Œuvres complètes de Charles Péguy/Tome 2/De Jean Coste

Nouvelle Revue Française (Tome 2p. 37-104).

DE JEAN COSTE

Ce qui fait que je n’avais pas de la joie de ce que les gendarmes embarquaient les sœurs en troisième, c’est que j’avais reçu un peu avant le commencement des vacances la lettre suivante :

Montée de Charente
22 juillet 1902
Monsieur Charles Péguy,
gérant des Cahiers de la Quinzaine
8, rue de la Sorbonne, Paris
Monsieur

Mon mari fait depuis quelque temps partie de la Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen, et nous lisons les Cahiers de la Quinzaine, qu’un autre membre de la ligue veut bien nous passer obligeamment.

J’ai pensé que, étant donnée l’importance de la publication dont vous êtes gérant, vous devez être en relation avec beaucoup d’hommes de lettres, de journalistes, d’éditeurs, de libraires. L’esprit démocratique qui anime les articles des cahiers me donne bonne idée de la fraternité qui doit unir les auteurs et les lecteurs ; c’est pourquoi je me permets de vous demander un service.

Nous sommes de très pauvres gens. Mon mari est employé de perception aux appointements de 60 francs par mois ; je gagne 80 francs comme institutrice publique. Nous sommes mariés depuis trente-trois mois et j’aurai dans un mois et demi mon troisième bébé.

Tant de besoins et de si maigres ressources vous laissent deviner que nous vivons étroitement. L’arrivée d’un nouvel enfant, la perspective des dépenses prochaines, qui vont être si lourdes à notre petite bourse, nous fait désirer de travailler un peu plus afin d’augmenter nos ressources. Or il nous est bien difficile de trouver, dans la campagne où nous sommes, des occupations supplémentaires.

J’ai pensé que peut-être vous pourriez nous procurer quelque travail de plume : adresses à faire, manuscrits à copier, etc. J’espère n’avoir pas trop présumé de votre obligeance ; je pense que vous voudrez être assez bon pour me répondre. Puisse votre réponse m’apporter une bonne nouvelle, je vous serai infiniment reconnaissante ! Je prends mes vacances le 2 août ; j’aurai un mois et demi de loisirs et je serai si heureuse de pouvoir les employer utilement !

Daignez agréer, monsieur, avec mes excuses pour la peine que je vais vous causer, l’expression de mes remerciements et de mes sentiments les plus distingués.

Marguerite Meunier,
Institutrice primaire publique
à la Montée de Charente
Charente

Bien entendu, j’ai modifié les noms propres, le nom de la commune, la signature. Une institutrice qui cherche du travail pour nourrir ses enfants serait mal notée des grands chefs ; de telles démarches feraient croire que les familles des instituteurs ne sont pas complètement heureuses.

Mais si quelqu’un de nos abonnés veut entrer en relation avec cette famille et peut lui procurer du travail, nous serons heureux d’établir la communication. Écrire à M. André Bourgeois.

Cette lettre nous parvint quelques jours avant le commencement des vacances. Nous recevons un assez grand nombre de lettres écrites par des instituteurs ; j’aime cette écriture soigneuse, régulière, grammaticale, presque toujours modeste, calme, et déjà conforme à la typographie ; ce papier écolier ; cette encre violette, qui sert à corriger les devoirs.

Tout y était, dans cette lettre : d’abord la répartition des genres entre la Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen et les cahiers ; la Ligue, dont on fait partie ; les cahiers, qu’on lit ; la Ligue, chargée de préparer les cérémonies des nouveaux cultes ; les cahiers, à qui on s’adresse pour demander du travail.

Puis cette idée, cette illusion des pauvres gens que les cahiers sont déjà une importante publication, dont je suis le gérant important, que je suis en relation avec beaucoup d’hommes de lettres, de journalistes, d’éditeurs, de libraires, et qu’en outre les cahiers ont un esprit démocratique ; cette confusion presque universelle, et dont vivent les politiciens, entre l’esprit démocratique et l’âme populaire ; cette confusion non moins universelle entre la fraternité, la solidarité socialiste et la charité bourgeoise, le travail demandé comme un service.

Enfin et surtout cette illusion suprême des pauvres gens : que l’on peut trouver facilement du travail honnête ; qu’il suffit d’être courageux, vaillant au travail, soigneux, pour avoir le droit de vivre en travaillant ; que nous pouvons sauver de la misère les gens que nous aimons ; que nous pouvons sauver nos amis de la faim ; que nous sommes assurés nous-mêmes contre le déficit, contre la misère, contre le dépérissement et contre la mort.

Singulière illusion des pauvres gens, mais dont une cause au moins est évidente. Quand il s’agit d’organiser des cérémonies cultuelles, ou des cérémonies culinaires, enterrements, banquets, ou de bâtir des monuments, nous lisons dans nos journaux que des milliers de francs par jour tombent ; les pauvres gens en concluent qu’à plus forte raison ils pourront trouver de quoi vivre en travaillant ; ils ne peuvent imaginer que l’argent aille aux représentations, et qu’il manque à l’organisation du travail.

C’est pourtant ce qu’il faut se représenter ; le vice bourgeois, d’entretenir le luxe avec ce qui est dû au travail, n’a peut-être jamais sévi avec autant de férocité dans le monde bourgeois que dans un certain monde prétendu socialiste. S’agit-il de commémorations, de fêtes et banquets, de meetings, d’élections, de manifestations politiques, de voyages, de monuments morts, d’exhibitions, de listes publiées, de romantisme et de théâtre, l’argent tombe aux mains des innombrables Puech et des innombrables Barrias. Et non seulement l’argent des nombreux bourgeois égarés dans le mouvement prétendu socialiste et demeurés snobs, mais, hélas, l’argent des véritables petites gens. Car les petites gens n’ont rien de plus pressé que d’imiter les grands de leur monde. Qu’il s’agisse au contraire d’œuvres vivantes et d’hommes vivants, et que l’on demande un dévouement anonyme, je manquerais aux nombreux et solides amis qui travaillent pour nous et qui travaillent pour plusieurs institutions vraiment socialistes si je disais que l’on ne trouve personne et que l’on ne trouve rien ; mais tous ceux qui ont essayé de préparer ou d’organiser du véritable travail savent, à considérer l’ensemble du marché, de combien le rendement qui intéresse le travail est inférieur aux flots qui alimentent la représentation. Loin qu’ayant alimenté la représentation les souscripteurs habituels se croient tenus d’autant plus, à plus forte raison, à nourrir le travail, ils arguënt, au contraire, de ce qu’ils ont dépensé en représentations pour ne pas dépenser en travail : Nous sommes épuisés ; il faut, vous le savez, contribuer tous les jours ; les occasions ne manquent pas. — Nous ne sommes pas les seuls à qui on ait accoutumé de tenir ce langage ; tous ceux qui ont voulu organiser du travail sans luxe, ni boniment, sans affectation, sans gloire, sans pose ni publicité, se sont heurtés aux mêmes refus, qu’ils voulussent faire des coopératives ou des écoles, des livres ou du pain, c’est-à-dire, en dernière analyse, quelles que fussent les coopératives de production qu’ils voulussent faire, car nous ne faisons rien jamais qui ne soit, en dernière analyse, de la coopérative de production ; et fabriquer des livres n’est pas moins indispensable que de fabriquer du pain ; aussi quand les initiateurs, quand les fondateurs, quand les gérants des institutions laborieuses, leurs démarches finies, et mal consommées, rentrent dans leur atelier, dans leur boutique maigre, et dans leur misérable bureau, vienne le même jour une occasion de grande liste, ils ont le même jour l’amère consolation de retrouver, affectés de coefficients variables, mais plutôt considérables, notés de sommes importantes, les noms de ceux qui se trouvaient trop pauvres pour fournir des moyens de travail. Et ce qu’il faut noter parce que c’est un événement considérable moralement, c’est que l’argent des pauvres se refuse aux pauvres presque autant que l’argent des riches ; les pauvres qui sortent de l’égoïsme et de la misère, au lieu d’acquérir directement une solidarité de classe, commencent par se donner un orgueil de parti, une affectation de grandeur, un goût bourgeois de la cérémonie et de la représentation.

À ces aberrations des pauvres et des riches nous savons qu’il y a des exceptions nombreuses ; nous savons qu’elles sont beaucoup plus nombreuses pour les pauvres que pour les riches ; nous sommes ici mieux situés que partout ailleurs pour estimer à leur valeur juste les dévouements anonymes de quelques riches et de pauvres nombreux ; nous reviendrons sur cette répartition ; mais ce que je veux indiquer dès aujourd’hui, c’est que dans les partis et dans les compagnies républicaines, socialistes, révolutionnaires, anarchistes, laïques, et parmi les individus correspondants, sous les mêmes étiquettes, sous les mêmes aspects, deux genres d’hommes coexistent, et cohabitent : les uns soucieux de travail, et que nous devons nommer les classiques, les autres, préoccupés de représentation, et que je suis bien forcé de nommer les romantiques ; ces deux genres d’hommes s’interpénètrent partout ; et partout depuis le commencement du mouvement révolutionnaire les classiques sont gouvernés par les romantiques ; ceux qui travaillent sont gouvernés par ceux qui représentent ; l’introduction du gouvernement parlementaire parmi nous, je ne dis pas avec tous ses abus, mais je dis : de préférence par ses abus, sous ses formes d’abus, n’est qu’une introduction particulière de ce gouvernement général, et sauf de rares et d’honorables exceptions, les travailleurs émancipés pensent à gouverner plutôt qu’ils ne pensent à travailler ; les romantiques et les classiques vivent partout ensemble, de bonne amitié, parce que les classiques sont bonne pâte, parce que les romantiques sont imposants, parce que les classiques ne demandent qu’à s’en laisser imposer ; tous les romantiques sont gouvernementaux, ministériels, étatistes, quand même ils font profession, par démagogie électorale, d’être antigouvernementaux, antiministériels, antiétatistes ; c’est que l’État militaire, totalement incapable d’organiser le travail, est assez capable d’organiser les représentations, les manifestations romantiques. Ces deux genres d’hommes vivent ensemble parce que les classiques, bonnes têtes, ont accepté l’asservissement romantique. En réalité, il y a peut-être plus de différence entre ces deux genres qu’il n’y en a entre les ennemis politiques et sociaux les plus acharnés. Il y a peut-être entre ces deux genres la plus profonde, et la plus grave des séparations contemporaines. Ceux qui aiment le travail sincère et ceux qui aiment les mensonges rituels des cultes romantiques sont peut-être séparés par le plus profond des dissentiments contemporains. Il est permis d’espérer qu’on s’en apercevra quelque jour. Déjà des présages laissent voir que les travailleurs sont las du gouvernement des théâtreux. Et il se peut que cet affranchissement le plus vaste fasse toute l’histoire de la période où nous entrons.

Cette lettre d’une institutrice était écrite parfaitement. Ceux de nos abonnés qui n’ont jamais manqué de pain ne peuvent imaginer comme il est difficile d’en demander. Demander une circonscription à la tourbe électorale n’est rien : il suffit, sauf de rares et d’honorables exceptions, d’être plat ; demander un gouvernement à la tourbe parlementaire n’est rien : il suffit, sauf de rares et d’honorables exceptions, d’être plat ; mais demander du pain, même par le moyen du travail, quand on est bien né, sans platitude, sans déclamation, est une opération délicate.

Par hasard, et par intermédiaire, je pus mettre cette famille en relation avec un auteur qui avait à faire faire un travail de copie ; mais le plus souvent je n’ai rien ; je ne puis procurer du travail aux pauvres gens qui en demandent ; je ne puis trouver des leçons pour les camarades qui en ont besoin ; je ne puis répondre à leurs lettres, parce que je suis moi-même surmené ; j’en ai du remords ; et ce remords m’empêche de partager la joie laïque d’État.

Personnalités. Jean Coste est un personnage. Il n’est pas imaginaire. Il n’est pas littéraire. Il est vrai. On en parle comme de quelqu’un. Nous savons qui c’est. On a commencé par le vouloir ignorer. Mais il s’est fait connaître par sa force propre. Aujourd’hui les députés, les journalistes, les chroniqueurs de l’enseignement, Téry, parlent de lui souvent, comme de quelqu’un de bien connu.

Je n’ai pas reproché à Téry d’avoir étouffé totalement le Jean Coste. Il ne le pouvait pas. Il ne le voulait pas. Je lui ai reproché de n’avoir pas accueilli, soutenu le Jean Coste à l’origine avec toute la justice, avec toute la force que cette œuvre méritait. Je persiste à croire que Jean Coste, sous son nom, valait un article de tête, en première page de la Petite République. La Petite République se sert beaucoup des instituteurs. Elle pouvait lancer le Jean Coste.

On a dit : Je ne puis m’intéresser à Jean Coste ; il est prétentieux, poseur, mièvre.

Nous savons de reste comme il est. Il n’est pas parfait. Il n’est pas un saint. Il est un homme. Il est un instituteur de village. Il est comme il est. Aux vertus que l’on exige des pauvres, combien de critiques et combien d’éditeurs seraient dignes d’être des maîtres d’école ?

On veut qu’il soit parfait. On ne voit pas que c’est la marque même de la misère, et son effet le plus redoutable, que cette altération ingrate, mentale et morale ; cette altération du caractère, de la volonté, de la lucidité, de l’esprit et de l’âme. Ceux qui font de la philanthropie en chambre, et qui sont, à parler proprement, les cuistres de la philanthropie, peuvent s’imaginer que la misère fait reluire les vertus. On peut se demander alors pourquoi ils combattent la misère. Si elle était pierre ponce, ou tripoli à faire briller les vertus précieuses, il faudrait la développer soigneusement. En réalité la misère altère, oblitère les vertus, qui sont filles de force et filles de santé.

