiverait, où il moissonnerait son pain. »[21] Or si un homme peut commander à des plaines illimitées, aucun homme ne peut labourer des plaines sans limites. C’est pour ne pas partager avec ses frères la terre labourable que Nicolas va chercher fortune au Soudan, qu’il va fonder au Soudan la deuxième dynastie. Les Froment ont soif de commander. Nicolas Froment a soif d’un commandement infini. La divine jouissance d’envahissement qu’il éprouve à satisfaire cette soif ne me fait pas oublier que les guerres coloniales sont les plus lâches des guerres, que le Soudan n’a jamais été une colonie de peuplement, qu’il ne le sera sans doute jamais, que toutes les fois que des fils de France ont tenté la conquête de ces plaines, c’est la luxuriance et la luxure de cette faune, de cette flore, de ce climat qui les a tués ou qui les a conquis. Les dangers fous que bravent Nicolas et Lisbeth ne les justifient pas, car les moyens ne justifient pas la fin. Je demande ce que c’est que cet officier blanc qui, dans le petit fort voisin, « commande à une douzaine de soldats indigènes ».[22] La famille française est « forcée parfois de faire elle-même le coup de feu ».[23] Des coups de fusil lointains sont tout de même des coups de fusil. Tirer un coup de fusil ailleurs qu’au stand est une opération grave.

Loin que Fécondité soit un livre d’humanité, de solidarité, c’est le livre de la conquête de l’humanité par les Froment. C’est, en un sens, le recommencement, beaucoup plus dangereux, parce qu’il paraît moral, de certaines histoires des Rougon-Macquart. C’est ici proprement la Fortune des Froment. Cela est masqué par le lyrisme et par un certain ton de fantaisie, mais cela n’en est pas moins réel :

« Mathieu, gaiement, donnait des ordres.

« En face de nous deux, là mettez son couvert… Il sera seul en face de nous, tel que l’ambassadeur d’un puissant empire. »[24] Mathieu se trompe : Dominique, le fils aîné de son fils Nicolas, est bien réellement l’ambassadeur d’un puissant Empire économique institué au Soudan. Et c’est cela qui m’épouvante.

Ces Froment pouvaient fonder une cité nouvelle. Mathieu n’a fondé qu’une patriarchie, c’est-à-dire la plus naturelle des monarchies, et la plus vénérable. Mais l’ancienne humanité a éprouvé bien des patriarchies sans y trouver le bonheur final et harmonieux. Cette malheureuse Rose s’amusait de « royal couple » et de « Majestés voisines ».[25] Elle avait, hélas ! beaucoup plus profondément raison qu’elle ne se l’imaginait.

Je demande ce que deviendront les Froment quand le Père et la Mère seront morts. S’ils ne font qu’une nation de plus parmi les nations, que m’importe ? S’ils ne font qu’une jeune nation parmi les vieilles nations, que m’importe ? Auront-ils des guerres civiles, auront-ils entre eux l’horreur des guerres fraternelles ? Mais toutes les guerres ne sont-elles pas des guerres fraternelles ? Et quand les Froment seront nombreux comme les Anglais, quand leur envahissement sera barré, feront-ils des expéditions pour passer le Vaal ? Feront-ils eux-mêmes la guerre ? La feront-ils faire à des mercenaires ? Auront-ils des esclaves, comme ils ont des salariés ? Tout cela finira-t-il par du nationalisme ?

Telle fut la déception que l’Aurore nous apportait de jour en jour. Cette famille en qui nous avions mis nos espérances les plus chères tournait mal, sous nos yeux. Zola n’était pas devenu socialiste. Par quel mystère ce révolutionnaire admirablement ardent avait-il pu ne pas se fondre à son propre feu ? Comment celui qui fut le protagoniste de la Justice dans une cause individuelle n’a-t-il pas reconnu que l’injustice universelle passait tous les jours ? Comment a-t-il pu introduire l’injustice, l’injuste concurrence au plus profond d’un livre écrit en exil ? Cela déçoit l’attente et passe l’entendement. Quand des socialistes ne sont pas révolutionnaires comme Zola, c’est une grande inconséquence. Mais quand un révolutionnaire comme Zola n’est pas socialiste, c’est une grande inutilité. La révolution n’étant que le moyen du socialisme, et celui-ci étant la fin, mieux vaut encore, socialement, un socialiste qui n’est pas révolutionnaire, qu’un révolutionnaire qui n’est pas socialiste du tout.

