Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le faisan

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 420-430).

LE FAISAN


Il suffit de nommer cet oiseau pour se rappeler le lieu de son origine : le faisan[NdÉ 1], c’est-à-dire l’oiseau du Phase, était, dit-on, confiné dans la Colchide avant l’expédition des Argonautes[1] : ce sont ces Grecs qui, en remontant le Phase pour arriver à Colchos, virent ces beaux oiseaux répandus sur les bords du fleuve, et qui, en les rapportant dans leur patrie, lui firent un présent plus riche que celui de la Toison d’or.

Encore aujourd’hui, les faisans de la Colchide ou Mingrélie, et de quelques autres contrées voisines, sont les plus beaux et les plus gros que l’on connaisse[2] : c’est de là qu’ils se sont répandus d’un côté par la Grèce à l’Occident, depuis la mer Baltique[3] jusqu’au cap de Bonne-Espérance[4] et à Madagascar[5] ; et de l’autre par la Médie dans l’Orient, jusqu’à l’extrémité de la Chine[6] et au Japon[7], et même dans la Tartarie ; je dis par la Médie, car il paraît que cette contrée si favorable aux oiseaux, et où l’on trouve les plus beaux paons, les plus belles poules, etc., a été aussi une nouvelle patrie pour les faisans, qui s’y sont multipliés au point que ce pays seul en a fourni à beaucoup d’autres pays[8]. Ils sont en fort grande abondance en Afrique, surtout sur la côte des Esclaves[9], la côte d’Or[10], la côte d’Ivoire, au pays d’Issini[11], et dans les royaumes de Congo et d’Angola[12], où les Nègres les appellent galignoles. On en trouve assez communément dans les différentes parties de l’Europe, en Espagne, en Italie, surtout dans la campagne de Rome, le Milanais[13] et quelques îles du golfe de Naples ; en Allemagne, en France, en Angleterre[14] : dans ces dernières contrées ils ne sont pas généralement répandus. Les auteurs de la Zoologie britannique assurent positivement que dans toute la Grande-Bretagne[15] on ne trouve aucun faisan dans l’état de sauvage. Sibbald s’accorde avec les zoologistes en disant qu’en Écosse quelques gentilshommes élèvent de ces oiseaux dans leurs maisons[16]. Boter dit encore plus formellement que l’Irlande n’a point de faisans[17]. M. Linnæus n’en fait aucune mention dans le dénombrement des oiseaux de Suède[18] ; ils étaient encore très rares en Silésie du temps de Schwenckfeld[19] : on ne faisait que commencer à en avoir en Prusse il y a vingt ans[20], quoique la Bohême en ait une très grande quantité[21] ; et, s’ils se sont multipliés en Saxe, ce n’a été que par les soins du duc Frédéric qui en lâcha deux cents dans le pays, avec défense de les prendre ou de les tuer[22]. Gesner, qui avait parcouru les montagnes de Suisse, assure n’y en avoir jamais vu[23] : il est vrai que Stumpfius assure, au contraire, qu’on en trouve dans ces mêmes montagnes ; mais cela peut se concilier, car il est fort possible qu’il s’en trouve en effet dans un certain canton que Gesner n’aurait point parcouru, tel, par exemple, que la partie qui confine au Milanais, où Olina dit qu’ils sont fort communs[24]. Il s’en faut bien qu’ils soient généralement répandus en France : on n’en voit que très rarement dans nos provinces septentrionales, et probablement on n’y en verrait point du tout si un oiseau de cette distinction ne devait être le principal ornement des plaisirs de nos rois ; mais ce n’est que par des soins continuels, dirigés avec la plus grande intelligence, qu’on peut les y fixer en leur faisant, pour ainsi dire, un climat artificiel convenable à leur nature, et cela est si vrai qu’on ne voit pas qu’ils se soient multipliés dans la Brie, où il s’en échappe toujours quelques-uns des capitaineries voisines, et où même ils s’apparient quelquefois, parce qu’il est arrivé à M. Leroy, lieutenant des chasses de Versailles[25], d’en trouver le nid et les œufs dans les grands bois de cette province. Cependant ils y vivent dans l’état de liberté, état si favorable à la multiplication des animaux, et néanmoins insuffisant pour ceux même qui, comme les faisans, paraissent en mieux sentir le prix, lorsque le climat est contraire. Nous avons vu, en Bourgogne, un homme riche faire tous ses efforts et ne rien épargner pour en peupler sa terre, située dans l’Auxois, sans en pouvoir venir à bout : tout cela me donne des doutes sur les deux faisans que Regnard prétend avoir tués en Botnie[26], ainsi que sur ceux qu’Olaus Magnus dit se trouver dans la Scandinavie, et y passer l’hiver sous la neige sans prendre de nourriture[27]. Cette façon de passer l’hiver sous la neige a plus de rapport avec les habitudes des coqs de bruyère et des gelinottes qu’avec celles des faisans ; de même que le nom de gallæ sylvestres, qu’Olaus donne à ces prétendus faisans, convient beaucoup mieux aux tétras ou coqs de bruyère ; et ma conjecture a d’autant plus de force que ni M. Linnæus, ni aucun bon observateur, n’a dit avoir vu de véritables faisans dans les pays septentrionaux ; en sorte qu’on peut croire que ce nom de faisan aura été d’abord appliqué par les habitants de ces pays à des tétras ou des gelinottes, qui sont en effet très répandus dans le Nord, et qu’ensuite ce nom aura été adopté sans beaucoup d’examen par les voyageurs et même par les compilateurs, tous gens peu attentifs à distinguer les espèces.

