Œuvres complètes de Charles Péguy/Tome 1/La chanson du roi Dagobert

Nouvelle Revue Française (Tome 1p. 385-446).

LA CHANSON DU ROI DAGOBERT

24 mars 1903.

Orsay en Hurepoix, Île de France, inclus aujourd’hui dans le département de Seine-et-Oise, pour les élections dans la deuxième ou dans la troisième circonscription de Versailles, à moins que ce ne soit dans la quatrième, s’il y en a une quatrième,

le dixième jour avant les calendes d’avril de l’an mil neuf cent trois,

Mon cher Péguy,

Voici le premier traité où je mets mon système du monde. Les vingt premiers couplets sont les couplets traditionnels, que nous chantons le soir pour endormir nos enfants. Je me suis permis de faire les couplets suivants. Je ne suis pas celui qui fait la leçon à nos anciens auteurs. Je suis tout comme celui qui fit ou ceux qui firent les couplets traditionnels.

Ces couplets nouveaux se meuvent entre le rythme des couplets traditionnels et deux bases qui sont la prose et l’alexandrin ; les couplets traditionnels et les couplets nouveaux construits sur le rythme traditionnel se chanteront sur l’air traditionnel ; des deux bases, la prose est à dire, et l’alexandrin se déclame ; les airs des autres couplets nouveaux se meuvent entre cet axe et les deux bases.

Il fallait arrêter les airs nouveaux dérivés de l’air ancien, les airs seconds dérivés de l’air premier. En ce sens, il fallait écrire la musique de cette chanson. J’ai demandé à Romain Rolland de vouloir bien l’écrire. Il m’a fait l’amitié d’accepter.

Pierre Baudouin



À la mémoire de ma grand mère.
paysanne,
qui ne savait pas lire,
et qui première m’enseigna
le langage français.

Pierre Baudouin

Le roi faisait des vers
Mais il les faisait de travers ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Laissez aux oisons
Faire des chansons ;

— C’est vrai, lui dit le roi,
C’est toi qui les feras pour moi.

LA CHANSON DU ROI DAGOBERT

Première chansonnée.

1


Le bon roi Dagobert
A mis sa culotte à l’envers ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Votre Majesté
Est mal culottée ;

— C’est vrai, lui dit le roi,
Je vais la remettre à l’endroit.


2

Comme il la remettait,
Un peu trop il se découvrait ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi.
Vous avez la peau
Plus noir’ qu’un corbeau ;

— C’est vrai, lui dit le roi,
La rein’ l’a bien plus noir’ que moi.


3

Le bon roi Dagobert,
Ses bas étaient mangés des vers ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Vos deux bas cadets
Font voir vos mollets ;

— C’est vrai, lui dit le roi,
Les tiens sont bons, donne-les moi.


4

Le bon roi Dagobert
Portait manteau court en hiver ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Votre Majesté
Est tout écourtée ;

— C’est vrai, lui dit le roi,
Fais-moi rallonger de deux doigts.


5

Le bon roi Dagobert
Avait un beau justaucorps vert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Votre habit paré
Au coude est percé ;

— C’est vrai, lui dit le roi,
Le tien est bon, prête-le moi.


6

Le bon roi Dagobert
Faisait peu sa barbe en hiver ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Il faut du savon
Pour votre menton ;

— C’est vrai, lui dit le roi,
As-tu deux sous ? prête-les moi.


7

Le bon roi Dagobert.
Sa perruque était de travers ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Votre perruquier
Vous a mal coiffé ;

— C’est vrai, lui dit le roi,
Je prends ta tignasse pour moi.


8

Le bon roi Dagobert,
Son chapeau le coiffait en cerf ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
La corne au milieu
Vous siérait bien mieux ;

— C’est vrai, lui dit le roi,
J’avais pris modèle sur toi.


9

Le bon roi Dagobert
Voulait s’embarquer sur la mer ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Votre Majesté
Se fera noyer ;

— C’est vrai, lui dit le roi,
On pourra crier : le roi boit.


10

Le bon roi Dagobert
Chassait dans la plaine d’Anvers ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Votre Majesté
Est tout essoufflée ;

— C’est vrai, lui dit le roi,
Un lapin courait après moi.


11

Le roi faisait des vers
Mais il les faisait de travers ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Laissez aux oisons
Faire des chansons ;

— C’est vrai, lui dit le roi,
C’est toi qui les feras pour moi.


12

Le bon roi Dagobert
Allait à la chasse au pivert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
La chasse aux coucous
Vaudrait mieux pour vous ;

— C’est vrai, lui dit le roi,
Je vais tirer, prends garde à toi.


13

Le bon roi Dagobert
Voulait conquérir l’univers ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Voyager si loin
Donne du tintouin ;

— C’est vrai, lui dit le roi,
Il vaut mieux demeurer chez moi.


14

Le bon roi Dagobert
Se battait à tort à travers ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Votre Majesté
Se fera tuer ;

— C’est vrai, lui dit le roi,
Mets-toi bien vite devant moi.


15

Le bon roi Dagobert
Avait un grand sabre de fer ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Votre Majesté
Pourrait se blesser ;

— C’est vrai, lui dit le roi,
Qu’on me donne un sabre de bois.


16

Le roi faisait la guerre
Mais il la faisait en hiver ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Votre Majesté
Se fera geler ;

— C’est vrai lui dit le roi.
Je m’en vais retourner chez moi.


17

Le bon roi Dagobert
Mangeait en glouton du dessert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Vous êtes gourmand.
Ne mangez pas tant ;

— C’est vrai, lui dit le roi.
Je ne le suis pas tant que toi.