Ce qui accroissait la tristesse de la déception, c’était que nous reconnaissions dans ce roman, faisant valoir une cause évidemment mauvaise, les qualités de Zola que nous aimons. Nous avons retrouvé là cette ordonnance classique admirée dans la Lettre au Président de la République et dans la Lettre à Monsieur le Ministre de la Guerre. On a vu, non sans raison, des motifs conducteurs dans les admirables couplets :

« Et c’était toujours la grande œuvre, la bonne œuvre, l’œuvre de fécondité qui s’élargissait par la terre et par la femme, victorieuses de la destruction, créant des subsistances à chaque enfant nouveau, aimant, voulant, luttant, travaillant dans la souffrance, allant sans cesse à plus de vie, à plus d’espoir. »[26]

Je consens que ce soient des motifs conducteurs pourvu que cette expression n’implique l’idée d’aucun artifice de style, mais corresponde seulement au rythme profond qui secoue toute l’œuvre. Ici encore si de distance en distance l’auteur nous redonne les mêmes mots, les mêmes phrases, les mêmes stances, les mêmes élans, c’est parce que la vie elle-même a ces mêmes recommencements. Ce n’est pas que le « bon Homère… sommeille parfois. »[27] C’est toujours la sincérité classique. Zola dit la même chose non pas toujours, mais, exactement, toutes les fois que c’est la même chose. Il a raison de ne pas fausser son œuvre. Il ne satisfait pas à la vanité de la faire partout quand même intéressante, au sens habituel du mot. Il est impassible comme la nature, patient comme elle, et, pour qui ne sait pas, ennuyeux comme elle. Plusieurs, ayant commencé le poème, se sont ennuyés de ces recommencements. J’ai peur que ceux-là ne s’ennuient aussi des inévitables recommencements de la vie. « Deux ans se passèrent. »

Profondément sincère à cet égard comme à tous les égards, l’œuvre n’est pas entièrement ni exactement réaliste. Il y a plusieurs maladresses. Au commencement du roman, Mathieu doit « passer chez le propriétaire lui dire qu’il pleut dans la chambre des enfants ».[28] Quand il est rentré le soir, après une journée de laideurs et de tentation, il se plaint : « Ça n’empêche pas que nous sommes ici dans une masure, et que, s’il pleuvait encore cette nuit, les enfants seraient mouillés. »[29] Ceci est maladroit, inexact. Chez les pauvres gens la distinction entre la chambre des parents et la chambre des enfants n’est nullement capitale, comme chez les riches. En attendant que la réparation soit faite, le papa et la maman n’ont qu’à transporter dans leur chambre les lits des petits. Mathieu, suivant comme il fait le protocole du locataire, n’est ni vraiment père, ni vraiment révolutionnaire, ni vraiment pauvre. Marianne laisse à la maison ses quatre enfants endormis pour aller le soir, très tard, au devant de Mathieu. Naturellement la vieille servante, Zoé, s’endort avec les enfants sur qui elle doit veiller.[30] Ou cela n’est pas vrai, ou cela n’est pas bien. Je crois surtout que cela n’est pas vrai. Marianne, si nous en croyons Zola, vaut beaucoup mieux. Mathieu aussi, du moins je l’espère, vaut mieux que de choisir pour un amour efficace un soir de maladie morale, de laideur et de crise mauvaise[31]. Le livre manque ici de cette raideur droite et de cette moralité ridicule, impudente, sans laquelle on ne fera rien de nouveau. Mathieu manque notablement[32] du ridicule indispensable, en morale, à sa fonction paternelle, en art à sa situation de caractère, de type, de représentant poétique.