On dit qu’il est faible, et que fort il pourrait s’évader de son bagne. Ceux qui font du moralisme en chambre, c’est-à-dire, à parler proprement, les cuistres de moralité, peuvent s’imaginer que la misère fait un exercice de vertus. C’est la pesanteur et c’est la force inévitable de la misère qu’elle rend les misérables irrémédiablement faibles et qu’ainsi elle empêche invinciblement les misérables de s’évader de leurs misères mêmes. Dans la réalité la misère avarie les vertus, qui sont filles de force et filles de beauté.

La misère ne rend pas seulement les misérables malheureux, ce qui est grave ; elle rend les misérables mauvais, laids, faibles, ce qui n’est pas moins grave ; un bourgeois peut s’imaginer loyalement et logiquement que la misère est un moyen de culture, un exercice de vertus ; nous socialistes nous savons que la misère économique est un empêchement sans faute à l’amélioration morale et mentale, parce qu’elle est un instrument de servitude sans défaut. C’est même pour cela que nous sommes socialistes. Nous le sommes exactement parce que nous savons que tout affranchissement moral et mental est précaire s’il n’est pas accompagné d’un affranchissement économique.

C’est pour cela qu’avant tout nous devons libérer Jean Coste, ainsi que tous les miséreux, des servitudes économiques.

On confond presque toujours la misère avec la pauvreté ; cette confusion vient de ce que la misère et la pauvreté sont voisines ; elles sont voisines sans doute, mais situées de part et d’autre d’une limite ; et cette limite est justement celle qui départage l’économie au regard de la morale ; cette limite économique est celle en deçà de qui la vie économique n’est pas assurée, au delà de qui la vie économique est assurée ; cette limite est celle où commence l’assurance de la vie économique ; en deçà de cette limite le misérable ou bien a la certitude que sa vie économique n’est pas assurée ou bien n’a aucune certitude qu’elle soit ou ne soit pas assurée, court le risque ; le risque cesse à cette limite ; au delà de cette limite le pauvre ou le riche a la certitude que sa vie économique est assurée ; la certitude règne au delà de cette limite ; le doute et la contre-certitude se partagent les vies qui demeurent en deçà ; tout est misère en deçà, misère du doute ou misère de la certitude misérable ; la première zone au delà est celle de la pauvreté ; puis s’étagent les zones successives des richesses.

Beaucoup de problèmes économiques, moraux ou sociaux, politiques même seraient préalablement éclairés si l’on y introduisait, ou plutôt si l’on y reconnaissait comme due la considération de cette limite. Nous y reviendrons si nous le pouvons. Nous examinerons si cette limite existe en fait, si cette limitation vaut en droit, dans quelle mesure, sous quelles conditions.

En fait on s’apercevrait sans doute que cette limite n’existe pas universelle, qu’elle n’est pas fixe, qu’on ne la constate pas dans tous les cas, et que dans les cas où on la constate elle est variable ; mais on reconnaîtrait qu’elle se présente dans un très grand nombre de cas, même aujourd’hui ; qu’elle a une importance capitale dans les sociétés fortement constituées ; qu’elle a une grande importance encore dans une société troublée, comme est la société contemporaine ; aujourd’hui même, on reconnaîtrait qu’un très grand nombre de situations sociales sont définies parce qu’elles sont condamnées à demeurer en deçà de cette limite ; et un assez grand nombre d’autres sont définies parce qu’elles ont franchi cette limite sans risque de retour ; toute une zone sociale est déterminée parce qu’elle est située au delà de cette limite, juste au delà, sans la déborder beaucoup vers l’aisance, mais sans aucun risque de bavure en deçà ; ainsi on étudierait cette crise morale et sociale de première importance, qui survient à vingt-sept ans, et par qui l’immense majorité des révolutionnaires deviennent et restent conservateurs, soit qu’ils aillent faire de la conservation dans les partis de la conservation, soit, communément, qu’ils restent faire de la conservation dans les partis prétendus révolutionnaires, par opportunisme ou par surenchère, soit qu’ils pratiquent cette conservation publique et privée, de ne plus faire de l’action après avoir commencé par s’y intéresser ; on reconnaîtrait que le souci de certitude, le besoin de sécurité, d’assurance, de tranquillité, est un facteur moral considérable ; on distinguerait que ce besoin entre comme un élément respectable dans beaucoup de vocations religieuses ; on éprouverait enfin que tant qu’un homme, jeune ou adulte, n’a pas dépassé l’âge de cette crise, on ne peut ni le juger, ni le présumer.

La misère est tout le domaine en deçà de cette limite ; la pauvreté commence au delà et finit tôt ; ainsi la misère et la pauvreté sont voisines ; elles sont plus voisines en quantité, que certaines richesses ne le sont de la pauvreté ; si on évalue selon la quantité seule, un riche est beaucoup plus éloigné d’un pauvre qu’un pauvre n’est éloigné d’un miséreux ; mais entre la misère et la pauvreté intervient une limite ; et le pauvre est séparé du miséreux par un écart de qualité, de nature.

Beaucoup de problèmes restent confus parce qu’on n’a pas reconnu cette intervention ; ainsi on attribue à la misère les vertus de la pauvreté, ou au contraire on impute à la pauvreté les déchéances de la misère ; comme ailleurs on attribue à l’humilité les vertus de la modestie, ou au contraire on impute à la modestie les abaissements de l’humilité.

Ainsi à l’égard de la consommation la différence du pauvre et du miséreux est une différence de qualité, de mode, comme à l’égard de la production la différence du travailleur et du théâtreux était une différence de nature.

En droit, en devoir, en morale usuelle on reconnaîtrait que le premier devoir social, ou pour parler exactement, le devoir social préalable, préliminaire, celui qui est avant le premier, le devoir indispensable, avant l’accomplissement duquel nous n’avons pas même à discuter, à examiner quelle serait la cité la meilleure, ou la moins mauvaise, car avant l’accomplissement de ce devoir il n’y a pas même de cité, on reconnaîtrait que l’antépremier devoir social est d’arracher les miséreux à la misère, d’arracher les miséreux au domaine de misère, de faire passer à tous les miséreux la limite économique fatale.

Comme il y a entre les situations où gisent les miséreux et la situation où les pauvres vivent une différence de qualité, il y a ainsi entre les devoirs qui intéressent les miséreux et les devoirs qui intéressent les pauvres une différence de qualité ; arracher les miséreux à la misère est un devoir antérieur, antécédent ; aussi longtemps que les miséreux ne sont pas retirés de la misère, les problèmes de la cité ne se posent pas ; retirer de la misère les miséreux, sans aucune exception, constitue le devoir social avant l’accomplissement duquel on ne peut pas même examiner quel est le premier devoir social.

Au contraire, étant donné que tous les miséreux, sans aucune exception, seraient sauvés de la misère, étant donné que toutes les vies économiques, sans aucune exception, seraient assurées dans la cité, la répartition des biens entre les riches différents et les pauvres, la suppression des inégalités économiques, l’équitable répartition de la richesse entre tous les citoyens n’est plus qu’un des nombreux problèmes qui se posent dans la cité instituée enfin. Le problème économique de répartir également, ou équitablement, les biens entre tous les citoyens n’est pas du même ordre que le problème économique de sauver tous les citoyens, sans aucune exception, de la misère ; sauver tous les miséreux de la misère est un problème impérieux, antérieur à l’institution véritable de la cité ; attribuer à tous les citoyens des parts égales, ou équitables, de richesses est un des nombreux problèmes de la cité instituée ; le problème de la misère est un problème incomparable, indiscutable, posé, posé d’avance, dans la réalité, un problème de la cité à bâtir ; nous devons le résoudre et nous n’avons pas à discuter si nous devons le résoudre ; nous n’avons qu’à discuter comment nous pouvons le résoudre ; c’est un problème sans relâche ; au contraire le problème de la pauvreté est pour ainsi dire un problème de loisir, un problème de la cité habitée, un problème comparable, discutable, que les citoyens se poseront après, s’ils veulent ; avant d’examiner comment ils pourront le résoudre, ils pourront examiner même s’ils doivent se le poser.

Qu’on me permette une comparaison théologique : l’enfer est essentiellement qualifié comme l’effet d’une excommunication divine ; le damné est un excommunié de par Dieu ; il est mis par Dieu hors de la communion chrétienne ; il est privé de la présence de Dieu ; il subit l’absence de Dieu ; les différentes et innombrables et lamentables peines où se sont excitées les imaginations sont dominées par cette peine d’Absence, qui est la peine capitale, incomparable ; d’ailleurs l’enfer est essentiellement modifié comme éternel, c’est-à-dire comme infini dans le temps, ou comme infini dans ce qui serait le temps et qui exclut le temps ; à cet égard l’enfer se connaît à ce qu’il n’admet aucune espérance ; l’horizon du damné est barré d’une barre infinie ; l’enfer est cerclé ; aucun espoir absolument ne filtre, aucune lueur.

Au contraire le paradis est essentiellement qualifié comme le maintien de la communication divine ; l’élu est élu par Dieu pour demeurer dans la communion chrétienne ; il reçoit la présence de Dieu ; les nombreuses béatitudes où les imaginations ont assez vainement tâché de s’exercer sont dominées par cette récompense de Présence, qui est la béatitude capitale, incomparable ; d’ailleurs le paradis est essentiellement modifié comme éternel ; donc il ne supporte aucun risque ; l’horizon de l’élu est ouvert d’une ouverture infinie ; aucun désespoir absolument, aucune hésitation ne filtre.

Cela étant, le purgatoire a beau ressembler à l’enfer en ce qu’il est un lieu de peine et d’expiation, en ce qu’il comporte la même Absence ; il a beau avoir la même qualité ; il suffit que le mode n’en soit pas éternel, et que l’espérance non seulement passe mais soit assurée pour que tout soit autre ; au jugement dernier quand Jésus viendra dans sa gloire il viendra aussi pour délivrer, pour chercher les dernières âmes du Purgatoire ; la Présence commencera dès lors, pour l’éternité ; cette ouverture suffit pour que le purgatoire devienne, à cet égard, totalement étranger à l’enfer ; il suffit qu’une lueur de certitude éclaire ; deux séjours de peines, l’enfer et le purgatoire, peuvent sembler analogues ou de même ordre à une observation superficielle, parce qu’ils sont deux séjours de peines, et de peines analogues ; mais il suffit que dans ces peines analogues une certitude de vie ait pénétré en purgatoire et qu’une certitude de mort domine en enfer pour que le purgatoire et l’enfer ne soient pas du même ordre ; l’enfer est hors de la communion ; le purgatoire est dans la communion ; l’Église souffrante, après l’Église militante, avant l’Église triomphante, est de la communion ; le purgatoire est de la vie ; l’enfer est de la mort.

L’enfer est de la mort éternelle. Or quand nous parlons de l’enfer social ou de l’enfer économique les hommes de littérature, les hommes de gouvernement, les députés, les journalistes, les perpétuels candidats peuvent croire sincèrement, autant qu’ils peuvent être sincères, que nous employons avec eux une métaphore théâtrale, romantique, outrée, commode, inexacte, électorale pour tout dire ; c’est ainsi en effet qu’insoucieux ou ignorants de la réalité ils emploient la même expression ; ils disent un enfer social comme ils disent du concurrent qu’il est un immonde apostat : ces mots n’ont pas de conséquence ; mais ce ne serait pas la première fois qu’une expression profondément populaire serait détournée par les politiciens de son sens profond et plein, utilisée d’une utilisation fade et vide ; ici encore le langage exact, le sens profond appartient au peuple et aux écrivains, par dessus la tête creuse de la plupart des parlementaires de langue et des parlementaires de plume ; quand un candidat parle de l’enfer social, économique, il veut dire une situation où l’on ne se trouve pas bien ; quand le peuple dit que la vie est un enfer, il garde au mot son sens exact, premier.

Quand avec le peuple ou, vraiment, dans le peuple, nous parlons d’enfer, nous entendons exactement que la misère est en économie comme est l’enfer en théologie ; le purgatoire ne correspond qu’à certains éléments de la pauvreté ; mais la misère correspond pleinement à l’enfer ; l’enfer est l’éternelle certitude de la mort éternelle ; mais la misère est pour la plus grande part la totale certitude de la mort humaine, la totale pénétration de ce qui reste de vie par la mort ; et quand il y a incertitude, cette incertitude est presque aussi douloureuse que la certitude fatale.

On objecterait en vain que notre comparaison n’est pas fondée, sur ce que les peines infernales sont inépuisablement atroces ; d’abord elles ne sont pas toutes extrêmes ; l’attention, comme on pouvait le prévoir, s’est portée presque toute sur celles qui étaient extrêmes, autant l’attention des poètes que l’attention populaire, mais il n’est dit nulle part qu’elles soient extrêmes toutes, ni qu’il y en ait beaucoup d’extrêmes ; puis on ne ferait que de constater que notre comparaison est une comparaison ; mais on n’établirait pas qu’elle est mal fondée ; on oublie cette première loi de la psychologie, que les malheurs sont pour nous ce que nous les sentons ; les souffrances nous sont comme nous les éprouvons ; la capacité de souffrance étant demeurée au moins la même sans doute, la souffrance humaine exerce un dommage non moins grand que ne pouvait exercer l’idée de la souffrance éternelle ; d’autant que cette idée même était une idée, une image, une représentation humaine. On s’est flatté trop vite qu’en supprimant les dieux et les sanctions des dieux on supprimait les souffrances les plus grandes ; premièrement on supprimait aussi, au moins dans le même sens, les consolations les plus grandes ; et peut-être la nature humaine est-elle ainsi faite qu’au lieu que ce soient les causes réelles extérieures qui mesurent la souffrance éprouvée, c’est au contraire la capacité réelle intérieure qui mesure le retentissement des causes ; il se peut que la menace ou même l’assurance d’un disloquement éternel introduisît moins de souffrance réelle dans l’âme d’un reître que n’en apporterait aujourd’hui dans une âme sentimentale ou douce le plus commun des malheurs sentimentaux. Notre première conclusion sera donc que la simple misère humaine a une suprême importance. La damnation a une suprême importance pour les catholiques. La misère sociale a une suprême importance pour nous.