18

Le bon roi Dagobert
Avait un vieux fauteuil de fer ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Votre vieux fauteuil
M’a donné dans l’œil ;

— C’est vrai, lui dit le roi,
Fais-le vite emporter chez toi.


19

Le bon roi Dagobert
Ayant bu, allait de travers ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Votre Majesté
Va tout de côté ;

— C’est vrai, lui dit le roi,
Quand t’es gris, marches-tu plus droit.


20

Quand Dagobert mourut,
Le diable aussitôt accourut ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Satan va passer,
Faut vous confesser ;

— Hélas, dit le bon roi,
Ne pourrais-tu mourir pour moi.


21

Le bon roi Dagobert
Avait mis son bel habit vert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Votre Majesté
Semble un perroquet ;

— Nous semblons, dit le roi,
Les perroquets du coin du quai.


22

Le bon roi Dagobert
Semblait un beau perroquet vert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Vous voulez parler
Du quai aux oiseaux,
Face à la cité
Lez les grandes eaux ;

— Nous semblons, dit le roi,
Les perroquets du coin du quai.


23

Le bon roi Dagobert
Sautillait en perroquet vert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Votre Majesté
Marche en perroquet ;

— Siégerons, dit le roi :
Perchoir en cage au coin du quai.


24

Le bon roi Dagobert
Jacassait en perroquet vert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Votre Majesté
Jase en perroquet ;

— Parlerons, dit le roi :
Parloir en cage au coin du quai.


25

Le bon roi Dagobert
Semble académicien vert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Votre Majesté
Veut se présenter ?

— Je serai, dit le roi,
Nommé par les quarante voix.


26

D’avance Dagobert
Vêtit habit brodé de vert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Votre Majesté
Est mal culottée ;

— C’est vrai, lui dit le roi,
Je vais me remettre à l’endroit.


27

Le bon roi Dagobert
A mis bas son bel habit vert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi.
Votre Majesté
Veut se désister ?
De sa candidature.

— Ils sont trop verts pour moi,

Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats.[1]


28

Le bon roi Dagobert
Avait semé des blés d’hiver ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Blés qu’avez semés
Ne moissonnerez,
Ne seront comblés
Nos greniers à blés ;

— C’est vrai, lui dit le roi,
Gelés sont morts transis de froid.
Transis trempés tremblants gelés sont morts de froid.


29

N’avez pas Dagobert
Gant de velours et main de fer ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Juste fermeté.
Suprême bonté ;

— Je sais, dit Dagobert,
Main de velours et gant de fer.


30

Ayons, dit Dagobert,
Main de velours et gant de fer ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Vous errez tous jours,

Demain comme hier,
Et comme aujourd’hui ;

Vos esprits sont lourds
À toute altitude,
À tout niveau d’air ;

Entendements sourds
De décrépitude,

Et vos sens balourds,
Et vos pensers gourds
De béatitude
Été comme hiver ;

Bafouillez tous jours,
De jour et de nuit,
Me baillez ennui ;

— C’est vrai, lui dit le roi,
Sauf le respect que tu me dois.


31

Voire, dit Dagobert,
Gants de velours coûteront cher ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Les velours
Sont lourds
Pour en faire gants,
Le fer
N’est pas cher
Pour mains en fer blanc ;

— J’aurai donc, dit le roi,
Main de fer dessous gant de soie.


32

Le bon roi Dagobert
Avait un bois de chêne-vert ;

Le grand chauve Éloi
Lui dit ô mon roi,
Poils de ces forêts
Ne tombent jamais ;

— Ne serons, dit le roi,
Verts aussi longtemps que nos bois.


33

Relisait Dagobert
Les voyages de Gulliver ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
N’a pu voir des hommes ;
Hauts comme trois pommes ;

— Trois pommes ? dit le roi,
En a vus hauts comme trois noix.

Parlé
Trois pommes et un calot, disait ma grand mère.

34

Le bon roi Dagobert
Dit : Je ne connais pas Abner ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
C’est un général
Gouvernemental ;

— C’est vrai, lui dit le roi.
Nous le ferons nommer grand croix.


35

Le vieux roi Dagobert
Avait taillis de chêne-vert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Bois qu’avez planté
Ne menuiserez ;

— Serons, lui dit le roi,
Menuisés devant que nos bois.


36

Le bon roi Dagobert
Adorait le soleil d’hiver ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Veuillez n’adorer
Que le Créateur,
Et tout rapporter
Au premier auteur ;

Si Dieu l’eût voulu froid,
Soleil vous glacerait d’effroi.


37

Le bon roi Dagobert
Fit battre monnaie : à l’avers

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Nous mettrons emblème…
— Sous diadème

On fera mon portrait,
Rien n’est beau comme un roi bien fait.


38

Le bon roi Dagobert
Fit battre monnaie ; au revers

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Nous mettrons devise
Et non balourdise ;

— Nous mettrons, dit le roi,
Que ça vaut deux livres tournois.


39

Le bon roi Dagobert
Connaît parfaitement Fabert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Ce fut un féal
Du grand Cardinal,
Et sous le grand roi
Devint maréchal ;

— Faber ? lui dit le roi,
C’est un crayon numéro trois.


40

Le bon roi Dagobert
Méconnaissait Martin Luther ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Fut moine augustin…

Le roi, chantonnant :

Qui se couchait tard
Et se levait matin ;

Ne m’en conte pas tant :
Ce fut un pasteur protestant.


41

Le bon roi Dagobert
Voulait se battre à Champaubert :

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Bataille donnée
Jà nonante années ;

— Dommage, dit le roi,
J’eusse été brave cette fois.


42

Le bon roi Dagobert
Allait à la chasse à Ouzouer ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Votre Majesté
N’est pas invitée ;

— C’est vrai, lui dit le roi.
Ils nous ont robé nos grands bois.