Cela supposé, il suffit de remarquer que le faisan a l’aile courte, et conséquemment le vol pesant et peu élevé, pour conclure qu’il n’aura pu franchir de lui-même les mers interposées entre les pays chauds ou même tempérés de l’ancien continent et l’Amérique ; et cette conclusion est confirmée par l’expérience, car dans tout le nouveau monde il ne s’est point trouvé de vrais faisans, mais seulement des oiseaux qui peuvent à toute force être regardes comme leurs représentants ; car je ne parle point de ces faisans véritables qui abondent aujourd’hui dans les habitations de Saint-Domingue, et qui y ont été transportés par les Européens, ainsi que les paons et les peintades[28].

Le faisan est de la grosseur du coq ordinaire[29], et peut en quelque sorte le disputer au paon pour la beauté ; il a le port aussi noble, la démarche aussi fière, et le plumage presque aussi distingué ; celui de la Chine a même les couleurs plus éclatantes, mais il n’a pas, comme le paon, la faculté d’étaler son beau plumage, ni de relever les longues plumes de sa queue, faculté qui suppose un appareil particulier de muscles moteurs dont le paon est pourvu, qui manquent au faisan, et qui établissent une différence assez considérable entre les deux espèces. D’ailleurs, ce dernier n’a ni l’aigrette du paon, ni sa double queue, dont l’une, plus courte, est composée des véritables pennes directrices, et l’autre, plus longue, n’est formée que des couvertures de celles-là : en général, le faisan paraît modelé sur des proportions moins légères et moins élégantes, ayant le corps plus ramassé, le cou plus raccourci, la tête plus grosse, etc.

Ce qu’il y a de plus remarquable dans sa physionomie, ce sont deux pièces de couleur écarlate au milieu desquelles sont placés les yeux, et deux bouquets de plumes d’un vert doré, qui, dans le temps des amours, s’élèvent de chaque côté au-dessus des oreilles ; car, dans les animaux, il y a presque toujours, ainsi que je l’ai remarqué, une production nouvelle plus ou moins sensible, qui est comme le signal d’une nouvelle génération : ces bouquets de plumes sont apparemment ce que Pline appelait tantôt des oreilles[30], tantôt de petites cornes[31] ; on sent à leur base une élévation formée par leur muscle releveur[32]. Le faisan a outre cela, à chaque oreille, des plumes dont il se sert pour en fermer à son gré l’ouverture, qui est fort grande[33].

Les plumes du cou et du croupion ont le bout échancré en cœur, comme certaines plumes de la queue du paon[34].