On objecterait en vain que notre comparaison n’est pas fondée, sur ce que les peines infernales sont éternelles, infinies dans le temps ou dans ce qui serait le temps ; on oublierait cette première loi de la psychologie, que les souffrances nous sont grandes autant que nous les éprouvons ; la capacité de souffrance étant donnée, la vie humaine subit un dommage non moins grand que ne subirait une éternité, puisque cette éternité, pour nous au moins, ne serait jamais que représentée. On nous dit : Les misérables qui croyaient à l’enfer croyaient à une éternité de souffrance ; ils en avaient donc une souffrance infinie, totale, barrant toute la vie, où aucune lueur ne passait ; au contraire le plus misérable des non-croyants a parmi nous au moins cette consolation qu’il sait que la mort ferme tout, y compris la misère. — C’est interpréter mal un phénomène assez simple. C’est apporter du dehors à ce phénomène sentimental une interprétation comme en fournissent les intellectuels qui ont commencé par ne pas se placer dans la situation requise. L’observateur extrinsèque tient le raisonnement suivant, qu’il n’avoue pas : étant donné un homme qui souffre d’une souffrance humaine et, en outre, d’une souffrance infinie, si nous commençons par le débarrasser de la deuxième, ce sera autant de gagné, autant d’acquis, et même on l’aura débarrassé de la souffrance la plus grave à beaucoup près, d’autant que la peur de l’enfer, souffrance infinie, est plus grave que la simple souffrance humaine, souffrance finie. — Ce raisonnement d’aspect mathématique est incomplet, grossier : il néglige la réaction presque automatique des sentiments. Il traite la conscience et l’inconscient des sentiments comme un vase inerte, qui ne se réveillerait pas, qui ne réagirait pas ; il introduit à faux le mathématique, l’arithmétique, dans le vivant ; il ne se vérifie, et mal, que dans les premiers temps de la libération ; quand un homme, quand un peuple, quand une génération se libère d’un effroi religieux, d’une crainte religieuse, au moment de l’affranchissement il se produit un vide sentimental, une aération ; il en résulte une respiration, une impression d’aise et de bonheur. « Celui que ni le renom des dieux, ni les foudres, ni les menaces du fracas céleste n’ont bloqué. » Mais cette impression ne dure pas ; la place laissée vide est occupée bientôt ; les sentiments humains que les sentiments religieux comprimaient se donnent ou se redonnent du volume ; la souffrance humaine se détend, se dilate, occupe l’emplacement précédemment occupé par la crainte et la peur et la souffrance religieuse. Et la souffrance humaine emplit souvent cet emplacement. Car la souffrance religieuse pouvait avoir un objet infini, éternel, surhumain : elle n’en était pas moins une souffrance humaine, limitée dans le sujet, finie, limitée au sujet.

Quand une libération religieuse est accomplie, l’humanité respire, comme après un travail fait ; c’est un déménagement de fait ; cette impression ne dure pas longtemps ; c’est pour cela qu’il y a tant de jeunesse, tant d’ivresse, mais aussi tant de naïveté, quelquefois de la cruauté dans les générations qui s’affranchissent, tant de tristesse, mais aussi plus de sérieux et souvent de profondeur, et de la bonté dans les générations qui leur sont immédiatement consécutives ; on reconnaît alors qu’il n’y a rien de fait, aussi longtemps que tout n’est pas fait ; à cet égard au moins ; que nous devons renoncer aux religions parce qu’elles ne sont pas fondées rationnellement, parce qu’elles ne sont pas vraies, non pour nous donner de la place dans nos sentiments.

C’est pour cela que les radicaux ne sont pas des hommes de notre génération ; loin d’être en avance, comme on le dit, sur la situation intellectuelle de l’humanité présente, ils sont en retard d’une génération ; ils sont, littéralement, des rétroactionnaires, c’est-à-dire, en un sens, déjà des réactionnaires ; ils ont, quand ils tapent sur le curé, une joie naïve, sincère ou feinte, qu’un homme averti de notre génération, soucieux des immenses problèmes renaissants, ne peut plus avoir.

[Aujourd’hui même je lis dans la revue blanche du premier novembre ce paragraphe de M. Michel Arnauld, critiquant le livre de M. Barrès : Scènes et Doctrines du Nationalisme. C’est le paragraphe de conclusion du critique :

« Ce n’est pas sur cette impression que je veux finir, mais en citant un beau passage d’une lettre que le très libéral Ernest Havet écrivit, le 23 août 1880, au très catholique Barbey d’Aurevilly… : « Je ne veux pas que vous me soupçonniez de la sottise de vous réduire à ce qu’on appelle le style. Le style et la pensée, c’est tout un ; c’est donc bien dans la pensée qu’est votre force. Mais la pensée n’est pas la même chose que la thèse ; sans quoi, étant donnés par exemple Bossuet et Voltaire, l’un des deux ne serait nécessairement qu’un imbécile. Une thèse erronée peut être une occasion de penser très fortement et de répandre des vérités à pleines mains ; et c’est précisément ce que vous faites et ce qu’ont fait aussi vos grands hommes. Comme eux, à mon avis, vous êtes à la fois puissant et impressionnant. Vous ne viendrez pas à bout de nous faire monarchiques et catholiques, mais vous réussissez supérieurement à nous faire sentir que, quand on a dit qu’on ne l’est plus, tout n’est pas dit et qu’on n’a pas trouvé pour cela la solution de tous les problèmes ni le remède à tous les maux. » Non, tout n’est pas dit, quand on a dit qu’on n’est pas nationaliste ; et même sans Barrès, nous nous en doutions un peu. »

Je lis du même dans le même ce dernier paragraphe à la critique de : Marius-Ary Leblond, les Vies parallèles :

« Dans leur lettre liminaire à M. Léon Bourgeois, MM. Leblond prennent non sans fougue la défense du néologisme. Ils n’avaient pas besoin de se justifier et je n’ai, dans leur livre, relevé nul excès de mots nouveaux. Mais leur thèse appelle des objections, qui ne sont pas spéciales aux seuls « puristes ». Sans même rappeler que notre langue se révèle plus riche à mesure qu’on en use davantage, il faut avouer que le néologisme détourne de l’analyse, et ne favorise que des synthèses un peu grosses. Donner un nom spécial à chaque sentiment, dispense de le distinguer par des nuances fines et sans cesse changeantes. Il ne vit plus, le voilà classé, épinglé, empaillé pour toujours. La science a besoin de néologismes ; c’est qu’à chacun de ses progrès elle pose une loi, un rapport fixe, que dès lors elle a le droit de désigner, sans le définir. En art, — surtout quand il s’agit de décrire des sentiments, — la sobriété du vocabulaire et la souplesse de la syntaxe laissent mieux voir le retour des mêmes éléments simples sous des formes variées. C’est d’ailleurs question de mesure, qu’on ne peut trancher d’un mot. »

Tout le monde regrettera que l’auteur de ces deux paragraphes ne forme pas le ferme propos d’œuvrer lui-même ; ces deux paragraphes ont une importance capitale, chacun pour ce qu’il veut être ; la lecture du premier serait de la plus grande importance pour M. François Daveillans, de la revue blanche ; la lecture du deuxième serait d’une grande utilité pour M. François Simiand, et pour un assez grand nombre de sociologues ; il y a dans ce bref paragraphe, indiquées seulement, les distinctions les plus utiles, et aussi les plus fondées, entre la science et l’art social. Quand un homme jeune en vient à mettre sur pied, presque en passant, deux paragraphes aussi fermes, quand il est aussi maître de sa forme et de sa pensée, il ne suffit plus qu’il parle à propos des livres qui paraissent, et qui souvent ne valent pas la critique. Il est temps que lui-même il fasse œuvre, et nous donne un cahier.]

Tant qu’il y a de la misère, la misère prend et tient la place de la misère.

C’est un fait d’expérience que pour les individus et pour les peuples libérés la simple souffrance humaine atteint souvent à la même gravité qu’atteignait la souffrance religieuse, comme le courage humain atteint où atteignait le courage religieux, comme la dignité humaine atteint où atteignait la dignité religieuse. L’analyse permettait de prévoir les résultats de l’expérience : l’homme étant demeuré sans doute le même, sa capacité de souffrance étant sans doute à peu près la même, le misérable reçoit dans sa misère la même impression totale de désespoir ; le misérable ne reçoit pas de sa misère la même impression partielle que le non misérable qui voit la misère du misérable ; le misérable ne voit pas le monde comme le voit le sociologue ; le misérable est dans sa misère ; le regard perpétuel qu’il jette sur sa misère, lui-même est un regard misérable ; la misère n’est pas une partie de sa vie, une partie de ses préoccupations, qu’il examine à tour de rôle, et sans préjudice du reste ; la misère est toute sa vie ; c’est une servitude sans exception ; ce n’est pas seulement le cortège connu des privations, des maladies, des laideurs, des désespoirs, des ingratitudes et des morts ; c’est une mort vivante ; c’est le perpétuel supplice d’Antigone ; c’est l’universelle pénétration de la mort dans la vie, c’est un arrière-goût de mort mêlé à toute vie ; la mort était pour le sage antique la dernière libération, un affranchissement indéfaisable. Mais pour le misérable elle n’est que la consommation de l’amertume et de la défaite, la consommation du désespoir. Si Jean Coste acculé se tue un jour avec sa femme et ses enfants, son dernier jour sera son plus terrible jour. Dies irae, jour de colère.

Pour que la mort soit une libération que l’on goûte, il faut toute une civilisation, toute une culture, toute une philosophie, tout ce que la misère, justement, interdit.

Le misérable est dans sa misère, au centre de sa misère ; il ne voit que misérablement ; justement parce qu’il ne croit pas à la vie éternelle, à une survie infinie, le misérable que nous connaissons, le misérable comme l’a fait l’élimination de la croyance religieuse n’a plus qu’un seul compartiment de vie et tout ce compartiment lui est occupé désormais par la misère ; il n’a plus qu’un seul domaine ; et tout ce domaine est irrévocablement pour lui le domaine de la misère ; son domaine est un préau de prisonnier ; où qu’il regarde, il ne voit que la misère ; et puisque la misère ne peut évidemment recevoir une limitation que d’un espoir au moins, puisque tout espoir lui est interdit, sa misère ne reçoit aucune limitation ; littéralement elle est infinie ; point n’est besoin que la cause ou l’objet en soit infini pour qu’elle soit infinie ; une cause, un objet qui n’est pas infini pour la science extérieure, pour la physique, peut déterminer dans une âme un sentiment infini si ce sentiment emplit toute l’âme ; non pas en ce sens qu’il exterminerait de l’âme tout autre sentiment, conscient, subconscient, inconscient, mais en ce sens qu’il affecte sans exception, qu’il nuance et qualifie toute la vie sentimentale, intellectuelle, toute la vie de l’âme et de l’esprit ; peu importe quels événements se produisent à l’intérieur de la misère ; il suffit qu’ils soient à l’intérieur de la misère pour être misérables ; quand un homme est comme Jean Coste en pleine misère, dans l’enfer de la misère, le dernier événement qui l’achève peut être un événement extrinsèquement peu considérable, un événement à qui résisterait aisément quelqu’un qui ne serait pas misérable ; mais pour celui qui le subit dans la misère, c’est-à-dire pour celui qui importe, en définitive, cet événement soi-disant peu considérable est un événement capital, un événement de conséquence infinie. Notre deuxième conclusion sera que la simple misère humaine a une importance infinie. La damnation a une importance infinie pour les catholiques. La misère sociale a une importance infinie pour nous.

On objecterait en vain que notre comparaison n’est pas fondée, sur ce que les peines infernales sont définitives pour la chrétienté, mais que la misère n’est que temporaire et pour ainsi dire provisoire dans l’histoire de l’humanité ; les misérables, nous dit-on, peuvent au moins se consoler sur ce qu’à travers leurs misères particulières provisoires l’humanité marche délibérément, assurément, vers une ère de bonheur définitif ; cette préoccupation apparaît souvent dans les derniers livres de Zola ; l’honorable M. Buisson me disait : Ce qui manque à Jean Coste, ce qui pourrait peut-être le soutenir un peu, éclairer sa misère, et même lui prêter un point d’appui pour son relèvement, c’est l’idée qu’il devrait avoir de la grandeur de sa mission ; cette idée le soutiendrait ; beaucoup d’instituteurs, qui sont malheureux, se tiennent par cette idée ; vraiment Jean Coste n’a pas la vocation. Ainsi parlait l’honorable M. Buisson quand il était simple citoyen. Depuis lors M. Buisson devenu député fait tout ce qu’il peut pour atteindre par des sanctions économiques de simples citoyens qui ont eu ou qui sont censés avoir eu, qui juridiquement ont eu des vocations ; car il est à noter que la loi vise les vœux religieux mêmes ; d’ailleurs il est vrai que M. Buisson, principal organisateur de l’enseignement primaire en France, et les principaux de ses collaborateurs, ont fait appel très souvent au dévouement et aux vocations de leurs très nombreux subordonnés ; mais je ne crois pas que la société puisse faire appel aux dévouements ni aux vocations ; l’humanité peut faire appel aux dévouements et aux vocations ; l’humanité peut faire appel à tout ; elle peut faire librement appel au libre sacrifice ; la société ne peut procéder que par voie de réquisition juste ; elle ne doit faire appel qu’à la justice ; enfin et surtout on oublie cette première loi de la psychologie, que l’univers est pour nous ce que nous le connaissons. Quand on demande à Jean Coste misérable d’oublier sa misère et de travailler d’un cœur léger à l’avènement du bonheur universel, premièrement on le prie de conserver, pour la commodité de la société laïque, certains sentiments qui sont proprement des sentiments catholiques, la renonciation, l’abnégation, le dévouement sous cette forme, la résignation, la patience et d’une manière générale tous les sentiments qui sont de la charité ; or il n’est pas loyal de le lui demander pendant que l’on persécute le catholicisme ; secondement on lui demande une feinte ; on lui demande, étant misérable, de faire comme s’il ne l’était pas ; et troisièmement on lui demande une impossibilité ; le misérable ne peut pas s’abstraire de la misère ; tout en est teinté ; non seulement tous ses sentiments, mais toute sa connaissance ; vue à travers la misère, toute l’humanité est misérable ; peut-être est-elle misérable de partout, pourvu qu’on la regarde bien ; quand le misérable se demande s’il est bien vrai, s’il est bien assuré que l’humanité marche infailliblement vers une ère définitive d’un bonheur perpétuel, quand il se demande si cet ajournement perpétuel n’est pas une imitation de l’ajournement catholique éternel, quand il se demande si on ne le renvoie pas au Paradis terrestre pour se débarrasser de lui, comme les catholiques le renvoyaient au Paradis céleste, avec cette aggravation qu’il ne jouira pas personnellement de cette béatitude ; quand il se demande si les optimistes sont niais ou fourbes, quand il note que les optimistes ont toujours soin de commencer par se percher dans les situations qui sont les plus éloignées de la misère, quand il croit que l’humanité est mauvaise, qui l’en blâmerait, connaissant la misère et connaissant l’humanité ?