Toute l’économie domestique du livre est fondée sur ce que Mathieu achète à vil prix à Séguin des terrains qui n’ont pour Séguin qu’une valeur de chasse et qui auront bientôt pour Mathieu une valeur de culture. Cela est faux en économie politique. Il est faux que Mathieu achète les chasses au prix qu’elles ont pour Séguin, selon une loi qui serait la loi de l’offre seule, comme il serait faux que Mathieu achetât les cultures au prix qu’elles auront pour lui, selon une loi qui serait la loi de la seule demande. Mathieu passe avec Séguin des contrats bourgeois, régis par la double loi de l’offre et de la demande. En bonne économie bourgeoise, et en bonne psychologie bourgeoise, le propriétaire ancien doit justement profiter de ce que le nouveau propriétaire a de plus en plus le désir et le besoin de nouveaux morceaux pour faire monter de plus en plus ses prix. Commercialement, les territoires de chasse non achetés encore prennent de la valeur ; comme on dit, parce qu’ils sont contigus aux labours de la ferme et parce que le fermier veut y mettre la charrue. Cela n’a aucun sens. Mais cela est de la réalité bourgeoise. Or Séguin est un bourgeois, Mathieu est un bourgeois. Justement parce que Séguin a des besoins d’argent croissants, il doit faire chanter Mathieu. La théorie des mitoyennetés, des contiguïtés et des enclaves est l’a, b, c du propriétaire terrien. Séguin est un chasseur, un propriétaire terrien, et il n’est pas une bête. Pourquoi n’exerce-t-il pas l’inévitable chantage, le chantage qu’exerce, en un sens, le vieux meunier Lepailleur ?

Cette inconséquence économique et psychologique tient sans doute pour une part à la conception même que l’auteur a de la psychologie. Zola excelle à nous décrire et à nous conter le malheur et le mal. Il excelle presque autant à nous décrire et à nous conter le bonheur et le bien. Mais presque partout dans son œuvre le bien et le mal, tous les genres du mal et tous les genres du bien sont juxtaposés. Or ce qu’il y a de redoutable dans la réalité de la vie, ce n’est pas la constante juxtaposition du bien et du mal : c’est leur interpénétration, c’est leur mutuelle incorporation, leur nourriture mutuelle, et, parfois, leur étrange, leur mystérieuse parenté. La psychologie de Zola est évidemment contemporaine des théories qui voulaient expliquer toute l’âme et tout l’esprit par l’association des idées. Elle ignore les théories récentes, ou plutôt les constatations récentes, qui ont laissé voir combien ces anciennes hypothèses étaient grossières encore[33]. C’est pour cela que les volitions sont souvent si grossières dans les œuvres de Zola. Elles ne sont pas vraiment des volitions, les volitions de personnes humaines qui veulent, mais trop souvent comme des déclanchements, comme des remplacements : à un état d’esprit donné succède brusquement un nouvel état d’esprit étranger au premier. Déjà dans Paris le plus épouvantable combat de conscience avait fini par un coup de brique mal asséné :

« Et, suffoquant, tremblant de rage, Guillaume avait saisi Pierre, lui écrasait les côtes de ses muscles solides.

« … Déjà, la brique s’abattait. Mais les deux poings durent dévier, elle ne lui effleura qu’une épaule et il tomba, dans l’ombre, sur les genoux. »[34]

Ce coup de brique opère vraiment le déclanchement final de Paris. Dans Fécondité, c’est un embarras de voitures qui résout facilement une crise de passion bien mal engagée : « … brusquement, une autre image se dressa ».[35] Il était temps.

Je ne nie pas qu’il n’y ait une assez grande quantité de personnes dont la psychologie soit aussi grossière et pour ainsi dire aussi mécanique. Mais ces personnes sont accidentelles. On peut les choisir comme sujets d’un roman épisodique, ou bien comme les comparses d’une action essentielle, mais non pas en faire les personnages d’un roman essentiel, d’un poème, d’une épopée comme Fécondité, comme la plupart des œuvres du poète Zola. Ou bien Mathieu n’est pas un caractère, et alors il est tout à fait vrai si l’on veut. Ou bien il est un caractère, un type, et alors il n’est pas tout à fait vrai, tout à fait réussi. Ce serait diminuer la pensée de Zola, le sens, la valeur, la portée de l’œuvre, que de s’en tenir à la première hypothèse. Non. Fécondité n’est pas une œuvre moyenne absolument réussie, mais une œuvre supérieure contestable à beaucoup d’égards et qui laisse beaucoup de tristesse.

De même on ne saurait nous demander d’accorder, comme un postulat indispensable, le facile accroissement de Mathieu. À ceux qui nous diraient : « Laissons cela, laissons ces misères : accordons cette fortune à laquelle nous devons un si beau poème », il convient de répondre non. Fécondité n’est pas seulement un beau poème que l’on admire. C’est évidemment aussi, dans la pensée de l’auteur, un livre d’enseignement. C’est un poème d’enseignement, c’est-à-dire, au beau sens de ce mot si mal employé communément, un poème didactique. Si nous consentons à en altérer la forme, à en diminuer le sens, nous n’avons plus qu’à l’admirer sans aucune réserve. Mais ce serait là une véritable trahison. À une telle œuvre de sincérité, nous devons sincèrement la vérité entière. Nous devons lui restituer tout son sens, toute sa valeur, et, dès lors, faire toutes les réserves que nous avons faites.

