Œuvres complètes de Charles Péguy/Tome 1/Compte rendu de mandat

Nouvelle Revue Française (Tome 1p. 333-384).

COMPTE RENDU DE MANDAT

25 avril 1901,

Nos anciens abonnés n’ont pas oublié que mon grand cousin de province devait venir me voir avant le commencement de l’Exposition. Pourquoi il ne vint pas, cela ne vous regarde pas. Et si vous n’êtes pas contents, vous aurez affaire à lui.

— Bonjour, mon petit cousin, bonjour. Je viens te demander le compte rendu que tu me dois depuis quatorze mois passés.

— Bonjour mon grand cousin. Mais je n’ai guère le temps.

— Tais-toi, tu n’as pas besoin de réclamer. Tu es mon délégué. Tu dois m’obéir comme un qui va les pieds devant.

— Mais oui, mais oui mon grand cousin. Seulement j’ai eu la grippe. J’ai du rhume. J’ai des abonnés.

— Je m’en fous. Je suis le public, le peuple, enfin, les citoyens, le peuple souverain. Je ne t’avais pas commandé d’avoir la grippe. Rends-moi mon compte.

— J’y consens, mais encore faut-il que le compte soit régulièrement rendu. Où est l’assistance des citoyens, où le bureau, où les assesseurs, et le verre d’eau, et la carafe ?

— Où est l’assistance des citoyens électeurs, pour fumer, boire et chanter pendant le compte rendu : Vive la Sociale ! Vive la Révolution sociale ! Vivent les Syndicats ! Vive la République sociale ! Vive la Commune ! À bas les ministériels ! À Chalon ! À bas les démagogues ! Edwards en manches de chemise. Delory aussi. À bas les intellectuels ! Silence là-bas ! Vivent les coopératives de consommation ! Vive la grève générale ! À bas les papes ! À bas l’empereur ! Silence aux calotins ! Et l’exode ? Assassins ! assassins ! C’est la lutte finale — groupons-nous et demain

— Où est le président ?

— Où le président de séance à la tapette infatigable : Citoyens, citoyens, allons citoyens, citoyens, citoyens, citoyens, voyons citoyen. N’oubliez pas, citoyens, n’oublions pas que vous êtes assemblés, que nous sommes assemblés pour que le citoyen Péguy vous rende, nous rende compte, citoyens, du mandat, citoyens, que nous, que vous lui avez confié, citoyens, pour le, allons citoyens, pour le premier congrès national des organisations socialistes françaises. Voyons, citoyens, quel spectacle donneriez-vous aux bourgeois qui vous regarderaient. N’oublions pas, citoyens, que nous travaillons tous pour la même cause. Vive la Sociale ! Voyons citoyens, laissez parler l’orateur. Nos camarades du Parti Ouvrier Français parleront à leur tour. La réunion est contradictoire.

— Où les chaises, l’estrade et le bureau ? Où sont les formes indispensables d’un compte rendu ?

— Elles y seront, car je suis un homme juste.

Laisse-moi donc un certain délai. Il faut que je me prépare. Un peu. Il faut que j’y pense.

— On ne se prépare pas à dire la vérité. On ne se prépare pas à parler en public. Les grands orateurs bafouillent sans préparation. Es-tu donc un misérable cabotin, que tu veux te préparer à me faire un compte rendu. Ce soir, tu m’entends, cette après-midi, et pas demain. Quand tu devrais en crever. Convoque tes amis. Je suis bon prince. Et puis je n’ai apporté aucun citoyen dans ma valise.

À deux heures sonnantes, heure fixée, mes amis Pierre Baudouin et Deloire passaient le seuil de la porte.

— Je suis patient, dit mon grand cousin. Mais il me déplaît qu’on me fasse poser. Tes amis ne se pressent pas. Je vois les deux premiers qui arrivent en se balançant comme deux gendarmes en retraite. Quand les autres vont-ils nous arriver ? quand nous arrivera la foule de tes amis ?

— Les deux que tu vois sont les seuls que j’ai demandés.

— Les deux que je vois ? Tu n’as donc pas une foule d’amis ?

— J’en ai moins depuis que je suis malheureux. Mais ils sont meilleurs. Les deux qui nous attendent sous le gros poirier sont les seuls qui demeurent dans mon pays.

— Descendons. Je me contenterai de cette assistance. Nous ferons une réunion réduite. Et nous ajournerons le grand cérémonial, que l’on ne doit pas profaner.

Le philosophe Pierre Baudouin et l’historien Pierre Deloire se taisaient ensemble au pied du vieux poirier. Pierre Deloire salua d’un geste sobre. Mais Pierre Baudouin, qui avait une espérance intérieure d’événement heureux, manifestait un commencement d’exubérance. Il s’avança droit sur mon cousin, le dévisagea, le toisa de la tête aux pieds, reconnut en lui quelqu’un qui aimait à faire marcher pour de bon. Il s’arrêta net, retira cérémonieusement son chapeau, salua ; puis d’une voix grossièrement grosse :

— Bonjour monsieur.

Mon cousin le regarda fixement, reconnut son homme, celui qui ferait semblant de marcher. Il assura sa casquette sur sa tête, remit ses deux mains dans ses poches ; puis d’une voix violente :

— Bonjour citoyen.

Mais Pierre Baudouin répéta :

— Bonjour monsieur.

— Je ne sais pas qui vous êtes, répondit mon cousin avec emportement, puisque mon abruti de petit cousin a complètement oublié de me le dire. Mais sachez que je n’admets pas qu’on m’appelle monsieur. Qu’est-ce que je vous ai fait pour que vous m’appeliez monsieur devant tout le monde. Un jour de compte rendu de mandat, encore. Dans une réunion. Sachez qu’à Orléans je m’appelle toujours citoyen. Quand je veux allumer ma cigarette, en m’en allant, le malin, dans la rue Bourgogne, j’avise le premier fumeur qui passe : Pardon, citoyen, voulez-vous me donner du feu ? — Mais oui, qu’il me répond, citoyen. Tant plus qu’on en prend, tant plus qu’il en reste. Et puis quand je veux prendre mon apéro, pour ne pas faire suisse, à onze heures, j’appelle mon copain : Dis donc, citoyen, tu viens en boire une à la santé de la Sociale ? — Mais oui, qu’il me répond, citoyen. Faut jamais refuser.

— Il y a tant de capitalistes, répondit Pierre Baudouin, tant de rentiers, millionnaires et gros bourgeois qui se font appeler citoyens, à présent, que j’ai recommencé à nommer tout le monde monsieur, et messieurs quand il y en a plusieurs. Ainsi je ne fais pas de jaloux. Vous avez tort de divulguer le beau nom de citoyen. Vous avez tort de fumer des cigarettes. Vous avez tort de vous alcooliser.

— J’ai tort ? dit mon cousin, comme si le mot l’étranglait.

— Vous avez tort : si tous les républicains qui s’intitulent socialistes ou seulement bons républicains avaient envoyé à nos amis de Calais l’équivalent de ce qu’ils ont bu et fumé dans le même temps, nos amis les tullistes auraient tenu des années entières. Au lieu que nous les avons lamentablement laissés crever de faim, de misère et de froid. Nous sommes des lâches.

— J’ai tort, dit mon cousin, comme un qui s’essaye à prononcer un mot inconnu.

— Vous avez tort. Si tous ceux qui s’intitulent socialistes renonçaient au mauvais boire, la véritable révolution sociale serait avancée de plus de soixante et onze ans. Nous sommes des lâches.

— J’ai tort, j’ai tort, mais savez-vous, monsieur, que vous êtes un homme singulier. Vous êtes nouveau, vous. Vous êtes un homme qui a de l’audace. Vous m’enseignez des mots nouveaux. Un mot nouveau. Vous prétendez que j’ai tort. Savez-vous que vous êtes le premier qui ait osé me dire que j’ai tort. Quand je vais trouver les conseillers municipaux de mon pays, au moment des élections, ils ne me disent pas que j’ai tort ; ils me disent toujours que j’ai raison, qu’ils sont de mon avis, qu’il faut que je vote pour eux. Jamais un conseiller d’arrondissement ni un conseiller général ni un député ne m’a dit que j’avais tort. Et pourtant ce sont des hommes haut placés, capables, librement choisis par les suffrages de leurs concitoyens. Ils doivent s’y connaître un peu mieux que vous. Pourquoi dites-vous aussi qu’il y a des capitalistes qui se font appeler socialistes. Jamais M. de Rothschild, M. Lebaudy, M. Schneider, M. Chagot ne se sont fait appeler socialistes révolutionnaires.

— Aussi n’est-ce pas eux que je voulais dire. Mais nous avons des journalistes qui touchent des dix, douze et quinze cents francs.

— Quand cela serait, lui répondit mon cousin, on n’est pas capitaliste pour si peu. Ainsi moi mon patron me paie quatre francs par jour. Ça me fait près de quinze cents par an. Et je ne me prends pas pour un capitaliste.

Pierre Baudouin eût ainsi fait marcher mon cousin quelque temps. Mais Pierre Deloire intervint pour la première fois. Mon ami a l’esprit un peu lourd, un peu distrait, un peu bourré de faits. Il ne saisit pas toujours bien les nuances du faire marcher. Il me pardonnera ces quelques indications. Elles étaient indispensables.

— Monsieur, dit pédantesquement Pierre Deloire, c’est par mois et non par année que nos journalistes gagnent ces sommes considérables.

Pierre Baudouin esquissa un mouvement de mauvaise humeur. Mon cousin s’assit lamentablement. Il nous regarda un instant pour douter encore. Tout espoir de doute lui étant désormais fermé, il s’écrasa et compta comme en lui-même.

— Quinze cents par mois. Douze fois quinze font 180. Dix-huit mille par an. 180.000 en dix ans. Un million 800.000 en cent ans. Dix-huit millions en mille ans.

— Tenez-vous en là, dit Pierre Baudouin. Vous savez bien compter.

— J’ai appris chez les frères, quand j’étais petit, dit mon cousin. Les problèmes ressemblaient à ce que je vous dis. Les chers frères m’ont aussi enseigné la règle de trois et les calculs d’intérêts. Donnez-moi un crayon.

Pierre Deloire avait toujours sur lui de quoi prendre de notes.

— Dix-huit mille, qui multiplie cent sur trois. Deux zéros. Un million huit cent mille, divisé par trois. Six cent mille. Tout se passe comme si nos journalistes socialistes possédaient chacun six cent mille francs et vivaient chacun de ses rentes, sans toucher au fonds, l’argent supposé placé à trois pour cent, placement modeste. Vous voyez que je ne suis pas un ignorant. Mais comment les journaux peuvent-ils subsister ?

— Il y a les annonces, les affaires, la pornographie, les paletots, le blanc. On n’est plus sûr qu’il n’y ait pas quelques fonds secrets. 11 y a enfin les économies réalisées sur le petit personnel.

