Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Plan de l’ouvrage

PLAN DE L’OUVRAGE

Nous n’entreprenons pas de donner ici une histoire des oiseaux aussi complète, aussi détaillée que l’est celle des animaux quadrupèdes ; cette première tâche, quoique longue et difficile à remplir, n’était pas impossible, parce que le nombre des quadrupèdes n’étant guère que de deux cents espèces, dont plus du tiers se trouve dans nos contrées ou dans les climats voisins, il était possible d’abord de donner l’histoire de ceux-ci d’après nos propres observations ; que dans le nombre des quadrupèdes étrangers, il y en a plusieurs de bien connus des voyageurs, d’après lesquels nous pouvions écrire ; qu’enfin nous devions espérer, avec des soins et du temps, de nous les procurer presque tous pour les examiner ; et l’on voit que nos espérances ont été remplies, puisqu’à l’exception d’un très petit nombre d’animaux qui nous sont arrivés depuis, et que nous donnerons par supplément[NdÉ 1], nous avons fait l’histoire et la description de tous les quadrupèdes. Cet ouvrage est le fruit de près de vingt ans d’étude et de recherches ; et quoique pendant ce même temps nous n’ayons rien négligé pour nous instruire sur les oiseaux et pour nous en procurer toutes les espèces rares, que nous ayons même réussi à rendre cette partie du Cabinet du Roi plus nombreuse et plus complète qu’aucune autre collection du même genre qui soit en Europe, nous devons cependant convenir qu’il nous en manque encore un assez grand nombre : à la vérité, la plupart des espèces qui nous manquent, manquent également partout ailleurs ; mais ce qui nous prouve que nous sommes encore bien loin d’être complets, quoique nous ayons rassemblé plus de sept ou huit cents espèces, c’est que souvent il nous arrive de nouveaux oiseaux qui ne sont décrits nulle part, et que d’un autre côté il y en a plusieurs qui ont été indiqués par nos ornithologistes modernes qui nous manquent encore, et que nous n’avons pu nous procurer. Il existe peut-être quinze cents, peut-être deux mille[NdÉ 2] espèces d’oiseaux ; pouvons-nous espérer de les rassembler toutes ? et cela n’est encore que l’une des moindres difficultés que l’on pourra lever avec le temps ; il y a plusieurs autres obstacles dont nous avons surmonté quelques-uns, et dont les autres nous paraissent invincibles. Il faut qu’on me permette d’entrer ici dans le détail de toutes ces difficultés ; cette exposition est d’autant plus nécessaire, que sans elle on ne concevrait pas les raisons du plan et de la forme de mon ouvrage.

Les espèces dans les oiseaux sont non seulement en beaucoup plus grand nombre que dans les animaux quadrupèdes, mais elles sont aussi sujettes à beaucoup plus de variétés : c’est une suite nécessaire de la loi des combinaisons, où le nombre des résultats augmente en bien plus grande raison que celui des éléments ; c’est aussi une règle que la nature semble s’être prescrite à mesure qu’elle se multiplie, car les grands animaux, qui ne produisent que rarement et en petit nombre, n’ont que peu d’espèces voisines, et point de variétés, tandis que les petits tiennent à un grand nombre d’autres familles, et sont sujets, dans chaque espèce, à varier beaucoup ; et les oiseaux paraissent varier encore beaucoup plus que les petits animaux quadrupèdes, parce qu’en général les oiseaux sont plus nombreux, plus petits, et qu’ils produisent en plus grand nombre. Indépendamment de cette cause générale, il y en a de particulières pour les variétés dans plusieurs espèces d’oiseaux. Le mâle et la femelle n’ont, dans les quadrupèdes, que des différences assez légères ; elles sont bien plus grandes et bien plus apparentes dans les oiseaux : souvent la femelle est si différente du mâle par la grandeur et les couleurs, qu’on les croirait chacun d’une espèce diverse ; plusieurs de nos naturalistes, même des plus habiles, s’y sont mépris, et ont donné le mâle et la femelle d’une même espèce comme deux espèces distinctes et séparées ; aussi le premier trait de la description d’un oiseau doit être l’indication de la ressemblance ou de la différence du mâle et de la femelle[NdÉ 3].