Je n’entrerai point ici dans le détail des couleurs du plumage ; je dirai seulement qu’elles ont beaucoup moins d’éclat dans la femelle que dans le mâle, et que, dans celui-ci même, les reflets en sont encore plus fugitifs que dans le paon, et qu’ils dépendent non seulement de l’incidence de la lumière, mais encore de la réunion et de la position respective de ces plumes ; car si on en prend une seule à part, les reflets verts s’évanouissent et l’on ne voit à leur place que du brun ou du noir[35] : les tiges des plumes du cou et du dos sont d’un beau jaune doré, et font l’effet d’autant de lames d’or[36] ; les couvertures du dessus de la queue vont en diminuant, et finissent en espèces de filets ; la queue est composée de dix-huit pennes, quoique Schwenckfeld n’en compte que seize[37] ; les deux du milieu sont les plus longues de toutes, et ensuite les plus voisines de celles-là ; chaque pied est muni d’un éperon court et pointu qui a échappé à quelques descripteurs ; les doigts sont joints par une membrane plus large qu’elle n’est ordinairement dans les oiseaux pulvérateurs[38] ; cette membrane interdigitale, plus grande, semble être une première nuance par laquelle les oiseaux de ce genre se rapprochent des oiseaux de rivière : et, en effet, Aldrovande remarque que le faisan se plaît dans les lieux marécageux ; et il ajoute qu’on en prend quelquefois dans les marais qui sont aux environs de Bologne[39] : Olina, autre Italien[40], et M. Leroy, lieutenant des chasses de Versailles, ont fait la même observation : ce dernier assure que c’est toujours dans les lieux les plus humides, et le long des mares qui se trouvent dans les grands bois de la Brie, que se tiennent les faisans échappés des capitaineries voisines. Quoique accoutumés à la société de l’homme, quoique comblés de ses bienfaits, ces faisans s’éloignent le plus qu’il est possible de toute habitation humaine ; car ce sont des oiseaux très sauvages, et qu’il est extrêmement difficile d’apprivoiser. On prétend néanmoins qu’on les accoutume à revenir au coup de sifflet[41], c’est-à-dire qu’ils s’accoutument à venir prendre la nourriture que ce coup de sifflet leur annonce toujours ; mais, dès que leur besoin est satisfait, ils reviennent à leur naturel et ne connaissent plus la main qui les a nourris : ce sont des esclaves indomptables qui ne peuvent se plier à la servitude, qui ne connaissent aucun bien qui puisse entrer en comparaison avec la liberté, qui cherchent continuellement à la recouvrer, et qui n’en manquent jamais l’occasion[42]. Les sauvages qui viennent de la perdre sont furieux ; ils fondent à grands coups de bec sur les compagnons de leur captivité, et n’épargnent pas même le paon[43].

Ces oiseaux se plaisent dans les bois en plaine, différant en cela des tétras ou coqs de bruyère, qui se plaisent dans les bois en montagne ; pendant la nuit ils se perchent au haut des arbres[44], où ils dorment la tête sous l’aile : leur cri, c’est-à-dire le cri du mâle, car la femelle n’en a presque point, est entre celui du paon et celui de la peintade, mais plus près de celui-ci, et par conséquent très peu agréable.

Leur naturel est si farouche que, non seulement ils évitent l’homme, mais qu’ils s’évitent les uns les autres, si ce n’est au mois de mars ou d’avril, qui est le temps où le mâle recherche sa femelle ; et il est facile alors de les trouver dans les bois, parce qu’ils se trahissent eux-mêmes par un battement d’ailes qui se fait entendre de fort loin[45]. Les coqs faisans sont moins ardents que les coqs ordinaires : Frisch prétend que dans l’état de sauvages ils n’ont chacun qu’une seule femelle ; mais l’homme, qui fait gloire de soumettre l’ordre de la nature à son intérêt ou à ses fantaisies, a changé, pour ainsi dire, le naturel de cet oiseau, en accoutumant chaque coq à avoir jusqu’à sept poules, et ces sept poules à se contenter d’un seul mâle pour elles toutes ; car on a eu la patience de faire toutes les observations nécessaires pour déterminer cette combinaison, comme la plus avantageuse pour tirer parti de la fécondité de cet oiseau[46]. Cependant quelques économistes ne donnent que deux femelles à chaque mâle[47], et j’avoue que c’est la méthode qui a le mieux réussi dans la conduite d’une petite faisanderie que j’ai eue quelque temps sous les yeux. Mais ces différentes combinaisons peuvent être toutes bonnes selon les circonstances, la température du climat, la nature du sol, la qualité et la quantité de la nourriture, l’étendue et l’exposition de la faisanderie, les soins du faisandier, comme serait celui de retirer chaque poule aussitôt après qu’elle est fécondée par le coq, de ne les lui présenter qu’une à une, en observant les intervalles convenables, de lui donner pendant ce temps du blé sarrasin et autres nourritures échauffantes, comme on lui en donne sur la fin de l’hiver, lorsqu’on veut avancer la saison de l’amour.