Chacun de nous est au centre du monde pour la connaissance, pour la présentation qu’il en a ; Jean Coste ne voit pas le monde comme un député radical-socialiste ; il a ses raisons pour cela ; croyons que réciproquement un député radical-socialiste a ses raisons pour ne pas voir le monde comme un Jean Coste ; quand on veut que Jean Coste voie le monde en beau, comme on dit grossièrement, on veut qu’il ne soit plus Jean Coste, mais un spectateur bénévole, bon garçon, regardant commodément le monde et Jean Costa à sa petite place dedans. C’est altérer totalement les données du problème. Jean Coste a une image du monde ; si nous voulons que cette image ne soit plus la même, qu’elle soit modifiée, il ne s’agit pas de la prendre, séparément du monde, et de l’altérer, car elle serait modifiée, mais elle ne serait plus image ; il faut modifier le monde même ; c’est le seul moyen qu’elle soit une image modifiée, du monde modifié.

Je demande pardon d’insister autant sur la misère ; c’est un sujet ingrat ; une conspiration générale du silence nous laisserait croire que la misère n’existe pas ; seules les troisièmes et les quatrièmes pages des journaux nous signalent, pour nous émouvoir grossièrement ou pour nous distraire, les misères intéressantes, passionnantes, amusantes, refaites à souhait pour le plaisir des yeux ; la plupart de ceux qui parlent de la misère le font par intérêt, par emphase et démagogie ; les partis socialistes célèbrent par tant de banquets et par tant de fêtes la déviation de leur action récente que l’on se demande quelle fête ils imagineraient le jour que la révolution serait faite. Mais Jean Coste est dans sa misère. Il n’est pas seulement au centre de sa misère pour la connaissance qu’il a de sa vie ; Jean Coste est au centre de sa misère pour la connaissance qu’il a du monde. Les peines des autres hommes lui font une multiplication, un redoublement de ses peines. Les bonheurs des autres hommes le repoussent dans sa peine ; les bonheurs des autres hommes lui laissent un arrière-goût d’amertume et d’ingratitude, parce qu’ils réveillent en lui la connaissance de l’égoïsme universel. Vu par lui, l’univers est misérable. Notre troisième et dernière conclusion de fait sera que la simple misère humaine a une importance universelle. La damnation a une importance universelle pour les catholiques. La misère sociale a une importance universelle pour nous. Un fait particulier peut causer une souffrance totale. Une absence particulière peut causer une privation totale :

Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé.

Nous ne pouvons pas, ce serait commode, mais nous ne pouvons pas croire qu’il n’y a pas de misère parce que nous ne la regardons pas ; elle est quand même, et nous regarde. Nous ne pouvons pas invoquer les sentiments de la solidarité pour demander à la misère de nous laisser la paix ; nous sommes forcés d’aller jusqu’aux sentiments de la charité ; mais il suffit de la solidarité pour que la misère puisse nous requérir.

Les catholiques sérieux ont toujours été préoccupés de l’enfer ; quelque importante que fût la gradation des béatitudes, il semble bien que la constante préoccupation des catholiques sérieux ait été de savoir si l’âme entrerait ou n’entrerait pas dans le royaume des béatitudes ; l’entrée, la participation, le être ou ne pas être de la vie éternelle avait une importance capitale : pour les catholiques sérieux le degré de la participation, qu’ils se le soient avoué ou qu’ils aient redouté de se l’avouer, pour ne pas offenser la munificence divine et pour n’en pas mépriser les dons, paraît avoir eu comme une importance ajournée ; quelque importante que fût la gradation des peines, il semble que la constante préoccupation des catholiques sérieux ait été de savoir si l’âme éviterait ou non la précipitation, si elle serait damnée ou non ; la préoccupation du salut était capitale : être ou n’être pas sauvé ; de là tant d’efforts sérieux pour supprimer l’enfer ; soit que devenant hérésiarques ils aient enseigné la caducité des peines infernales ; soit que demeurant fidèles et pénétrant même au profond de la foi, ils aient tâché de sauver des âmes, c’est-à-dire aient tâché, littéralement, de supprimer l’enfer au moins pour ces âmes ; soit que de nos jours, devenant infidèles résolument, ils aient abandonné la foi catholique pour ne pas accepter l’enfer ; et de nos jours il est tout à fait certain que la foi due à l’éternité des peines a été pour la plupart des catholiques sérieux la cause la plus grave de révocation ; beaucoup de catholiques sérieux ont éprouvé le besoin, l’insurmontable besoin de supprimer l’enfer ; ils ont commencé par le supprimer dans leur âme ; plusieurs vieillards seraient retournés au catholicisme, qui en furent empêchés par cet article seul : est descendu aux enfers, et l’interprétation que l’Église lui donne ; un très grand nombre de jeunes gens, sérieux, ont renoncé à la foi catholique premièrement, uniquement, ou surtout, parce qu’ils n’admettaient pas l’existence ou le maintien de l’enfer.

Il n’est pas nécessaire qu’ils retrouvent ce maintien parmi nous ; quand la société se résigne lâchement au maintien de la misère, la cité des hommes redevient aussi mauvaise que l’était de ce chef la cité du Dieu catholique. Le prix de la vie n’a pas baissé depuis la diminution, depuis l’élimination de la foi catholique. La valeur de la souffrance n’a pas diminué. La valeur de l’effort à faire n’a pas diminué ; comme les catholiques sérieux sont préoccupés surtout du salut, nous devons nous préoccuper surtout d’arracher les misérables à la misère ; l’effort par lequel nous devons arracher les misérables à la misère n’est pas du même ordre, ne reçoit pas la même mesure que l’effort par lequel nous devons ou nous pouvons devoir égaliser les situations de fortune ; les catholiques sérieux emploient une quantité donnée de prières à multiplier les saints individuels et non pas à faire monter en grade, pour ainsi dire, certains élus ; nous devons employer une certaine quantité d’action à sauver de la misère le plus grand nombre de citoyens que nous pouvons, et non pas à faire monter en grade économique certains pauvres ; une quantité donnée d’action sociale, une dépense économique donnée peut assurer le salut économique de beaucoup ; la même quantité de dépense ne ferait que plusieurs demi-riches ; avec cent mille francs bien administrés on peut organiser, émanciper un assez grand nombre de travailleurs ; avec cent mille francs bien administrés on ne peut faire qu’un tout petit rentier ; un modeste accroissement fait passer de la misère à la pauvreté ; il faut un grand accroissement pour monter de la pauvreté à la richesse ; ainsi le plus important est ce qui demande le moins ; le plus important est de faire passer au plus de citoyens que l’on peut la limite fatale ; et ce qui revient le moins cher, à beaucoup près, est en effet de faire passer cette limite ; un léger accroissement de budget y suffit presque toujours ; à ne considérer que la quantité, il y a beaucoup moins de distance entre la misère d’où l’on sauve un citoyen, et la pauvreté, où il s’installe, qu’entre la pauvreté même et les différents degrés de la richesse.

Le devoir d’arracher les misérables à la misère et le devoir de répartir également les biens ne sont pas du même ordre : le premier est un devoir d’urgence ; le deuxième est un devoir de convenance ; non seulement les trois termes de la devise républicaine, liberté, égalité, fraternité, ne sont pas sur le même plan, mais les deux derniers eux-mêmes, qui sont plus approchés entre eux qu’ils ne sont tous deux proches du premier, présentent plusieurs différences notables ; par la fraternité nous sommes tenus d’arracher à la misère nos frères les hommes ; c’est un devoir préalable ; au contraire le devoir d’égalité est un devoir beaucoup moins pressant ; autant il est passionnant, inquiétant de savoir qu’il y a encore des hommes dans la misère, autant il m’est égal de savoir si, hors de la misère, les hommes ont des morceaux plus ou moins grands de fortune ; je ne puis parvenir à me passionner pour la question célèbre de savoir à qui reviendra, dans la cité future, les bouteilles de Champagne, les chevaux rares, les châteaux de la vallée de la Loire ; j’espère qu’on s’arrangera toujours ; pourvu qu’il y ait vraiment une cité, c’est-à-dire pourvu qu’il n’y ait aucun homme qui soit banni de la cité, tenu en exil dans la misère économique, tenu dans l’exil économique, peu m’importe que tel ou tel ait telle ou telle situation ; de bien autres problèmes solliciteront sans doute l’attention des citoyens ; au contraire il suffit qu’un seul homme soit tenu sciemment, ou, ce qui revient au même, sciemment laissé dans la misère pour que le pacte civique tout entier soit nul ; aussi longtemps qu’il y a un homme dehors, la porte qui lui est fermée au nez ferme une cité d’injustice et de haine.

Le problème de la misère n’est pas sur le même plan, n’est pas du même ordre que le problème de l’inégalité. Ici encore les anciennes préoccupations, les préoccupations traditionnelles, instinctives de l’humanité se trouvent à l’analyse beaucoup plus profondes, beaucoup plus justifiées, beaucoup plus vraies que les récentes, et presque toujours factices, manifestations de la démocratie ; sauver les misérables est un des soucis les plus anciens de la noble humanité, persistant à travers toutes les civilisations ; d’âge en âge la fraternité, qu’elle revête la forme de la charité ou la forme de la solidarité ; qu’elle s’exerce envers l’hôte au nom de Zeus hospitalier, qu’elle accueille le misérable comme une figure de Jésus-Christ, ou qu’elle fasse établir pour des ouvriers un minimum de salaire ; qu’elle investisse le citoyen du monde, que par le baptême elle introduise à la communion universelle, ou que par le relèvement économique elle introduise dans la cité internationale, cette fraternité est un sentiment vivace, impérissable, humain ; c’est un vieux sentiment, qui se maintient de forme en forme à travers les transformations, qui se lègue et se transmet de générations en générations, de culture en culture, qui de longtemps antérieur aux civilisations antiques s’est maintenu dans la civilisation chrétienne et demeure et sans doute s’épanouira dans la civilisation moderne ; c’est un des meilleurs parmi les bons sentiments ; c’est un sentiment à la fois profondément conservateur et profondément révolutionnaire ; c’est un sentiment simple ; c’est un des principaux parmi les sentiments qui ont fait l’humanité, qui l’ont maintenue, qui sans doute l’affranchiront ; c’est un grand sentiment, de grande fonction, de grande histoire, et de grand avenir ; c’est un grand et noble sentiment, vieux comme le monde, qui a fait le monde.

À côté de ce grand sentiment le sentiment de l’égalité paraîtra petit ; moins simple aussi ; quand tout homme est pourvu du nécessaire, du vrai nécessaire, du pain et du livre, que nous importe la répartition du luxe ; que nous importe, en vérité, l’attribution des automobiles à deux cent cinquante chevaux, s’il y en a ; il faut que les sentiments de la fraternité soient formidables pour avoir tenu en échec depuis le commencement de l’humanité, depuis l’évolution de l’animalité, tous les sentiments de la guerre, de la barbarie et de la haine, et pour avoir gagné sur eux ; au contraire le sentiment de l’égalité n’est pas un vieux sentiment, un sentiment perpétuel, un sentiment universel, de toute grandeur ; il apparaît dans l’histoire de l’humanité en des temps déterminés, comme un phénomène particulier, comme une manifestation de l’esprit démocratique ; ce sont toujours, en quelque sens, les sentiments de la fraternité qui ont animé les grands hommes et les grands peuples, animé, inquiété, car la préoccupation de la misère ne va jamais sans une amertume, une inquiétude. Au contraire le sentiment de l’égalité n’a inspiré que des révolutions particulières contestables ; il a opéré cette révolution anglaise, qui légua au monde moderne une Angleterre si nationaliste, impérialiste ; il a opéré cette révolution américaine, qui instaura une république si impérialiste, et capitaliste ; il n’a pas institué l’humanité ; il n’a pas préparé la cité, il n’a instauré que des gouvernements démocratiques. C’est un sentiment composé, mêlé, souvent impur, où la vanité, l’envie, la cupidité contribuent. La fraternité inquiète, émeut, passionne les âmes profondes, sérieuses, laborieuses, modestes. L’égalité n’atteint souvent que les hommes de théâtre et de représentation, et les hommes de gouvernement ; ou encore les sentiments de l’égalité sont des sentiments fabriqués, obtenus par des constructions formelles, des sentiments livresques, scolaires ; quand des passions violentes, profondes et larges, humaines et populaires, s’émeuvent pour l’égalité, comme au commencement de la Révolution française, presque toujours c’est que l’égalité formelle recouvre pour sa plus grande part des réalités libertaires ou de fraternité. C’est un fait que, sauf de rares exceptions, les hommes qui ont introduit dans la politique les préoccupations d’égalité n’étaient pas, n’avaient pas été des misérables ; c’étaient des petits bourgeois ou des pauvres, des notaires, des avocats, des procureurs, des hommes qui n’avaient pas reçu l’investiture indélébile de la misère.