Ainsi, pour connaître exactement tous les oiseaux, un seul individu de chaque espèce ne suffit pas, il en faut deux, un mâle et une femelle ; il en faudrait même trois ou quatre, car les jeunes oiseaux sont encore très différents des adultes et des vieux. Qu’on se représente donc que, s’il existe deux mille espèces d’oiseaux, il faudrait en rassembler huit mille individus pour les bien connaître, et l’on jugera facilement de l’impossibilité de faire une telle collection, qui augmenterait encore de plus du double si l’on voulait la rendre complète en y ajoutant les variétés de chaque espèce, dont quelques-unes, comme celle du coq ou du pigeon, se sont si fort multipliées qu’il est même difficile d’en faire l’entière énumération.

Le grand nombre des espèces, le nombre encore plus grand des variétés, les différences de forme, de grandeur, de couleur entre les mâles et les femelles, entre les jeunes, les adultes et les vieux ; les diversités qui résultent de l’influence du climat et de la nourriture, celles que produit la domesticité, la captivité, le transport, les migrations naturelles et forcées ; toutes les causes, en un mot, de changement, d’altération, de dégénération, en se réunissant ici et se multipliant, multiplient les obstacles et les difficultés de l’ornithologie, à ne la considérer même que du côté de la nomenclature, c’est-à-dire de la simple connaissance des objets ; et combien ces difficultés n’augmentent-elles pas encore dès qu’il s’agit d’en donner la description et l’histoire ? Ces deux parties, bien plus essentielles que la nomenclature, et que l’on ne doit jamais séparer en histoire naturelle, se trouvent ici très difficiles à réunir, et chacune a de plus des difficultés particulières que nous n’avons que trop senties par le désir que nous avions de les surmonter. L’une des principales est de donner par le discours une idée des couleurs, car malheureusement les différences les plus apparentes entre les oiseaux portent sur les couleurs encore plus que sur les formes : dans les animaux quadrupèdes, un bon dessin rendu par une gravure noire suffit pour la connaissance distincte de chacun, parce que les couleurs des quadrupèdes n’étant qu’en petit nombre et assez uniformes, on peut aisément les dénommer et les indiquer par le discours ; mais cela serait impossible, ou du moins supposerait une immensité de paroles, et de paroles très ennuyeuses, pour la description des couleurs dans les oiseaux ; il n’y a pas même de termes en aucune langue pour en exprimer les nuances, les teintes, les reflets et les mélanges ; et néanmoins les couleurs sont ici des caractères essentiels, et souvent les seuls par lesquels on puisse reconnaître un oiseau et le distinguer de tous les autres. J’ai donc pris le parti de faire non seulement graver, mais peindre les oiseaux à mesure que j’ai pu me les procurer vivants ; et ces portraits d’oiseaux, représentés avec leurs couleurs, les font connaître mieux d’un seul coup d’œil que ne pourrait le faire une longue description aussi fastidieuse que difficile, et toujours très imparfaite et très obscure.