La faisane fait son nid à elle seule ; elle choisit pour cela le recoin le plus obscur de son habitation ; elle y emploie la paille, les feuilles et autres choses semblables ; et, quoiqu’elle le fasse fort grossièrement en apparence, elle le préfère, ainsi fait, à tout autre mieux construit, mais qui ne le serait point par elle-même : cela est au point que, si on lui en prépare un tout fait et bien fait, elle commence par le détruire et en éparpiller tous les matériaux, qu’elle arrange ensuite à sa manière. Elle ne fait qu’une ponte chaque année, du moins dans nos climats : cette ponte est de vingt œufs, selon les uns[48], et de quarante à cinquante selon les autres, surtout quand on exempte la faisane du soin de couver[49] ; mais celles que j’ai eu occasion de voir n’ont jamais pondu plus de douze œufs, et quelquefois moins, quoiqu’on eût l’attention de faire couver leurs œufs par des poules communes. Elle pond ordinairement de deux ou trois jours l’un : ses œufs sont beaucoup moins gros que ceux de poule, et la coquille en est plus mince que ceux même de pigeons ; leur couleur est un gris verdâtre, marqueté de petites taches brunes, comme le dit très bien Aristote[50], arrangées en zones circulaires autour de l’œuf ; chaque faisane en peut couver jusqu’à dix-huit.

Si l’on veut entreprendre en grand une éducation de faisans, il faut y destiner un parc d’une étendue proportionnée, qui soit en partie gazonné et en partie semé de buissons, où ces oiseaux puissent trouver un abri contre la pluie et la trop grande chaleur, et même contre l’oiseau de proie ; une partie de ce parc sera divisée en plusieurs petits parquets de cinq ou six toises en carré, faits pour recevoir chacun un coq avec ses femelles ; on les retient dans ces parquets soit en les éjointant, c’est-à-dire en leur coupant le fouet de l’aile à l’endroit de la jointure, ou bien en couvrant les parquets avec un filet. On se gardera bien de renfermer plusieurs mâles dans la même enceinte, car ils se battraient certainement, et finiraient peut-être par se tuer[51] ; il faut même faire en sorte qu’ils ne puissent ni se voir ni s’entendre, autrement les mouvements d’inquiétude ou de jalousie que s’inspireraient les uns les autres ces mâles si peu ardents pour leurs femelles, et cependant si ombrageux pour leurs rivaux, ne manqueraient pas d’étouffer ou d’affaiblir des mouvements plus doux, et sans lesquels il n’est point de génération. Ainsi, dans quelques animaux, comme dans l’homme, le degré de la jalousie n’est pas toujours proportionné au besoin de jouir.

Palladius veut que les coqs soient de l’année précédente[52], et tous les naturalistes s’accordent à dire qu’il ne faut pas que les poules aient plus de trois ans. Quelquefois, dans les endroits qui sont bien peuplés de faisans, on ne met que des femelles dans chaque parquet, et on laisse aux coqs sauvages le soin de les féconder.