Paul Brulat compare[36] Zola lui-même à Mathieu : « Le bon Mathieu, c’est Zola lui-même dont le cerveau créateur a mis au monde plus de trois cents personnages, une arche immense où s’exaltent d’une formidable intensité de vie : hommes, femmes, enfants, bêtes et plantes. » J’avoue que cette postérité de Zola ne me laisse pas moins inquiet que la race née de Mathieu.

La fortune littéraire, politique et sociale de Zola fut singulière. Sa sincérité même et une optique propre le conduisirent dans toutes ses premières œuvres et dans beaucoup des suivantes à nous montrer surtout les nombreuses laideurs de l’humanité. Je crois que renseignement donné par ces livres fut déplorable, comme est déplorable encore aujourd’hui l’enseignement donné par les images antialcooliques. Ce n’est point par l’horreur du laid mais par l’attrait du beau que nous devons enseigner le beau. Le beau doit ignorer le laid comme le Dieu d’Aristote ignorait le monde imparfait. Il est malsain que les enfants emportent et gardent dans leur mémoire l’image laide des ilotes ivres. Il est malsain que les enfants qui passent rue Soufflot gardent dans leur mémoire les images d’ivrognerie que la maison Delagrave exposait derrière les barreaux de ses vitrines. Les images de la laideur sont laides. Les images de la laideur sont, en un sens, plus redoutables que la laideur même, étant pour ainsi dire authentiquées par ce que l’image dessinée ou l’image écrite a de définitif, d’officiel. En ce sens un ivrogne représenté sur un tableau scolaire enlaidit plus gravement la mémoire et l’imagination des enfants qu’un ivrogne rencontré dans la rue. De même la plupart des anciens personnages de Zola sont d’une fréquentation très pernicieuse.

Le malheur fut, si nous en croyons les indications données au verso du faux-titre de Fécondité, que cette fréquentation devint très nombreuse[37]. Le romancier se fit ainsi une clientèle considérable, puissante, mélangée. Comme il était fécond il donna un très grand nombre d’images à un très grand nombre de mémoires individuelles. Ainsi que ce médecin de petite ville dont parle Santerre[38], il a donné, sans l’avoir voulu, ayant voulu sans doute le contraire, un très grand nombre de très pernicieux enseignements.

Ayant acquis par son enseignement mélangé la notoriété puis la gloire littéraire, Zola mit brusquement, et dans des circonstances inoubliables, toute sa gloire et toute sa personne et toute sa force révolutionnaire et toute sa force de vérité, toute sa force de sincérité au service de la justice et de la vérité en danger. Alors il se produisit un phénomène extraordinaire et peut-être sans exemple dans l’histoire. Zola changea brusquement de clientèle, ou plutôt il quitta une puissante clientèle de lecteurs pour une ardente compagnie d’hommes libres. Un très grand nombre de jeunes gens qui avaient lu passionnément les premières œuvres de Zola sont devenus de solides antisémites. La plupart des jeunes littérateurs qui se faisaient gloire de ne pas le considérer comme un maître l’ont accompagné ardemment dans la bataille civique. Tous les braves gens qui déploraient l’enseignement de ses livres sont devenus ses hommes. Ceux qui avaient conservé quelques doutes les ont vu disparaître alors. La Lettre au Président de la République a évidemment reçu son retentissement de l’œuvre précédente. Mais inversement elle a brusquement éclairé toute l’œuvre précédente ; elle en a garanti la brutale sincérité. C’est à ce moment-là qu’une foule s’en est allée, qu’une armée est venue. En définitive le cercle de ceux qui ont combattu avec Zola n’avait pas beaucoup d’hommes communs avec le cercle de ceux qui, habituellement, lisaient Zola.