Plusieurs personnes ont entrepris, presque en même temps, de faire graver et colorier des oiseaux : en Angleterre, on vient de donner, sous le titre de Zoologie britannique, les animaux quadrupèdes et les oiseaux de la Grande-Bretagne, gravés et coloriés. M. Edwards avait de même donné précédemment un grand nombre d’oiseaux étrangers ; ces deux ouvrages sont ce que nous avons de mieux dans ce genre de mauvaise peinture, que l’on appelle enluminure. Et quoique ceux que j’ai fait publier depuis cinq ans, et qui sont déjà au nombre de près de cinq cents planches, soient de ce même genre de mauvaise peinture, je suis bien certain qu’on ne les jugera pas inférieurs à ceux d’Angleterre, et qu’on les trouvera supérieurs à ceux que M. Frisch a fait publier en Allemagne[1] ; nous pouvons même assurer que la collection de nos planches coloriées l’emportera sur toutes les autres par le nombre des espèces, par la fidélité des dessins, qui tous ont été faits d’après nature, par la vérité du coloris, par la précision des attitudes ; on verra que nous n’avons rien négligé pour que chaque portrait donnât l’idée nette et distincte de son original. L’on reconnaîtra partout la facilité du talent de M. Martinet, qui a dessiné et gravé tous ces oiseaux, et les attentions éclairées de M. Daubenton le jeune, qui, seul, a conduit cette grande entreprise ; je dis grande, par le détail immense qu’elle entraîne, et par les soins continuels qu’elle suppose : plus de quatre-vingts artistes et ouvriers ont été employés continuellement, depuis cinq ans, à cet ouvrage, quoique nous l’ayons restreint à un petit nombre d’exemplaires ; et c’est bien à regret que nous ne l’avons pas multiplié davantage. L’histoire naturelle des animaux quadrupèdes ayant été tirée à un très grand nombre en France, sans compter les éditions étrangères, c’est avec une sorte de peine que nous nous sommes réduits à un petit nombre d’exemplaires pour les planches coloriées de l’histoire des oiseaux ; mais tous les gens d’art sentiront bien l’impossibilité de faire peindre au même nombre des planches, ou de les tirer en simple gravure ; et lorsque nous avons vu qu’il n’était pas possible de multiplier cette collection de planches enluminées autant qu’il eût été nécessaire pour en garnir tous les exemplaires imprimés, nous avons pris le parti de ne nous plus astreindre au format des animaux quadrupèdes, nous l’avons agrandi de quelques pouces dans la vue de donner à un plus grand nombre d’oiseaux leur grandeur réelle ; tous ceux dont les dimensions n’excèdent pas celles du format des planches y sont représentés de grandeur naturelle ; les oiseaux plus grands ont été réduits sur une échelle ou module tracé au-dessus de la figure : ce module est partout la douzième partie de la longueur de l’oiseau, mesuré depuis le bout du bec jusqu’à l’extrémité de la queue ; si le module a trois pouces de longueur, l’oiseau aura trois pieds ; s’il n’est que de deux pouces, l’oiseau sera de deux pieds de longueur ; et lorsqu’on voudra connaître la grandeur des parties de l’oiseau, il faudra prendre au compas celle du module entier ou d’une partie aliquote du module, et la porter ensuite sur la partie de l’oiseau que l’on veut mesurer. Nous avons cru cette petite attention nécessaire pour donner, du premier coup d’œil, une idée de la grandeur des objets réduits, et pour qu’on puisse les comparer exactement avec ceux qui sont représentés de grandeur naturelle.

Nous aurons donc, au moyen de ces gravures enluminées, non seulement la représentation exacte d’un très grand nombre d’oiseaux, mais encore les indications de leur grandeur et de leur grosseur réelle et relative ; nous aurons, au moyen des couleurs, une description aux yeux plus parfaite et plus agréable qu’il ne serait possible de la faire par le discours, et nous renverrons souvent, dans tout le cours de cet ouvrage, à ces figures coloriées dès qu’il s’agira de description, de variétés et de différences de grandeur, de couleur, etc. Dans le vrai, les planches enluminées sont faites pour cet ouvrage, et l’ouvrage pour ces planches ; mais, comme il n’est pas possible d’en multiplier assez les exemplaires, que leur nombre ne suffit pas à beaucoup près à ceux qui se sont procuré les volumes précédents de l’Histoire naturelle, nous avons pensé que ce plus grand nombre, qui fait proprement le public, nous saurait gré de faire aussi graver d’autres planches noires qui pourront se multiplier autant qu’il sera nécessaire, et nous avons choisi pour cela un ou deux oiseaux de chaque genre, afin de donner au moins une idée de leur forme et de leurs principales différences : j’ai fait faire, autant qu’il a été possible, les dessins de ces gravures d’après les oiseaux vivants ; ce ne sont pas les mêmes que ceux des planches enluminées, et je suis persuadé que le public verra avec plaisir qu’on a mis autant de soin à ces dernières qu’aux premières.

Par ces moyens et ces attentions, nous avons surmonté les premières difficultés de la description des oiseaux ; nous ne comptons pas donner absolument tous ceux qui nous sont connus, parce que le nombre de nos planches enluminées eût été trop considérable ; nous avons même supprimé à dessein la plupart des variétés, sans cela ce recueil deviendrait immense. Nous avons pensé qu’il fallait nous borner à six ou sept cents planches, qui contiendront près de huit ou neuf cents espèces d’oiseaux différents ; ce n’est pas avoir tout fait, mais c’est déjà beaucoup ; d’autres, dans d’autres temps, pourront nous compléter, ou faire encore plus et peut-être mieux.