— Comment ! tout le monde n’est pas payé pareil ?

On paie très cher le rédacteur en chef et la grande signature. Mais le commun des rédacteurs touchent de cent à cent cinquante.

— Par mois, dit Pierre Deloire.

— Il y a aussi les rentiers natifs. Le grand orateur belge a la situation d’un gros bourgeois. Nous avons des rentiers qui vont de quinze à trente mille.

— Par an, dit Pierre Deloire.

— On se demande s’il n’y en a pas plus d’un qui monte à la cinquantaine. Lafargue a moins. Mais il a beaucoup. Nous avons des citoyens qui ajoutent le montant de gros traitements au montant de grosses rentes. Nous avons eu des journalistes qui à leurs gros traitements socialistes ajoutaient de gros traitements venus des journaux réactionnaires. On n’est pas bien sûr que ce régime soit passé. M. Millerand, qui est riche, n’a quitté l’Éclair, journal absolument indépendant, qu’un temps considérable après que les simples bourgeois honnêtes avaient fait leur paquet.

Mon cousin se leva sincèrement ému :

— Monsieur, dit-il, vous avez eu l’honneur de me faire marcher, avec toute cette histoire de mois que j’ai pris pour des années. Vous avez été plus fort que moi. N’ayez pas peur : je rends aux maîtres l’hommage que je leur dois. Écoutez, monsieur, vous pouvez m’en croire : c’est la première fois de ma vie que je marche. Mais aussi, monsieur, pouvais-je penser qu’il se passait des choses comme ça dans le parti. Pouvais-je imaginer tant de monnaie. J’en suis encore tout abruti.

— Asseyez-vous un peu, répondit Pierre Baudouin, ça va se passer. Vous en verrez bien d’autres à Paris, si vous restez quelque temps parmi nous. N’oubliez pas qu’aujourd’hui vous nous devez un compte rendu.

— Comment, je vous dois un compte rendu ! Vous abusez de votre victoire. C’est moi qui suis venu demander à mon petit cousin le compte rendu qu’il me doit depuis quatorze mois passés.

— Pourquoi vous doit-il un compte rendu ?

— Parce qu’il fut vraiment mon délégué au premier congrès national des Organisations socialistes françaises, tenu à Paris en décembre 1899.

— Nous devons donc savoir comment vous l’avez délégué.

— C’est bien simple :

— C’est bien simple :Quand nous eûmes lu dans les journaux que les socialistes français allaient tenir leurs États-Généraux pour commencer la révolution sociale, — immédiatement on s’est dit qu’il fallait que le Groupe d’études sociales d’Orléans fût représenté dans ces États-Généraux.

— Qui était ce groupe d’études sociales ?

— Un groupe d’études sociales, quoi. Vous savez bien ce que c’est.

— Sans doute, sans doute. Mais faites comme si je ne le savais pas.

— Je vous vois venir, avec vos gros sabots. Vous voulez à présent me faire parler.

— Oui.

— Vous voulez me faire causer ?

— Oui.

— Sachez donc ce qui en est. C’est mon petit cousin qui m’a fait entrer dans le groupe d’études sociales d’Orléans. Il en était avant moi.

— Qu’est-ce qu’il y faisait ?

— De la propagande. Il travaillait avec Nivet à remonter le groupe qui était descendu. Ils étaient toujours d’accord ensemble. Dans ce temps-là.

— Comment faisait-il de la propagande ?

— Vous voulez tout savoir, et ne rien payer, vous. Je vous connais bien. Il parlait le samedi, quand on se réunissait, — quand le Groupe se réunissait. On se réunissait le samedi parce que c’est le jour de la paye —

— Chez un marchand de vin ?

— Bien sûr, un marchand de vin qui avait la bonté de nous donner tous les samedis sa grande salle sans nous demander seulement un centime. On se réunissait aussi le samedi parce qu’on pouvait rester longtemps le soir. Le lendemain matin, on restait au lit. Le dimanche on pouvait faire la grasse matinée.

— On avait le droit de consommer, chez le marchand de vin ?

— Oui, on consommait.

— Combien ?

— Ça dépend, trois francs, cent sous. Quelquefois plus.

— En combien ?

— Ça dépend, huit, dix, douze, quinze personnes.

— Sur combien ?

— Je ne sais pas. On a été cinquante, soixante inscrits. Il y en a qui disent quatre-vingts. Mais ils ne payaient pas leurs cotisations. Mais on ne les rayait pas. Il faut que le groupe soit important.

— Sur combien d’habitants, dans la ville ?

— Cinquante et quelques mille, en comptant les faubourgs. Mais il y a aussi le comité ouvrier républicain socialiste, qui est plus nombreux. En tout ça fait deux ou trois pour mille.

— Et quand il y avait réunion, est-ce qu’on faisait des quêtes ?

— Faut bien. Dans une casquette. Pour les grévistes.

— On ramassait combien ?

— Ça dépend, quarante, cinquante sous. Quelquefois moins.

— Alors, quand il y avait réunion, qu’est-ce qu’on faisait ?

— Il y avait mon petit cousin qui parlait. Nivet n’aimait pas beaucoup parler, parce qu’il était fonctionnaire, et qu’il n’avait pas encore appris. Alors c’était presque toujours mon petit cousin.

— Bien ?

— Ça dépend. Non. Il parlait comme tout le monde. Il ne parlait pas comme un orateur. En commençant on trouvait que c’était bien. Parce qu’on n’en avait jamais vu d’autres. On n’en avait pas encore vu. Mais une fois qu’on a eu vu et entendu les grands orateurs de Paris, alors nous avons connu ce qu’était la véritable éloquence. Pensez, monsieur, pensez que le citoyen Alexandre Zévaès lui-même est venu jusqu’à Orléans. Nous n’avons jamais pu avoir Jaurès. On ne sait pas pourquoi. Mais nous avons eu le citoyen Alexandre Zévaès. Il n’est pas aussi capable que Jaurès. Mais c’est un fameux orateur tout de même. Quelle flamme ! Un grand orateur. Il était jeune alors. Mais il parcourait déjà la France pour semer la bonne parole. C’en est un orateur, avec sa tête ronde noire en petite boule. Et son nez au milieu. Vous l’avez vu quand il balance le bras ? Le monde bourgeois ne pèse pas lourd au bout d’un bras comme le sien. Alors nous avons connu que mon petit cousin n’était que de la Saint-Jean, comme on dit dans le pays. Mon petit cousin parlait assis, les deux coudes sur la table, comme un homme ordinaire, et il avait l’air de faire attention à ce qu’il disait. Il cherchait même, des fois, ce qu’il allait dire. Au lieu que Zévaès, il sait tout ça par cœur, lui. On ne peut pas lui en remontrer.

— De quoi qu’on parlait, quand il y avait réunion ?

— Mon petit cousin parlait de quelque chose. Alors ce n’était pas intéressant. Les grands orateurs parlent de tout. Zévaès vous dépeint toute la révolution sociale en quarante minutes. Après ça il faut encore vingt-trois minutes pour démontrer la république sociale. Parce que la révolution sociale, c’est quand on fait la république sociale, et la république sociale, c’est quand on a fait la révolution sociale. Je sais tout ça comme un Parisien. Je l’ai entendu dire assez souvent, dans les réunions. Je ferais un orateur comme tout le monde. Seulement je ne sais pas parler. Et puis ce n’est pas mon métier. De mon métier je suis ouvrier fumiste. Mon petit cousin, aussi, ne parlait pas assez longtemps. Il était tout de suite au bout de son rouleau. Il ne savait pas développer. Il parlait trop court. Trop sec. Pas assez de grands mots. Il nous faut des grands mots, n’est-ce pas ? Ça excite. Quand il avait fini, il ne disait plus rien. Quand il ne savait pas, il disait : Je ne sais pas. Ça faisait mauvais effet. Le grand orateur sait toujours tout. Le véritable orateur ne doit jamais avouer qu’il ne sait pas. Tenez, encore un détail qui me revient : mon petit cousin voulait nous faire causer, causer avec nous. Il nous demandait ce que nous savions, ce que nous pensions. Ça nous faisait réfléchir. C’était fatigant. Il voulait nous faire étudier, quoi. Le véritable orateur doit toujours parler lui-même. Et puis quand on demande à son voisin, on a l’air de ne pas savoir soi-même. Le véritable instituteur ne fait jamais parler son élève. Et puis je n’en finirais pas. Mon petit cousin n’aimait pas trinquer. Il buvait de l’eau. Il avait l’air de faire un peu la leçon à ceux qui buvaient du vin, ou autre chose de bon. Un bon verre de vin, moi, j’ai toujours aimé ça. Il voulait nous faire lire des brochures, des livres. C’est fatigant la lecture. Il nous avait fait abonner aux revues socialistes. C’est pas amusant. Ce qui est beau, c’est quand un orateur gueule bien, comme Zévaès, et qu’il sait balancer les deux bras. Ça, c’est passionnant. C’est aussi beau que dans les Deux Gosses. Moi, j’ai vu des vrais drames J’ai vu du Victor Hugo. Mais chez soi tout seul avec un livre, c’est rasant. Ça fatigue. Mon petit cousin dépensait tout ce qu’il pouvait ramasser d’argent à nous payer des brochures. Alors il avait l’air un peu bourgeois. C’est pas ce qu’il nous faut. L’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes.

Le Groupe d’études sociales d’Orléans se réunit pour élire enfin son délégué au premier congrès général des Organisations socialistes françaises. Mon gamin de petit cousin fut élu sans grosses difficultés. Le groupe ajouta que cette élection était définitive.

Le samedi suivant, je crois, ou peu s’en faut, le groupe d’études sociales d’Orléans se réunit à nouveau pour élire enfin son délégué au premier congrès général des Organisations socialistes françaises. Mémorable séance où siégèrent jusqu’à onze membres. Et où mon étourneau de petit cousin fut dégommé, ce qui fut bien fait pour lui. Je lui avais dit de venir. Mais il n’en fit rien, comme je vais avoir l’honneur de vous le conter.

Mais il faut que je commence par vous dire que le Groupe d’études sociales d’Orléans est adhérent au Parti ouvrier français. Adhérent, ça veut dire qu’il adhère, quoi. Il tient, comme qui dirait, au Parti Ouvrier Fran- çais. Le Parti Ouvrier Français, vous savez ce que c’est : le parti des ouvriers français, comme nous. Vous n’avez qu’à lire le nom sur une affiche : Parti — Ouvrier — Français. Un enfant saurait tout de suite ce que ça veut dire. Nous sommes des ouvriers français, nous, pas vrai ? Alors c’est pour ça que c’est notre parti.