Le vrai misérable, quand une fois il a réussi à s’évader de sa misère, en général ne demande pas son reste ; les vrais misérables, une fois retirés, sont si contents d’être réchappés que, sauf de rares exceptions, ils sont contents pour le restant de leur vie ; volontiers pauvres, ils sont si heureux d’avoir acquis la certitude que ce bonheur les contente ; la contemplation de ce bonheur les alimente ; optimistes, satisfaits, désormais soumis, doux, conservateurs, ils aiment cette résidence de quiétude ; ils ne demandent pas une égalisation des richesses, parce qu’ils sentent ou parce qu’ils savent que cette égalisation n’irait pas sans de nouvelles aventures, qu’elle rouvrirait l’ère des incertitudes, qu’elle donnerait ou laisserait place au recommencement du risque ; ils peuvent ainsi redouter cette égalisation comme un recommencement de la misère ; ils n’en sont guère partisans ; ils aiment la conservation politique et sociale, parce qu’ils aiment la conservation de la certitude ; les partis de conservation n’ont pas de plus nombreux contingent, de plus compact, et solide, que celui des pauvres évadés de la misère, assurés contre la misère ; anciens misérables ils ont conservé de la misère une mémoire si redoutée que ce qu’ils redoutent le plus c’est le risque. Les conservateurs modestes non réactionnaires sont les conservateurs les plus conservateurs. Ils n’ont pas du tout la passion de l’égalité. Ils ne sont pas du tout des révoltés. Ils ignorent trop souvent, ou désapprennent, les sentiments de la fraternité.

Quelques misérables au contraire ont gardé de leur misère un souvenir si anxieux qu’ils ne peuvent se tenir dans ces régions de la pauvreté, quantitativement, géographiquement voisines de la misère ; ils fuient en hauteur dans les régions économiques les plus éloignées de la misère ; ils deviennent immensément riches, beaucoup moins par cupidité des richesses que par effroi de la misère ancienne ; ces malheureux ne peuvent retrouver le repos, la paix de l’âme, que dans des situations économiques si éloignées de leur situation première que le voyage du retour paraisse impossible à jamais ; ainsi apparaissent des ambitieux singuliers, singulièrement formidables, ambitieux de gouvernement chez qui la passion du gouvernement n’est pas la première, ambitieux de banque, de commerce, d’industrie chez qui la passion du gouvernement financier, commercial, industriel, chez qui la passion du travail, chez qui la passion d’amasser n’est pas la première ; ambitieux dont les temps de grandes inventions mécaniques, de grandes aventures industrielles présenteraient beaucoup d’exemples ; ambitieux dont les avènements de rois américains présenteraient des exemples particulièrement nombreux ; ambitieux dont les campagnes économiques étaient, elles aussi, des fuites en avant ; et dans l’ambition de Napoléon Bonaparte même on reconnaîtrait cet effroi persistant, la peur de retomber dans la misère, dans le risque, dans l’aventure ; la proclamation de l’Empire semble avoir été surtout pour lui une assurance, plus une assurance qu’un agrandissement ; il pensait à fixer la fortune, à consolider ; il n’avait sans doute pas alors, à l’égard de la certitude, une mentalité très éloignée de celle d’un bon fonctionnaire qui songe à la régularité de l’avancement, à la sécurité de la situation, à la tranquillité de la retraite. Il voulut avoir son bureau.

Telle est en effet la prolongation de la marque de la misère : ceux qui échappent à la misère n’échappent pas à la mémoire de leur misère ; ou par continuation, ou par un effet de réaction, toute leur vie ultérieure en est qualifiée ; les uns, de beaucoup les plus nombreux, se taisent dans la conservation de la pauvreté ; ils ne sont pas révolutionnaires ; ils ne sont pas égalitaires ; ils demeurent au-dessous de l’égalité ; les autres, quelques-uns, ne sont révolutionnaires que pour soi ; ils ne sont pas égalitaires non plus ; ils s’enfuient au-dessus de l’égalité. Ce sont là deux démarches contraires, mais elles ont la même cause : les uns fuient la mémoire du risque dans l’assurance de la pauvreté ; les autres fuient la mémoire de la gêne dans l’abondance des richesses. On compterait que l’immense majorité des anciens miséreux se réfugie ainsi dans des amnésies volontaires ; on noterait chez beaucoup d’écrivains des cas très caractérisés de cette amnésie, car beaucoup d’écrivains ont connu vraiment la misère dans leurs commencements, et peu d’écrivains ont su nous donner une exacte représentation de la misère ; cette amnésie prouverait au besoin combien la misère est grave, puisque d’une part la mémoire de la misère demeure si vivante au cœur des anciens misérables, et puisque d’autre part ils font des efforts si désespérés pour échapper à cette remémoration. Cette amnésie est pour eux comme une amnistie.

Restent ceux qui ayant par eux-mêmes la connaissance de la misère présente ou ayant eu la connaissance de la misère ne redoutent pas d’analyser la misère ainsi connue ; misérables ou anciens misérables, ils ont le courage de regarder la misère en face, ils ont le courage de ne pas se réfugier dans l’amnésie ; quand ils sont engagés dans l’action, ces misérables et ces anciens misérables se reconnaissent à des caractères constants ; mais ces caractères ne sont guère sensibles qu’à ceux qui les ont eux-mêmes : ils sont profondément révolutionnaires, c’est-à-dire qu’ils travaillent tant qu’ils peuvent à effectuer cette révolution de la société qui consisterait à sauver de la misère tous les misérables sans aucune exception ; ils sont profondément socialistes, c’est-à-dire qu’ils savent que l’on ne peut sauver des misères morales ou mentales tant que l’on ne sauve pas de la misère économique ; ils ne sont pas égalitaires ; ils ne sont pas belliqueux ; ils ne sont pas militaires ; ils ne sont pas autoritaires ; ils ne subissent pas l’autorité ; ils ne sont pas enthousiastes ; ils ont l’admiration rare ; ils évitent les cérémonies, officielles, officieuses ; ils se méfient de l’éloquence ; ils redoutent l’apparat ; on les accuse, non sans apparence de raison, d’être tristes, souvent maussades ; ils ne paraissent pas aux banquets ; ils ne portent ni ne soutiennent les toasts ; la chaleur communicative ne se communique pas en eux ; les votes retentissants les laissent froids ; les ordres du jour de la victoire les laissent indifférents et perpétuellement battus ; les drapeaux, même rouges, leur font mal aux yeux ; les fanfares, même socialistes révolutionnaires, les étourdissent ; la joie des fêtes publiques leur paraît grossière ; les inaugurations pompeuses ne leur apportent pas la profonde joie des commencements et des naissances ; les enterrements et les commémorations ne leur apportent pas la parfaite plénitude complète achevée de la mort ; ils sont très sévères ; ils ne se montent pas le coup sur la valeur des hommes et des événements ; ayant une fois mesuré le monde à l’immense mesure de la misère, ils ne mesurent pas à d’autres mesures ; les mesures usuelles, succès, majorité, vente, leur paraissent petites ; les malheurs qui ne sont pas de la misère, insuccès, minorité, mévente, ne leur paraissent pas des malheurs sérieux ; les malheurs qui ne font pas tomber ou retomber dans la misère ne leur paraissent pas des malheurs pour de bon ; les bonheurs qui, dans l’ordre de l’économie, ne sont pas le bonheur d’échapper à la misère ne leur paraissent pas des bonheurs proprement dits : ce ne sont plus que des avantages, des commodités ; les hommes qui n’ont pas connu comme eux la misère et qui parlent et qui sont éloquents leur paraissent toujours n’avoir pas atteint l’âge adulte, leur font l’effet d’enfants bavards ; les misérables et les anciens misérables conscients ne sont pas aimés de leurs ennemis, ni de leurs camarades, mais ils sont aimés de leurs amis. Les misérables conscients ont beaucoup d’ennemis, surtout parmi leurs camarades. Mais ils ont plusieurs amis.

C’est qu’ils sont des trouble-fête. Hantés par la connaissance qu’ils ont de la misère, anxieux de savoir qu’il y a tant de misère présente, ils ne peuvent ni ne veulent oublier cette existence ni cette connaissance, l’espace d’un banquet, le temps de boire au plus récent triomphe définitif de la Révolution sociale. Donc on les hait. Ils savent que la misère n’intervient pas dans la vie comme un élément du passif dans l’établissement d’un bilan. Ceux qui n’ont pas connu la misère peuvent s’imaginer loyalement et logiquement que dans la vie de l’individu les éléments d’assurance et les éléments de misère sont des éléments du même ordre, qu’ils reçoivent la même mesure, qu’ils peuvent donc s’opposer, s’équilibrer, se balancer : nous savons qu’il n’en est rien ; les éléments de misère ont un retentissement total sur les éléments de certitude ; les éléments d’incertitude qualifient les éléments de certitude ; mais tant que la certitude n’est pas complète les éléments de certitude ne qualifient pas les éléments d’incertitude ; aussi longtemps que la certitude n’est pas complète, elle n’est pas la certitude ; une vie assurée de tous les côtés moins un n’est pas une vie assurée ; un véritable malheur, une véritable misère empoisonne toute une vie ; un véritable bonheur ne peut pas même se produire dans la misère ; il y devient aussitôt misère lui-même et malheur ; il ne s’agit donc pas d’établir un bilan de la vie individuelle où bonheur et misère seraient équilibrés ; même si on réussissait à établir ce bilan, c’est en vain que les éléments de bonheur surpasseraient les éléments de misère, car les éléments de bonheur n’atteignent pas les éléments de misère, et les éléments de misère atteignent les éléments de bonheur ; mais on ne peut pas même établir ce bilan, parce que les éléments de bonheur et les éléments de misère ne sont pas du même ordre ; et l’on ne peut pas comparer ce qui n’est pas du même ordre. Pour une vie individuelle, à l’égard de la misère, tant qu’on n’a pas fait tout, on n’a rien fait.

Ceux qui n’ont pas connu la misère peuvent s’imaginer loyalement et logiquement que dans la vie de la société les vies individuelles assurées et les vies individuelles de misère sont des unités du même ordre, qu’elles reçoivent le même compte, qu’elles peuvent donc s’opposer, s’équilibrer, se balancer ; nous savons qu’il n’en est rien ; les vies de misère peuvent avoir ou n’avoir pas de retentissement individuel sur les vies assurées ; il reste que la misère des vies individuelles a un retentissement sur toute la vie sociale, sur la société, sur l’humanité ; une cité assurée de tous les côtés moins un n’est pas une cité ; un véritable malheur individuel, une véritable misère individuelle empoisonne toute une cité ; une cité n’est pas fondée tant qu’elle admet une misère individuelle, quand même l’individu intéressé y consentirait ; un tel consentement, un tel renoncement, recommandé dans la morale de la charité, est incompatible avec la morale de la solidarité ; il ne s’agit donc pas d’établir un bilan de la vie sociale où vies individuelles d’assurance et vies individuelles de misère seraient équilibrées ; même si on réussissait à établir ce bilan, c’est en vain que les vies de bonheur surpasseraient en nombre, en quotité, les vies de misère, car les vies de bonheur n’atteignent pas les vies de misère et les vies de misère atteignent les vies de bonheur ; mais on ne peut pas même établir ce bilan, parce que les vies de bonheur et les vies de misère ne sont pas du même ordre ; on ne peut les comparer. Pour la vie sociale, à l’égard de la misère, tant qu’on n’a pas fait tout, on n’a rien fait.

En intensité, aucun bonheur n’est plus intense que la misère.

Les misérables et les anciens misérables conscients savent cela ; et ceux qui ne veulent pas oublier ne manifestent pas perpétuellement une joie publique d’État, gratuite, laïque et obligatoire. Quand on célèbre par des fêtes ininterrompues un avancement douteux, ils pensent à la misère non douteuse ; quand on célèbre un avancement précaire, ils pensent à tout ce qui n’est pas fait ; au milieu de la joie ils pensent à la misère extérieure ; ils sont des trouble-fête : on les hait ; on les estime et on les hait ; ils ne haïssent pas ; ils n’estiment pas.

On les hait surtout dans les partis socialistes révolutionnaires nationalement et régionalement constitués ; un assez grand nombre de bourgeois admettent que des chrétiens ou que des socialistes pensent aux misères de la société bourgeoise ; les camarades socialistes révolutionnaires n’admettent pas qu’on ne communie pas infatigablement avec eux dans les apothéoses des punchs. Le parti de la souffrance est tout à la joie. Il est donc tout à la dureté. Rien ne rend féroce comme une joie fausse, non fondée. C’est ici proprement le mystère de la représentation parlementaire. Puisque les représentants représentent, et qu’ils sont contents, il faut que les représentés le soient aussi. Puisque la puissance des représentants représente censément la puissance des représentés, il faut que tout des représentants représente les représentés ; le contentement des représentants ne peut représenter que le contentement des représentés.

Quand un misérable ou un ancien misérable conscient fait un livre, il peut faire un Jean Coste.