Après les difficultés que nous venons d’exposer sur la nomenclature et sur la description des oiseaux, il s’en présente d’autres encore plus grandes sur leur histoire : nous avons donné celle de chaque espèce d’animal quadrupède dans tout le détail que le sujet exige ; il ne nous est pas possible de faire ici de même ; car, quoiqu’on ait avant nous beaucoup plus écrit sur les oiseaux que sur les animaux quadrupèdes, leur histoire n’en est pas plus avancée. La plus grande partie des ouvrages de nos ornithologues ne contiennent que des descriptions, et souvent se réduisent à une simple nomenclature ; et dans le très petit nombre de ceux qui ont joint quelques faits historiques à leur description, on ne trouve guère que des choses communes, aisées à observer sur les oiseaux de chasse et de basse-cour. Nous ne connaissons que très imparfaitement les habitudes naturelles des autres oiseaux de notre pays, et point du tout celles des oiseaux étrangers ; à force d’études et de comparaisons, nous avons au moins trouvé dans les animaux quadrupèdes des faits généraux et des points fixes sur lesquels nous nous sommes fondés pour faire leur histoire particulière : la division des animaux naturels et propres à chaque continent a souvent été notre boussole dans cette mer d’obscurités qui semblait environner cette belle et première partie de l’histoire naturelle ; ensuite les climats, dans chaque continent, que les animaux quadrupèdes affectent de préférence ou de nécessité, et les lieux où ils paraissent constamment attachés, nous ont fourni des moyens d’être mieux informés, et des renseignements pour être plus instruits : tout cela nous manque dans les oiseaux ; ils voyagent avec tant de facilité de provinces en provinces, et se transportent en si peu de temps de climats en climats, qu’à l’exception de quelques espèces d’oiseaux pesants ou sédentaires, il est à croire que les autres peuvent passer d’un continent à l’autre ; de sorte qu’il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de reconnaître les oiseaux propres et naturels à chaque continent, et que la plupart doivent se trouver également dans tous deux, au lieu qu’il n’existe aucun quadrupède des parties méridionales d’un continent dans l’autre. Le quadrupède est forcé de subir les lois du climat sous lequel il est né, l’oiseau s’y soustrait et en devient indépendant par la faculté de pouvoir parcourir en peu de temps des espaces très grands ; il n’obéit qu’à la saison, et cette saison qui lui convient se retrouvant successivement la même dans les différents climats, il les parcourt aussi successivement ; en sorte que, pour savoir leur histoire entière, il faudrait les suivre partout, et commencer par s’assurer des principales circonstances de leurs voyages, connaître les routes qu’ils pratiquent, les lieux de repos où ils gîtent, leur séjour dans chaque climat, et les observer dans tous ces endroits éloignés ; ce n’est donc qu’avec le temps, et je puis dire dans la suite des siècles, que l’on pourra donner l’histoire des oiseaux aussi complètement que nous avons donné celle des animaux quadrupèdes[NdÉ 4]. Pour le prouver, prenons un seul oiseau, par exemple l’hirondelle, celle que tout le monde connaît, qui paraît au printemps, disparaît en automne, et fait son nid, avec de la terre, contre les fenêtres ou dans les cheminées ; nous pourrons, en les observant, rendre un compte fidèle et assez exact de leurs mœurs, de leurs habitudes naturelles et de tout ce qu’elles font pendant les cinq ou six mois de leur séjour dans notre pays ; mais on ignore tout ce qui leur arrive pendant leur absence, on ne sait ni où elles vont ni d’où elles viennent ; il y a des témoignages pour et contre au sujet de leurs migrations ; les uns assurent qu’elles voyagent et se transportent dans les pays chauds pour y passer le temps de notre hiver ; les autres prétendent qu’elles se jettent dans les marais[NdÉ 5], et qu’elles y demeurent engourdies jusqu’au retour du printemps ; et ces faits, quoique directement opposés, paraissent néanmoins également appuyés par des observations réitérées : comment tirer la vérité du sein de ces contradictions ? comment la trouver au milieu de ces incertitudes ? J’ai fait ce que j’ai pu pour la démêler ; et l’on jugera, par les soins qu’il faudrait se donner et les recherches qu’il faudrait faire pour éclaircir ce seul fait, combien il serait difficile d’acquérir tous ceux dont on aurait besoin pour faire l’histoire complète d’un seul oiseau de passage, et à plus forte raison l’histoire générale des voyages de tous.

