Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le grand aigle

LE GRAND AIGLE

La première espèce est le grand aigle que Belon, après Athénée, a nommé l’aigle royal[NdÉ 1] ou le roi des oiseaux ; c’est en effet l’aigle d’espèce franche et de race noble, appelé par cette raison ἀετὸς γνήσιος par Aristote[1], et connu de nos nomenclateurs sous le nom d’aigle doré ; c’est le plus grand de tous les aigles, la femelle a jusqu’à trois pieds et demi de longueur depuis le bout du bec jusqu’à l’extrémité des pieds, et plus de huit pieds et demi de vol ou d’envergure ; elle pèse seize[2] et même dix-huit livres[3] ; le mâle est plus petit et ne pèse guère que douze livres. Tous deux ont le bec très fort et assez semblable à de la corne bleuâtre ; les ongles noirs et pointus dont le plus grand, qui est celui de derrière, a quelquefois jusqu’à cinq pouces de longueur ; les yeux sont grands, mais paraissent enfoncés dans une cavité profonde que la partie supérieure de l’orbite couvre comme un toit avancé ; l’iris de l’œil est d’un beau jaune clair, et brille d’un feu très vif ; l’humeur vitrée est de couleur de topaze ; le cristallin, qui est sec et solide, a le brillant et l’éclat du diamant ; l’œsophage se dilate en une large poche qui peut contenir une pinte de liqueur ; l’estomac, qui est au-dessous, n’est pas, à beaucoup près, aussi grand que cette première poche, mais il est à peu près également souple et membraneux. Cet oiseau est gras, surtout en hiver ; sa graisse est blanche, et sa chair, quoique dure et fibreuse, ne sent pas le sauvage comme celle des autres oiseaux de proie[4].

On trouve cette espèce en Grèce[5], en France dans les montagnes du Bugey, en Allemagne dans les montagnes de Silésie[6], dans les forêts de Dantzig[7] et dans les monts Carpathiens[8], dans les Pyrénées[9] et dans les montagnes d’Irlande[10]. On la trouve aussi dans l’Asie Mineure et en Perse, car les anciens Perses avaient, avant les Romains, pris l’aigle pour leur enseigne de guerre ; et c’était ce grand aigle, cet aigle doré, aquila fulva, qui était dédié à Jupiter[11]. On voit aussi, par le témoignage des voyageurs, qu’on le trouve en Arabie[12], en Mauritanie et dans plusieurs autres provinces de l’Afrique et de l’Asie jusqu’en Tartarie, mais point en Sibérie ni dans le reste du nord de l’Asie. Il en est à peu près de même en Europe, car cette espèce, qui est partout assez rare, l’est moins dans nos contrées méridionales que dans les provinces tempérées, et on ne la trouve plus dans celles de notre nord au delà du 55e degré de latitude ; aussi ne l’a-t-on pas retrouvé dans l’Amérique septentrionale, quoiqu’on y trouve l’aigle commun. Le grand aigle paraît donc être demeuré dans les pays tempérés et chauds de l’ancien continent comme tous les autres animaux auxquels le grand froid est contraire, et qui par cette raison n’ont pu passer dans le nouveau.

