Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le rollier d’Europe

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 604-608).

LE ROLLIER D’EUROPE[1]

Les noms de geai de Strasbourg, de pie de mer ou des bouleaux, de perroquet d’Allemagne, sous lesquels cet oiseau[NdÉ 1] est connu en différents pays, lui ont été appliqués sans beaucoup d’examen, et par une analogie purement populaire, c’est-à-dire très superficielle : il ne faut qu’un coup d’œil sur l’oiseau, ou même sur une bonne figure coloriée, pour s’assurer que ce n’est point un perroquet, quoiqu’il ait du vert et du bleu dans son plumage ; et, en y regardant d’un peu plus près, on jugera tout aussi sûrement qu’il n’est ni une pie ni un geai, quoiqu’il jase sans cesse comme ces oiseaux[2].

En effet, il a la physionomie et le port très différents, le bec moins gros, les pieds beaucoup plus courts à proportion, plus courts même que le doigt du milieu, les ailes plus longues et la queue faite tout autrement, les deux pennes extérieures dépassant de plus d’un demi-pouce (au moins dans quelques individus) les dix pennes intermédiaires qui sont toutes égales entre elles. Il a de plus une espèce de verrue derrière l’œil, et l’œil lui-même entouré d’un cercle de peau jaune et sans plumes[3].

Enfin, pour que la dénomination de geai de Strasbourg fût vicieuse à tous égards, il fallait que cet oiseau ne fût rien moins que commun dans les environs de Strasbourg ; et c’est ce qui m’est assuré positivement par M. Hermann, professeur de médecine et d’histoire naturelle en cette ville : « Les rolliers y sont si rares, m’écrivait ce savant, qu’à peine il s’y en égare trois ou quatre en vingt ans. » Celui qui fut autrefois envoyé de Strasbourg à Gesner était sans doute un de ces égarés ; et Gesner qui n’en savait rien, et qui crut apparemment qu’il y était commun, le nomma geai de Strasbourg, quoique, encore une fois, il ne fût point un geai et qu’il ne fût point de Strasbourg.

D’ailleurs, c’est un oiseau de passage, dont les migrations se font régulièrement chaque année dans les mois de mai et de septembre[4], et malgré cela il est moins commun que la pie et le geai. Je vois qu’il se trouve en Suède[5] et en Afrique[6], mais il s’en faut bien qu’il se répande, même en passant, dans toutes les régions intermédiaires ; il est inconnu dans plusieurs districts considérables de l’Allemagne[7], de la France, de la Suisse[8], etc., d’où l’on peut conclure qu’il parcourt dans sa route une zone assez étroite, depuis la Smalande et la Scanie jusqu’en Afrique ; il y a même assez de points donnés dans cette zone pour qu’on puisse en déterminer la direction sans beaucoup d’erreur par la Saxe, la Franconie, la Souabe, la Bavière, le Tyrol, l’Italie[9], la Sicile[10], et enfin par l’île de Malte[11], laquelle est comme un entrepôt général pour la plupart des oiseaux voyageurs qui traversent la Méditerranée. Celui qu’a décrit M. Edwards avait été tué sur les rochers de Gibraltar, où il avait pu passer des côtes d’Afrique, car ces oiseaux ont le vol fort élevé[12]. On en voit aussi, quoique rarement, aux environs de Strasbourg, comme nous avons dit plus haut, de même qu’en Lorraine et dans le cœur de la France[13] ; mais ce sont apparemment des jeunes qui quittent le gros de la troupe et s’égarent en chemin.

Le rollier est aussi plus sauvage que le geai et la pie ; il se tient dans les bois les moins fréquentés et les plus épais, et je ne sache pas qu’on ait jamais réussi à le priver et à lui apprendre à parler[14] ; cependant la beauté de son plumage est un sûr garant des tentatives qu’on aura faites pour cela : c’est un assemblage des plus belles nuances de bleu et de vert, mêlées avec du blanc, et relevées par l’opposition de couleurs plus obscures[15] ; mais une figure bien enluminée donnera une idée plus juste de la distribution de ces couleurs que toutes les descriptions : seulement il faut savoir que les jeunes ne prennent leur bel azur que dans la seconde année, au contraire des geais qui ont leurs belles plumes bleues avant de sortir du nid.