Comme j’ai trouvé que dans les quadrupèdes il y a des espèces dont le sang se refroidit et prend à peu près le degré de la température de l’air, et que c’est ce refroidissement de leur sang qui cause l’état de torpeur et d’engourdissement où ils tombent et demeurent pendant l’hiver, je n’ai pas eu de peine à me persuader qu’il devait aussi se trouver parmi les oiseaux quelques espèces sujettes à ce même état d’engourdissement causé par le froid ; il me paraissait seulement que cela devait être plus rare parmi les oiseaux, parce qu’en général le degré de la chaleur de leur corps est un peu plus grand que celui du corps de l’homme et des animaux quadrupèdes ; j’ai donc fait des recherches pour connaître quelles peuvent être ces espèces sujettes à l’engourdissement ; et, pour savoir si l’hirondelle était du nombre, j’en ai fait enfermer quelques-unes dans une glacière où je les ai tenues plus ou moins de temps ; elles ne s’y sont point engourdies, la plupart y sont mortes, et aucune n’a repris de mouvement aux rayons du soleil ; les autres, qui n’avaient souffert le froid de la glacière que pendant peu de temps, ont conservé leur mouvement et en sont sorties bien vivantes. J’ai cru devoir conclure de ces expériences que cette espèce d’hirondelle n’est point sujette à l’état de torpeur ou d’engourdissement que suppose néanmoins et très nécessairement le fait de leur séjour au fond de l’eau pendant l’hiver : d’ailleurs, m’étant informé auprès de quelques voyageurs dignes de foi, je les ai trouvés d’accord sur le passage des hirondelles au delà de la Méditerranée ; et M. Adanson m’a positivement assuré que, pendant le séjour assez long qu’il a fait au Sénégal, il avait vu constamment les hirondelles à longue queue, c’est-à-dire nos hirondelles de cheminée dont il est ici question, arriver au Sénégal dans la saison même où elles partent de France, et quitter les terres du Sénégal au printemps ; on ne peut donc guère douter que cette espèce d’hirondelle ne passe en effet d’Europe en Afrique en automne, et d’Afrique en Europe au printemps ; par conséquent, elle ne s’engourdit pas, ni ne se cache dans des trous, ni ne se jette dans l’eau à l’approche de l’hiver ; d’autant qu’il y a un autre fait, dont je me suis assuré, qui vient à l’appui des précédents, et prouve encore que cette hirondelle n’est point sujette à l’engourdissement par le froid, et qu’elle en peut supporter la rigueur jusqu’à un certain degré au delà duquel elle périt ; car si l’on observe ces oiseaux quelque temps avant leur départ, on les voit d’abord, vers la fin de la belle saison, voler en famille, le père, la mère et les petits ; ensuite plusieurs familles se réunir et former successivement des troupes d’autant plus nombreuses que le temps du départ est plus prochain, partir enfin presque toutes ensemble, en trois ou quatre jours, à la fin de septembre ou au commencement d’octobre ; mais il en reste quelques-unes qui ne partent que huit jours, quinze jours, trois semaines après les autres ; et quelques-unes encore qui ne partent point et meurent aux premiers grands froids ; ces hirondelles qui retardent leur voyage sont celles dont les petits ne sont pas encore assez forts pour les suivre. Celles dont on a détruit plusieurs fois les nids après la ponte, et qui ont perdu du temps à les reconstruire et à pondre une seconde ou une troisième fois, demeurent par amour pour leurs petits, et aiment mieux souffrir l’intempérie de la saison que de les abandonner : ainsi elles ne partent qu’après les autres, ne pouvant emmener plus tôt leurs petits, ou même elles restent au pays pour y mourir avec eux.