L’aigle a plusieurs convenances physiques et morales avec le lion : la force, et par conséquent l’empire sur les autres oiseaux, comme le lion sur les quadrupèdes ; la magnanimité : ils dédaignent également les petits animaux et méprisent leurs insultes ; ce n’est qu’après avoir été longtemps provoqué par les cris importuns de la corneille ou de la pie que l’aigle se détermine à les punir de mort ; d’ailleurs, il ne veut d’autre bien que celui qu’il conquiert, d’autre proie que celle qu’il prend lui-même ; la tempérance : il ne mange presque jamais son gibier en entier, et il laisse, comme le lion, les débris et le reste aux autres animaux. Quelque affamé qu’il soit, il ne se jette jamais sur les cadavres. Il est encore solitaire comme le lion, habitant d’un désert dont il défend l’entrée et l’usage de la chasse à tous les autres oiseaux ; car il est peut-être plus rare de voir deux paires d’aigles dans la même portion de montagne que deux familles de lions dans la même partie de forêt ; ils se tiennent assez loin les uns des autres pour que l’espace qu’ils se sont départi leur fournisse une ample subsistance ; ils ne comptent la valeur et l’étendue de leur royaume que par le produit de la chasse. L’aigle a de plus les yeux étincelants et à peu près de la même couleur[13] que ceux du lion, les ongles de la même forme, l’haleine tout aussi forte, le cri également effrayant[14]. Nés tous deux pour le combat et la proie, ils sont également ennemis de toute société, également féroces, également fiers et difficiles à réduire ; on ne peut les apprivoiser qu’en les prenant tout petits. Ce n’est qu’avec beaucoup de patience et d’art qu’on peut dresser à la chasse un jeune aigle de cette espèce ; il devient même dangereux pour son maître dès qu’il a pris de la force et de l’âge. Nous voyons, par le témoignage des auteurs, qu’anciennement on s’en servait en Orient pour la chasse au vol, mais aujourd’hui on l’a banni de nos fauconneries ; il est trop lourd pour pouvoir, sans grande fatigue, le porter sur le poing ; jamais assez privé, assez doux, assez sûr pour ne pas faire craindre ses caprices ou ses moments de colère à son maître ; il a le bec et les ongles crochus et formidables ; sa figure répond à son naturel : indépendamment de ses armes, il a le corps robuste et compact, les jambes et les ailes très fortes, les os fermes, la chair dure, les plumes rudes[15], l’attitude fière et droite, les mouvements brusques et le vol très rapide. C’est de tous les oiseaux celui qui s’élève le plus haut[NdÉ 2], et c’est par cette raison que les anciens ont appelé l’aigle l’oiseau céleste, et qu’ils le regardaient dans les augures comme le messager de Jupiter. Il voit par excellence, mais il n’a que peu d’odorat en comparaison du vautour ; il ne chasse donc qu’à vue ; et, lorsqu’il a saisi sa proie, il rabat son vol comme pour en éprouver le poids, et la pose à terre avant de l’emporter. Quoiqu’il ait l’aile très forte, comme il a peu de souplesse dans les jambes, il a quelque peine à s’élever de terre, surtout lorsqu’il est chargé ; il emporte aisément les oies, les grues ; il enlève aussi les lièvres et même les petits agneaux, les chevreaux ; et, lorsqu’il attaque les faons et les veaux, c’est pour se rassasier, sur le lieu, de leur sang et de leur chair, et en emporter ensuite les lambeaux dans son aire ; c’est ainsi qu’on appelle son nid, qui est en effet tout plat et non pas creux comme celui de la plupart des autres oiseaux ; il le place ordinairement entre deux rochers dans un lieu sec et inaccessible. On assure que le même nid sert à l’aigle pendant toute sa vie ; c’est réellement un ouvrage assez considérable pour n’être fait qu’une fois et assez solide pour durer longtemps ; il est construit à peu près comme un plancher avec de petites perches ou bâtons de cinq ou six pieds de longueur, appuyés par les deux bouts et traversés par des branches souples recouvertes de plusieurs lits de joncs et de bruyères : ce plancher ou ce nid est large de plusieurs pieds et assez ferme non seulement pour soutenir l’aigle, sa femelle et ses petits, mais pour supporter encore le poids d’une grande quantité de vivres ; il n’est point couvert par le haut et n’est abrité que par l’avancement des parties supérieures du rocher. La femelle dépose ses œufs dans le milieu de cette aire ; elle n’en pond que deux ou trois qu’elle couve, dit-on, pendant trente jours ; mais dans ces œufs il s’en trouve souvent d’inféconds, et il est rare de trouver trois aiglons dans un nid[16] : ordinairement il n’y en a qu’un ou deux. On prétend même que dès qu’ils deviennent un peu grands la mère tue le plus faible ou le plus vorace de ses petits ; la disette seule peut produire ce sentiment dénaturé : les père et mère n’ayant pas assez pour eux-mêmes cherchent à réduire leur famille, et dès que les petits commencent à être assez forts pour voler et se pourvoir d’eux-mêmes, ils les chassent au loin sans leur permettre de jamais revenir.