43

Le bon roi Dagobert
Demanda que c’est que liber ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Voyez dans la tige
Entre écorce et bois…

— Je sais, lui dit le roi.
C’est où, dans un litige,
Il ne faut pas mettre le doigt.


44

Le bon roi Dagobert
Fit tailler tapis de drap vert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
C’est pour ambassade
Et parler maussade ;

— Sauras-tu, dit le roi,
Jouer au billard avec moi ?


45

Chantonnait Dagobert
La chanson du roi galant vert ;

Vive Henri quatre ;
Vive ce roi vaillant ;

Ce diable à quatre
A le triple talent

De boire et de se battre,
Et d’être un vert galant ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
C’était un Bourbon,
Hobereau gascon ;

— C’est vrai, lui dit le roi,
Ce n’était pas même un Valois.

Parlé

Moi, au moins, je suis un Mérovingien.


46

Malbrough s’en va-t-en guerre ;
Alla chez le roi Dagobert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
C’est un conquérant,
Ne tremblez pas tant ;

— Je tremble, dit le roi,
De tout mon corps, mais c’est de froid.


47

Le bon roi Dagobert
Connaissait le bonhomme Hiver ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
C’est un personnage
Feint par image ;

— Je l’ai vu, dit le roi,
Barbe blanche et manteau de froid.


48

Récitait Dagobert
L’apologue du pot de fer ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Serons-nous toujours
Casseurs ou cassés ;
Sans aucun recours
Voleurs ou volés ;
Sans aucun secours
Tueurs ou tués ;
N’est-il pas un tiers
Acheminement ;

— Je ferai, dit le roi,
L’apologue du pot de bois.


49

Le bon roi Dagobert
Émit emprunt, ne fut couvert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Votre Majesté
N’est pas argentée ;

— Je devais, dit le roi.
Bâtir un monument bourgeois.


50

Le bon roi Dagobert
Ne mit jamais sur tapis vert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Ces petits chevaux
Ont dans leurs sabots
Plus d’un héritage ;

— Ne mettons, dit le roi,
Jamais que sur chevaux de bois.


51

Le bon roi Dagobert
Voulait prêcher dans le désert

Comme le Baptiste ;
Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Parlez à Paris
Emprès de Saint-Denis ;

C’est le plus grand désert
Qu’ayons au royaume de France.


52

Le bon roi Dagobert
Avait aux cahiers compte ouvert :

Le sage Bourgeois
Lui dit ô mon roi,
Ne confondons pas
L’avoir et le doit ;

— L’avoir, c’est ce qui tombe,
Et ce qui monte, c’est le doit.


53

J’ai vu, dit Dagobert,
L’enterrement de Canrobert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Fut un général
Obsidional ;

— Tout va bien, dit le roi,
C’est un maréchal qui signoit.


54

Dit le roi Dagobert :
Ne faut manger son bled en vert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Tant de Mazarins
Nous ont fait chanter,
Tant de mandarins
Se sont fait ganter,

Que le grand peuple roi
Couchera sur planche de bois.


55

Dit le roi Dagobert :
il faudrait un nouveau Colbert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Finance
De France
Est mal en balance ;

— Bouffon du peuple roi,
Colbert ne tiendrait pas six mois.


56

Arrachait Dagobert
Un surgeon de cognassier vert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Je n’ai pas besoin
De cet arbre à coing,
J’ai moi-même en bosse
Ouvragé ma crosse ;

— Crosse d’or, dit le roi :
Évêque d’or, crosse de bois.


57

Dit le roi Dagobert :
On ne me prend jamais sans vert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Quand viendra le temps,
En moins d’un instant.
Je connais pourtant
Qui vous y prendra ;

— J’affirme, dit le roi,
Qu’on ne me prend jamais sans bois.


58

Dit le roi Dagobert :
Qui sais-tu qui me prend sans vert ?

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Quand viendra le temps,
En moins d’un instant,
Je connais pour tant
De savoir constant
Qui vous y tiendra ;

— J’affirme, dit le roi,
Que nul ne me tiendra sans bois.


59

Dit le roi Dagobert :
Tu connais qui me tient sans vert ;

Ô grand saint Éloi
Ni prince ni roi
Le chaud ni le froid
L’audace ou l’effroi
Pris ne m’y tiendra ;

J’affirme, dit le roi,
Que nul ne me tiendra sans bois.


60

Dit le roi Dagobert :
Tu sais qui me tiendra sans vert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
La mort capitale,
À tout corps fatale,
Aux vivants vitale,

Un jour vous prendra ;

La mort prévôtale,
Expérimentale,
Fondamentale,

Tous jours vous tiendra ;

La monumentale
Mort vous aura ;

Notre mort dotale
Noces fera ;


Mort sacerdotale
Messe dira ;

Au doigt, digitale,
Anneau passera ;

Cette mort frontale
Au front touchera ;

Mort pariétale
Au crâne luira ;

Cette mort dentale
Aux dents claquera ;

La mort palatale
Amère sera ;

Mort congénitale
Avec nous naîtra ;

Mort vraiment natale
Naître fera ;

Non pas mort totale
Âme arrachera ;

Non pas mort mentale
Esprit sauvera ;


Non sentimentale
Amour parfera ;

Quand l’horizontale
Te couchera ;

Mort décrétale
Disciplinera ;

Transcontinentale
Par tout s’en va

Est-occidentale
Ici passera ;

Ouest-orien
tale y reviendra ;

Cette mort brutale
Adonc vous prendra ;

Vous prendra sans vert
Sans vert et sans bois ;

— Nulle mort, dit le roi,
Ne nous vient que Dieu ne l’envoie.