Les rolliers nichent, autant qu’ils peuvent, sur les bouleaux, et ce n’est qu’à leur défaut qu’ils s’établissent sur d’autres arbres[16] ; mais dans les pays où les arbres sont rares, comme dans l’île de Malte et en Afrique, on dit qu’ils font leur nid dans la terre[17] : si cela est vrai, il faut avouer que l’instinct des animaux, qui dépend principalement de leurs facultés, tant internes qu’externes, est quelquefois modifié notablement par les circonstances, et produit des actions bien différentes, selon la diversité des lieux, des temps et des matériaux que l’animal est forcé d’employer.

Klein dit que, contre l’ordinaire des oiseaux, les petits du rollier font leurs excréments dans le nid[18] ; et c’est peut-être ce qui aura donné lieu de croire que cet oiseau enduisait son nid d’excréments humains, comme on l’a dit de la huppe[19] ; mais cela ne se concilierait point avec son habitation dans les forêts les plus sauvages et les moins fréquentées.

On voit souvent ces oiseaux avec les pies et les corneilles, dans les champs labourés qui se trouvent à portée de leurs forêts ; ils y ramassent les petites graines, les racines et les vers que le soc a ramenés à la surface de la terre, et même les grains nouvellement semés[20] ; lorsque cette ressource leur manque, ils se rabattent sur les baies sauvages, les scarabées, les sauterelles et même les grenouilles[21]. Schwenckfeld ajoute qu’ils vont quelquefois sur les charognes ; mais il faut que ce soit pendant l’hiver, et seulement dans les cas de disette absolue[22], car ils passent en général pour n’être point carnassiers, et Schwenckfeld remarque lui-même qu’ils deviennent fort gras l’automne, et qu’ils sont alors un bon manger[23], ce qu’on ne peut guère dire des oiseaux qui se nourrissent de voiries.

On a observé que le rollier avait les narines longues, étroites, placées obliquement sur le bec près de sa base, et découvertes ; la largue noire, non fourchue, mais comme déchirée par le bout et terminée en arrière par deux appendices fourchus, une de chaque côté ; le palais vert, le gosier jaune, le ventricule couleur de safran, les intestins longs à peu près d’un pied, et les cæcums de vingt-sept lignes. On lui a trouvé environ vingt-deux pouces de vol, vingt pennes à chaque aile, et, selon d’autres, vingt-trois, dont la seconde est la plus longue de toutes ; enfin on a remarqué que, partout où ces pennes et celles de la queue ont du noir au dehors, elles ont du bleu par-dessous[24].

Aldrovande, qui paraît avoir bien connu ces oiseaux et qui vivait dans un pays où il y en a, prétend que la femelle diffère beaucoup du mâle et par le bec, qu’elle a plus épais, et par le plumage, ayant la tête, le cou, la poitrine et le ventre couleur de marron tirant au gris cendré[25], tandis que dans le mâle ces mêmes parties sont d’une couleur d’aigue-marine plus ou moins foncée, avec des reflets d’un vert plus obscur en certains endroits. Pour moi, je soupçonne que les deux longues pennes extérieures de la queue, et ces verrues derrière les yeux, lesquelles ne paraissent que dans quelques individus, sont les attributs du mâle, comme l’éperon l’est dans les gallinacés, la longue queue dans les paons, etc.

Variété du rollier.

Le docteur Shaw fait mention dans ses voyages d’un oiseau de Barbarie appelé par les Arabes shaga-rag, lequel a la grosseur et la forme du geai, mais avec un bec plus petit et des pieds plus courts.

Cet oiseau a le dessus du corps brun, la tête, le cou et le ventre d’un vert clair, et sur les ailes, ainsi que sur la queue, des taches d’un bleu foncé. M. Shaw ajoute qu’il fait son nid sur le bord des rivières, et que son cri est aigre et perçant[26].