Ces oiseaux vivent de toutes sortes de grains et d’herbages, et l’on conseille même de mettre une partie du parc en jardin potager, et de cultiver dans ce jardin des fèves, des carottes, des pommes de terre, des oignons, des laitues et des panais, surtout des deux dernières plantes, dont ils sont très friands ; on dit qu’ils aiment aussi beaucoup le gland, les baies d’aubépine et la graine d’absinthe[53] ; mais le froment est la meilleure nourriture qu’on puisse leur donner, en y joignant les œufs de fourmis. Quelques-uns recommandent de bien prendre garde qu’il n’y ait des fourmis mêlées, de peur que les faisans ne se dégoûtent des œufs ; mais Edmond King veut qu’on leur donne des fourmis même, et prétend que c’est pour eux une nourriture très salutaire et seule capable de les rétablir, lorsqu’ils sont faibles et abattus ; dans la disette on y substitue avec succès des sauterelles, des perce-oreille, des mille-pieds. L’auteur anglais que je viens de citer assure qu’il avait perdu beaucoup de faisans avant qu’il connût la propriété de ces insectes, et que depuis qu’il avait appris à en faire usage, il ne lui en était pas mort un seul de ceux qu’il avait élevés[54]. Mais quelque nourriture qu’on leur donne, il faut la leur mesurer avec prudence et ne point trop les engraisser, car les coqs trop gras sont moins chauds, et les poules trop grasses sont moins fécondes et pondent des œufs à coquille molle et faciles à écraser.

La durée de l’incubation est de vingt à vingt-cinq jours, suivant la plupart des auteurs[55] et ma propre observation. Palladius la fixe à trente[56], mais c’est une erreur qui n’aurait pas dû reparaître dans la Maison rustique[57] ; car le pays où Palladius écrivait étant plus chaud que le nôtre, les œufs de faisans n’y devaient pas être plus de temps à éclore que dans le nôtre, où ils éclosent au bout d’environ trois semaines : d’où il suit que le mot trigesimus a été substitué par les copistes au mot vigesimus.

Il faut tenir la couveuse dans un endroit éloigné du bruit et un peu enterré, afin qu’elle y soit plus à l’abri des inégalités de la température et des impressions du tonnerre.

Dès que les petits faisans sont éclos, ils commencent à courir comme font tous les gallinacés : on les laisse ordinairement vingt-quatre heures sans leur rien donner ; au bout de ce temps on met la mère et les petits dans une boîte que l’on porte tous les jours aux champs dans un lieu semé de blé, d’orge, de gazon, et surtout abondant en œufs de fourmis. Cette boîte doit avoir pour couvercle une espèce de petit toit fermé de planches légères qu’on puisse ôter et remettre à volonté, selon les circonstances ; elle doit aussi avoir à l’une de ses extrémités un retranchement où l’on tient la mère renfermée par des cloisons à claire-voie, qui donnent passage aux faisandeaux : du reste, on leur laisse toute liberté de sortir de la boîte et d’y rentrer à leur gré ; les gloussements de la mère prisonnière et le besoin de se réchauffer de temps en temps sous ses ailes les rappelleront sans cesse et les empêcheront de s’écarter beaucoup. On a coutume de réunir trois ou quatre couvées à peu près de même âge pour n’en former qu’une seule bande capable d’occuper la mère, et à laquelle elle puisse suffire.

On les nourrit d’abord, comme on nourrit tous les jeunes poussins, avec un mélange d’œufs durs, de mie de pain et de feuilles de laitue, hachés ensemble, et avec des œufs de fourmis de prés ; mais il y a deux attentions essentielles dans ces premiers temps : la première est de ne les point laisser boire du tout, et de ne les lâcher chaque jour que lorsque la rosée est évaporée, vu qu’à cet âge toute humidité leur est contraire ; et c’est, pour le dire en passant, une des raisons pourquoi les couvées des faisans sauvages ne réussissent guère dans notre pays ; car ces faisans, comme je l’ai remarqué plus haut, se tenant par préférence dans les lieux les plus frais et les plus humides, il est difficile que les jeunes faisandeaux n’y périssent : la seconde attention qu’il faut avoir, c’est de leur donner peu et souvent, et dès le matin, en entremêlant toujours les œufs de fourmis avec les autres aliments.

Le second mois, on peut déjà leur donner une nourriture plus substantielle : des œufs de fourmis de bois, du turquis, du blé, de l’orge, du millet, des fèves moulues, en augmentant insensiblement la distance des repas.