61

Le bon roi Dagobert
Aimait le bois sec en hiver ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,

Joyeuse flambée
Est la joie
Des yeux ;

Verbeuse assemblée
Est la joie
Des vieux ;

— Rien ne vaut feu de bois,
Ô mon beau feu de bois,
Feu plus cher que grégeois,

Rien ne vaut feu de bois
Pour chauffer mon vieux corps de roi.


62

Le bon roi Dagobert
Aimait le vin sec en hiver ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,

Bouteille jolie
Est la joie
Des yeux,

Bouteille ma mie
Est la joie
Des vieux ;

Lippeuse lampée
Est la joie
Des dieux ;

— Rien ne vaut le Blésois,
Le petit vin de Blois,
Vin de sable et de bois,

Rien ne vaut le Blésois
Pour chauffer mon vieux cœur de roi.


63

Le bon roi Dagobert
Voulait aller courre le cerf ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,

Une hérédité
De férocité
Vous remonte au cœur ;

Vous irez en chœur
Sur bête seulée ;

Vous serez traqueur
De bête affolée ;

Vous serez claqueur
Et maître piqueur
De meute gueulée ;

Finirez vainqueur
De bête essoufflée,
De biche aux abois ;

Vilement moqueur
De bête acculée ;

Facile dagueur,
Sanglant disséqueur
De biche pâmée ;

— Que veux-tu, dit le roi,
J’aime le son du cor le soir au fond des bois.


64

Tous les ans Dagobert
Se payait un Mathieu Laensberg ;

Le grand saint Éloi
Disait toutes fois :
Livres qu’achetez
Sont fort mal portés ;
Ne tenez auteurs
Que des colporteurs ;
Livres qu’achetez
Seront mal notés ;

— C’est vrai, disait le roi ;
Mais le lisait en tapinois.


65

Le bon roi Dagobert
Vit un ballon monter dans l’air ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
C’est quelque savant
Qui va s’élevant ;

— Non, c’est un numéro :

Montrant l’affiche :

Fête annuelle à Palaiseau.


66

Tous les jours Dagobert
Consultait son Mathieu Laensberg ;

Le grand saint Éloi
Lui dit cette fois :
Lisez nos savants
Météorologues
Et non décevants
Larrons astrologues ;

— Rien ne vaut, dit le roi,
Véritable triple Liégeois.


67

Le bon roi Dagobert
Eut à monter en chemin d’fer ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Votre Majesté
Sera brouettée ;

— Mieux aimais-je l’arroi
De mon vieux carrosse de bois.


68

Le bon roi Dagobert
Avait un pardessus d’hiver ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Les bourgeois cossus
Ont des pardessus ;

— Quand les bourgeois sont rois,
Tant vaut que les rois soient bourgeois,


69

Le bon roi Dagobert
Voulait monter dans le tender ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Le tender n’est bon
Que pour le charbon ;

— Je vaux bien, dit le roi,
Deux cents kilos de charleroi.


70

Le bon roi Dagobert
Pleura le vieux Scheurer-Kestner ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Il est mort à temps,
Ne pleurez pas tant :

N’a pas vu toutes fois
Ses amis parjurer leur foi.


71

Le bon roi Dagobert
Votait pour monsieur Paul Doumer ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
C’est un député
Plein d’activité ;

— C’est le grand vice-roi,
Soleil levant des Tonkinois.


72

Dit le roi Dagobert :
J’ai connu beaucoup les Humbert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Fûtes-vous ministre
Ou bandit sinistre ?

— Eh non, lui dit le roi,
Je parle de ceux qui sont rois.

Parlé

Umberto, re d’Italia : tu ne t’es donc jamais fait refuser une pièce de quarante sous aux guichets de mes fermiers généraux.


73

Le bon roi Dagobert
Fut nommé préfet de Quimper ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Vos administrés
Ne sont pas lettrés ;

— Vaillant soldat du roi
Ne doit signer que par sa croix.


74

Le bon roi Dagobert
Bafouillait à tort à travers ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Votre Majesté
Sera député ;

— Je resterai donc roi ;
Le roi est mort : vive le roi !


75

Le bon roi Dagobert
À tout venant disait mon cher ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Vous serrez les mains
De tous ces vilains ?

— Ils votent, dit le roi,
Neuf mille trois cent vingt-sept voix.


76

Le bon roi Dagobert
À tout venant dit : Bonjour, cher ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Courez tant d’amis
Que semble fourmis ;

— Ami suis, dit le roi,
Non de leur cœur mais de leurs voix.


77

Le bon roi Dagobert
Devint ainsi parlementaire ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Votre Majesté,
Daignez m’écouter ;

— Je suis sourd, dit le roi ;
il pleut sur ma profession d’foi.


78

Le bon roi Dagobert
Devint alors autoritaire ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Votre Majesté,
Veuillez regarder ;

— Aveugle, dit le roi,
Je fais, défais, refais la loi.

Imitant un aveugle :
Ayez pitié d’un pauvre aveugle !
Imitant un camelot, puis un ouvrier :

Demandez le repasseur, le rapetasseur, le rafistoleur, le rapetisseur, le rapapilloteur, le raccommodeur, le rétameur de lois ; avez-vous des ciseaux, des couteaux à repasser ? voilà le repasseur, voilà le rémouleur.


79

Le bon roi Dagobert
Descendait place Walhubert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Vous pouvez rouler
Jusqu’au quai d’Orsay ;

— J’ai peur, lui dit le roi,
D’étouffer dessous tous ces quais.


80

Pour un temps Dagobert
Ici brisa la rime en ert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Tant avons chanté
Que faut déchanter :

— Ne pouvons, dit le roi,
Battre tant longtemps que beffroi.