Cette courte description convient tellement à notre rollier qu’on ne peut douter que le shaga-rag n’appartienne à la même espèce, et l’analogie de son nom avec la plupart des noms allemands donnés au rollier d’après son cri est une probabilité de plus.


Notes de Buffon
  1. Gesner avait ouï dire que son nom allemand roller exprimait son cri ; Schwenckfeld dit la même chose de celui de rache ; il faut que l’un ou l’autre se trompe, et j’incline à croire que c’est Gesner, parce que le mot rache, adopté par Schwenckfeld, a plus d’analogie avec la plupart des noms donnés au rollier en différents pays, et auxquels on ne peut guère assigner de racine commune que le cri de l’oiseau.
  2. Aldrovande, Ornitholog., t. Ier, p. 790.
  3. Voyez Edwards, p. 109. M. Brisson n’a parlé ni de cette verrue, ni de la forme singulière de la queue.
  4. Voyez l’extrait d’une lettre de M. le commandeur Godeheu de Riville, sur le passage des oiseaux, t. III des Mémoires présentés à l’Académie royale des Sciences de Paris, p. 82.
  5. Fauna suecica, no 73.
  6. Shaw’s Travels, etc., p. 251.
  7. Frisch, planche 57.
  8. « Capta apud nos anno 1561, augusti medio, nec agnita. » Gesner, De Avibus, p. 703.
  9. « Memini hanc videre aliquando Bononiæ. » Gesner, p. 703.
  10. « Vidimus venales in ornithopolarum tabernis Messanæ Siciliæ. » Willughby, Ornitholog., p. 89.
  11. « Vidimus Melitæ in foro venales. » Willughby, ibid. Voyez aussi la lettre de M. le commandeur Godeheu, citée plus haut.
  12. Gesner, De Avibus, p. 702.
  13. Ornithologie de Brisson, t. II, p. 68. M. Lottinger m’apprend qu’en Lorraine ces oiseaux passent encore plus rarement que les casse-noix, et en moindre quantité ; il ajoute qu’on ne les voit jamais qu’en automne, non plus que les casse-noix, et qu’en 1771 il en fut blessé un aux environs de Sarrebourg, lequel, tout blessé qu’il était, vécut encore treize à quatorze jours sans manger.
  14. « Sylvestris plane et immansueta. » Schwenckfeld, p. 243.
  15. M. Linnæus est le seul qui dise qu’il a le dos couleur de sang. Fauna suecica, no 73. Le sujet qu’il a décrit aurait-il été différent de tous ceux qui ont été décrits par les autres naturalistes ?
  16. Frisch, planche 57.
  17. « Un chasseur, dit M. Godeheu, dans la lettre que j’ai déjà citée, m’a assuré que dans le mois de juin il avait vu sortir un de ces oiseaux d’une butte de terre où il y avait un trou de la grosseur du poing, et qu’ayant creusé dans cet endroit en suivant le fil du trou, qui allait horizontalement, il trouva, à un pied de profondeur ou environ, un nid fait de paille et de broussailles, dans lequel il y avait deux œufs. » Ce témoignage de chasseur, qui serait suspect s’il était unique, semble confirmé par celui du docteur Shaw qui, parlant de cet oiseau, connu en Afrique sous le nom de shaga-rag, dit qu’il fait son nid dans les berges des lits des rivières. Malgré tout cela, je crains fort qu’il n’y ait ici quelque méprise, et que l’on n’ait pris le martin-pêcheur pour le rollier, à cause de la ressemblance des couleurs.
  18. Ordo avium, p. 62.
  19. Schwenckfeld, p. 243.
  20. Frisch, loco citato.
  21. Voyez Klein, Willughby, Schwenckfeld, Linnæus…
  22. S’ils y vont l’été, ce peut être à cause des insectes.
  23. Frisch compare leur chair à celle du ramier.
  24. Willughby, Schwenckfeld, Brisson…
  25. Ornithologia, t. Ier, p. 793.
  26. Thomas Shaw’s Travels, p. 251.
Notes de l’éditeur
  1. Coracias garrula L. [Note de Wikisource : actuellement Coracias garrulus Linnæus, vulgairement rollier d’Europe].