Je crois bien me rappeler que c’est mon petit cousin, qui était une rude gourde, qui a fait adhérer le Groupe d’études sociales d’Orléans au Parti ouvrier français. Parce qu’il faut vous dire qu’on n’obtenait jamais d’orateurs pour les réunions publiques. On demandait à ua député, à un militant. — Non, qu’il nous répondait, vous n’êtes pas de mon organisation. — Pourtant, qu’on lui disait, il y a besoin de propagande à Orléans. Il y a du travail à faire. — Vous n’êtes pas de mon organisation. — Les bourgeois y ont des orateurs. — Vous n’êtes pas de mon organisation. Si vous ne savez pas ce que c’est qu’une organisation, c’est comme qui dirait le parti ouvrier français. Quelque chose pour qu’on y adhère. Alors mon petit cousin disait : Toutes les organisations socialistes sont évidemment parfaitement bonnes, puisqu’elles sont socialistes. Adhérons à n’importe laquelle. On adhéra au Parti ouvrier français, à cause du citoyen Vinciguerra, qui en était, et du citoyen Nivet, qui en devenait.

Il faut croire que le parti ouvrier français ne fut pas content de ce que le groupe d’études sociales d’Orléans avait élu le citoyen Péguy pour le représenter au premier congrès général des Organisations socialistes françaises. Le Conseil national du Parti ouvrier français n’aimait pas le citoyen Péguy. On n’est pas forcé d’aimer tout le monde, pas vrai. Alors ils envoyèrent le citoyen Lucien Rolland, ou mieux Lucien Roland, qui était du parti.

Vous ne savez peut-être pas ce que ça veut dire. Dans les commencements, quand on parlait de quelqu’un devant moi, et qu’on disait : Il est du parti, j’entendais qu’il était du parti socialiste. Ignorance grossière où je languissais. Grossier malentendu où dépérissait mon enfance intellectuelle. Sachez, monsieur, si vous êtes aussi bête que je le fus, connaissez que lorsqu’on dit de quelqu’un devant vous : Il est du parti, cela veut dire qu’il est du parti ouvrier français. Il y a des fois où je me trompe encore. Mais c’est que ça m’échappe.

La séance commença pour l’élection définitive. J’avais prévenu mon petit cousin. Tous ses amis l’avaient prévenu. — Viens, qu’on lui avait dit. Mais il nous avait répondu que le travail qu’il fournirait à Paris comme libraire éditeur pour le même prix et dans le même temps serait plus utile pour la préparation de la Révolution sociale que d’aller soutenir sa candidature sur place. Il avait tort, car la question n’est pas de travailler plus efficacement à la meilleure préparation de la Révolution sociale ; mais la seule question est de savoir plaire aux citoyens électeurs. Un voyage à Orléans, aller et retour, ne coûte pas dix francs de chemin de fer. En troisième classe. Mettons vingt francs avec les frais. Mettons deux jours, en comptant la fatigue. Mon petit cousin pensait que vingt francs de sa monnaie et deux jours de son travail à Paris donneraient beaucoup plus d’effet socialiste révolutionnaire qu’un bafouillage de trois quarts d’heure au groupe d’études sociales d’Orléans, devant quinze personnes. Il avait raison. Seulement il avait tort tout de même, parce que ces pensées-là on les garde pour soi. Nous savons tous que vingt francs d’éditions et deux jours de librairie valent beaucoup mieux pour la préparation de la Révolution sociale que tous les bafouillages de groupes. Seulement ça ne se dit pas, ces choses-là. Il faut faire croire aux électeurs que leur compagnie est la plus agréable du monde, que leur entretien est la plus utile occupation, qu’il vaut mieux parler pour eux quinze que d’écrire pour dix-huit cents lecteurs, que tout mensonge devient vérité, pourvu qu’on leur plaise, et que toute servitude est bonne, à condition que l’on serve sous eux.

— S’ils veulent savoir ce que je pense, disait mon cousin, qu’ils regardent mes articles. S’ils veulent savoir ce que je veux faire et ce que je fais, qu’ils regardent ce que j’écris, et qu’ils vous demandent les renseignements complémentaires. Vanité grossière de cuistre. Demander à des électeurs de lire, à un groupe d’acheter des publications. Il faut que je vous dise que c’est dans la revue blanche que mon petit cousin écrivait dans ce temps-là. Demander à des électeurs de se déranger, de travailler, de se casser la tête. Invention grossière d’une imagination intellectuelle. Ça n’est pas ça qu’il faut aux citoyens électeurs, au véritable peuple, au vénérable militant. Il faut qu’on lui apporte son candidat devant lui. Comme ça il peut le faire marcher, le faire causer, le faire tourner, le faire monter, le faire baisser, le faire biaiser, le faire lever, le faire asseoir, le faire chanter, le faire jaser, le faire coucher, le faire emballer. Il faut bien que le citoyen électeur ait quelques amusements dans la vie.

N’oublions pas que le citoyen délégué est l’obligé du citoyen électeur. Le citoyen électeur est quelqu’un qui possède quelque chose. Il possède sa voix. Le citoyen candidat est quelqu’un qui demande quelque chose. Il demande cette voix. Il ne faut pas que tu te montes le coup là-dessus, mon petit cousin. Le citoyen candidat demande la voix du citoyen électeur. Comme disait ma grand mère, qui était aussi la tienne, quand on demande la charité, il ne faut pas faire le fier. Comme dit mon patron, les affaires sont les affaires. Et les mendiants sont les mendiants. Quand on tend la main, il ne faut pas lever la tête. Ainsi parlait grand mère, mon ami, et je suis peiné que tu n’aies pas gardé le sens de ses leçons anciennes.

Les affaires sont les affaires. Tu veux que le citoyen électeur te donne sa voix. Il faut que tu lui donnes en compensation. Si tu étais député, tu lui donnerais des faveurs gouvernementales. Mais les délégués aux congrès socialistes n’ont encore aucuns bureaux de tabac. En attendant il faut que tu paies la voix que tu demandes. Il faut que tu paies. Si tu allais chez un marchand de parapluies et si tu lui disais : Le temps se couvre. Il me faut un parapluie. — Dans quels prix, monsieur, qu’il te demanderait. Pareillement quand tu te portes candidat il faut que tu donnes un prix des voix. Si tu étais venu toi-même, c’était donner au citoyen électeur, pour le prix de sa voix, cet avantageux sentiment qu’il pouvait te déranger à sa guise. C’est une antique jouissance, et dont la saveur n’est pas encore évaporée, que de tenir un homme, de lui faire sentir sa supériorité, de le tenir dans sa dépendance, de le plier à son caprice, de le subjuguer, de lui faire éprouver son autorité. Avoir à sa disposition le candidat plat. Jouir de ses platitudes. Voilà ce qu’il nous faut. Nous sommes le peuple souverain. C’est comme qui dirait que nous sommes tous des rois. Il nous faut donc des courtisans. Seulement dans le temps il n’y en avait qu’un seul qui était roi. Et il avait beaucoup de courtisans. Cela n’était pas juste. C’est pour ça qu’on a fait la révolution. Alors à présent tout le monde est roi, et c’est le même courtisan qui sert pour plusieurs. C’est moins commode. Mais l’égalité avant tout.

Mon petit cousin ne vint pas. Il envoya une lettre. Inutile communication. Une lettre épouvantable, insolite, où, avec une incroyable audace, il attaquait violemment Guesde et Lafargue pour l’attitude qu’ils avaient eue pendant l’affaire Dreyfus. Inconcevable maladresse. Venant de quelqu’un qui a fait ses études. Grossier manque de tenue. Nous savons tous que Guesde et Vaillant ont lâché pendant l’affaire, qu’ils ont abandonné, comme vous dites, la justice et la vérité. Mais il ne faut pas dire ça dans le parti. Mon petit cousin parlait aussi de guesdistes. Il n’y a pas de guesdistes. Il n’y a que le Parti ouvrier français. Tous les membres du parti sont égaux entre eux. Moi qui vous parle, sachez que le citoyen Guesde n’est pas plus que moi dans le parti. Quand le Conseil national du Parti ouvrier français lance des manifestes, le citoyen Jules Guesde signe à sa place alphabétique : a b c d e f g : Guesde. Le citoyen Jules Guesde est même le secrétaire du parti : secrétaire pour l’intérieur. Vous savez ce que c’est qu’un secrétaire. Quand vous êtes le secrétaire de quelqu’un, c’est lui qui vous commande. Puisque le citoyen Guesde est le secrétaire du parti, ça veut dire que c’est nous, le parti, qui lui commande.

— Ce n’est pas, dit Pierre Baudouin, ce que l’on croit généralement.

— Ce n’est pas ce que l’on croit généralement. Le monde est si mal renseigné. Le citoyen Roland vint en personne. Il était envoyé par le Conseil national du Parti ouvrier français, ou par quelqu’un du Conseil national, peut-être bien par le secrétaire pour l’intérieur du Conseil national du Parti ouvrier français. Nos candidats délégués nous sont en général envoyés de Paris. C’est ce que nous nommons les manifestations spontanées du pays socialiste, le choix spontané de nos groupes de province, un mouvement profond, l’autorité du peuple socialiste, la voix du peuple enfin. Tout ainsi des résolutions, ordres du jour, approbations, condamnations, indignations, propositions, notations, flétrissures et signalements. Tout nous vient de Paris. Ça nous demande moins de travail. Nous pratiquons ce que les républicains sous l’empire nommaient la candidature officielle. Nous nous apercevons que c’est fort commode. Nous recevons les candidatures toutes faites, aussi bien les citoyens candidats dignitaires que les textes candidats manifestes. Ça dispense d’inquiétude. Ça dispense de savoir. Ça dispense d’étude. Ainsi quand ce renégat de Millerand, vous savez, le ministériel, a fait voter par sa Chambre à tout faire son infâme loi scélérate Millerand-Colliard, que je ne connais pas, si on avait eu à se prononcer soi-même, il aurait fallu au moins regarder l’Officiel, demander, se renseigner auprès des camarades qui demeurent en ville, qui travaillent dans ces ateliers-là, dans ces usines-là, causer, discuter, réfléchir, — travailler. Tandis qu’avec la merveilleuse unité, avec l’inaltérable centralisation que nous devons aux bons soins de Son Éminence ou Excellence Armand Jean du Plessis, cardinal de Richelieu et de Sa Majesté l’empereur Napoléon premier, un mot d’ordre part de Paris, et rran cette loi criminelle est flétrie comme il faut, clouée au pilori.

— Qu’est-ce que le pilori, demanda Pierre Baudouin.

— C’est quelque chose pour qu’on y cloue Millerand. Millerand l’infanticide ! Voyez l’utilité : moi je n’ai pas mon pareil à Orléans pour engueuler quelqu’un. Eh bien jamais je n’aurais trouvé un mot comme ça. Infanticide ! On a beau dire. Infanticide ! Il n’y a encore que ces avocats de Paris. Infanticide !

Seulement ce qu’il y a de roulant, c’est que Millerand s’en fout autant que nous, parce qu’il est à la coule.