81

Le bon roi Dagobert
Ici rejoint la rime en ert ;

Le grand saint Éloi
Lui dit ô mon roi,
Comme avons chanté
Allons rechanter ;

— Attends, lui dit le roi,
Que j’ajoute à ma lyre une corde de bois.


82

Le bon roi Dagobert
Avait vu danser le nain vert ;
Le nain vert Obéron, jouant au bord des flots,
Sauterait par-dessus sans mouiller ses grelots ;

Saint Éloi

S’il est un nom bien doux, fait pour la poésie,
Ah ! dites, n’est-ce pas le nom de la Voulzie ?

Dagobert

La Voulzie, est-ce un fleuve aux grandes îles ?

Saint Éloi

La Voulzie, est-ce un fleuve aux grandes îles ? Non !
Mais avec un murmure aussi doux que son nom,
Un tout petit ruisseau, coulant visible à peine ;

Dagobert

Un géant altéré le boirait d’une haleine ;
Le nain vert Obéron,

— Tu vois bien qu’il existe.

Saint Éloi fait un signe de dénégation.

Dagobert insiste, et, levant en courbe l’index de la main gauche :

Le nain vert Obéron, jouant aux bords des flots,
Sauterait par dessus, sans mouiller ses grelots.

Saint Éloi, voulant rompre la conversation :

Mais j’aime la Voulzie, et ses bois noirs de mûres,
Et, dans son lit de fleurs, ses bonds et ses murmures ;
Enfant, j’ai bien souvent, à l’ombre des buissons,
Dans le langage humain traduit ses vagues sons ;
Pauvre écolier rêveur, et qu’on disait sauvage.
Quand j’émiettais mon pain à l’oiseau du rivage,
L’onde semblait me dire : « Espère ! aux mauvais jours,
Dieu le rendra ton pain ! » Dieu me le doit toujours !

Un temps de tristesse et de silence. Dagobert, d’une voix basse et grave :

— Tu vois bien que le nain vert existe. S’il n’existait pas, Hégésippe Moreau, qui est un auteur sérieux, qui vient d’avoir son monument, et qui est dans le Merlet, n’en parlerait pas.

Comme il est heureux que j’aie fait mes études et que j’aie acheté ce Merlet quand j’étais à Sainte-Barbe, 2, rue Cujas, Paris, en cinquième A, douzième étude.

Après un long silence :

— As-tu vu la Voulzie ?

— Je n’en ai pas besoin, dit saint Éloi ; je la connais par les vers d’Hégésippe Moreau.

— J’ai vu la Voulzie, dit solennellement Dagobert ;

C’était, en septembre dernier, — septembre 1902, — en Brie, aux manœuvres de la dixième division : nous recommencions, comme je le fais désormais tous les deux ans, cette immortelle campagne de France ; et je n’ai pas besoin de vous dire que nous évitions soigneusement les quelques fautes qui, dans la réalité, notèrent cette campagne ; ce qui prouve que nos généraux sont devenus beaucoup plus forts que ne l’était le général Napoléon ; c’est même pour cela qu’aussitôt après la fin des manœuvres le général qui nous commandait fut promu général commandant un corps d’armée.

Donc un jour que la dix-neuvième brigade s’était battue vaillamment, furieusement, et sagement, contre la vingtième, à moins que ce ne fût la dixième division tout entière qui se fût battue vaillamment, furieusement, et sagement, contre le célèbre ennemi figuré ; quand le rassemblement eut sonné,…

Commencée au bon soleil de la campagne, la bataille avait peu à peu fini sous la pluie oblique épaisse, et dans la boue de la terre grasse des terres ; quand le rassemblement eut sonné, quand on eut piétiné sur place immobile dans la terre au bord de la route le temps indispensable, on se remit en route pour la grand halte sous la pluie, car il ne pleuvait pas moins que dans l’Aube fraternelle, et pour la grand halte les troupes ne s’acheminèrent pas vers une aire plane, sèche et bien aérée ; mais brusquement elles descendirent lourdement de la route à droite par un chemin boueux, glissant, liquide, mouillé, de flaques, de terre, et d’herbes glissantes, gluantes, piétinées de boue. Les premiers pouvaient marcher encore ; mais les suivants glissaient, tombaient, descendaient, coulaient dans une basse prairie humide comme une mare, où tous les pieds ferrés et cloutés de tous les hommes barbotaient dans la vase et dans les herbes flasques souillées vaseuses.

Vous savez ce que c’est que la grand halte. Celle-ci fut lamentable. Naturellement les hommes manquaient d’eau. On manque toujours d’eau quand il pleut. On manquait de bois, sec. Tout était trempé. On manquait de tout. Tout le monde était éreinté. On ne put faire le café. On mangea couché, vautré comme on pouvait sur la courte berge luisante, glissante, herbeuse, vaseuse, du petit, tout petit ruisseau commun de Brie qui passait au bord du pré, en contre bas de la route. On tortillait comme on pouvait son pain trempé, on mangeait depuis dix minutes des sardines et du saucisson, quand quelqu’un demanda :

— Qu’est-ce que c’est que cette affaire-là qui coule ?

— Je ne sais pas, dit un autre.

Et moi non plus je ne savais pas, tout savant que mes bons maîtres m’aient fait.

— C’est la Voulzie, dit négligemment un qui était du pays.