Sur le réalisme de Jean Coste on ne saurait mieux dire que n’a dit M. Sorel, — un article du Mouvement Socialiste, reproduit dans le huitième cahier de la troisième série, — et je me suis moi-même expliqué plusieurs fois. Bien lu, le Jean Coste est rigoureusement réaliste. Quand on a dit : C’est trop noir, on ne voulait pas seulement dire : C’est trop noir ; on entendait, ce qui est au moins aussi important : Avec des noirceurs qu’on mettrait, tout le monde pourrait en faire autant. — Qu’on se détrompe. Ce n’est pas avec du noir étalé romantiquement sur du noir que l’on fait un Jean Coste ; rien n’est aussi éloigné qu’un Jean Coste du romantique et du mélodramatique ; rien n’est aussi difficile à faire qu’un Jean Coste ; c’est une erreur d’art grossière que de s’imaginer qu’il faut et qu’il suffit de fourrer du noir pour obtenir un effet de misère ou un effet de tristesse ; il pourrait arriver à Jean Coste un assez grand nombre d’événements beaucoup plus graves qu’il ne lui en arrive, et que sa vie fût moins misérable ; inversement il pourrait ne pas lui arriver tous les événements graves qui lui arrivent, et que sa vie ne fût pas moins misérable ; ce ne sont pas les seuls événements extérieurs qui font l’assurance ou la misère ; la misère n’est pas mathématiquement proportionnée à la gravité des événements extérieurs ; si la seule ingéniosité des supplices d’imagination faisait l’épouvantement d’un enfer M. Mirbeau y suffirait ; mais ce qui fait justement que M. Octave Mirbeau n’est pas Dante, c’est qu’un enfer n’est pas tout constitué par la seule imagination de littérature. Il y faut ou du génie ou ce qui peut seul remplacer le génie et souvent se confond avec lui : d’avoir vécu soi-même une vie, ou de l’avoir vu soi-même vivre de très près, en sympathie, en amour.

Je l’ai dit moi-même à Lavergne et il me permettra de le redire : Jean Coste est un livre si fort que ce n’est pas un livre de série ; ce n’est pas un commencement de série ; ce n’est pas un de ces premiers livres qui annoncent assurément toute une bibliothèque, histoire naturelle et sociale de toute une famille sous la troisième République ; ce n’est pas un de ces premiers livres dont on peut dire après qu’on les a lus : l’auteur en a quarante-cinq dans le ventre et nous en aurons un tous les ans ; c’est au contraire un de ces livres si forts qu’ils paraissent être sortis de l’auteur bien plutôt qu’il ne les a faits ; quand on les a lus il en reste une impression si forte que l’on se demande si l’auteur pourra jamais recommencer ; je ne dis pas cela pour diminuer Lavergne, au contraire, ni pour limiter le champ de son travail éventuel ; j’attends beaucoup de ce qu’il fera ; mais à peu d’hommes il a été donné de produire ainsi un premier livre, un livre seul, debout comme un pilier, et qui fasse naître cette espèce de préoccupation ; c’est ici une case de l’oncle Tom, un don Quichotte, un Robinson Crusoé, un de ces livres qui surgissent isolés de toute une œuvre ou de toute une vie ou d’un temps même et qui vivent indéfiniment dans les mémoires ; c’est pour cela que le nom de Jean Coste est devenu un nom commun ; ce nom ne sera sans doute jamais aussi répandu que les noms de ces personnages fameux, parce que le sujet du livre est beaucoup moins vaste, moins largement humain, parce que le livre intéresse une humanité beaucoup plus restreinte, parce qu’il est un peu strictement professionnel ; mais, ces réserves faites, ou plutôt ces mesures prises, à proportion le livre de Lavergne est un livre de la famille de ces livres traditionnels ; c’est un livre dangereux pour les suivants, et redoutable pour l’auteur même.

On s’en aperçoit pour peu qu’on sache lire, et si l’on avait quelque hésitation, il suffirait de comparer l’œuvre de Lavergne à certains volumes de Zola ; je ne veux pas entrer par incidence dans la critique d’un monument aussi colossal, mais que l’on compare les misères si fréquemment décrites par Zola dans ses romans à la misère d’un Jean Coste ; les misères de Zola sont presque toujours beaucoup plus noires que la misère de Jean Coste ; les événements sont beaucoup plus graves, beaucoup plus dramatiques ; et pourtant l’impression n’est pas la même ; les misères de Zola sont des misères de description, des misères vues par un touriste laborieux, souvent consciencieux, par un inspecteur des misères, par un excursionniste ; les misères de Jean Coste sont vues de l’intérieur, vécues par un misérable ; quand on lit du Zola les horreurs accumulées produisent fréquemment une impression terrible ; mais à mesure que la lecture physique s’éloigne l’impression, qui était littéraire, diminue, s’atténue, s’efface, laisse place à une impression de fabrique ou de renseignement ; quand on lit le Jean Coste on n’a pas une impression aussi terrible ; on a plutôt une impression triste, commune, et cette impression si trompeuse, que l’on pourrait en faire autant ; on ferme le livre, sur cette impression qu’il ne nous a rien appris de nouveau ; le temps passe ; les images travaillent dans la mémoire ; les images de littérature s’effacent ; les images de réalité s’élaborent ; Jean Coste, sa femme, sa mère, ses enfants se dessinent, vivent, gagnent ; la charpente même du roman nous apparaît, simple, grande, robuste, solide, loyale ; cette image de Jean Coste et de sa misère nous poursuit, nous hante ; c’est un misérable familier ; il vit parmi nous ; et nous souffrons de ne pas pouvoir lui donner de notre pain : telle est la différence d’un livre classique, réaliste, à une construction romantique, nommée naturaliste ou réaliste.

On m’objectera que Lavergne n’en a pas cherché si long pour faire son Jean Coste ; je l’espère bien ; mais c’est le propre de la probité, de la sincérité classique ; mettant le réel même en œuvre, elle supporte le même examen que le réel ; comme le réel même elle épuise inlassablement la science, la critique, l’analyse ; pour la même raison que l’on marche avant de savoir l’anatomie et la physiologie du mouvement musculaire, pour la même raison Jean Coste instituteur, vivant une vie réelle, fournit l’inépuisable matière d’une étude qu’il peut n’être pas capable de faire ; et pour la même raison Lavergne, opérant une œuvre réelle, fournit, comme et d’après son modèle vivant, l’inépuisable matière d’une étude qu’il n’est pas forcé d’avoir faite ; ni la vie sous la forme de l’action, ni la vie sous la forme de l’opération, n’attend après la science ; la science peut l’éclairer, la surveiller, la contrôler, la corroborer ; mais la science ne fait pas la vie ; c’est méconnaître à la fois la vie et la science, l’impérieuse nécessité de la vie et la liberté totale de la science, que de brouiller ainsi les fonctions de la connaissance et les fonctions de l’action ; c’est précisément cette confusion qui a préparé l’usurpation du romantisme et de la représentation ; au lieu de vivre une vie réelle dans l’ordre de l’action, le romantique vit une image, une représentation de vie en pensant aux spectateurs ; quand il n’a pas de spectateurs, lui-même il se fait spectateur ; il n’agit pas en considérant la réalité agie ; mais il agit comme à la scène ; il est en perpétuelle représentation ; il ne pense qu’aux effets produits ; il se conduit dans l’ordre de l’action en fonction non pas de l’action, mais de la connaissance qu’il veut que le spectateur ait de cette action ; pour dire le mot, il est tout envahi de cabotinage ; au lieu d’avoir une réalité comme est la réalité, matérielle, récalcitrante, obscure, difficile, et débordant de toutes parts la connaissance et la science, une réalité comme les véritables savants la connaissent et la reconnaissent, ils ont une pseudo-réalité formelle, rationnelle, claire, soumise, fausse, facile, commode à la connaissance, de même grandeur qu’elle, non mystérieuse ; et ce n’est pas étonnant, puisque en eux les fonctions de la connaissance ont eu la complaisance de se fabriquer pour soi une réalité à connaître : au lieu d’attacher les fonctions de la connaissance à la réalité, aux vestiges de la réalité, ils ont fait fabriquer par ces fonctions une réalité faite exprès pour elles ; ainsi les romantiques ne font le tour du monde que parce qu’ils ont commencé par se fabriquer un petit monde circumnavigable.

On a reproché à Jean Coste une certaine grandiloquence ; on a eu raison de la constater ; on a eu tort de la lui reprocher : il parle comme il peut ; on a eu tort de la reprocher à l’auteur : l’auteur a bien vu ; c’est un fait que les misérables se plaisent un peu à ce qui nous semble de la grandiloquence ; ils sont trop souvent oratoires, et quelquefois rhéteurs ; cela ne tient pas seulement à la vanité commune, exacerbée, aigrie par la misère ; cela ne tient pas seulement au vice de littérature, de phrase, à l’envahissement du jargon politique ; il y en a une cause beaucoup plus belle, beaucoup plus noble et beaucoup plus profonde, beaucoup plus humaine : la misère est une grandeur ; si grande que les autres grandeurs humaines en comparaison paraissent petites ; quand on connaît bien de vrais miséreux, ce qui frappe le plus en eux, dans l’abaissement même, c’est un certain ton de hauteur ; leur humilité n’est souvent que de la hauteur, intérieurement possédée ; ils ont toujours l’air de dire en parlant aux autres hommes : vous qui ne connaissez pas la vie, parce que vous ne connaissez pas la misère ; c’est justement cette grandeur, dont ils ont conscience, qu’ils ne peuvent pas toujours porter, et qui leur monte à la tête ; ils ne tombent dans la grandiloquence que parce qu’ils ont un besoin de monter jusqu’à la grande éloquence, et qu’ils ne savent pas toujours ; c’est le propre de cette grandeur qu’est la misère de n’avoir pour ainsi dire jamais été choisie, élue, voulue, préparée ; c’est une grandeur involontaire, venue du destin, non préparée : de là cette gaucherie haute, cette insolence prétentieuse des têtes désignées ; les misérables sont investis d’une grandeur qu’ils n’avaient pas demandée ; ils sont condamnés par la force des événements à jouer la vie au tragique sans avoir le tempérament ou le génie tragique ; ils jouent faux ; ils jouent mélodramatique au lieu de jouer tragique : et l’on croit que leur vie est mélodramatique ; mais elle est tragique tout de même : c’est l’expression qui manque. Même il se produit parmi les misérables un phénomène assez analogue à celui qui se produit parmi les grands : de même que les grands héréditaires ont une aisance que les parvenus n’ont pas, de même les misérables héréditaires ont une aisance que n’ont pas les naufragés de la vie ; les familles de miséreux se tiennent mieux devant la misère. Je ne parle pas des fatalistes ; et combien d’orgueil encore, et de hauteur, dans le fatalisme.

On lui a reproché d’avoir un langage précieux. L’auteur a bien entendu. Je connais les primaires. Non seulement je fus élevé à l’école primaire, de sept à onze ans, mais cette école était l’école primaire annexe à l’école normale primaire, à l’école normale d’instituteurs du département. Sous la direction d’un instituteur particulièrement choisi, les élèves-maîtres venaient chaque semaine, chacun son tour, nous faire la classe. Ils m’ont enseigné le sifflet de Franklin, et la ligne droite si l’on coupait la France de Liège à Bayonne.

La plupart des gens qui flattent aujourd’hui les instituteurs pour s’en faire une clientèle sont des bourgeois d’origine secondaire.

J’aimais beaucoup mes maîtres primaires. J’ai conservé des relations personnelles, respectueuses, affectueuses, avec la plupart d’entre eux. Venu au lycée, nous eûmes avec les normaliens primaires d’excellentes relations. Nous fîmes, sans phrases, la fameuse fusion des deux enseignements. C’était le temps où l’on restituait les exercices physiques. Il y avait des équipes du lycée, des équipes de l’école normale. Nous concourions. Nous composions des rallies, des parties, des fêtes.

Je retrouvai au régiment beaucoup d’instituteurs et dans cette camaraderie sans appareil j’eus avec plusieurs d’entre eux des relations de véritable amitié. Ces relations furent continuées. Depuis que j’ai commencé à faire des éditions, par les cahiers ou, en dehors des cahiers, par les Journaux pour tous, aujourd’hui par l’œuvre du Livre pour tous, par Pages libres, je continue à communiquer avec des instituteurs, de plus en plus nombreux. Nous avons beaucoup moins d’instituteurs abonnés de propagande ou abonnés ordinaires que nous ne servions la première année d’abonnements gratuits à des instituteurs. Mais dans l’accroissement régulièrement lent de nos cahiers, les instituteurs figurent pour un accroissement supérieur à l’accroissement moyen. Les instituteurs nous écrivent longuement ; et je lis scrupuleusement tout ce qu’on nous écrit.

Je connais donc les instituteurs. Je les connais comme un inspecteur général ne les connaît pas. Je les connais comme l’honorable M. Buisson, qui les a faits, qui les connaît tant, ne les connaît pas. Surtout je les connais comme les politiciens qui aujourd’hui veulent se servir d’eux ne les connaissent pas. Sauf des exceptions, heureusement nombreuses, ils pensent, ils parlent exactement comme Jean Coste. Loin qu’allant de l’enseignement primaire au supérieur en passant par le secondaire on aille du simple au compliqué, c’est au contraire l’enseignement supérieur qui est simple, et c’est dans le primaire, et trop souvent dans le secondaire, qu’il y a de la complication. Sauf des exceptions, heureusement nombreuses, quand les instituteurs écrivent, ils sont tentés d’écrire un peu comme Jean Coste parle, un peu raide, un peu mièvre, un peu prétentieux, un peu précieux.

Entendons-nous : il y a partout des hommes, qui échappent à leur métier, à leur classe, à leur entourage. Nous ne voulons, et nous ne pouvons parler ici que des instituteurs qui ont reçu l’empreinte de leur métier, qui sont caractérisés par leur métier, non par leur métier en général, mais par leur métier comme on a fait ce métier. Ce qui est libre échappe à cette espèce de remarque. Il y a heureusement beaucoup d’instituteurs qui sont restés peuple, ouvriers ou paysans. Il y en a plusieurs qui ont d’eux-mêmes un esprit de science, ou d’art, ou de philosophie. Mais les instituteurs qui ont subi sans résistance l’impression proprement primaire ont désappris de parler peuple et n’ont pas encore appris à parler français.