— À la coule de quoi ?

— À la coule de la centralisation, puisqu’il est ministre. Alors il peut organiser pour sa loi des manifestations spontanées.

Moi, voyez-vous, il me faut de l’unité. J’aime l’unité. Je suis partisan de l’unité. J’aime l’alignement, l’ensemble. Si on laissait les provinces lointaines imaginer des manifestations disparates, non seulement ça manquerait de littérature, mais on n’obtiendrait pas ces admirables concerts, ces puissantes symphonies.

— Antiphoniques.

— Laissez-moi la paix. Quand j’emploie un mot savant, pour faire de l’effet, je vous défends d’employer un mot plus savant. J’en étais à symphonies. Et je maintiens que nous en avons donné une admirable. Infanticide, infanticide, infanticide, ça roulait de Quimper à Barcelonnette comme l’immense flot du son de la voix de la clameur du reproche et du remords de la conscience du peuple des citoyens du monde socialiste. Vous voyez bien que je réussis à faire des phrases longues. C’est pour cela que nous fûmes heureux de constater que le grand Conseil national de Paris du Parti ouvrier français avait bien voulu penser à nous. Il témoignait ainsi de la singulière estime où il nous tient. Qu’ils sont beaux les pieds de celui qui vient au nom du gouvernement. Car enfin qui forçait le grand Conseil à s’occuper des quelques misérables épars que nous sommes. Et un tel désintéressement ne vaut-il pas de la reconnaissance ?

Le candidat national convenait exactement. Il plaisait même. On l’avait choisi, désigné avec le sage discernement qui fait un bon ministre de l’intérieur. Ministre, c’est-à-dire secrétaire d’État pour l’intérieur. Le Conseil national du Parti ouvrier français nous avait désigné le citoyen Roland, un enfant du pays. Mais non pas un enfant du pays comme l’était mon petit cousin. Mon petit cousin aussi est du pays, puisqu’il est venu au monde faubourg Bourgogne. Je lui ai même servi de parrain. Seulement depuis qu’il est venu à Paris, sous prétexte qu’il a beaucoup à travailler, il nous dédaigne, il ne vient pas nous voir. Au lieu que le citoyen Roland est toujours fourré chez nous. C’est un homme infatigable. Ce n’est pas lui, quand on le demande, qui dit qu’il a beaucoup à travailler. On ne l’avait pas vu au commencement, quand le groupe allait mal. Mais depuis que ça marche un peu, que nous sommes une quinzaine, et que nous avons une voix dans les congrès, il va au devant de tous nos souhaits. Il s’est rattrapé. Réunions publiques ou privées, punch, conférence, fête, sauterie, allocution, programme, il ne nous refuse rien. Son dévouement est inépuisable. Toujours en chemin de fer. Et ce n’est pas lui qui s’abrutit les yeux dans les livres, comme tous ces sales intellectuels.

— De quoi vit-il, demanda Pierre Baudouin.

— Cela ne vous regarde pas, citoyen. Nous n’avons pas à franchir le mur de la vie privée, comme disait Schneider, ou quelqu’un des siens. Charbonnier est maître chez soi, comme disait Rességuier. Le citoyen Roland, homme public, nous appartient corps et âme. Le citoyen Roland, homme privé, doit nous demeurer totalement inconnu. Du moment où nous le recevons à la gare jusqu’au moment où le punch a fini de flamber, tout citoyen propagandiste est à nous. Le punch éteint, commence la vie privée. Nous avons dans le parti un grand nombre de militants dont la vie privée serait douteuse, au cas où on l’examinerait. Mais elle n’est pas douteuse, puisque nous n’avons pas à l’examiner. Je ne sais si vous êtes assez intelligent pour saisir la distinction.

— J’y tâcherai, lui répondit Pierre Baudouin.

— C’est que je vais vous dire. Moi qui ne suis pas la moitié d’une bêle, comme on dit, je n’ai jamais bien entendu la différence. Mais il faut qu’elle soit capitale, puisque tout le monde le dit. Alors je l’ai apprise par cœur. Et je la sais bien, parce que je me la suis fait répéter souvent. Connaissez donc, mon ami, qu’il y a deux domaines : le domaine public, où les hommes sont nos esclaves, et le domaine privé, où ils sont, s’ils veulent, esclaves de leurs mauvaises passions. Ces deux domaines sont — attendez que je retrouve le mot qu’on m’a dit. Oui : ces deux domaines sont incommunicables. Incommunicable, ça veut dire que le même homme est mauvais dans le privé, bon dans le public. Dans le privé il est voleur, menteur, ivrogne, lâche, noceur, il a tous les vices. Dans le public il est honnête, sobre comme un chameau, rangé comme un employé de chemin de fer. Ainsi le veut la théorie. On a même remarqué dans le parti qu’une expérience constante semblait démontrer, confirmer, vérifier que c’étaient les plus crapuleux qui avaient le plus de talent. C’est pour cela que nous leur avons confié les meilleures places. La haute pauvreté de Guesde couvre tout. Comme la grande honnêteté de Jaurès pour les indépendants. Et puis si les bourgeois ne sont pas contents, ils auront affaire à moi. Nous les valons bien. Nous avons bien le droit d’avoir un parti aussi sale qu’eux.

Mon petit cousin, qui n’est décidément pas fort, avait envoyé sa lettre à son ami Roy, qui devait la lire en séance et la commenter. Il avait aussi averti son vieil ami Pierre le Febvre. L’ami Roy ne devait pas plaider pour mon petit cousin, mais il faisait comme qui dirait le commissionnaire. Il arrivait, lisait la lettre, et disait ce que mon petit cousin aurait dit s’il avait été là. Parce que dans une lettre on ne met pas ce qu’on veut. Et puis mon petit cousin dit toujours qu’il n’a pas le temps d’écrire. Alors c’était Roy qui devait parler pour lui. Seulement mon imbécile de nigaud de petit cousin avait négligé le principal. Devinez.

— Je ne puis deviner ce qui était le principal.

— Ne faites pas l’innocent. Devinez un peu. Voyons, le principal.

— Vraiment je ne sais.

— Vous n’êtes pas malin non plus, vous. Le principal, c’est que Roy n’est pas inscrit au groupe. C’est roulant, hein !

— Oui, c’est roulant.

— Vous n’êtes pas gai, aujourd’hui. Mais je me roule encore, moi, rien que d’y penser. Alors, au moment que Roy pensait parler, le citoyen Roland demande innocemment si le citoyen est inscrit au groupe. — Non, mais il remplace le citoyen Péguy. — Le citoyen Péguy n’avait qu’à venir lui-même. Si le citoyen que nous ne connaissons pas n’est pas inscrit au groupe, je ne puis lui donner la parole. Ainsi intervint le citoyen président de séance, qui s’était entendu sans doute avec le citoyen Roland. On pensa bien que c’était un coup monté à deux ou trois. Cela nous donna un supplément de considération pour des citoyens qui pratiquaient aussi doctement les moyens parlementaires.

— Je serais heureux, dit Pierre Baudouin, de vous demander un renseignement.

— Vous voulez dire, mon ami, que vous seriez heureux d’avoir le renseignement que vous voulez me demander. Vous ferez bien de surveiller votre langage. Vous bafouillez.

— C’est vous, monsieur, qui m’intimidez.

— J’en suis heureux. Vous me flattez. Je vous écoute.

— Les parlementaires qui avaient monté le coup étaient sans doute les pires ennemis de votre petit cousin ?

— Point : c’étaient ses meilleurs amis. Ainsi le veut la politique. Vous oubliez tout ce que je vous apprends. Incommunicable. Dans le privé on a des amis et des ennemis. Vos amis vous aiment. Vos ennemis vous haïssent. Vos amis vous tendent la main. Vos ennemis vous tournent le dos. Vous savez à quoi vous en tenir. Du moins c’est comme ça que je l’entends. Moi si j’avais un copain qui trinquerait le samedi avec moi, et puis le dimanche matin qui me débinerait quand j’ai le dos tourné, vous savez, je suis patient, mais dame je cognerais. Parce que c’est des saletés qu’on ne se fait pas entre copains. Dans le privé, il faut être franc. Et quand on veut me rouler, moi je fous la beigne, est-ce pas ? Vous savez ce que ça veut dire.

— Oui, un agrégé de philosophie, dans une assemblée générale de société anonyme à capital et personnel variables, traduisait ainsi : foutre ou donner sur la gueule à Péguy.

— Voilà un agrégé qui me plaît. Si tous les agrégés de philosophie avaient cette vigueur, on pourrait peut-être consentir à faire une petite place dans le parti à tous ces rabougris d’intellectuels. Dites-moi son nom, mon ami, que j’aille lui présenter mes respects.

— Je vous le dirai entre quatre-z-yeux.

Entre quat’z yeux, qu’il faut dire. Vous n’êtes pas accoutumé au langage vraiment populaire. On m’avait bien dit que vous êtes un aristocratiste et un personnaliste. Quand vous verrez cet agrégé vous lui ferez tous mes compliments. C’est un rude camarade. Peu de manuels parleraient aussi bien. Vraiment, monsieur, vous m’avez surpris, avec cet agrégé. On m’avait dit que tous ces intellectuels perdaient leur temps à des discussions, à des raisonnements, à des démonstrations. Quelque envieux, sans doute. On m’avait dit qu’ils gâchaient leur jeunesse et la force de leur âge en des spéculations rationnelles, qu’ils pâlissaient en Sorbonne et attrapaient des migraines. Je suis heureux qu’il y en ait de rouges, de barbus et de brutaux. Un fort en gueule intellectuel fait beaucoup dans mon esprit pour le relèvement de sa classe, qui en a besoin.

Je vous disais donc, mon ami, que dans le privé on n’admet pas les trahisons, félonies, jésuiteries, mensonges, roublarderies, escobarderies et duplicités. Mais par un juste retour ces ignonomies non seulement on les admet dans la politique, mais sachez qu’elles en sont l’ornement, le couronnement, et pour ainsi parler la fleur avec le fruit. Dans le privé nous sommes les amis de nos amis et nous aimons nos amis et les amis de nos amis. Dans le privé nous portons droitement le regard de nos yeux. Dans le privé nous tenons la parole que nous avons donnée. Dans le privé nos poignées de mains sont quelquefois sales, mais elles ne sont sales que de suie ou de plâtre ou de fumée. Dans le public, dans le politique nous avons imaginé d’abord que l’on doit passer en brutalité les nationalistes eux-mêmes, afin d’embêter les nationalistes. Puis nous avons imaginé que l’on doit passer en jésuitisme les jésuites eux-mêmes, afin d’embêter les jésuites. Nous les embêtons ainsi doublement. Comme adversaires nous les embêtons en leur portant des coups jésuites. Et comme concurrents nous les embêtons en faisant mieux qu’eux dans la même partie. Ce qu’ils doivent marronner. Sans compter qu’ainsi nous finirons bien par les éliminer totalement. Puisque, pour parler comme les savants, messieurs, on ne supprime jamais que ceux que l’on remplace. Nous nous exerçons utilement à supprimer les jésuites noirs. Tout nous fait espérer que nous y réussirons.