Soudaine révélation : la Voulzie ! À ce nom merveilleux, à cette invocation soudaine, à ce nom mémorable, à ce nom de Voulzie, je frissonnai des pieds à la tête, comme je le fais, tout roi que je suis, toutes les fois que je suis introduit dans la présence d’un personnage célèbre. Une rougeur me monta au visage, un frissonnement chaud de la nuque. Vraiment c’était là cette immortelle Voulzie. D’un éclair ma mémoire fut présente, et dans ma mémoire ouverte les souvenirs du passé me remontèrent. Et d’un seul regard je recommençai le lent chemin de ma jeunesse. D’un regard je revis la bonne maison de Sainte-Barbe, et dans cette bonne maison libre d’enseignement libre la sombre, sévère, sérieuse et d’autant la douce étude habituelle, chaude en hiver, fraîche en été ; je revis la présidence du bon Potot ; je revis ma jeunesse, la jeunesse des poètes, Homère, et la jeunesse du monde. Découverte jeune et connaissance du monde par les livres amis. Voyages dans les pays où mon corps ne voyagera jamais. Images vues, que le regard de mon corps ne verra jamais. Voyages dans les temps éternellement abolis ; renaissance des âges qui ne renaîtront pas ; images vues, que nul regard d’homme jamais ne reverra ; existence prodigieuse des âges qui n’existeront plus ; résurrection, retour non encore éprouvé des âges éternellement révolus. Voyages dans les temps où nul corps d’homme jamais ne voyagera plus, par quelle soirée d’hiver de ma jeunesse ancienne, sous l’écheveau de la lumière des lampes, — quel grand poète un jour a découvert que la lumière des lampes familiales formait un écheveau.

— C’étaient des lampes à huile, dit saint Éloi. Elles étaient très douces pour les yeux.

— Par quelle soirée d’hiver de ma jeunesse ancienne, sous l’écheveau de la lumière des lampes, avais-je pour la première fois de ma jeunesse ouvert ce Merlet rose gris à la page quatre cent trente-trois.

Saint Éloi, chantonnant :

Page quatre cent trente-trois.

— Monsieur Dagobert, me dit le capitaine Loiseau, vous prenez encore un morceau de saucisson ?

— Vous êtes sans doute officier de réserve, demanda saint Éloi.

— Sous-lieutenant de réserve, naturellement, puisque je suis le roi.

— Monsieur Dagobert, me dit le capitaine Loiseau, vous prenez encore un morceau de saucisson ?

— Si vous voulez, mon capitaine.

— Vous lui parlez bien, à votre capitaine.

— Je lui parle comme je dois : respectueusement, parce qu’il est mon supérieur dans la hiérarchie militaire, et parce qu’il est plus âgé que moi ; parce qu’il a trois galons et qu’il avait la barbe grise ; affectueusement, parce qu’il était un brave homme affectueux et rude, brusque et bon, brute et doux.

Saint Éloi chantonnant :

Je lui parle comme je dois.

— Monsieur Dagobert, me dit le capitaine Loiseau, vous prenez encore un morceau de saucisson ?

— Si vous voulez, mon capitaine.

Et comme j’avais appris de long temps, — et dans le service militaire, et dans un certain nombre de services non militaires, — à taire les mouvements de mon esprit et les sentiments de mon âme, rien dans le son de ma voix, ni dans l’inflexion de ma phrase, ni dans le regard de mes yeux, ni dans le geste habituel de ma main tendue pour saisir le papier blanc glacé transparent gras de charcuterie graisseux, rien ne trahit le prodigieux voyage de retour que je dus faire instantanément pour m’en revenir des pays d’enchantement et de jeunesse non renouvelable où ma mémoire m’avait transporté.

J’étais donc assis au bord de ce ruisseau commun de Brie, sur la courte berge penchée, dans l’herbe trempée souillée vaseuse ; autour de moi mes camarades mangeaient ; et parmi eux comme eux avec eux je mangeais ; car pendant tout le temps que ma mémoire m’avait tenu transporté dans le pays de ma jeunesse et dans l’âge de mon enchantement, je n’avais pas cessé un seul instant de manger parmi mes camarades ; je n’avais pas cessé un seul instant d’être un sous-lieutenant de réserve qui mangeait comme il pouvait sous la pluie épaisse et fatigante ; assis, couchés, vautrés autour de moi mes camarades mangeaient ; aucun d’eux n’avait bougé, comme j’en eus soudain l’assurance par une singulière et curieuse reconnaissance rétrospective, aucun d’eux n’avait bougé à ce nom de la Voulzie.

Ainsi pendant que ma mémoire m’avait transporté dans le pays d’enchantement, en même temps elle entendait, enregistrait et conservait tout ce qui se passait dans le pays de la réalité. J’avais été vraiment double. J’avais été un homme qui revit dans le temps non renouvelable de sa jeunesse ; et dans le même temps, étant le même, j’avais été un sous-lieutenant de réserve d’infanterie qui déjeune et qui fait la grand halte avec ses camarades.

Je m’aperçois, aujourd’hui que je suis de tout repos, que ma mémoire tenait beaucoup à enregistrer, à mesure qu’ils se produiraient, les événements de la réalité présente ; parce qu’elle était jalouse de la restitution qu’elle faisait, parce qu’elle défendait jalousement cette restitution, parce qu’elle sentait d’instinct qu’elle serait d’autant plus libre de se donner toute à l’audacieuse restitution qu’elle serait plus exacte à faire en même temps l’enregistrement de l’infatigable réalité présente ; car autant qu’elle était exacte à bien enregistrer l’écoulement inépuisable de la réalité présente, elle maintenait à mon corps exactement l’aspect qui répondait aux événements de cette réalité ; ainsi par la duplicité intéressée de ma mémoire j’avais l’air d’être là ; aucun accident d’inattention ne pouvait m’advenir ; ma mémoire pouvait travailler tranquille ; personne autour de moi ne pouvait s’inquiéter de ce que j’étais devenu ; je pouvais en toute assurance accomplir le séjour mystérieux. C’est pour cela que le capitaine Loiseau, croyant avoir affaire à moi, me dit :

— Monsieur Dagobert, vous prenez encore un morceau de saucisson ?