Les aiglons n’ont pas les couleurs du plumage aussi fortes que quand ils sont adultes ; ils sont d’abord blancs, ensuite d’un jaune pale, et deviennent enfin d’un fauve assez vif. La vieillesse, ainsi que les trop grandes diètes, les maladies et la trop longue captivité les font blanchir. On assure qu’ils vivent plus d’un siècle, et l’on prétend que c’est moins encore de vieillesse qu’ils meurent que de l’impossibilité de prendre de la nourriture, leur bec se recourbant si fort avec l’âge qu’il leur devient inutile : cependant on a vu, sur des aigles gardés dans les ménageries, qu’ils aiguisent leur bec, et que l’accroissement n’en était pas sensible pendant plusieurs années. On a aussi observé qu’on pouvait les nourrir avec toute sorte de chair, même avec celle des autres aigles, et que, faute de chair, ils mangent très bien du pain, des serpents, des lézards, etc. Lorsqu’ils ne sont point apprivoisés, ils mordent cruellement les chats, les chiens, les hommes, qui veulent les approcher. Ils jettent de temps en temps un cri aigu, sonore, perçant et lamentable, et d’un son soutenu. L’aigle boit très rarement et peut-être point du tout lorsqu’il est en liberté, parce que le sang de ses victimes suffit à sa soif. Ses excréments sont toujours mous et plus humides que ceux des autres oiseaux, même de ceux qui boivent fréquemment.

C’est à cette grande espèce qu’on doit rapporter le passage de Léon l’Africain que nous avons cité, et tous les autres témoignages des voyageurs en Afrique et en Asie, qui s’accordent à dire que cet oiseau enlève non seulement les agneaux, les chevreaux, les jeunes gazelles, mais qu’il attaque aussi, lorsqu’il est dresse, les renards et les loups[17].