Non seulement nous avons imaginé que l’on doit passer les barbares en barbarie et les jésuites en jésuiterie, mais nous affirmons délibérément que ceux qui ne veulent pas, comme nous et avec nous, passer les jésuites en jésuitisme, à seule fin d’embêter les jésuites, sont incontestablement vendus aux jésuites. Ainsi nous pratiquons l’affirmation stupide, qui a si bien réussi à monsieur le marquis de Rochefort, et l’affirmation sans preuves, qui a si bien réussi à M. Édouard Drumont. Nous nous apercevons que c’est fort commode. Nous reconnaissons, après tous les grands antisémites, qu’il est beaucoup plus facile de répéter une condamnation que de motiver une accusation, et que cela réussit beaucoup mieux. Nous avons éprouvé que les condamnations les plus stupides sont, à beaucoup près, celles qui obtiennent le meilleur accueil, et que les calomnies les plus grossières sont celles qui trouvent le plus large crédit. Nous utilisons pour le mieux de nos intérêts la mentalité démagogique depuis longtemps instituée par nos adversaires les plus précieux. Nous cultivons parmi nous cette singulière mentalité du traître, sur laquelle nous avons fait de si beaux articles au cours de l’affaire, mentalité où tout homme qui pense librement apparaît comme un espion et pour tout dire comme un vendeur de bordereau. Nous semons à pleines mains la suspicion. C’est beaucoup plus facile que de semer l’éducation. Nous poignardons les gens que nous aimons le mieux. Pour leur bien. Parce que nous les aimons. Pour assurer leur salut éternel. Nous les étouffons de tendresse. Quand c’est de tendresse feinte, le résultat est déjà remarquable. Mais quand c’est de tendresse vraie que nous étouffons les gens que nous aimons, nous touchons à la politique sublime. Il a dû y avoir des moines aussi beaux. Tourner les mauvais sentiments en actions mauvaises demande un certain métier, mais détourner les sentiments de l’amour aux fins de la haine exige un sens religieux de la politique. Nous devons convertir les infidèles. Mais surtout nous devons sauver quand même les hérétiques. Nous devons sauver l’hérétique malgré lui. Nous avons laïcisé tout cela. Car la bonne laïcisation n’est plus de faire sauter le joug religieux qui alourdissait la nuque de l’humanité. La bonne laïcisation est de laisser le joug religieux commode aux gouvernements. Seulement, parce que nous sommes les anticléricaux, nous écrivons laïque sur le joug. Ceux qui ne savent pas lire sont priés de s’adresser à leur voisin. J’oubliais de vous dire : nous écrivons laïque en lettres rouges, parce que nous sommes les socialistes révolutionnaires. Nous avons inventé l’honneur du rouge. Nous avons longtemps raillé l’honneur du tricolore. Mais nous reconnaissons qu’il est bon d’avoir une couleur. C’est commode. Il faut du rouge pour le peuple.

Je vous disais donc, mon ami, que dans le privé on n’admettait pas les trahisons, mais qu’elles sont la fleur de la politique. Les deux ou trois citoyens qui avaient manœuvré si supérieurement contre la candidature Péguy étaient les meilleurs amis — politiques — de Péguy. Des hommes qui jadis lui serraient la main chaudement. Mon cher Péguy par ci, mon cher Péguy par là. Et en ce mémorable samedi, au commencement de la séance, ils imaginèrent ce moyen scrupuleusement régulier d’intercepter la parole, de couper la communication à mon petit cousin absent. Telles sont les singulières beautés de la politique. D’abord elles nous paraissaient douteuses. Mais on a fait notre éducation. Nous aussi nous sommes devenus des connaisseurs. Et nous savons apprécier les beaux coups.

Pour un beau coup parlementaire, vous êtes forcé d’avouer que c’était un beau coup parlementaire, parfait sous tous les aspects. Ça se dit comme ça : — imitant des acteurs de comédie bourgeoise — Je demande la parole pour une observation préalable : pouvons-nous savoir si le citoyen qui demande la parole est régulièrement inscrit au groupe. — sourire aimable du citoyen président : Voulez-vous nous dire, citoyen, on demande si vous êtes régulièrement inscrit au groupe. Citoyen, vous entendez ? — stupeur du citoyen : Mais, citoyen, puisque je remplace — — — le président sévèrement heureux : Non, citoyen, j’en suis au désespoir. Mais si vous n’êtes pas régulièrement inscrit au groupe, il m’est rigoureusement impossible de vous donner la parole. — stupidité du citoyen remplaçant ainsi interloqué. Il n’y a rien à dire à cela. Vous n’êtes pas inscrit : vous n’êtes pas inscrit. M. Péguy est inscrit, mais il n’est pas là. Vous êtes là, mais vous n’êtes pas inscrit. C’est clair. C’est vrai. C’est la vérité même. Vous qui aimez tant la vérité.

J’en suis au désespoir : mot admirable de politique, et dont moi-même je fus ému. Par un excès de bonté, avec l’assentiment de l’assistance, on permit à Roy de lire la lettre sans commentaire aucun. L’impression fut glaciale. Cette lettre sans commentaires se présenta comme un squelette. J’admirai à part moi l’habile bonté du président. Toujours la tendresse. Le citoyen Roland laissait aller.

Pierre le Febvre demanda la parole. Ce Pierre le Febvre est le plus vieil ami que mon cousin ait jamais eu dans Orléans. Un homme à l’âme ancienne. Aimant comme un père. Solide comme une barre. Ça ne bouge pas. Il a contribué beaucoup à former mon petit cousin. C’est un ancien ouvrier forgeron. Il a beaucoup beaucoup lu. Il sait beaucoup des livres et beaucoup de la vie. Tout appris lui-même. Comment nommez-vous ça ?

— Un autodidacte.

— Un autodidacte. Moi, vous savez, je n’aime pas ça, l’autodidacture.

— L’autodidascalie.

— L’autodidascalie. Je suis pour la dictature impersonnelle, comme le citoyen Vaillant.

— Je vous assure que ces deux mots n’ont rien de commun.

— Taisez-vous. Je ne vous demande pas des renseignements. Je suis pour la dictature impersonnelle du prolétariat. Je vais vous dire. Je n’aime pas l’autodidascalie parce qu’on m’a dit que les autodidactes s’en ressentaient toujours un peu. Je n’aime pas non plus l’autre didascalie, parce que, n’est-ce pas, il ne faut jamais asservir sa pensée. Alors je ne m’instruis pas du tout. C’est comme ça que nous faisons tous dans le parti. Ainsi nous restons libres. Et puis on n’a pas besoin de savoir ce qu’il y a dans le monde bourgeois, puisqu’on va le remplacer un de ces quatre matins. Et ce qu’il y aura dans le monde socialiste on le sait d’avance : tout le monde sera guesdiste. Ou bien les livres sont contraires au programme du parti, — et alors ils sont dangereux. Ou bien ils sont conformes au programme du parti, — et alors ils sont oiseux. Nous ne lisons jamais. Et puis c’est fatigant. Et puis c’est rasant. Et puis c’est intellectuel.

Ce Pierre le Febvre a donc beaucoup lu pour se former et vivre comme un homme et par cela même il nous est désagréable. Et puis c’est un radical. Nous nommons radicaux les vieux républicains de province qui nous gênent. Le programme radical, c’est nous qui l’avons ramassé. Nous faisons de l’anticléricalisme bourgeois aussi fructueusement que les meilleurs élèves de Clemenceau. Le débat redoutable où nous assistons parmi nous vient de ce que la moitié des socialistes sont devenus des opportunistes pendant que la moitié devenaient des radicaux. Viviani est gambettiste. Zévaès est clemenciste. — —

— Monsieur, demanda Pierre Deloire, qui de l’unité ôte les deux moitiés, il ne reste rien.

— Je ne parlais que de l’État-Major, monsieur, et nous pouvons espérer qu’il ne pèsera pas lourd. Vos interruptions sont donc oiseuses. Nous voulons bien que Zévaès parle exactement comme le citoyen Pichon discourait. Vous savez les fameux discours, avant l’ambassade. Nous voulons bien que Viviani parle un peu plus bourgeoisement que Jules Ferry. Mais nous ne voulons pas accueillir parmi nous, en province, les vieux républicains. Vous entendez la différence. Quand nous usurpons le programme radical, auquel ce pays est habitué, ou même le programme opportuniste, nous socialisons un excellent moyen de production. Quand nous fermons la porte au nez aux vieux républicains, nous sauvegardons nos moyens de consommation. Vous suivez ?

— Nous tâchons.

— Le programme opportuniste et le programme radical produisent beaucoup de mandats. Pour des raisons que nous examinerons plus tard. Et les mandats produisent beaucoup d’avantages. Quand donc nous captons les voix des électeurs opportunistes et radicaux en calquant nos programmes sur les programmes opportunistes et sur les programmes radicaux, nous accroissons d’autant nos moyens de production. Au contraire si nous faisions place aux vieux républicains parmi nous, cela réduirait nos parts dans les moyens communs de consommation. Il y a si peu de places. Le monde est si étroit. Vous m’entendez à présent ?

— Nous y atteignons.

— Un exemple vous facilitera l’entendement. La République, c’est la maison. Les républicains, c’est l’habitant. Nous avons un double intérêt à nous approprier la maison, et à en chasser l’habitant. Comme le dit si éloquemment l’admirable vers de Vandervelde :

La maison est à moi : c’est à vous d’en sortir.

— Monsieur, dit Pierre Deloire, ce vers n’est pas de Vandervelde.

— Comment, il n’est pas de Vandervelde, Émile Vandervelde. La preuve c’est que je le lui ai entendu dire en province dans une tournée. Ailleurs qu’à Orléans. Si vous saviez comme il dit bien. L’admirable conférencier. Il est parfait. Il fait une grande grande phrase. Il attend un moment. L’auditoire, qui sent le coup, attend aussi. Et il vous envoie ça :

La maison est à moi : c’est à vous d’en sortir.

On appuie sur vous. Vous, c’est les bourgeois. Nous, moi, c’est les bons socios. Alors nous on applaudit frénétiquement.

— Monsieur, répéta Pierre Deloire, ce vers n’est pas de Vandervelde : il est de Molière.

— Qui ça Molière ? Je vous dis qu’il est de Vandervelde. La preuve c’est que le citoyen Roland nous a dit que c’est là-dessus que le grand orateur belge a bouclé son grand discours au congrès international. Je dis bouclé parce que je ne sais pas le mot. Je ne sais pas tout, moi. Quand on finit un discours, enfin, quoi, le grand coup. Au moment qu’on garde le meilleur pour la fin.