Parler peuple et parler français, c’est parler le même langage, un langage de nature et d’art, sur deux plans différents parallèles de culture. La nature et l’art travaillent sur deux plans différents ; mais ces plans sont parallèles et les résultats sont conformes. Parler primaire, c’est parler un langage un peu appris, un peu conventionnel, un peu artificieux. Le parler peuple, ouvrier ou paysan, travailleur ou soldat, ressortit à la culture humaine. Le parler primaire appartient à l’entraînement d’État.

Qu’il soit hautement désirable que les primaires parlent peuple et français, oui. Mais tant qu’ils sont en majorité comme ils sont, l’historien doit les représenter comme ils sont, les faire parler, ou plutôt les écouter parler, comme ils parlent. Nous n’avons à nous masquer aucune réalité. Nous devons savoir ce qu’est l’enseignement primaire, comme le reste. Nous devons le savoir en un temps où des politiciens d’État, veulent nous faire croire que l’enseignement primaire supérieur est l’aboutissement d’un peuple et d’une humanité.

Sur la quotité de la misère je ne crois pas que l’auteur ait exagéré ; il y a au moins autant de misère dans le monde qu’il n’en paraît, c’est-à-dire, exactement, qu’il y a au moins autant de misères qui se cachent par vanité, par fierté, orgueil, tristesse, par devoir, par grandeur, par noblesse, par nécessité, par bons et mauvais sentiments, qu’il n’y a de fausses misères étalées par cupidité.

Pressez un peu quelqu’un sur le Jean Coste. J’entends quelqu’un de sincère et de grave, quelqu’un qui ne se réfugiera pas derrière les phrases conventionnelles des discours. On vous répondra : Sans doute, mais il y met un peu du sien. Nous connaissons beaucoup d’instituteurs qui sont très heureux. — L’auteur n’a jamais dit le contraire. Lui-même il a dit combien il y en a d’heureux, de pauvres, de malheureux, de misérables pour une compagnie déterminée. — Ils se marient comme ils veulent. — Je n’en sais rien. — Les paysans les estiment ; dans les villages les dots les plus fortes sont pour eux ; ils font des bons mariages. — N’oublions pas que l’auteur a fait manquer à Jean Coste un mariage préparé par ses parents pour être un bon mariage. — Ah dame ! s’ils veulent faire des mariages d’inclination ! Et puis aussi pourquoi a-t-il tant d’enfants ? — Quatre. — C’est vouloir être malheureux.

— J’y consens ; mais puisque c’est ainsi que répondent les hommes sincères et réalistes, les hommes établis et sérieux, il faut savoir si derrière l’apparat des discours officiels tout l’idéal de vie que la troisième République propose à un assez grand nombre de ses loyaux serviteurs est le mariage d’affaires ou le célibat perpétuel.

Je ne reviendrai pas aujourd’hui sur l’histoire du Jean Coste avant sa publication ; les campagnes les plus acharnées de calomnies ne me feront pas revenir sur d’anciens incidents ; je rappelle seulement, et Lavergne aime à rappeler que sans nos cahiers Jean Coste n’aurait jamais vu le jour. Le livre fut longtemps aussi misérable que le personnage, et, au fond, de la même misère. L’histoire de Jean Coste après sa publication présente un intérêt considérable.

Ce livre réussit ; il n’avait pas été fait pour plaire, mais il réussit ; par ce livre simple un très grand nombre de lecteurs furent simplement émus ; un très grand nombre de critiques firent à ce livre une importante publicité.

Les hommes engagés dans les partis politiques anticléricaux négligèrent d’en faire autant. J’avais bêtement pensé que ce livre serait bienvenu dans les partis républicains. J’avais oublié que les partis n’aiment pas le livre. Partout autour de nous on ne parlait que des instituteurs ; on protégeait les instituteurs ; on vantait les instituteurs ; on chérissait les instituteurs ; je pensai qu’on accueillerait ce livre d’instituteur ; je me trompais ; on me le fit bien voir. Les grands orateurs attitrés se turent ; les gens qui parlent de tout ne parlèrent pas du Jean Coste ; dans l’Aurore même le livre n’eut que quelques lignes de Geste, un post-scriptum, je crois.

Sur le conseil de notre ami Pierre Félix, qui alors, s’intéressait aux cahiers, et que le Jean Coste avait profondément ému, je fis les démarches les plus instantes auprès de la Ligue de l’Enseignement. Je demandais que la Ligue adoptât pour ainsi dire ce livre, qu’elle en achetât et en répandît un certain nombre d’exemplaires. Puisque la Ligue, à son origine institution privée, née d’initiative individuelle, formée d’efforts individuels, tend de plus en plus à devenir une institution d’État, un organe de gouvernement, puisque d’ailleurs on veut en venir à fixer les responsabilités, je dois dire que mes démarches ne furent pas, comme on dit, récompensées ; aujourd’hui je me demande, anxieusement, si je ne fus pas joué, noyé d’eau bénite.

Ce Coste insubmersible aujourd’hui reparaît. La librairie Ollendorff le publie en un volume à trois francs cinquante, 314 pages, couverture toile reliée illustrée rouge et noir de H. Goussé. Quand on me dit qu’il y aurait une image peinte, je me méfiai ; je ne redoute rien tant que les images pour un texte ; aujourd’hui que le livre est là, relié dans sa toile verte, je dois déclarer que ce dessin rouge et noir me paraît beau ; il est simple, il est sobre, il vaut le livre, il exprime le livre : c’est tout dire.

Je ne cesse de demander à nos abonnés ; mais c’est qu’il y a beaucoup à demander ; l’œuvre à faire est immense ; je leur demande instamment de faire à cette édition nouvelle du Jean Coste la plus grande fortune qu’ils pourront. Le livre mérite cette fortune.

L’auteur la mérite. Nous avons ici exposé assez franchement notre situation administrative et financière pour avoir le droit de parler finance. On doit toujours parler finance. La fausse discrétion financière est la plus insupportable des hypocrisies bourgeoises. Lavergne s’est endetté pour écrire son livre. D’ailleurs Lavergne a, comme tous les auteurs, comme tous les ouvriers, le droit et le devoir de vivre en travaillant. Nos cahiers sont malheureusement trop misérables eux-mêmes pour payer des droits d’auteur ; le temps n’est pas venu où dans cette institution, florissante enfin, tous les ouvriers auront un salaire normal, un salaire minimum.

Lavergne n’a pas touché un sou des cahiers ; dans la nouvelle édition il touche, pour la première fois de sa vie, des droits d’auteur ; un contrat normal est intervenu ; or il est juste que Lavergne et sa famille vivent ; nous devons avoir beaucoup d’affection pour ceux de nous qui, instituteurs ou professeurs, quittent leur métier et viennent exercer sur nous parmi nous leur petite fraction de gouvernement socialiste et révolutionnaire ; nous ne devons pas avoir moins d’amitié pour les instituteurs et pour les professeurs qui dans la peine et dans le travail continuent d’exercer leur métier modeste.

Lavergne a fait plus ; sur ma demande, et très cordialement, il a bien voulu partager avec les cahiers ses droits d’auteur, pour tout exemplaire acheté de la nouvelle édition, la moitié des droits d’auteur vient à Lavergne, la moitié des droits d’auteur vient aux cahiers ; je sais que cette révélation suffira pour que plusieurs étendent au nouveau Jean Coste le boycottage dont nos cahiers bénéficient ; mais les boycotteurs sont moins nombreux qu’ils ne veulent bien le croire, et moins puissants.

Enfin la convention commerciale passée entre les éditeurs, l’auteur et les cahiers est telle que les exemplaires de la nouvelle édition commandés à la librairie des cahiers nous rapportent plus que la librairie ordinaire. — Je rappelle que nous demandons à nos abonnés de commander tous leurs livres et périodiques à la librairie des cahiers.

Nous demandons à nos abonnés de faire au nouveau Jean Coste la plus grande fortune, la plus grande publicité, de l’acheter et de le faire acheter, de le faire placer dans les bibliothèques publiques, scolaires, communales, dans les bibliothèques de groupes ; ils rencontreront sans doute quelques résistances ; ils verront par eux-mêmes d’où elles viennent, ce qu’elles signifient.

Ce livre peut fournir un très bon roman feuilleton pour les journaux de province et même pour les journaux de Paris ; nous ne devons pas négliger le roman feuilleton ; mauvais, il est un des agents les plus pernicieux de démoralisation ; bon, il peut devenir un des moyens de culture les plus efficaces, et non pas seulement pour le peuple ; quand j’ouvre la Petite République, c’est pour lire ou pour parcourir les romans extraordinaires de M. Michel Zévaco ; c’est un auteur qui a beaucoup gagné ; le Matin a beaucoup fait, en donnant de l’Erckmann-Chatrian ; l’Aurore a beaucoup fait, de donner le Stendhal et beaucoup de Balzac.

Le Jean Coste fait un excellent feuilleton ; c’est à nos amis d’y aviser. Ils rencontreront les mêmes résistances. Un grand journal républicain d’un port militaire breton qui n’est pas Brest refusa de publier le Jean Coste en feuilleton ; la situation des instituteurs n’est déjà pas si brillante en Bretagne, l’école primaire laïque y est fortement attaquée, il ne faut pas déprécier l’œuvre scolaire de la troisième République, il ne faut pas décourager le recrutement des écoles normales primaires.

C’est toujours la même aberration de méthode ; se masquer la réalité, au lieu de la voir et d’y travailler.

Nous avons connu ainsi, sur le tard, les crimes de Lavergne : tout soucieux de faire un livre, un roman réaliste, il avait négligé de faire un volume anticléricaliste ; il avait fait un curé de village comme il avait vu, un curé brave homme, honnête homme, au lieu de faire un curé comme il faut qu’ils soient tous pour que l’anticléricalisme radical soit fondé ; ayant à faire une élection, au lieu de mettre en présence un parti réactionnaire tout à fait immonde et un parti radical tout à fait sublime, il avait mis en présence deux partis politiques assez également faux, assez également lâches.

D’autres, très nombreux, surtout depuis que le livre a réussi, ont au contraire, — mais cela revient au même, — été pris pour Jean Coste d’un amour inattendu. Je crois que Téry aujourd’hui se méprend sur les sentiments qu’il convient d’avoir pour Jean Coste. On aime trop Jean Coste. On l’aime contre quelqu’un. Nous devons l’aimer pour lui-même. Il vaut d’être aimé pour lui-même. On veut l’aimer à condition que dans la commune il soit un anticuré. Nous devons l’aimer pour lui-même, comme un homme libre ; il a le droit et le devoir d’exister pour lui-même, par lui-même, pour et par l’humanité, non pas seulement en opposition, en conflit préparé perpétuel avec un autre homme, quel que soit cet homme.

On veut aimer Jean Coste à condition qu’il soit dans la commune un représentant du gouvernement, un agent de l’État, un émissaire des partis.

Jean Coste n’en veut pas tant : il demande du pain ; il demande la liberté ; non pas comme une faveur, mais comme son droit. Il a droit au pain, il a droit à la liberté, sans condition. Il est un homme, il a les droits d’homme, sans condition.

Il ne s’agit pas de faire entrer Jean Coste, bon gré mal gré, dans les combinaisons politiques ; il ne s’agit pas de lui vendre ce que l’on doit lui donner ; il a des droits imprescriptibles ; il ne s’agit pas de lui vendre son pain, sa liberté, pour des services politiques ; il ne s’agit pas de faire de lui le jouet des partis politiques. Il y perdrait toute autorité, morale, sociale, professionnelle, toute dignité, toute valeur de vie et toute valeur d’homme.

On veut déléguer à Jean Coste une parcelle de l’autorité gouvernementale, un morceau d’État. On en veut faire un de plus qui pèsera sur nous. Il procédera du préfet par le sous-préfet. Il sera un fragment du gouvernement d’État. Il demandait son pain et sa liberté, ce que nous avons nommé sa liberté économique. Par le sophisme d’action le plus répandu qui soit en France on lui répond en lui proposant de l’autorité, en lui imposant d’exercer une autorité. Notons provisoirement ce paralogisme d’action, ce parapragmatisme devenu capital en France. Il demandait la liberté, où il avait droit ; on la lui refuse ; mais, en échange de ce qu’on la lui refuse, on le convie à exercer pour sa part de l’autorité, à refuser pour sa part de la liberté, à être un agent du refus universel, à empiéter pour sa part sur les libertés communes, sur les libertés des simples citoyens ; au besoin on l’y contraint ; c’est-à-dire que l’on ajoute à son ancienne servitude cette servitude nouvelle, cet accroissement d’exercer une autorité de commandement. Il semble que par un troc politique la liberté qu’il ôte aux simples citoyens compense la liberté qu’on ne lui a pas rendue ; je ne parle que des libertés légitimes. C’est par un effet de ce raisonnement que les peuples asservis se vengent en aidant l’envahisseur à soumettre un tiers voisin, que l’on subordonne spécialement à ces courtiers de servitude.

Ce troc immoral est des plus fréquents dans la société contemporaine ; les effets de ce troc se multiplient ; c’est par l’universalisation de ce jeu que la société moderne se constitue de plus en plus comme une immense, comme une totale mutualité de servitude : chacun vend sa part de juste liberté pour une part d’autorité injuste qu’il exercera. Il y a même un marché de ces trocs, il y a un cours des valeurs : tant d’autorité pour tant de liberté perdue. C’est le fondement même du suffrage universel. Ce n’en était pas le fondement théorique. C’en est devenu le fondement pratique.