Notes de Buffon
  1. « Sextum genus (aquilæ) gnesium, id est verum, germanumque appellant. Unum hoc, ex omni avium genere, esse veri incorruptique ortûs creditur. Cætera enim genera et aquilarum et accipitrum, et minutarum etiam avium promiscua adulterinâque invicem procreant. Maxima aquilarum omnium hæc est, major etiam quam ossifraga. Sed cæteras aquilas vel sesqui-altera portione excedit. Colore est rufa, conspectu rara. » Arist. Hist. anim., lib. ix, cap. xxxii.
  2. Klein, Ordo avium, p. 40.
  3. Voici ce que m’a écrit un de mes amis (M. Hébert, receveur général à Dijon), qui a fait de très bonnes observations sur les oiseaux, qu’il m’a communiquées, et que j’aurai quelquefois occasion de citer avec reconnaissance. J’ai vu, dit-il, dans le pays de Bugey de deux espèces d’aigles : le premier fut pris au château de Dorlau, dans un filet à l’appât d’un pigeon vivant ; il pesait dix-huit livres, il était de couleur fauve (c’est le grand aigle, le même qui est représenté dans la Zoologie Britannique, planche A) ; il était très fort et très méchant, et blessa cruellement au sein une femme qui avait soin de la faisanderie : l’autre était presque noir. J’ai encore vu l’une et l’autre espèce de ces aigles à Genève, où on les nourrissait dans des cages séparées ; ils ont tous deux les jambes couvertes de plumes jusqu’à la naissance des doigts, et les plumes de leurs cuisses sont si longues et si touffues qu’on croirait, en voyant ces oiseaux d’un peu loin, qu’ils sont posés sur quelque petite éminence. On croit qu’ils sont de passage en Bugey ; car on ne les y voit guère qu’au printemps et en automne.
  4. Schwenckfeld, Avi. Sil., p. 216.
  5. Aristot. Hist. anim., lib. ix, cap. xxxii.
  6. Schwenckfeld, Avi. Sil., p. 214.
  7. Klein, Ordo avium, p. 40.
  8. Rzaczynsky, Auct. Hist. nat. Pol., p. 360 et 361.
  9. Barrère, Ornithol., class. iii, gen. iv, sp. 1.
  10. British Zoology, p. 61.
  11. Fulvam aquilam Jovis nuntiam. Cicero, De legibus, lib. ii. — Grata Jovis fulvæ rostra videbis avis. Ovid., lib. v. — Fulvusque tonantis armiger. Claudian.
  12. « Majores (aquilæ) arabico nomine nesir vocantur. Aquilas docent Afri vulpibus et lupis insidiari quibuscum prælium ineunt ; verum edoctæ aquilæ unguibus dorsum et caput rostro comprehendunt ut dentibus morderi nequeant. Cæterum si animal dorsum volvat, aquila non desistit donec vel interimat vel oculos illi effodiat. » Léon Afr., part. ii, p. 767.
  13. « Oculi charopi. Charopus color qui dilutam habet viriditatem igneo quodam splendore intermicantem, qualem in leonum oculis conspicimus. » Calepin. Diction.
  14. Nous avons comparé l’aigle au lion, et le vautour au tigre ; or, l’on sait que le lion a la tête et le cou couverts d’une belle crinière, et que le tigre les a, pour ainsi dire, nus en comparaison du lion ; il en est de même du vautour, il a la tête et le cou dénués de plumes, tandis que l’aigle les a bien garnis et couverts de plumes.
  15. On prétend que les plumes de l’aigle sont si rudes que, quand on les mêle avec des plumes d’autres oiseaux, elles les usent par le frottement.
  16. Un ami m’a assuré avoir trouvé en Auvergne un nid d’aigle, suspendu entre deux rochers, où il y avait trois aiglons déjà forts. Ornith. de Salerne, p. 4. — Nota. M. Salerne ne rapporte ce fait que pour appuyer l’opinion qu’il a adoptée de M. Linnæus, que cet aigle produit quatre œufs ; mais je ne trouve pas que M. Linnæus ait affirmé ce fait particulièrement, et ce n’est qu’en général qu’il a dit que les oiseaux de proie produisaient environ quatre œufs. Accipitres, nidus in altis, ova circiter quatuor. Linn. Syst. nat., édit. X, t. I, p. 81. Il est donc très probable que cet aigle d’Auvergne, qui avait produit trois aiglons, n’était pas de l’espèce du grand aigle, mais de celle du petit aigle ou du balbuzard, dont la ponte est en effet de trois ou quatre œufs.
  17. L’empereur (du Thibet) a plusieurs aigles privées qui sont si âpres et si ardentes qu’elles arrêtent et prennent les lièvres, chevreuils, daims et renards ; même il y en a d’aucunes de si grande hardiesse et témérité qu’elles osent bien assaillir et se ruer impétueusement sur le loup, auquel elles font tant de vexation et molestation qu’il peut être pris plus facilement. Marc Paul, liv. ii, p. 56.
Notes de l’éditeur
  1. L’aigle royal (Aquila chrysaetos L.) ou Aigle doré est particulièrement indigène de l’Allemagne méridionale. Il appartient à l’ordre des Rapaces, à la famille des Accipitridés et à la sous-famille des Aquiliens. Les Accipitridés sont des Rapaces à bec très fort, court, généralement denté ; à tête et à cou emplumés ; à joues rarement nues. Leurs tarses ont une hauteur moyenne et sont parfois emplumés. Leurs doigts sont armés de griffes tranchantes, très recourbées. Leurs ailes sont grandes, allongées, pointues ou arrondies. Chez les Aquiliens, les ailes sont arrondies ; le bec est recourbé à l’extrémité.
  2. Il faut en excepter le Condor (Sarcoramphus Gryphus Geoff.) des Andes, qui s’élève à des hauteurs plus considérables encore.