Il paraît donc bien démontré par ces faits que les hirondelles de cheminée passent successivement et alternativement de notre climat dans un climat plus chaud ; dans celui-ci pour y demeurer pendant l’été, et dans l’autre pour y passer l’hiver, et que par conséquent elles ne s’engourdissent pas. Mais, d’autre côté, que peut-on opposer aux témoignages assez précis des gens qui ont vu des hirondelles s’attrouper et se jeter dans les eaux à l’approche de l’hiver, qui non seulement les ont vues s’y jeter, mais en ont vu tirer de l’eau, et même de dessous la glace avec des filets ? que répondre à ceux qui les ont vues dans cet état de torpeur reprendre peu à peu le mouvement et la vie en les mettant dans un lieu chaud, et en les approchant du feu avec précaution ? je ne trouve qu’un moyen de concilier ces faits, c’est de dire que l’hirondelle qui s’engourdit n’est pas la même que celle qui voyage, que ce sont deux espèces différentes que l’on n’a pas distinguées faute de les avoir soigneusement comparées. Si les rats et les loirs étaient des animaux aussi fugitifs et aussi difficiles à observer que les hirondelles, et que, faute de les avoir regardés d’assez près, l’on prît les loirs pour des rats, il se trouverait la même contradiction entre ceux qui assureraient que les rats s’engourdissent et ceux qui soutiendraient qu’ils ne s’engourdissent pas ; cette erreur est assez naturelle, et doit être d’autant plus fréquente que les choses sont moins connues, plus éloignées, plus difficiles à observer. Je présume donc qu’il y a, en effet, une espèce d’oiseau voisine de celle de l’hirondelle, et peut-être aussi ressemblante à l’hirondelle que le loir l’est au rat, qui s’engourdit en effet, et c’est vraisemblablement le petit martinet ou peut-être l’hirondelle de rivage. Il faudrait donc faire sur ces espèces, pour reconnaître si leur sang se refroidit, les mêmes expériences que j’ai faites sur l’hirondelle de cheminée ; ces recherches ne demandent, à la vérité, que des soins et du temps, mais malheureusement le temps est de toutes les choses celle qui nous appartient le moins et nous manque le plus : quelqu’un qui s’appliquerait uniquement à observer les oiseaux, et qui se dévouerait même à ne faire que l’histoire d’un seul genre, serait forcé d’employer plusieurs années à cette espèce de travail, dont le résultat ne serait encore qu’une très petite partie de l’histoire générale des oiseaux ; car pour ne pas perdre de vue l’exemple que nous venons de donner, supposons qu’il soit bien certain que l’hirondelle voyageuse passe d’Europe en Afrique, et posons en même temps que nous ayons bien observé tout ce qu’elle fait pendant son séjour dans notre climat, que nous en ayons bien rédigé les faits, il nous manquera encore tous ceux qui se passent dans le climat éloigné ; nous ignorons si ces oiseaux y nichent et pondent comme en Europe ; nous ne savons pas s’ils arrivent en plus ou moins grand nombre qu’ils en sont partis ; nous ne connaissons pas quels sont les insectes sur lesquels ils vivent dans cette terre étrangère ; les autres circonstances de leur voyage, de leur repos en route, de leur séjour, sont également ignorées, en sorte que l’histoire naturelle des oiseaux, donnée avec autant de détail que nous avons donné l’histoire des animaux quadrupèdes, ne peut être l’ouvrage d’un seul homme, ni même celui de plusieurs hommes dans le même temps, parce que non seulement le nombre des choses qu’on ignore est bien plus grand que celui des choses que l’ont sait, mais encore parce que ces mêmes choses qu’on ignore sont presque impossibles ou du moins très difficiles à savoir ; et que d’ailleurs comme la plupart sont petites, inutiles ou de peu de conséquence, les bons esprits ne peuvent manquer de les dédaigner, et cherchent à s’occuper d’objets plus grands ou plus utiles.

C’est par toutes ces considérations que j’ai cru devoir me former un plan différent pour l’histoire des oiseaux de celui que je me suis proposé, et que j’ai tâché de remplir pour l’histoire des quadrupèdes ; au lieu de traiter les oiseaux un à un, c’est-à-dire par espèces distinctes et séparées, je les réunirai plusieurs ensemble sous un même genre, sans cependant les confondre et renoncer à les distinguer lorsqu’elles pourront l’être ; par ce moyen j’ai beaucoup abrégé, et j’ai réduit à une assez petite étendue cette histoire des oiseaux, qui serait devenue trop volumineuse, si d’un côté j’eusse traité de chaque espèce en particulier en me livrant aux discussions de la nomenclature, et que d’autre côté je n’eusse pas supprimé, par le moyen des couleurs, la plus grande partie du long discours qui eût été nécessaire pour chaque description. Il n’y aura donc guère que des oiseaux domestiques et quelques espèces majeures, ou particulièrement remarquables, que je traiterai par articles séparés. Tous les autres oiseaux, surtout les plus petits, seront réunis avec les espèces voisines et présentés ensemble comme étant à peu près du même naturel et de la même famille ; le nombre des affinités, comme celui des variétés, est toujours d’autant plus grand que les espèces sont plus petites. Un moineau, une fauvette, ont peut-être chacun vingt fois plus de parents que n’en ont l’autruche ou le dindon ; j’entends par le nombre de parents le nombre des espèces voisines et assez ressemblantes pour pouvoir être regardées comme des branches collatérales d’une même tige, ou d’une tige si voisine d’une autre qu’on peut leur supposer une souche commune, et présumer que toutes sont originairement issues de cette même souche à laquelle elles tiennent encore par ce grand nombre de ressemblances communes entre elles ; et ces espèces voisines ne sont probablement séparées les unes des autres que par les influences du climat, de la nourriture, et par la succession du temps, qui amène toutes les combinaisons possibles, et met au jour tous les moyens de variété, de perfection, d’altération et de dégénération[NdÉ 6].