— Je sais, je sais, dit saint Éloi, et que vous lui répondîtes :

— Si vous voulez, mon capitaine.

Vous me l’avez déjà dit trois fois. Vous avez cité trois fois ce texte. On ne cite pas trois fois un texte. On ne cite pas trois fois le même texte. Nous ne sommes pas ici pour chanter au refrain.

— Je te l’ai dit trois fois, mon ami ; mais ces trois fois n’avaient pas la même valeur. C’est parce qu’en effet j’étais resté là, tout en allant ailleurs, que je pus répondre habituellement au capitaine :

— Si vous voulez, mon capitaine.

Si naturellement et si vraiment que pas un d’eux n’a connu que j’étais parti en un tel voyage ; aucun n’a soupçonné le transport mystérieux. Imagine, si tu l’oses, quelle scandaleuse déconvenue, si le capitaine avait pu supposer que le chef de la deuxième section s’était absenté sans congé. Or nous devons éviter le scandale, nous tous, et particulièrement dans l’armée militaire, et plus particulièrement quand nous sommes rois.

Par la duplicité de ma mémoire mon absence fut totalement occulte. Or j’ai toujours tenu beaucoup, dans mes déplacements et villégiatures, à garder le secret de ce que je devenais ; c’est ce que nous nommons voyager incognito ; je suis timide, comme les vrais potentats, et je ne puis supporter le regard des yeux indiscrets. Au régiment je ne puis voyager incognito, parce que mon livret militaire était individuel et nominatif, parce que ma lettre de service est individuelle et nominative ; mais un uniforme, que tout le monde porte, fait le mieux garanti des anonymats.

Par la duplicité de ma mémoire, qui cependant enregistrait les événements de la réalité présente, j’eus nettement, après que je fus revenu, l’assurance, l’impression qu’au nom de Voulzie pas un de mes camarades n’avait bougé.

Pas un poil de leur moustache, pas un muscle de leur face n’avait tressailli. Or mes camarades n’étaient pas des dissimulateurs. Si pas un poil de leur face n’avait tressailli, c’était que pas un poil de leur mémoire n’avait tremblé non plus. Aucun d’eux n’avait lu jamais les vers d’Hégésippe Moreau ; ou si quelqu’un les avait lus, il avait lu comme s’il ne lisait pas. Et par là je connus qu’il y a deux races d’hommes. Il y a les hommes qui savent par les livres ; et il y a les hommes qui savent par la réalité.

Il y a les hommes qui ne connaissent que par les livres. Et il y a les hommes qui ne connaissent que la réalité présente. Les premiers savent tout de l’objet, excepté qu’ils ne savent pas ce qu’est l’objet dans la réalité présente. Les autres ne savent rien de l’objet, excepté qu’ils savent ce qu’est l’objet dans sa réalité présente. Pour les premiers, la Voulzie est avant tout, sur tout, automatiquement et uniquement, quelque chose dont on se demande, en se répondant :

La Voulzie, est-ce un fleuve aux grandes îles ?

Saint Éloi :

La Voulzie, est-ce un fleuve aux grandes îles ? Non !

Tous deux ensemble, d’un ton scolaire, à la fois monotone et affectueux :

Mais avec un murmure aussi doux que son nom,
Un tout petit ruisseau coulant visible à peine ;

Sur un ton de réconciliation mutuelle, mais provisoire, comme gens qui s’entendent :

Un géant altéré le boirait d’une haleine ;

Lentement, et détaillant les mots :

Le nain vert Obéron, jouant au bord des flots,
Sauterait par dessus sans mouiller ses grelots ;

Saint Éloi, seul :

Mais j’aime la Voulzie, et ses bois noirs de mûres,
Et, dans son lit de fleurs, ses bonds et ses murmures ;
Enfant, j’ai bien souvent, à l’ombre des buissons,…

Saint Éloi, enhardi par la beauté des vers, ferme, sec, résolu, volontaire ; comme un vieux professeur très doux, très patient, très têtu :

— Je suis un scolaire, sire, et je m’en vante. Nulle connaissance ne vaut pour moi la certitude et la beauté d’un beau texte. Nulle beauté ne vaut la beauté d’un texte. Que me fait à moi votre histoire de manœuvres ? Je n’ai pas besoin d’avoir mangé du cervelas sous la pluie épaisse et fatigante, vautré sur la courte berge d’un ruisseau commun de Brie, dans l’herbe flasque souillée vaseuse, pour savoir ce que c’est que la Voulzie. Entendez-moi, sire. Je vous l’ai dit avec la fermeté respectueuse que je vous dois. Je n’ai pas besoin d’avoir vu la Voulzie commune et sale pour savoir ce que c’est que la Voulzie. Entendez-moi. Je vous l’ai dit. Je n’ai pas besoin de voir la Voulzie mouillée. Je connais la Voulzie beaucoup mieux que vous ne l’avez jamais connue. Je la connais assez par les vers d’Hégésippe Moreau.

Le roi se tait.

Saint Éloi, non moins ferme et honnête :

— Je vous le répète. Je n’ai pas besoin d’être sous-lieutenant de réserve d’infanterie, au soixante-seizième de l’arme, pour savoir ce que c’est que la Voulzie. Et cela est fort heureux, car je ne serai jamais sous-lieutenant de réserve. Sous ce régime soi-disant démocratique, un roi peut devenir officier. Un sage reste soldat. Si vous êtes éreinté d’une étape et de huit jours de manœuvres, vous qui marchez le dos vide et le ventre plein, que dirai-je, moi qui n’ai pas laissé mon sac au magasin. Quand il pleut sur terre, il pleut sur mon sac. Et un sac mouillé pèse double. Un sac mouillé pèse aux courroies ; et les courroies pèsent aux épaules. Comme disaient mes camarades, ce n’est pas le sac, moi, qui me tire sur les épaules, c’est la courroie.