Ce temps est celui où ils commencent à être sujets à la vermine : la plupart des modernes recommandent, pour les en délivrer, de nettoyer la boîte et même de la supprimer entièrement, à l’exception de son petit toit, que l’on conserve pour leur servir d’abri ; mais Olina donne un conseil qui avait été indiqué par Aristote, et qui me paraît mieux réfléchi et plus conforme à la nature de ces oiseaux ; ils sont du nombre des pulvérateurs, et ils périssent lorsqu’ils ne se poudrent point[58]. Olina veut donc qu’on mette à leur portée de petits tas de terre sèche ou de sablon très fin, dans lesquels ils puissent se vautrer et se délivrer ainsi des piqûres incommodes des insectes[59].

Il faut aussi être très exact à leur donner de l’eau nette et à la leur renouveler souvent : autrement ils courraient risque de la pépie, à laquelle il y aurait peu de remède, suivant les modernes, quoique Palladius ordonne tout uniment de la leur ôter comme on l’ôte aux poulets, et de leur frotter le bec avec de l’ail broyé dans de la poix liquide.

Le troisième mois amène de nouveaux dangers : les plumes de leur queue tombent alors, et il leur en pousse de nouvelles ; c’est une espèce de crise pour eux comme pour les paons : mais les œufs de fourmis sont encore ici une ressource, car ils hâtent le moment critique et en diminuent le danger, pourvu qu’on ne leur en donne pas trop, car l’excès en serait pernicieux.

À mesure que les jeunes faisandeaux deviennent grands, leur régime approche davantage de celui des vieux et, dès la fin du troisième mois, on peut les lâcher dans l’endroit que l’on veut peupler ; mais tel est l’effet de la domesticité sur les animaux qui y ont vécu quelque temps, que ceux même qui, comme les faisans, ont le penchant le plus invincible pour la liberté, ne peuvent y être rendus tout d’un coup et sans observer des gradations, de même qu’un bon estomac, affaibli par des aliments trop légers, ne peut s’accoutumer que peu à peu à une nourriture plus forte. Il faut d’abord transporter la boîte qui contient la couvée dans l’endroit où l’on veut les lâcher ; on aura soin de leur donner la nourriture qu’ils aiment le mieux, mais jamais dans le même endroit, et en en diminuant la quantité chaque jour, afin de les obliger à chercher eux-mêmes ce qui leur convient, et à faire connaissance avec la campagne : lorsqu’ils seront en état de trouver leur subsistance, ce sera le moment de leur donner la liberté et de les rendre à la nature ; ils deviendront bientôt aussi sauvages que ceux qui sont nés dans les bois, à cela près qu’ils conserveront une sorte d’affection pour les lieux où ils auront été bien traités dans leur premier âge.

L’homme, ayant réussi à forcer le naturel du faisan en l’accoutumant à se joindre à plusieurs femelles, a tenté de lui faire encore une nouvelle violence en l’obligeant de se mêler avec une espèce étrangère, et ses tentatives ont eu quelques succès ; mais ce n’a pas été sans beaucoup de soins et de précautions[60]. On a pris un jeune coq faisan qui ne s’était encore accouplé avec aucune faisane, on l’a renfermé dans un lieu étroit et faiblement éclairé par en haut ; on lui a choisi de jeunes poules dont le plumage approchait de celui de la faisane ; on a mis ces jeunes poules dans une case attenante à celle du coq faisan, et qui n’en était séparée que par une espèce de grille dont les mailles étaient assez grandes pour laisser passer la tête et le cou, mais non le corps de ces oiseaux ; on a ainsi accoutumé le coq faisan à voir ces poules et même à vivre avec elles, parce qu’on ne lui a donné de nourriture que dans leur case, joignant la grille de séparation ; lorsque la connaissance a été faite et qu’on a vu la saison de l’amour approcher, on a nourri ce jeune coq et ses poules de la manière la plus propre à les échauffer et à leur faire éprouver le besoin de se joindre, et, quand ce besoin a été bien marqué, on a ouvert la communication : il est arrivé quelquefois que le faisan, fidèle à sa nature, comme indigné de la mésalliance à laquelle on voulait le contraindre, a maltraité et même mis à mort les premières poules qu’on lui avait données ; s’il ne s’adoucissait point, on le domptait en lui touchant le bec avec un fer rouge d’une part, et de l’autre en excitant son tempérament par des fomentations appropriées ; enfin, le besoin de s’unir augmentant tous les jours, et la nature travaillant sans cesse contre elle-même, le faisan s’est accouplé avec les poules ordinaires, et il en a résulté des œufs pointillés de noir comme ceux de la faisane, mais beaucoup plus gros, lesquels ont produit des bâtards qui participaient des deux espèces, et qui étaient même, selon quelques-uns, plus délicats et meilleurs au goût que les légitimes, mais incapables, à ce qu’on dit, de perpétuer leur race, quoique, selon Longolius, les femelles de ces mulets, jointes avec leur père, donnent de véritables faisans. On a encore observé de ne donner au coq faisan que des poules qui n’avaient jamais été cochées, et même de les renouveler à chaque couvée, soit pour exciter davantage le faisan (car l’homme juge toujours des autres êtres par lui-même), soit parce qu’on a prétendu remarquer que, lorsque les mêmes poules étaient fécondées une seconde fois par le même faisan, il en résultait une race dégénérée[61].