— Monsieur, répéta pour la dernière fois Pierre Deloire, ce vers n’est pas de Vandervelde. Il est de Molière. Molière, comme le disaient nos professeurs de littérature, Molière le met dans la bouche de Tartuffe. Et il est déplorable que, séduit par l’éloquence du grand orateur belge, tout un congrès socialiste international ait aussi frénétiquement acclamé un vers de Tartuffe.

— Je vois bien, dit mon cousin, quand son premier étonnement fut passé, je vois bien, monsieur, que je devais me méfier de vous, qui ne disiez rien en commençant, et non pas de ce Pierre Baudouin qui parle à tort et à travers. Les silencieux sont dangereux. Vous imaginez des diversions pour me couper le fil de mon histoire. Vous savez bien que je veux vous dire vos vérités, qui vous déplaisent. M. le Febvre a donné pour la République tout ce qu’il avait de temps, d’argent, de santé, de force, de vie. Je n’avais pas bu ma première absinthe qu’il avait déjà ses trente ans de service républicain. Il a commencé sous l’empire, que je n’étais pas encore venu au monde. Seulement je vous conterai son histoire la prochaine fois, parce que c’est encore une diversion que vous essayez. Enfin M. le Febvre avait tout pour nous déplaire. Il est inscrit au groupe. Le citoyen Roland voulut bien lui laisser la parole.

M. Pierre le Febvre parla mal, parce qu’il était ému profondément, parce qu’il était sincère, parce qu’il croyait qu’il avait raison, et qu’ayant pendant sa jeunesse fait son apprentissage pour le métier de forgeron il ne l’avait pu faire pour le métier d’orateur socialiste. Les moins avertis s’aperçurent aussitôt qu’il aimait beaucoup mon petit cousin et que les calomnies l’écœuraient et que ces calomnies en particulier lui faisaient beaucoup de peine. Alors les assistants convoitèrent de calomnier son jeune ami. Les assemblées populaires sont parfois pitoyables aux faibles, aux malheureux. Mais les assemblées parlementaires ne connaissent aucune jouissance plus profonde que d’écraser les faibles, et les malheureux peinés, qui sont les faibles des faibles. Quand les assistants connurent que l’échec de Péguy ferait une grosse peine à son vieil ami le Febvre, un désir politique leur monta de précipiter l’échec de Péguy.

M. le Febvre allait au devant de leurs vœux. Il présentait timidement des arguments ridicules : que mon petit cousin avait pour ainsi dire fondé le groupe au commencement, qu’il avait contribué beaucoup à l’entretien du groupe ensuite, qu’à Paris, comme libraire, il travaillait beaucoup pour le socialisme révolutionnaire, enfin qu’il saurait, au congrès, travailler efficacement à la préparation de la révolution sociale.

On écouta patiemment ces arguments misérables. Puis le citoyen Roland demanda la parole. Notez qu’il parlait le dernier. Par un excès de politesse.

Perpétuel enchantement. Nous connûmes aussitôt que la politesse était son fort. Le citoyen Roland n’est pas de ces forcenés comme l’est devenu mon petit cousin, qui se répandent bruyamment en accusations injurieuses contre les plus vénérables militants. Il conserve scrupuleusement, au plus fort de ses haines, cette savoureuse mansuétude recuite que nous reprochons si violemment aux jésuites, mais que nous admirons au fond et que nous aimons tant dans nos comités. Il conserve cette fausse égalité d’humeur qui fait les beaux parlementaires. La politesse bourgeoise nous plaît quand parmi nous elle nous vaut des compliments et des respects. Le citoyen Roland commença par n’imiter pas les brutalités de mon petit cousin.

— Monsieur, dit Pierre Deloire, je vous ai déjà demandé comme il vivait, de quoi il vivait.

— Monsieur, je vous ai déjà répondu que cela ne vous regardait pas. Vous avez la tête dure comme un Solognot.

— Monsieur, demanda Pierre Deloire, voulez-vous me dire pourquoi, au premier congrès national ou général des Organisations socialistes françaises, tenu à Paris en décembre 1900, quand le citoyen Roland monta, comme on dit, à la tribune, il fut accueilli par les huées de la moitié de l’assistance, voulez-vous me dire pourquoi les allemanistes étaient particulièrement furieux, et pourquoi un allemaniste qui siégeait dans mon dos — —

— Un allemaniste qui siégeait dans votre dos ?

— Pourquoi un allemaniste qui était assis à la table qui était derrière celle où j’étais assis lui cria violemment : Va donc t’établir à Orléans !

— Monsieur, répondit mon cousin, vous devez savoir que ce fut le régime ordinaire des discussions au premier congrès de Paris. Quand un orateur venu de la moitié gauche montait à la tribune, la moitié droite le huait. Mais quand un orateur venu de la moitié droite montait à la tribune, la moitié gauche le huait. Justice impartiale. Équitable distribution. Roland ne fut pas plus mal traité que la plupart de nos grands orateurs. Huer un orateur veut dire qu’on est de l’autre moitié. Cela n’a pas grande importance et l’unité socialiste avance quand même. Les allemanistes n’aiment pas le citoyen Roland. C’est qu’il a été des leurs, et que les quittant il est devenu guesdiste. On ne hait jamais personne autant que les gens qui vous quittent, si ce n’est ceux que l’on quitte. Il avait cependant le droit de quitter les allemanistes pour les guesdistes. On est libre. Mais les allemanistes ne sont pas contents quand on les quitte. Surtout pour aller aux guesdistes. Les allemanistes n’aiment pas les guesdistes. L’unité avant tout. Nous n’aimons pas les allemanistes. L’unité quand même. Il y a des allemanistes à présent qui prétendent qu’on a chassé du parti le citoyen Roland. Vive l’unité ! On a chassé tant de citoyens de tant de groupes et de tant de partis, on a chassé tant de groupes et tant de partis de tant de groupes et de tant de partis que l’on ne peut plus savoir à quoi s’en tenir sur ces menus incidents. Ce sont ce que les bourgeois nomment les mille incidents de la politique journalière. Le citoyen Roland est guesdiste. Il a été allemaniste. À qui cela n’est-il pas arrivé ? C’est presque de la vie privée. Nous ne devons pas respecter seulement la vie privée des citoyens. Nous devons respecter la vie privée du parti. Ce sont là des querelles de ménage, des guerres domestiques, des haines cordiales, des meurtres fraternels. Comme l’écrit si excellemment le citoyen Léon Blum : En dépit des fautes, des rancunes, des violences, l’unité socialiste était en marche…

— Monsieur, demanda Pierre Deloire, voulez-vous me dire ce que c’est que ce que vous nommez l’unité socialiste. Si j’ai bien suivi le discours que vous nous tenez, vous intercalez l’unité à des places non fortuites. Qu’est-ce que cette unité ?

— C’est un mot fort commode, qui fait qu’on peut se battre et se tuer la conscience tranquille. Vous, par exemple, monsieur, quand je vous donne un coup de poing, c’est une violence légère ; si je vous donne un coup de bâton, c’est une violence grave ; si je vous donne un coup de couteau, c’est une tentative d’assassinat ; si je vous tue, c’est un assassinat. Tout ce mal vient de ce que nous n’avons pas encore fait l’unité. Quand au contraire on a fait l’unité avec une personne, les coups de poing, les coups de bâton et les coups de couteau deviennent permis, sinon encouragés. Quand on a fait l’unité, les haines, restant haineuses, deviennent piétés ; les jalousies, demeurant envieuses, deviennent béatitudes. Que si l’on massacre et l’on ravage pour l’unité socialiste, les haines, parvenues pieuses, deviennent inexpiablement méritoires, les béatitudes envieuses deviennent jouissance infinie, sainte douceur du ciel, adorables idées. Le mal, demeurant mal, devient bien. Le mot d’unité est un mot merveilleux. Par lui nous faisons des miracles. Nous valons bien les curés. Nous avons bien le droit de faire des miracles. Seulement nos miracles à nous sont incontestables, prouvés, authentiques, et non pas de ces miracles douteux comme l’Église romaine. C’est pour cela que nous invoquons toujours l’unité au moment que nous nous disputons le plus. C’est pour cela que dans mon discours, aux endroits de haine et de guerre, j’intercale régulièrement le nom de l’unité comme une litanie : Sainte unité, priez pour nous, sainte Unité, sainte Unité, — — —

Notre attitude envers l’unité est bien simple : nous la combattons en nous réclamant d’elle ; plus nous la combattons, plus nous nous réclamons d’elle ; nous la démolissons de toutes nos forces, et nous l’acclamons de toutes nos voix. Nous avons d’abord pensé à l’accaparer, mais nous y avons renoncé : chacun des cinq ou des sept ou des quinze compétiteurs est trop faible pour s’approprier l’unité, mais trop fort pour la laisser approprier au voisin. Alors nous marchons contre la paix au nom de l’unité, nous marchons contre l’unité au nom de l’unité. Ce qui permet au citoyen Léon Blum, habileté suprême, et douce bienveillance, d’aller chercher salle Vantier les preuves de l’unité socialiste.

Pierre Deloire tira de sa poche le numéro 7 de la bibliothèque socialiste récemment inaugurée par la Société Nouvelle de librairie et d’édition : les Congrès ouvriers et socialistes français, par Léon Blum.

— Il faut avouer, dit Pierre Baudouin s’emparant du livre, que ce citoyen Blum est un homme singulièrement heureux, et, comme on disait, fortuné. Il vit sans doute en quelque pays de rêve. Lisant :

Cependant les délégués du Parti ouvrier, réunis salle du Globe, puis salle Vantier,

Parlé :

Il s’agit de la grande scission des guesdistes au récent congrès de Paris. Je continue :

puis salle Vantier, sous la présidence du citoyen Delory, votaient à l’unanimité les résolutions suivantes « appelées à réaliser à bref délai l’unité socialiste révolutionnaire ».

Ils expliquaient tout d’abord qu’en rompant « avec de prétendus camarades qui, après avoir piétiné sur les décisions du Comité général, dépouillé de toute représentation, au moyen du vote par tête, le plus grand nombre de ses organisations, validé tous les groupes fictifs, escroqué toutes les présidences… ont été jusqu’au guet-apens contre — —

— Comme c’est vigoureux, interrompit mon cousin : guet-apens, escroqué. Les voilà bien les vrais révolutionnaires.

Puis il se ressaisit, se signa, et dit : vive l’unité.

escroqué toutes les présidences… ont été jusqu’au guet-apens contre les rapporteurs de la Commission de propagande… », le Parti ouvrier avait accompli son devoir envers le prolétariat conscient.

Puis les délégués décidaient :

1o D’approuver les rapports de Dubreuilh, Bracke et Andrieux ;

2o De reprendre « le vote de désapprobation — ou de blâme » émis par le Comité général à l’égard de plusieurs élus socialistes.

