Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le gerfaut

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 128-129).

LE GERFAUT

Le gerfaut[NdÉ 1], tant par sa figure que par le naturel, doit être regardé comme le premier de tous les oiseaux de la fauconnerie, car il les surpasse de beaucoup en grandeur : il est au moins de la taille de l’autour ; mais il en diffère par des caractères généraux et constants, qui distinguent tous les oiseaux propres à être élevés pour la fauconnerie, de ceux auxquels on ne peut pas donner la même éducation. Ces oiseaux de chasse noble sont les gerfauts, les faucons, les sacres, les laniers, les hobereaux, les émerillons et les cresserelles. Ils ont tous les ailes presque aussi longues que la queue ; la première plume de l’aile, appelée le cerceau, presque aussi longue que celle qui la suit, le bout de cette plume en penne ou en forme de tranchant ou de lame de couteau, sur une longueur d’environ un pouce à son extrémité ; au lieu que, dans les autours, les éperviers, les milans et les buses, qui ne sont pas oiseaux aussi nobles ni propres aux mêmes exercices, la queue est plus longue que les ailes, et cette première plume de l’aile est beaucoup plus courte et arrondie par son extrémité ; et ils diffèrent encore en ce que la quatrième plume de l’aile est dans ces derniers oiseaux la plus longue, au lieu que c’est la seconde dans les premiers. On peut ajouter que le gerfaut diffère spécifiquement de l’autour par le bec et les pieds qu’il a bleuâtres, et par son plumage qui est brun sur toutes les parties supérieures du corps, blanc taché de brun sur toutes les parties inférieures, avec la queue grise, traversée de lignes brunes. Cet oiseau se trouve assez communément en Islande, et il paraît qu’il y a variété dans l’espèce ; car il nous a été envoyé de Norvège un gerfaut qui se trouve également dans les pays les plus septentrionaux, qui diffère un peu de l’autre par les nuances et par la distribution des couleurs, et qui est plus estimé des fauconniers que celui d’Islande, parce qu’ils lui trouvent plus de courage, plus d’activité et plus de docilité ; et indépendamment de cette première variété, qui paraît être variété de l’espèce, il y en a une seconde qu’on pourrait attribuer au climat, si tous n’étaient pas également des pays froids ; cette seconde variété est le gerfaut blanc, qui diffère beaucoup des deux premiers, et nous présumons que dans ceux de Norvège aussi bien que dans ceux d’Islande il s’en trouve de blancs ; en sorte qu’il est probable que c’est une seconde variété commune aux deux premières, et qu’il existe en effet dans l’espèce du gerfaut trois races constantes et distinctes, dont la première est le gerfaut d’Islande, la seconde le gerfaut de Norvège, et la troisième le gerfaut blanc ; car d’habiles fauconniers nous ont assuré que ces derniers étaient blancs dès la première année, et conservaient leur blancheur dans les années suivantes : en sorte qu’on ne peut attribuer cette couleur à la vieillesse de l’animal ou au climat plus froid, les bruns se trouvant également dans le même climat. Ces oiseaux sont naturels aux pays froids du Nord, de l’Europe et de l’Asie ; ils habitent en Russie, en Norvège, en Islande, en Tartarie, et ne se trouvent point dans les climats chauds, ni même dans nos pays tempérés. C’est, après l’aigle, le plus puissant, le plus vif, le plus courageux de tous les oiseaux de proie : ce sont aussi les plus chers et les plus estimés de tous ceux de la fauconnerie ; on les transporte d’Islande et de Russie en France[1], en Italie et jusqu’en Perse et en Turquie[2], et il ne paraît pas que la chaleur plus grande de ces climats leur ôte rien de leur force et de leur vivacité ; ils attaquent les plus grands oiseaux, et font aisément leur proie de la cigogne, du héron et de la grue ; ils tuent les lièvres en se laissant tomber à plomb dessus ; la femelle est, comme dans les autres oiseaux de proie, beaucoup plus grande et plus forte que le mâle ; on appelle celui-ci tiercelet de gerfaut, qui ne sert dans la fauconnerie que pour voler le milan, le héron et les corneilles.


Notes de Buffon
  1. Nous ne verrions point le gerfaut, s’il ne nous était apporté d’étrange pays ; on dit qu’il vient de Russie, où il fait son aire, et qu’il ne hante ne l’Italie ne France, et qu’il est oiseau passager en Allemagne… C’est un oiseau bon à tous vols ; car il ne refuse jamais rien, et il est plus hardi que nul autre oiseau de proie. Belon, Hist. nat. des Oiseaux, p. 94 et 95.
  2. C’est au gerfaut qu’il faut rapporter le passage suivant : « Il ne faut pas oublier de faire mention d’un oiseau de proie qui vient de Moscovie, d’où on le transporte en Perse, et qui est presque aussi gros qu’un aigle ; ces oiseaux sont rares, et il n’y a que le roi seul qui puisse en avoir. Comme c’est la coutume en Perse d’évaluer les présents que l’on fait au roi, sans en rien excepter, ces oiseaux sont mis à cent tomans la pièce, qui font quinze cents écus ; et s’il en meurt quelques-uns en chemin, l’ambassadeur en apporte à Sa Majesté la tête et les ailes, et on lui tient compte de l’oiseau comme s’il était vivant : on dit que cet oiseau fait son nid dans la neige, qu’il perce jusqu’à terre par la chaleur de son corps, et quelquefois jusqu’à une toise de hauteur, etc.,… » Voyage de Chardin, t. II, p. 31.
Notes de l’éditeur
  1. Hierofalco islandicus [Note de Wikisource : actuellement Falco (Hierofalco) rusticolus Linnæus]. Les Hierofalco appartiennent à la famille des Falconidés et ont été longtemps confondus avec les faucons véritables, dans le genre Falco. Ils sont caractérisés par une grande taille, un bec renflé, très recourbé, fort ; une queue longue, presque rectiligne, ne dépassant que peu les ailes. À mesure qu’ils vieillissent leur plumage blanchit. A. E. Brehm admet trois espèces de Hierofalco ; l’H. candicans, de l’Islande, l’H. arcticus, du Groenland, et l’H. gyrfalco, de Norvège [Note de Wikisource : on considère aujourd’hui que le faucon gerfaut n’admet pas de sous-espèces (si ce n’est peut-être une sous-espèce islandaise), pour la raison que les capacités de vol des gerfauts, qui peuvent voler sur de longues distances et se reproduire entre populations géographiques éloignées, empêchent dans une grande mesure l’apparition de sous-espèces].