Les nombres indiqués dans Travail, au verso du faux titre, dans mon exemplaire, qui appartient lui-même au 42me mille, sont les suivants :

La Débâcle 202.000 exemplaires.
Nana 193.000
Lourdes 149.000
L’Assommoir 142.000
La Terre 129.000

Germinal 110.000
Le Rêve 110.000
Rome 100.000
La Bête humaine 99.000
Une Page d’amour 94.000
Pot-Bouille 92.000
Le Docteur Pascal 90.000
Paris 88.000
L’Argent 86.000
Au Bonheur des Dames 72.000
L’Œuvre 60.000
La Joie de vivre 54.000
La Faute de l’abbé Mouret 52.000
La Curée 47.000
Le Ventre de Paris 43.000
La Fortune des Rougon 35.000
La Conquête de Plassans 33.000
Son Excellence Eugène Rougon 32.000

Il est intéressant de confronter ce recensement avec le recensement précédent, de voir quels romans ont monté, de combien, quels romans n’ont pas monté ; dans cette énorme concurrence nouvelle quels romans ont gagné sur leurs camarades ; je vois des romans qui ont baissé : il faut qu’il y ait là une erreur de typographie ; comment un tirage peut-il baisser au-dessous d’un nombre qu’il a une fois atteint ?

En outre mon exemplaire de Travail porte

Fécondité pour 94.000 exemplaires
et Travail 77.000

On obtient ainsi un total de :

2.283.000 exemplaires

sans compter les exemplaires non millésimés, des autres volumes, et sans compter les traductions, qui sont, paraît-il, innombrables.

  1. De l’esprit géométrique.
  2. Justice, dans l’Aurore du lundi 5 juin 1899.
  3. La Revue blanche du 15 octobre 1899.
  4. Fécondité, page 4.
  5. Vœu, dans les Vaines Tendresses (Poésies, 1872-1878), pages 108 et suivantes, petite édition Lemerre.
  6. Fécondité, pages 613 et 614.
  7. Relire dans la revue blanche l’article déjà cité de Gustave Kahn.
  8. Venus Victrix, dans la Petite République du mercredi 25 octobre.
  9. Fécondité, page 705.
  10. Fécondité, page 707.
  11. Article cité.
  12. Article cité.
  13. Fécondité, page 223.
  14. Fécondité, page 247.
  15. Fécondité, page 615.
  16. Fécondité, page 614.
  17. Fécondité, page 614.
  18. Fécondité, page 698.
  19. Fécondité, page 593.
  20. Fécondité, page 721.
  21. Fécondité, page 658.
  22. Fécondité, page 742.
  23. Fécondité, page 742.
  24. Fécondité, page 734.
  25. Fécondité, pages 548 et 549.
  26. Fécondité, pages 372, 401, 427, 458, 481. Le motif est esquissé à la page 345. On peut remarquer qu’il se succède ensuite à des intervalles presque réguliers de 27, 29, 26, 31 et 23 pages, qu’il ne commande, sauf erreur, que 136 pages, au milieu du livre, sur 751, laissant libres les 344 premières pages, et les 270 dernières. Le motif ne consiste pas seulement en cette phrase fidèle, mais en tout un cortège de phrases ou identiques (À Chantebled, Mathieu et Marianne fondaient, créaient et enfantaient…), ou apparentées.
  27. Paul Brulat, dans les Droits de l’Homme du dimanche 22 octobre.
  28. Fécondité, page 2.
  29. Fécondité, page 96.
  30. Fécondité, pages 82 et suivantes.
  31. Fécondité, pages 85 et suivantes.
  32. Fécondité, pages 33, 35 et suivantes.
  33. Henri Bergson. — Essai sur les données immédiates de la conscience. — Matière et mémoire.
  34. Paris, pages 572 et 573.
  35. Fécondité, page 81.
  36. Article cité. Ou plutôt il assimile, en quoi peut-être il force un peu, car je crois qu’on doit lire Fécondité sans aucune malice, finesse, ni symbole, et que « faire des enfants » y signifie simplement faire des enfants.
  37. Il est intéressant de classer les romans de Zola d’après leur tirage :
    La Débâcle a été tirée à 196.000
    Nana 182.000
    Lourdes 149.000
    L’Assommoir 139.000
    Germinal 105.000
    Le Rêve 105.000
    Rome 100.000
    La Bête Humaine 94.000
    Pot-Bouille 92.000
    Le Docteur Pascal 90.000
    Une Page d’amour 88.000
    Paris 88.000
    L’Argent 86.000
    Au Bonheur des Dames 68.000
    L’Œuvre 57.000
    La Joie de vivre 51.000
    La Faute de l’abbé Mouret 49.000
    La Curée 47.000
    Le Ventre de Paris 40.000
    La Conquête de Plassans 37.000
    La Fortune des Rougon 33.000
    Son Excellence Eugène Rougon 32.000
  38. Fécondité, page 61.