Pierre Baudouin scanda nettement le troisième paragraphe :

3o « De réaliser entre tous les socialistes révolutionnaires non seulement l’union, mais l’unité, au moyen d’un nouveau Comité général ouvert à toutes les organisations inébranlables sur le terrain de la lutte de classes. »

— Vous voyez bien, s’écria mon cousin triomphant, ça y est. Non seulement l’union, mais l’unité. Il y a des militants qui s’imaginent en province que nous manquons d’unités. Nous en avons plusieurs. Nous en avons de trop. Pendant que mon petit cousin attaquait sottement le Comité général, nous les guesdistes nous en réclamions un deuxième. Quand on prend du Comité général — — Oui le citoyen Zola disait éloquemment : l’unité est en marche, et rien ne l’arrêtera.

— Monsieur, fit remarquer Pierre Deloire, le citoyen Zola n’a pas parlé de l’unité, mais de la vérité. Il a dit : la vérité est en marche, et rien ne l’arrêtera. Quand ce grand citoyen prononçait ces paroles mémorables, il ne prévoyait pas que d’ingénieux dreyfusards jetteraient l’amnistie dans les jambes de la vérité.

— Oui, dit mon cousin, ça retarde la marche, une amnistie.

— Ce n’est pas le citoyen Zola, c’est le citoyen Léon Blum qui a écrit en manière de conclusion —

— L’un vaut l’autre, tous les citoyens se valent.

— Tous les citoyens se valent. C’est le citoyen Léon Blum qui a écrit en manière de conclusion. Reprenant le livre :

Malgré toutes les réserves incluses dans cette phrase, le Parti ouvrier, lui aussi, parlait donc non plus d’union, mais d’unité. En dépit des fautes, des rancunes, des violences, l’unité socialiste était en marche.

Monsieur, j’ai un renseignement à vous demander.

— Faites, répondit mon cousin, je sais presque tout.

— Quand le citoyen Léon Blum écrivait cette conclusion, pensez-vous qu’il était sérieux ?

— Comment l’entendez-vous ?

— Pensez-vous qu’il était sincère ?

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Pensez-vous qu’il croyait ce qu’il écrivait ?

— Nous n’entendons pas ce langage.

— Enfin, si quelque auteur avait tenu au citoyen Léon Blum lecteur le raisonnement suivant : la preuve que l’unité socialiste fait des progrès, c’est que les guesdistes retirés salle Vantier réclamèrent l’unité pour eux-mêmes, que pensez-vous que le citoyen Blum eût répondu à l’auteur ? Se serait-il fâché ou aurait-il marché ?

— Il eût souri, répondit Pierre Baudouin.

— N’y a-t-il pas quelque danger à publier pour le peuple des raisonnements dont on sourit soi-même ?

— Ce ne sont pas des mensonges, répondit vivement mon cousin. Ce sont des consolations. Et des encouragements. Il faut bien consoler le peuple. Il est si malheureux. Et il faut bien l’encourager. Il est si mou.

— Je me demande, continua Pierre Deloire poursuivant sa pensée, je me demande ce que voulait Léon Blum au moment où il écrivait cette singulière conclusion. Transportait-il aux âpres événements cette souriante indulgence que nous lui avons connue dans la critique littéraire ? Transportait-il aux misérables événements la facile philosophie des heureux de ce monde ? ou faisait-il de la mondanité, de la politesse mondaine à l’usage du peuple ? était-ce embourgeoisement ? était-ce calcul politique et habileté parlementaire ?

— Taisez-vous, malheureux, interrompit mon cousin. Vous avez franchi la frontière du privé. Il n’y a pas seulement le privé des citoyens et des partis. Mais il y a le privé des auteurs, le privé des orateurs, le privé des députés, le privé des journaux, le privé des ministres, et le privé du président de la République. On l’a bien vu sous Félix Faure. J’oubliais le privé des sociétés anonymes à capital et personnel variables. Quand nous vous présentons un texte, vous devez le lire exactement comme s’il n’avait jamais été fait par personne. C’est ce que nous nommons l’impersonnalisme objectiviste, ou, plus familièrement, l’objectivisme impersonnaliste.

— Cependant, répondit Pierre Deloire, quand nous lisons les textes monuments des anciens âges, nous commençons par nous entourer de tous les renseignements qui nous sont parvenus sur les hauteurs de ces textes. Nous voulons savoir comme l’auteur était né, de quelle race, de quelle famille, de quelle terre, sous quel ciel, en quel climat, comme il vivait, comme il aimait, comme il travaillait, comme il mourait, comme il est mort. Nous voulons savoir comme il a conduit sa part de la recommençante et de la non décevante vie. Et nous ne pensons pas que nous aimons ces renseignements par fantaisie, ou par curiosité vaine, ou par admiration servile. Mais nous sommes assurés que ces connaissances sont indispensables pour l’intelligence du texte, parce que l’intelligence d’un texte en est la renaissance, la reconnaissance et la revie. Or je me disais : au moins pour nos contemporains nous avons ce bonheur que les renseignements nous soient prompts. Nous vivons avec eux. Nous les connaissons. Nous les voyons. Nous avons d’eux ces renseignements de première main, ces renseignements exacts que nous désirons si souvent pour l’intelligence des textes anciens. Comme il est heureux que nous soyons aussi bien partagés pour l’intelligence des textes qui nous sont contemporains. Donc je me disais : Quel bonheur que nous vivions dans le même temps que nos contemporains.

— Monsieur, dit mon cousin, vous avez dit une forte lapalissade.

— Une lapalissade vaut mieux qu’un mensonge. Ou plutôt une lapalissade ne vaut rien. Mais un mensonge vaut mal. Ce n’est pas du même ordre. Aussi aimerais-je mieux dire toute ma vie des lapalissades que de commettre un seul mensonge. Quand on dit beaucoup de lapalissades, on n’est qu’un sot. Mais quand on dit un mensonge on est un malhonnête homme.

— Et par peur de tomber dans le malhonnête, vous versez abondamment dans le sot.

— Oui. Je me disais, au nom de la même méthode historique, je me disais que nous devons recueillir, honnêtement mais scrupuleusement, honnêtement mais soigneusement, tous les renseignements que nous avons sur les auteurs dont nous lisons les textes. Nous devons, honnêtement, mais attentivement, pénétrer leurs intentions, percevoir leurs modalités. Nous devons enfin nous entourer de tous les renseignements nécessaires, indispensables pour la connaissance du texte.

— On voit bien, dit mon cousin, que vous ne connaissez pas les deux méthodes.

— Les deux méthodes ?

— Ne faites pas la bête. Vous connaissez bien les deux morales ?

— Quelles deux morales ?

— Alors c’est moi qui dois vous enseigner. Permettez que je remette à plus tard. Je suis naturellement paresseux. Et on doit vivre conformément à sa nature. Sachez en bref qu’il y a deux morales, qui sont la morale publique et la morale privée. Incommunicable, comme je vous l’ai dit. Et de même que nous avons deux morales, nous avons aussi deux méthodes. Pour étudier les textes anciens nous recueillons les renseignements qui leur sont contemporains. La méthode historique le veut ainsi. Mais pour étudier les textes qui nous sont contemporains nous ignorons tous les renseignements qui nous sont communs contemporains. Nous feignons que les textes se sont écrits tout seuls, eux-mêmes. C’est une fiction parmi tant de fictions. Comme la morale politique s’oppose à la morale privée, ainsi et non moins utilement la méthode politique s’oppose à la méthode historique. C’est ce qui permet à des historiens avérés de faire bonne figure sur le terrain politique. Historiens des âges révolus, ils y aiment sur tout la vérité. Mais citoyens de l’âge présent, ils y aiment sur tout l’unité. Ils juxtaposent dans leur conscience l’unité contemporaine à la vérité périmée. Je ne sais pas si ça y fait bon ménage, parce que je n’y suis pas allé voir. Puisque c’est du privé. La double morale nous sert à sauver la double méthode. Incommunicablement incommunicable.

Dans ma conscience à moi, pour ainsi dire, c’est beaucoup plus simple. L’unité est le commencement, le principe et la consommation. C’est un mot sans réplique : l’unité, l’unité, sur l’air des lampions.

Sachant ce que l’on doit à l’unité, le citoyen Roland commença par n’imiter pas les brutalités de mon petit cousin. La règle de nos réunions est la suivante, elle est bien simple : quand on est dans l’auditoire on a le droit et la licence et le devoir de huer les camarades, pourvu qu’ils soient de la seconde moitié. Mais quand on est à la tribune, je parle pour ceux qui ont le privilège d’y monter, à la tribune le devoir est de respecter en apparence l’adversaire et de vanter l’unité socialiste. Quand on est en haut, il faut de la tenue. Le même citoyen, qui vient de gueuler assassins, assassins, doit inaugurer son discours par un redoublement de politesse obséquieuse. Telles sont les règles du genre. Nous ne sommes pas de ces révolutionnaires qui bouleversent les règles des genres. Quand le citoyen Roland commence à parler, on sent tout de suite qu’il respectera les lois de la véritable éloquence parlementaire. Il commence par dire du bien de son adversaire. Cela paraît d’autant plus méritoire que l’on voit bien dans le même temps qu’il ne pense pas un mot du bien qu’il dit. Quand il eut ainsi rendu à mon petit cousin l’hommage que mon petit cousin ne mérite pas, il se mit alors, mais alors seulement, à démolir, en douceur, la candidature Péguy.

Ce fut une rare jouissance pour des provinciaux longtemps sevrés d’éloquence et de politique. Je me sens bien incapable, moi simple citoyen, de vous produire une image même lointaine et même effacée d’un aussi habile et aussi balancé discours. L’éminent conférencier n’avait pas fini l’éloge de mon petit cousin que déjà tous les assistants reconnaissaient que le candidat Péguy n’était qu’un socialiste à la secousse.

— À quelle secousse, demanda Pierre Deloire.

— Vous ne connaissez pas l’argot. Vous n’êtes pas un travailleur. Ça veut dire un socialiste à la manque.

— Ah bien.

— Dans des considérations générales dont je ne puis vous redonner l’écho même affaibli, l’éminent conférencier nous remontra que la lutte de classe interdisait aux véritables militants de participer à l’affaire Dreyfus, que le prolétariat ne devait jamais se laisser duper, que le prolétariat doit toujours laisser tous les bourgeois se manger le nez les uns les autres. Vous savez ça aussi bien que moi : on l’a mis dans tous les journaux. Mais où il fut inimitable, ce fut dans la polémique individuelle. Après les bagatelles de la porte et beaucoup d’ambages, il pénétra hardiment au cœur du sujet et nous démontra clair comme le jour que mon petit cousin n’était qu’un vil intellectuel.