On dit que le faisan est un oiseau stupide, qui se croit bien en sûreté lorsque sa tête est cachée, comme on l’a dit de tant d’autres, et qui se laisse prendre à tous les pièges. Lorsqu’on le chasse au chien courant, et qu’il a été rencontré, il regarde fixement le chien tant qu’il est en arrêt, et donne tout le temps au chasseur de le tirer à son aise[62] : il suffit de lui présenter sa propre image, ou seulement un morceau d’étoffe rouge sur une toile blanche, pour l’attirer dans le piège ; on le prend encore en tendant des lacets ou des filets sur les chemins où il passe le soir et le matin pour aller boire ; enfin on le chasse à l’oiseau de proie, et l’on prétend que ceux qui sont pris de cette manière sont plus tendres et de meilleur goût[63]. L’automne est le temps de l’année où ils sont le plus gras : on peut engraisser les jeunes dans l’épinette ou avec la pompe, comme toute autre volaille ; mais il faut bien prendre garde, en leur introduisant la petite boulette dans le gosier, de ne leur pas renverser la langue, car ils mourraient sur-le-champ.

Un faisandeau bien gras est un morceau exquis, et en même temps une nourriture très saine : aussi ce mets a-t-il été de tout temps réservé pour la table des riches ; et l’on a regardé comme une prodigalité insensée la fantaisie qu’eut Héliogabale d’en nourrir les lions de sa ménagerie.

Suivant Olina et M. Leroy, cet oiseau vit comme les poules communes, environ six à sept ans[64] ; et c’est sans aucun fondement qu’on a prétendu connaître son âge par le nombre des bandes transversales de sa queue.


Notes de Buffon
  1. Argivâ primùm sum transportata carinâ
    Ante mihi notum nil, nisi Phasis, erat.