— Laissons, dit Dagobert, ce bavardage de troupiers.

— S’il n’y avait pas de troupiers, répondit hardiment saint Éloi, il n’y aurait pas de troupes.

Un silence. Le roi recommence, imperturbable et triste :

— Il y a deux races d’hommes. Les uns connaissent l’objet par les textes qui s’y rapportent. Les autres connaissent l’objet même. Les uns connaissent la Voulzie comme un objet de poème. Les autres connaissent la Voulzie même, les autres connaissent la Voulzie. Les uns ne savent pas ce que c’est que la Voulzie. Les autres ne savent pas qu’il y ait un poème de la Voulzie. Les premiers ne se demandent guère ce que c’est que la Voulzie, et le peu qu’ils se le demandent, c’est pour en faire un commentaire au texte ; il faut bien qu’il y ait des notes au bas des pages dans les éditions savantes. Les autres ne se sont jamais demandé si c’tte affaire-là qui coule avait fait la matière ou l’objet d’un poème ; ils ne sont pas même fixés, comme ils disent, ils ne sont pas fixés sur ce que c’est qu’un poème ; ils savent à peu près que des vers ce n’est pas de la prose, parce qu’ils en ont appris par cœur au collège ou à l’école. Mais sache qu’ils ont appris par cœur sans entendre et sans lire ce qu’ils récitaient.

Vous les scolaires, —

Ici saint Éloi redressa fièrement la tête.

Vous les scolaires, au fond, ce qui vous ennuie, c’est qu’il y ait des réalités. Quelle aubaine, si cette Voulzie pouvait n’exister pas. Gomme vous seriez à l’aise, pour en parler. Quelles admirables conjectures. Industrieuses. Quelles ingénieuses conjectures fonderaient quelles réputations. Cette Voulzie, qui existe, vous embête. Elle vous arrache le pain de la bouche. Pour vous la Voulzie est un morceau de poème, un mot de vers. Elle se définit par le poème où elle figure, elle sonne par le vers où elle est. Elle n’existe que par l’œuvre où elle fait sa partie. Vous la connaissez mieux par ce poème que je ne la connais, moi qui ai vu dedans comme une motte de terre jetée faisait des ronds et du trouble. Vous savez toujours tout mieux que nous. Et toi, mon ami, sous prétexte que tu fus mon précepteur quand je n’étais que le dauphin du royaume encore, tu sais toujours tout mieux que moi. J’ai vieilli, mon ami, depuis l’âge que je recevais tes leçons. Nous avons vieilli. J’ai connu des réalités qui n’étaient pas dans nos vieux livres de classe. Éloi, j’ai connu des hommes qui ne te ressemblent pas. Heureusement qu’il y a deux races d’hommes. Et j’ai connu la deuxième race des hommes. J’ai connu des hommes qui ne connaissent pas par des livres. J’ai connu les hommes qui connaissent les réalités. J’ai connu aussi les hommes qui ne connaissent rien. Hommes merveilleux. Hommes sincères. Hommes précieux. Soutiens solides et véritables ornements de ce royaume. Hommes frais. Hommes nouveaux. Hommes neufs. Connais tout mon bonheur, Éloi. Et connais tout le bonheur de ces hommes. Ils sont ignorants. C’est-à-dire que leur mémoire n’est nullement préoccupée. Ils sont ignorants. Hommes frais. Troupes fraîches. Mémoires non encore fatiguées. Papier blanc. Toile bise. Hommes admirables, et tels que tu ne les connais pas, car tu n’as jamais connu que des élèves, dont moi. Hommes qui ne furent jamais élèves, car pendant que leur corps, sournoisement, avait l’air de suivre, leur âme libre faisait une perpétuelle école buissonnière. Hommes admirables, et pendant que pour nous, hommes fatigués, élèves et maîtres, la Voulzie est une rivière à mettre et mise en alexandrins, pour eux la Voulzie est une rivière commune, la Voulzie est une rivière comme une autre, de la vraie eau coulant entre deux berges vraies d’herbe vraie sur un vrai fond de terre et de vase ; et pendant que nous on ne peut pas prononcer devant nous le nom de Voulzie sans que nous fassions au moins un imperceptible signe de reconnaissance, et pendant que nous la première fois qu’on nous dit : C’est la Voulzie, nous demeurons stupides comme si nous n’eussions jamais envisagé cette éventualité, au contraire ces hommes ignorants, vraiment sages, vraiment neufs, entendent prononcer le nom de la Voulzie comme un nom parfaitement nouveau, et quand ils ont admis ce nom dans leur mémoire, ils ont uniment et simplement admis ce nom comme le nom d’un ruisseau commun de Brie. Heureux hommes, hommes enviables, qui recevaient en leur mémoire à Provins le nom de la Voulzie comme ils avaient reçu le nom du Grand-Morin à Coulommiers, qui entre ces deux noms ne faisaient absolument pas la différence, hommes jeunes et cousins germains de la réalité, qui ont depuis conservé ce nom dans leur mémoire, s’ils ont conservé ce nom, ce qui est douteux, non comme le nom d’une célébrité, mais comme le nom d’un véritable ruisseau commun ; car pour nous la Voulzie est ineffaçablement, et comme nous disons niaisement, la confidente et la muse d’Hégésippe Moreau. Mais pour ces hommes simples la Voulzie est un ruisseau où ils ont, un jour de grand halte, jeté des peaux de ronds de saucisson.

Telles sont, mon ami, les deux races des hommes.

  1. Fit-il pas mieux que de se plaindre ?