Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/L’aigle commun

L’AIGLE COMMUN

L’espèce de l’aigle commun[NdÉ 1] est moins pure, et la race en paraît moins noble que celle du grand aigle : elle est composée de deux variétés, l’aigle brun et l’aigle noir. Aristote ne les a pas distingués nommément, et il paraît les avoir réunis sous le nom de μελαινάετος, aigle noir ou noirâtre[1], et il a eu raison de séparer cette espèce de la précédente, parce qu’elle en diffère : 1o par la grandeur, l’aigle commun, noir ou brun, étant toujours plus petit que le grand aigle ; 2o par les couleurs, qui sont constantes dans le grand aigle, et varient comme l’on voit dans l’aigle commun ; 3o par la voix, le grand aigle poussant fréquemment un cri lamentable, au lieu que l’aigle commun, noir ou brun, ne crie que rarement ; 4o enfin par les habitudes naturelles, l’aigle commun nourrit tous ses petits dans son nid, les élève et les conduit ensuite dans leur jeunesse, au lieu que le grand aigle les chasse hors du nid et les abandonne à eux-mêmes dès qu’ils sont en état de voler.

Il me paraît qu’il est aisé de prouver que l’aigle brun et l’aigle noir, que je réunis tous deux sous une même espèce, ne forment pas en effet deux espèces différentes ; il suffit pour cela de les comparer ensemble, même par les caractères donnés par nos nomenclateurs dans la vue de les séparer : ils sont tous deux à peu près de la même grandeur ; ils sont de la même couleur brune, seulement plus ou moins foncée ; tous deux ont peu de roux sur les parties supérieures de la tête ou du cou, et du blanc à l’origine des grandes plumes, les jambes et les pieds également couverts et garnis ; tous deux ont l’iris des yeux de couleur de noisette, la peau qui couvre la base du bec d’un jaune vif, le bec couleur de corne bleuâtre, les doigts jaunes et les ongles noirs, en sorte qu’il n’y a de diversité que dans les teintes et la distribution de la couleur des plumes, ce qui ne suffit pas à beaucoup près pour constituer deux espèces diverses, surtout lorsque le nombre des ressemblances excède aussi évidemment celui des différences ; c’est donc sans aucun scrupule que j’ai réduit ces deux espèces à une seule, que j’ai appelée l’Aigle commun, parce qu’en effet c’est de tous les aigles le moins rare. Aristote, comme je viens de le dire, a fait la même réduction sans l’indiquer : mais il me paraît que son traducteur, Théodore Gaza, l’avait senti, car il n’a pas traduit le mot μελαινάετος par aquila nigra, mais par aguila nigricans, pulla, fulvia, ce qui comprend les deux variétés de cette espèce, qui toutes deux sont noirâtres, mais dont l’une est mêlée de plus de jaune que l’autre. Aristote, dont j’admire souvent l’exactitude, donne les noms et les surnoms des choses qu’il indique. Le surnom de cette espèce d’oiseau, dit-il, est ἀετὸς λαγωφόνος, l’aigle aux lièvres, et en effet, quoique les autres aigles prennent aussi des lièvres, celui-ci en prend plus qu’aucun autre ; c’est sa chasse habituelle, et la proie qu’il recherche de préférence. Les Latins, avant Pline, ont appelé cet aigle Valeria, quasi valens viribus[2], à cause de sa force, qui paraît être plus grande que celle des autres aigles, relativement à leur grandeur.

L’espèce de l’aigle commun est plus nombreuse et plus répandue que celle du grand aigle : celui-ci ne se trouve que dans les pays chauds et tempérés de l’ancien continent ; l’aigle commun, au contraire, préfère les pays froids, et se trouve également dans les deux continents. On le voit en France[3], en Savoie, en Suisse[4], en Allemagne[5], en Pologne[6], et en Écosse[7] ; on le retrouve en Amérique à la baie d’Hudson[8].


Notes de Buffon
  1. « Tertium genus (aquilæ) colore nigricans, unde nomen accepit, ut pulla et fulvia vocetur. Magnitudine minima (minor), sed viribus omnium præstantissima (præstantior) : colit montes ac silvas et leporaria cognominatur. Una hæc fœtus suos alit atque educit : pernix, concinna, polita, apta, intrepida, strenua, liberalis, non invida est ; modesta etiam nec petulans, quippe quæ non clangat neque lippiat, aut murmuret. » Aristot. Hist. anim., lib. ix, cap. xxxii.
  2. Melænaetos a Grecis dicta, eademque Valeria. Plin. Hist. nat., lib. x, cap. iii.
  3. Dans les montagnes du Bugey, du Dauphiné et de l’Auvergne : voyez les notes ci-dessus.
  4. Aquila alpina saxatilis. Gazoph. Rup. Besler., tab. 16.
  5. « Aquila nigra, melæanetos ; aquila pulla, fulva, valeria, leporaria Colit silvas et montes. Hieme apud nos (in Silesiâ) maxime apparet. » Schwenckfeld, Avi. Sil., p. 218 et 219. — Voyez aussi Klein, Ordo avi., p. 42.
  6. Rzaczynsky, Auct. Hist. nat. Pol., p. 42.
  7. Sibbald, Scot. illustr., part. iii, p. 14.
  8. Il y a en ce pays (c’est-à-dire dans les terres voisines de la baie d’Hudson) plusieurs autres oiseaux très curieux quant à leur forme et force : tel est, entre autres, l’aigle à queue blanche, qui est à peu près de la grosseur d’un coq d’Inde ; sa couronne est aplatie, et il a le cou court, l’estomac large, les cuisses fortes, et les ailes fort longues et larges à proportion du corps ; elles sont noirâtres sur le derrière, mais plus claires aux côtés ; l’estomac est marqueté de blanc, les plumes des ailes sont noires ; la queue étant fermée est blanche en haut et en bas, à l’exception des pointes mêmes des plumes, qui sont noires ou brunes ; les cuisses sont couvertes de plumes brunes noirâtres, par lesquelles on voit en certains endroits un duvet blanc ; les jambes sont couvertes jusqu’aux pieds d’un duvet brun un peu rougeâtre ; chaque pied a quatre doigts gros et forts, dont trois vont en avant et un en arrière ; ils sont couverts d’écailles jaunes, et garnis d’ongles extrêmement forts et pointus qui sont d’un beau noir luisant. Voyage de la baie d’Hudson, par Ellis. Paris, 1749, in-12, t. I, p. 54 et 55, avec une bonne figure. — Nota. On voit bien clairement, par cette description, que cet oiseau est l’aigle brun commun et non pas le pygargue, et que par conséquent l’auteur ne devait pas l’appeler aigle à queue blanche : au reste, je trouve que presque tous les naturalistes anglais sont tombés dans cette même méprise, en prenant pour principal caractère de cet aigle la blancheur de la queue. Ray et Willughby l’ont appelé aquila fulva chrysaëtos, caudâ annulo albo cinctâ. Ray, Synops. avi., p. 6. Willughby, Ornithol., p. 28 ; et ils ont été suivis par les auteurs de la Zoologie Britannique, qui indiquent cet aigle par ce même caractère (ringtail eagle), tandis qu’il n’est ni jaune (fulvus), ni doré (chrysaëtos), et que le caractère de la queue blanche appartient au pygargue bien plus légitimement et plus anciennement, et dès le temps d’Aristote.
Notes de l’éditeur
  1. L’aigle commun de Buffon paraît ne devoir pas être considéré comme une espèce distincte. On pense que c’est simplement un aigle royal jeune, n’ayant pas plus de deux ou trois ans.