— Monsieur, demanda Pierre Deloire, qu’est-ce qu’il est, lui, le citoyen Roland ?

— Roland : il est typographe. Il nous démontra hardiment — —

— Attendez un instant : Vous l’avez vu typographier ?

— C’est-à-dire que je ne peux pas l’avoir vu, parce qu’il n’a pas le temps. Mais il est typographe tout de même.

— Alors il est typographe et ne fait pas de typographie.

— C’est cela même. Il est typographe et ne fait pas de typographie.

— C’est un ouvrier manuel ?

— Oui, que c’est un ouvrier manuel, puisqu’il est typographe.

— Alors il est ouvrier manuel et ne travaille pas de ses mains ?

— C’est cela même. Il est ouvrier manuel et ne travaille pas de ses mains. Vous commencez à devenir intelligent. Vous gagnerez beaucoup à causer avec moi. Je ne suis pas une bête. Je sais les distinctions.

— Classons un peu. Le citoyen Roland est un ouvrier manuel qui ne travaille pas de ses mains.

— Exactement : Il est ouvrier manuel et ne travaille pas de ses mains.

— Entendu. Et le citoyen Péguy.

— C’est un intellectuel, puisqu’il a été au lycée.

— Bien, mais il est devenu libraire éditeur.

— Ça ne fait rien : c’est un intellectuel tout de même.

— Il a été aussi longtemps qu’il a pu libraire éditeur et il est redevenu éditeur puis éditeur libraire. Comme éditeur il travaille avec les typographes, à l’atelier avec des vrais typographes — — —

— Vous aurez beau dire : c’est un intellectuel tout de même.

— Il travaille avec les typographes, à l’atelier, pour faire de belles pages, de belles couvertures ; il corrige les épreuves, s’abrutit les yeux. Comme libraire il fait des paquets, colle des timbres, dresse des listes, établit des fiches, aligne des commandes, empile des volumes. Il travaille de ses mains.

— Vous l’avez dit : Mon cousin travaille de ses mains, mais il n’est pas un manuel.

— Pour nous résumer :

a) Le citoyen Roland est un manuel, et il ne travaille pas de ses mains ;

b) Le citoyen Péguy n’est pas un manuel, et il travaille de ses mains ; seconde proposition que l’on peut énoncer aussi :

b) Le citoyen Péguy travaille de ses mains, et il n’est pas un manuel.

— Vous y êtes. Je suis fier de vous. Vous ferez honneur à votre maître. Vous serez l’honneur de ma vieillesse, admirable élève, la gloire de mes cheveux blancs. Sachez donc, monsieur, que le citoyen Roland travaille de la langue. Il est orateur en pied dans le parti ouvrier français. Il fait des tournées interminables en province. Il est causeur infatigable. Tous les soirs il fait des réunions. Toujours en chemin de fer. Mais il suffit pour nous qu’il ait une fois fait quelque apprentissage manuel. Vous savez que l’ordination confère aux curés un caractère indélébile, qui les suit jusqu’en enfer. Dans notre église à nous c’est l’apprentissage manuel qui donne cette consécration. Et l’apprentissage intellectuel donne la consécration contraire. Un ancien manuel, quand il deviendrait le plus retors et le plus riche des politiciens, est toujours du vrai peuple. Un ancien intellectuel, quand il serait pauvre comme le citoyen Job, et quand il serait devenu maçon, est toujours fâcheusement noté. Il est toujours un aristo. Nous ne faisons d’exception que pour les médecins et pour les avocats.

— C’est dit.

— Le citoyen Roland n’eut pas de peine à nous démontrer que mon petit cousin n’était qu’un de ces vils intellectuels, un dreyfusard, un bourgeois, qui veulent commander au prolétariat, duper le prolétariat, le détourner de ses devoirs et de ses intérêts propres, lui faire oublier la lutte de classe. Puis il examina, comme il disait, la seconde face de la question. Le citoyen le Febvre avait dit que mon petit cousin, participant au congrès, y ferait un travail plus utile que le citoyen Roland. — J’admets, répondit le citoyen Roland, que le citoyen Péguy s’est rendu beaucoup plus fort que moi. — Nous lui sûmes le plus grand gré de cette humilité feinte. — J’admets que le citoyen Péguy est beaucoup plus fort que moi. La question n’est pas là. Mais la question est beaucoup plus précise. — Nous aimons les questions précises, n’est-ce pas. Nous sommes des hommes d’affaires, et non pas des hommes parleurs.

La question n’est pas de savoir qui travaillera le plus et le mieux dans le congrès à la préparation de la révolution sociale ; mais la question est de savoir qui soutiendra le plus dans le congrès les intérêts du groupe. L’électeur avant tout. Nous valons bien les bourgeois. Nous avons longtemps déclamé avec eux pour le scrutin de liste contre le scrutin d’arrondissement. Le scrutin d’arrondissement substituait à la politique d’idées la politique d’affaires locales. Mais quand nous eûmes à constituer nos assemblées parlementaires, nous imaginâmes un scrutin près de qui le scrutin d’arrondissement paraît vaste ainsi que le vaste monde. Nous imaginâmes le scrutin de groupe, ou de quartier. Enfin nous pratiquons pour nos assemblées parlementaires ce suffrage restreint et ce suffrage à deux degrés, et à plusieurs degrés, contre lesquels nous avons mené de si ardentes campagnes. À l’usage nous nous apercevons qu’ils sont fort commodes.

Un exemple vous facilitera l’entendement. Quand les électeurs de la première circonscription d’Orléans sont convoqués pour élire un député, ils ne se demandent pas qui sera le meilleur député. Car le député d’Orléans n’est pas le délégué d’Orléans à la meilleure administration de la France avec les délégués des autres circonscriptions françaises. Mais, puisque nous vivons sous le régime universel de la concurrence, et puisque la concurrence politique est la plus aiguë des concurrences, le député d’Orléans est exactement le délégué d’Orléans à soutenir les intérêts Orléanais contre les délégués des autres circonscriptions, qui eux-mêmes en font autant. Le meilleur député d’Orléans sera donc celui qui défendra le mieux le vinaigre et les couvertures, et le canal d’Orléans à Combleux. Ainsi se forme ce que le citoyen Daveillans nomme à volonté la volonté démocratique du pays républicain, ou la volonté républicaine du pays démocratique.

Les députés socialistes que nous envoyons au Parlement bourgeois obéissent au même régime. Ceux qui sont du midi sont pour les vins, et ceux qui sont du nord sont pour la betterave. Ceux qui représentent le midi protègent vigoureusement les courses de taureaux. Mais ceux qui sont du nord ont un faible pour les combats de coqs. Il faut bien plaire aux électeurs. Et si on ne leur plaisait pas, ils voteraient pour des candidats non socialistes.

Les délégués socialistes que nous envoyons au Parlement socialiste obéissent au même régime. Le délégué du groupe d’études sociales d’Orléans n’est pas le délégué du groupe d’études sociales d’Orléans à la meilleure administration de la préparation de la révolution sociale en France avec les délégués des autres groupes français. Mais, puisque nous aussi nous vivons sous le régime universel de la concurrence, et puisque la concurrence politique socialiste est la plus aiguë des concurrences politiques, le délégué du groupe d’études sociales d’Orléans est exactement le délégué du groupe d’études sociales d’Orléans à soutenir les intérêts du groupe d’études sociales d’Orléans contre les délégués des autres groupes d’études sociales, qui eux-mêmes en font autant. Le meilleur délégué d’Orléans sera donc celui qui est le plus utile au groupe. Et sur ce terrain-là il était évident que mon petit cousin ne pouvait soutenir la concurrence avec le citoyen Roland.

Quand on passa au vote, la candidature du citoyen Roland obtint six voix. Mais la candidature du citoyen Péguy obtint cinq voix, minorité respectable inattendue : la voix du citoyen le Febvre, ma voix, parce qu’on est bien forcé de voter pour son cousin, et les trois voix des trois citoyens qui se disputaient le plus franchement avec mon petit cousin quand il venait au groupe.

Ainsi parvenu à la conclusion de son compte rendu, mon grand cousin prit un air solennel et continua :

— Ici, continua-t-il, ici intervint une opération mystérieuse, une opération singulière, sur laquelle vous me renseignerez sans doute, messieurs les intellectuels, vous qui savez tout.

Nous dressâmes l’oreille, intrigués.

— Aussitôt, continua froidement mon cousin, aussitôt que le président de séance eut proclamé le résultat du vote, aussitôt que le citoyen président de séance eut proclamé que le citoyen Roland avait obtenu six voix, tandis que le citoyen Péguy n’avait obtenu que cinq voix, d’un commun accord il fut proclamé que le citoyen Roland serait au premier congrès général des Organisations socialistes françaises le délégué du groupe d’études sociales d’Orléans. Et il ne fut plus question du citoyen Péguy. Si bien que le citoyen Roland, ayant obtenu six voix, valut pour onze, et que le citoyen Péguy, ayant obtenu cinq voix, valut pour zéro. Voulez-vous m’expliquer, messieurs les intellectuels, ce que c’est que cette opération d’arithmétique par laquelle six est égal à onze, et cinq égal à zéro.

Nous nous regardâmes hébétés.

— Monsieur, dit Pierre Baudouin, ma philosophie n’avait pas considéré cela.

— Monsieur, dit Pierre Deloire, c’est une opération que l’histoire a fort souvent enregistrée, mais les opérations les plus nombreuses ne sont pas pour cela raisonnables. Je vous avoue que je n’y avais pas encore pensé.

— J’ai fort oublié mon arithmétique, dit Pierre Baudouin. Il faut que nous allions chercher le maître d’école.

— Je savais mon arithmétique à l’école primaire : allons chercher le maître d’école.

— Il ne pourra pas venir aujourd’hui, répondis-je, car il est secrétaire de mairie et doit s’occuper de l’élection. Moi-même je vais vous quitter pour aller voter. Le scrutin ferme à six heures. Vous savez que c’est aujourd’hui que nous donnons définitivement un successeur à M. Marcel Habert. Je tiens à voter, car je ne suis pas un abstentionniste, comme le prétendent mes noirs ennemis. Je vais voter pour le candidat patriote.

Ce mot sur mon cousin fit un effet prodigieux. Tout le temps que mes deux amis s’étaient récusés, il rayonnait, attendant le maître d’école. Mais au mot de patriote il fit un saut prodigieux.

— C’est donc vrai, hurla-t-il avec des éclats terribles, on me l’avait bien dit que tu trahissais la République. Tu vas voter pour un sale nationaliste, pour un militariste, pour ce comte de Caraman dont j’ai vu sur la route les affiches tricolores.

— Non, les affiches tricolores étaient de M. l’abbé Louis Georges. Je vais voter pour M. Olivier Bascou, candidat de la défense républicaine. C’est lui qui a mis sur une affiche : patriote avant tout, en lettres grosses comme le doigt.