Ce n’est pas que nous prétendions que chacun de nos articles ne contiendra réellement et exclusivement que les espèces qui ont en effet le degré de parenté dont nous parlons ; il faudrait être plus instruit que nous ne le sommes, et que nous ne pouvons l’être, sur les effets du mélange des espèces et sur leur produit dans les oiseaux ; car, indépendamment des variétés naturelles et accidentelles, qui, comme nous l’avons dit, sont plus nombreuses, plus multipliées dans les oiseaux que dans les quadrupèdes, il y a encore une autre cause qui concourt avec ces variétés pour augmenter, en apparence, la quantité des espèces. Les oiseaux sont, en général, plus chauds et plus prolifiques que les animaux quadrupèdes, ils s’unissent plus fréquemment, et lorsqu’ils manquent de femelles de leur espèce ils se mêlent plus volontiers que les quadrupèdes avec les espèces voisines, et produisent ordinairement des métis féconds et non pas des mulets stériles : on le voit par les exemples du chardonneret, du tarin et du serin ; les métis qu’ils produisent peuvent, en s’unissant, produire d’autres individus semblables à eux, et former par conséquent de nouvelles espèces intermédiaires et plus ou moins ressemblantes à celles dont elles tirent leur origine. Or, tout ce que nous faisons par art peut se faire, et s’est fait mille et mille fois par la nature ; il est donc souvent arrivé des mélanges fortuits et volontaires entre les animaux, et surtout parmi les oiseaux, qui, souvent, faute de leur femelle, se servent du premier mâle qu’ils rencontrent ou du premier oiseau qui se présente : le besoin de s’unir est chez eux d’une nécessité si pressante que la plupart sont malades et meurent lorsqu’on les empêche d’y satisfaire. On voit souvent dans les basses-cours un coq sevré de poules se servir d’un autre coq, d’un chapon, d’un dindon, d’un canard ; on voit le faisan se servir de la poule ; on voit dans les volières le serin et le chardonneret, le tarin et le serin, le linot rouge et la linotte commune, se chercher pour s’unir : et qui sait tout ce qui se passe en amour au fond des bois ? qui peut nombrer les jouissances illégitimes entre gens d’espèces différentes ? qui pourra jamais séparer toutes les branches bâtardes des tiges légitimes, assigner le temps de leur première origine, déterminer, en un mot, tous les effets des puissances de la nature pour la multiplication, toutes ses ressources dans le besoin, tous les suppléments qui en résultent, et qu’elle sait employer pour augmenter le nombre des espèces en remplissant les intervalles qui semblent les séparer ?

Notre ouvrage contiendra à peu près tout ce qu’on sait des oiseaux, et néanmoins ce ne sera, comme l’on voit, qu’un sommaire ou plutôt une esquisse de leur histoire : seulement cette esquisse sera la première qu’on ait faite en ce genre, car les ouvrages anciens et nouveaux auxquels on a donné le titre d’Histoire des Oiseaux ne contiennent presque rien d’historique ; tout imparfaite que sera notre histoire, elle pourra servir à la postérité pour en faire une plus complète et meilleure ; je dis à la postérité, car je vois clairement qu’il se passera bien des années avant que nous soyons aussi instruits sur les oiseaux que nous le sommes aujourd’hui sur les quadrupèdes. Le seul moyen d’avancer l’ornithologie historique serait de faire l’histoire particulière des oiseaux de chaque pays : d’abord de ceux d’une seule province, ensuite de ceux d’une province voisine, puis de ceux d’une autre plus éloignée ; réunir, après cela, ces histoires particulières pour composer celle de tous les oiseaux d’un même climat ; faire la même chose dans tous les pays et dans tous les différents climats ; comparer ensuite ces histoires particulières, les combiner pour en tirer les faits et former un corps entier de toutes ces parties séparées. Or, qui ne voit que cet ouvrage ne peut être que le produit du temps ? Quand y aura-t-il des observateurs qui nous rendront compte de ce que font nos hirondelles au Sénégal, et nos cailles en Barbarie ? Qui seront ceux qui nous informeront des mœurs des oiseaux de la Chine ou du Monomotapa ? Et comme je l’ai déjà fait sentir, cela est-il assez important, assez utile, pour que bien des gens s’en inquiètent ou s’en occupent ? Ce que nous donnons ici servira donc longtemps comme une base ou comme un point de ralliement auquel on pourra rapporter les faits nouveaux que le temps amènera. Si l’on continue d’étudier et de cultiver l’histoire naturelle, les faits se multiplieront, les connaissances augmenteront ; notre esquisse historique, dont nous n’avons pu tracer que les premiers traits, se remplira peu à peu et prendra plus de corps : c’est tout ce que nous pouvons attendre du produit de notre travail, et c’est peut-être trop espérer encore, et en même temps trop nous étendre sur son peu de valeur.