Le malheur est que la plupart des citoyens se plaisent à ces trocs usuels immoraux ; c’est un marché qui a deux avantages : premièrement il débarrasse l’intéressé du soin, du souci d’exercer sa juste liberté ; car exercer justement une juste liberté est de l’ordre du travail ; et c’est un travail difficile ; au contraire exercer une autorité injuste n’est pas de l’ordre du travail ; il est fatigant de dire, d’énoncer une proposition, puis d’en donner librement l’histoire et les démonstrations ; il n’est pas fatigant de dire : J’ai raison parce que je le dis, ou : j’ai raison parce que c’est la loi. Deuxièmement cette opération confère à l’intéressé la jouissance d’exercer de l’autorité sur quelqu’un. Et il paraît que c’est une jouissance irrésistible.

Des symptômes inquiétants nous forcent à nous demander si beaucoup d’instituteurs trouveront en eux-mêmes le courage de résister à la tentation ; la modestie civique est rare ; la tentation est grande : on leur offre d’entrer dans le système du gouvernement ; tout dans nos idées, dans nos mœurs, dans notre éducation, nous pousse à entrer tant que nous pouvons dans les gouvernements ; les instituteurs subissent aujourd’hui la tentation à laquelle tant de socialistes révolutionnaires n’ont pas résisté. Au fond, c’est toujours la tentation ministérielle.

On veut qu’ils soient les magistrats de la raison. D’où sort cette nouvelle magistrature ? Nous n’avons que trop de Magistratures d’État, civiles et militaires. Il n’est pas indispensable que toutes nos écoles soient transformées en conseils de guerre ou en tribunaux correctionnels, au choix. Sachons lire l’affaire Crainquebille. Téry me reproche d’avoir épinglé à l’affaire Crainquebille une citation que pourtant je croyais faite exprès. Téry me reproche de n’avoir pas épinglé tout l’article. Qu’il se rassure. Nous publierons tout l’article intéressé, pour sa peine ; et je le commenterai ; nous publierons tout l’article où il se plaint ; et je le commenterai, pour son malheur ; et nos abonnés verront que je ne pouvais pas et que je ne devais pas épingler tout l’article et qu’en épinglant juste la phrase qu’il regrette aujourd’hui je lui ai fait encore la part belle, et que ma citation était de bonne guerre ; si Téry veut ameuter contre ces cahiers misérables de nouvelles démagogies, anticléricales, je suis prêt à recommencer la conversation ; je n’ai pas peur de ses calembours ; puisqu’il ose parler d’État-Major, parlant à ma personne je lui demanderai où il était et ce qu’il faisait quand nous épuisions nos forces, nos finances, nos santés, pour la défense de la république libre contre les envahissements de l’État-Major militaire ; puisqu’il veut réglementer les relations que je puis avoir avec Anatole France, puisqu’il veut réglementer l’amitié que j’ai avec les deux Tharaud, — déjà la réglementation d’État ? mon camarade, — puisqu’il veut réglementer les relations que Tharaud peut avoir avec France et la prédilection que France peut avoir pour un livre de Tharaud, je préciserai, je lui demanderai ce qu’il faisait exactement, lui, dans le cabinet de M. Lemaître à la date où M. Clemenceau avait à défendre la Cour de Cassation contre les calomnies nationalistes.

Que Téry le sache : dans ces débats où il ne joue que sa réputation d’amuseur talentueux, nous avons engagé toute notre vie, et nous saurons nous défendre en conséquence.

Je m’en tiens aujourd’hui à la citation incriminée. Téry compare les maîtres de l’enseignement aux magistrats judiciaires. C’est une comparaison de réunion publique. Elle ne tient pas. Si elle tient, nous tombons dans l’affaire Crainquebille. Mais elle ne tient pas. Les élèves ne sont pas des inculpés. Les maîtres ne sont pas des juges. L’enseignement n’est pas une magistrature. C’est une culture. Nous reviendrons sur cet article, puisque l’auteur le demande.

Quand Téry assimile ou compare les maîtres de l’enseignement aux magistrats, il semble vouloir insister sur le devoir qu’on aurait de conférer aux premiers l’inamovibilité des seconds ; mais, premièrement, l’inamovibilité n’est pas la seule forme ni la seule garantie de la liberté, de l’indépendance ; il n’est nullement démontré qu’il faille conférer aux fonctionnaires l’inamovibilité pour leur garantir la liberté ; il n’est nullement démontré qu’il suffise de conférer aux fonctionnaires l’inamovibilité pour leur garantir la liberté ; il n’est pas démontré qu’il faille assimiler aux magistrats judiciaires les membres de l’enseignement pour leur assurer la liberté ; nous assistons ici à un nouvel effet du parapragmatisme déjà noté ; assimiler aux magistrats judiciaires les membres de l’enseignement, ce n’est pas garantir leur liberté, mais c’est leur conférer une autorité ; je n’insiste pas ; nous reviendrons sur cette assimilation dangereuse. Deuxièmement Téry oublie qu’il appartient officiellement à un parti où l’amovibilité des magistrats judiciaires est partie essentielle du programme ; quand Téry non seulement vante l’inamovibilité mais la veut étendre des magistrats judiciaires aux maîtres de l’enseignement, il oublie qu’il fait partie d’un parti nommé le Parti Socialiste français, qu’il fait partie d’un gouvernement nommé le comité interfédéral, que ce gouvernement fut constitué peu à peu dans les congrès de ce parti, que le dernier congrès eut lieu à Tours, et que le programme constitutionnel de Tours comporte l’élection de la magistrature, ce qui sans doute la rendrait amovible.

Nous recommencerons ce débat par le principe autant que nous le pourrons aussitôt que nous le pourrons. Je ne veux retenir aujourd’hui que le procédé. C’est le procédé le plus dangereux de la démagogie. Le démagogue négligent et grand seigneur est le plus dangereux. Lancer des idées fausses, et y tenir, est dangereux. Mais lancer une idée fausse et négligemment la retirer, sans y attacher autrement d’importance, est beaucoup plus dangereux. La critique indispensable ne sait plus où se prendre. L’auteur est de votre avis. Vous n’avez plus rien à dire. Cependant l’idée fausse continue son chemin, pousse sa fortune. L’auteur a pu retirer son idée : il n’a pas retiré l’image, la mémoire que les pauvres gens ont formée, ont gardée de cette idée. À la première discussion l’idée fausse reparaît, florissante ; la comparaison inconsidérée s’impose ; elle est commode.

Il y a cinq ans, au commencement de l’affaire, il y a deux ans, quand on pensa faussement que l’affaire était consommée, toutes les fois que la conversation des dreyfusards et des républicains revenait sur les instituteurs, il n’y avait qu’un cri et qu’une indignation : La première mesure à prendre, disait-on partout et sans aucune exception, la mesure indispensable, immédiate, sera de libérer les instituteurs ; ils sont aujourd’hui à la nomination des préfets ; il est inadmissible que des fonctionnaires appartenant au ministère de l’instruction publique, il est inadmissible que des universitaires soient responsables non pas devant leurs supérieurs hiérarchiques, non pas devant leurs inspecteurs, leurs maîtres et leurs amis, mais devant les agents du ministère de l’intérieur. — Telle était alors l’indignation de tous. L’amnistie passa.

On sait ce qui est advenu. Il est advenu la circulaire de M. Combes, la première, celle où pour la première fois un chef du gouvernement, un président du conseil des ministres, un ministre de l’intérieur a osé parler officiellement des faveurs gouvernementales, celle qui officiellement a étendu à tous les fonctionnaires de la République la pratique désastreuse du dossier politique, cette circulaire contre laquelle presque tout le monde s’est tu, qui fut à ma connaissance la première violation solennelle de la charte civique instituée par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, et contre qui la Ligue française pour la Défense des Droits de l’Homme et du Citoyen ne s’est pas sérieusement émue, — je ne parle pas des sections qui ont approuvé, — cette circulaire qui soumettait aux préfets tous les fonctionnaires du territoire, qui soumettait au ministère de l’intérieur tous les ministères de la République ; loin de libérer les instituteurs, c’est l’ancien asservissement des instituteurs que l’on a étendu à tous les fonctionnaires. Ce n’est pas vers l’indépendance et l’inamovibilité du magistrat que l’on tend, mais vers l’asservissement et l’amovibilité du fonctionnaire.

Je n’ai rien contre M. Combes. Quand il fut question de lui pour former un ministère, ses amis disaient : Il a été tout à fait nul comme ministre de l’instruction publique ; mais, vous verrez, il fera un excellent président du conseil. Jaurès nous expliquait dans son journal qu’avec une Chambre aussi bien faite, après d’aussi bonnes élections, avec une majorité aussi assise, on n’avait pas besoin de quelqu’un de très fort pour gouverner. Je ne me rappelle pas si même il ne nous expliqua pas que quelqu’un de pas très fort valait mieux.

On exagérait. M. Combes n’avait pas été nul comme ministre de l’instruction publique. Des personnes renseignées assurent qu’il est intelligent. Gauche et maladroit, la main lourde au commencement de son ministère, il est rapidement devenu spirituel, aisé ; il s’est révélé fort honnête orateur ; il tient bien la tribune ; il a de vives et bonnes reparties. Tout le monde s’accorde à répéter que c’est un vieil honnête homme ; et je sais qu’en politique cela est rare et précieux.

Je n’ai rien contre M. Combes. Il a courageusement assumé une tâche écrasante. Cette tâche écrasante, ce n’est pas de combattre l’Église. Vaincre l’Église serait une tâche écrasante. Combattre l’Église est cette année en France plus facile que de ne rien faire. Un gouvernement qui ne fait rien et qui ne combat pas l’Église tombe. Un gouvernement qui ne fait rien et qui combat l’Église tient.

La tâche écrasante que M. Combes a courageusement assumée, la tâche pour laquelle il a droit à toute l’indulgence des bons citoyens, c’est de constituer un gouvernement, et par suite un peu une administration avec des éléments empruntés aux partis radicaux.

Nous n’avons rien contre M. Combes. Il a beaucoup acquis de doigté depuis qu’il exerce le gouvernement. Et je n’omets pas de distinguer entre les deux couches, entre les deux générations de radicaux. Les républicains, radicaux et opportunistes, qui ont l’âge de M. Combes ont fondé la République. Cela ne s’est pas fait tout seul. Rien ne se fait tout seul. Et forcément il en reste quelque valeur aux hommes de ce temps-là. Non je ne confonds pas les radicaux de quarante, cinquante ou soixante ans avec cette multitude pressée de jeunes radicaux, — jeunes gens de vingt à trente ans, — qui de partout se poussent à l’occupation des places.

Tout ce que nous avons déclaré, mais je maintiens cette déclaration, c’est que nous refusions de nous engager, que nous refusions d’engager notre responsabilité dans la politique improprement nommée anticléricale des radicaux de gouvernement, parce qu’elle était injuste, et parce qu’elle était vaine. Qu’elle fût injuste, c’est ce que j’espère pouvoir montrer quelque jour, et je demande que l’on me fasse crédit jusque-là. Qu’elle soit vaine, c’est ce que l’on commence à reconnaître un peu partout. Ceux mêmes qui voulaient nous entraîner dans la compagnie de cette majorité commencent à se demander ce qui se prépare. Jaurès et Pressensé dans leurs journaux commencent à s’apercevoir que les partis radicaux ne sont pas solides. Jaurès parle de défaillance et pense de trahison. Cette majorité qui devait tout bouffer, — style approprié, — se rompt devant les bouilleurs de cru et vient de porter M. Doumer à la présidence de la commission du budget.

Nous n’avons jamais rien dit que cela. Mais nous l’avons dit à temps.

Si avant peu le ministère de M. Combes devient formellement un antiministère Doumer, un ministère de la paix contre le ministère de la guerre, à cet égard, et dans cette mesure, nous serons, autant que nous le pourrons, ses plus fermes soutiens.

Il ne faut pas que l’instituteur soit dans la commune le représentant du gouvernement ; il convient qu’il y soit le représentant de l’humanité ; ce n’est pas un président du conseil, si considérable que soit un président du conseil, ce n’est pas une majorité qu’il faut que l’instituteur dans la commune représente : il est le représentant né de personnages moins transitoires, il est le seul et l’inestimable représentant des poètes et des artistes, des philosophes et des savants, des hommes qui ont fait et qui maintiennent l’humanité. Il doit assurer la représentation de la culture. C’est pour cela qu’il ne peut pas assumer la représentation de la politique, parce qu’il ne peut pas cumuler les deux représentations.

Mais pour cela, et nous devons avoir le courage de le répéter aux instituteurs, il est indispensable qu’ils se cultivent eux-mêmes ; il ne s’agit pas d’enseigner à tort et à travers ; il faut savoir ce que l’on enseigne, c’est-à-dire qu’il faut avoir commencé par s’enseigner soi-même ; les hommes les plus éminents ne cessent pas de se cultiver, ou plutôt les hommes les plus éminents sont ceux qui n’ont pas cessé, qui ne cessent pas de se cultiver, de travailler ; on n’a rien sans peine, et la vie est un perpétuel travail. Afin de s’assurer la clientèle des instituteurs, on leur a trop laissé croire que l’enseignement se conférait. L’enseignement ne se confère pas : il se travaille, et se communique. On les a inondés de catéchismes républicains, de bréviaires laïques, de formulaires. C’était avantageux pour les auteurs de ces volumes, et pour les maisons d’édition. Mais ce n’est pas en récitant des bréviaires qu’un homme se forme, c’est en lisant, en regardant, en écoutant. Qu’on lise Rabelais ou Calvin, Molière ou Montaigne, Racine ou Descartes, Pascal ou Corneille, Rousseau ou Voltaire, Vigny ou Lamartine, c’est en lisant qu’un homme se forme, et non pas en récitant des manuels. Et c’est, aussi, en travaillant, modestement.