Notes de Buffon
  1. Je ne parle point ici des planches enluminées qu’on vient de faire à Florence sur une ornithologie de M. Gerini : ces planches, qui sont en très grand nombre, ne m’ont pas paru faites d’après nature ; elles présentent, pour la plupart, des attitudes forcées, et ne semblent avoir été dessinées et peintes que d’après les descriptions des auteurs. Les couleurs, dès lors, en sont très mal distribuées ; il y en a même un grand nombre qui ont été copiées sur les gravures de différents ouvrages, et qu’on reconnaît avoir été calquées sur celles de MM. Edwards, Brisson, etc. On peut dire, en général, que cet ouvrage, bien loin d’éclaircir l’histoire naturelle des oiseaux, la rendrait bien plus confuse par le grand nombre d’erreurs de nom et par la multiplication gratuite des espèces, puisque souvent on y trouve quatre ou cinq variétés de la même espèce, qui toutes sont données pour des oiseaux différents.
Notes de l’éditeur
  1. Nous avons placé, dans cette édition, les suppléments dont parle Buffon, à la suite de l’Histoire des Quadrupèdes.
  2. Depuis l’époque de Buffon le nombre des espèces d’Oiseaux connues a beaucoup augmenté ; on en admet aujourd’hui plus de six mille.
  3. Buffon indique fort bien dans ce passage deux des causes les plus importantes de la multiplicité des espèces des oiseaux. Les différences qui existent entre les mâles et les femelles, et le nombre considérable des œufs de chaque ponte, rendent très facile la production de variations individuelles qui n’ont plus qu’à être fixées par la sélection pour qu’il se produise des variétés et des espèces nouvelles.
  4. Il est incontestable que les oiseaux peuvent, grâce à leurs organes particuliers de locomotion, se déplacer plus facilement que les quadrupèdes ; mais Buffon commet une erreur en admettant que l’oiseau est indépendant « du climat sous lequel il est né ». Les oiseaux, comme tous les autres animaux, sont soumis à une distribution géographique très nettement déterminée pour chaque espèce. Quant aux oiseaux migrateurs, ils n’émigrent pas, comme le dit Buffon, dans le seul but de se soustraire au froid, mais parce que pendant l’hiver ils manqueraient de nourriture. La cigogne ne pourrait pas passer l’hiver dans les régions froides, parce que pendant cette saison les lézards, les grenouilles, les orvets, etc., dont ces oiseaux font leur nourriture sont cachés.
  5. On sait aujourd’hui que toutes les espèces d’Hirondelles qui fréquentent notre pays émigrent ; cela est incontestable surtout pour l’hirondelle de cheminée et l’hirondelle des fenêtres. Quant à l’hirondelle de rivage, Cuvier croyait qu’elle passait l’hiver « au fond de l’eau des marais. » Il est démontré qu’elle émigre comme les autres, mais qu’elle peut accidentellement s’engourdir pendant l’hiver. (Voyez l’article Hirondelle.)
  6. La fin de cet alinéa est très remarquable. Buffon y montre bien le sens qu’il attache au mot « espèce ». Il comprend que les espèces voisines sont issues les unes des autres, et que les différences qui les distinguent sont déterminées par l’action des milieux. Buffon peut, à ce titre, être considéré comme un précurseur de Lamarck et des transformistes.