    Martial.
  2. Marco Paolo assure que c’est dans les pays soumis aux Tartares qu’on trouve les plus gros faisans, et ceux qui ont la plus longue queue.
  3. Regnard tua, dans les forêts de la Botnie, deux faisans. Voyez son Voyage de Laponie, p. 105.
  4. On ne remarque aucune différence entre les faisans du cap de Bonne-Espérance et les nôtres. Voyez Kolbe, t. Ier, p. 152.
  5. Voyez Description de Madagascar, par Rennefort, p. 120. Il y a à Madagascar quantité de gros faisans, tels que les nôtres. Voyez Flacourt, Histoire de Madagascar, p. 165.
  6. Voyez les Voyages de Gerbillon, de la Chine dans la Tartarie occidentale, à la suite de l’empereur ou par ses ordres, passim. — Dans la Corée on voit en abondance des faisans des poules, des alouettes, etc. Hamel, Relation de la Corée, p. 587.
  7. Il y a aussi au Japon des faisans d’une grande beauté. Kæmpfer, Histoire du Japon, t. Ier, p. 112.
  8. « Athenæus olim hasce volucres ex Mediâ, quasi ibi copiosiores aut meliores essent, accersiri solitas tradit. » Aldrovand., Ornithol., t. II, p. 50.
  9. Bosman, Description de la Guinée, p. 390.
  10. Villault de Bellefond, Relation des côtes d’Afrique. Londres, 1670, p. 270.
  11. Histoire générale des Voyages, t. III, p. 422, citant le P. Loyer.
  12. Pigafete, p. 92.
  13. Olina, Uccellaria, p. 49. — Aldrovande, Ornithologia, t. II, p. 50 et 51. « Hieme per sylvas vagari phasianos, et sæpius Coloniæ in horto suo inter salviam et rutam latitantem observasse se tradit Albertus. »
  14. History of Harwich, append., p. 397.
  15. British Zoology, p. 87.
  16. Prodromus Historiæ naturalis Scotiæ, part. ii, lib. iii, cap. iii, p. 16.
  17. Willughby, Ornithologia, p. 118.
  18. Voyez Linnæus, Fauna suecica.
  19. « Rarissima avis in Silesiâ nostrâ, nec nisi magnatibus familiaris, qui cum magno et singulari studio alere solent. » Schwenckfeld, Aviarium Silesiæ, p. 332.
  20. « Modo et in Prussiâ colitur. » Klein, Ordo Avium, p. 114.
  21. « In Bohemiâ magna eorum copia. » Ibidem.
  22. Aldrovande, Ornithologia, t. II, p. 51.
  23. Gesner, de Avibus.
  24. Olina, Uccellaria, p. 49.
  25. C’est à lui que je dois la plupart de ces faits : il est peu d’hommes qui aient si bien observé les animaux qui sont à sa disposition, et qui ait communiqué ses observations avec plus de zèle.
  26. Regnard, Voyage de Laponie, p. 105.
  27. « Olaus Magnus non solum phasianos sive gallos sylvestres in quibusdam Scandinaviæ locis reperiri scribit, at, quod mirum est, sub nive absque cibo latitare. » Voyez Aldrovande, Ornithologia, t. II, p. 51.
  28. Histoire de l’île espagnole de Saint-Domingue, p. 39.
  29. Aldrovande, qui a observé et décrit cet oiseau avec soin, dit qu’il en a examiné un qui pesait trois livres de douze onces (libras tres duodecim unciarum), ce que quelques-uns ont rendu par trois livres douze onces : c’est une différence de vingt-quatre onces sur trente-six.
  30. « Geminas ex plumâ aures submittunt subriguntque. » Plin., Hist. nat., lib. x, cap. xlviii.
  31. « Phasianæ corniculis. » Ibid., lib. xi, cap. xxxvii.
  32. Aldrovande, Ornithologia, t. II, p. 50.
  33. Idem, au lieu cité.
  34. Voyez Brisson, Ornithologie, t. II, p. 263.
  35. Voyez Aldrovande, Ornithologia, t. II, p. 50.
  36. Ibidem.
  37. Schwenckfeld, Aviarium Silesiæ, p. 332.
  38. Aldrovande, Ornithologia, t. II, p. 50.
  39. Aldrovande, Ornithologia, t. II, p. 51.
  40. Olina, Uccellaria, p. 49.
  41. Voyez le Journal économique, mois de septembre 1753. Il y a grande apparence que c’était là tout le savoir-faire de ces faisans apprivoisés qu’on nourrissait, selon Élien, dans la ménagerie du roi des Indes. De Naturâ animalium, lib. xiii, cap. xviii.
  42. « Non estante che venghin’ allevati nella casa, et che siino nati sotto la gallina, non s’addomesticano mai, anzi ritengono la salvatichezza loro. » Olina, Uccellaria, p. 49. Cela est conforme à ce que j’ai vu moi-même.
  43. Voyez Longolius apud Aldrovandum, Ornithologia, t. II, p. 52.
  44. Voyez Frisch, planche cxxiii.
  45. Olina, Uccellaria, p. 49.
  46. Voyez Journal économique, septembre 1753. — Le mot faisanderie dans l’Encyclopédie.
  47. Voyez Frisch, planche cxxiii. — Maison rustique, t. Ier, p. 135.
  48. Palladius, de Re rusticâ, lib. i, cap. xxix.
  49. Voyez Journal économique, septembre 1753.
  50. « Punctis distincta sunt ova meleagridum et phasianarum. Rubrum tinunculi est modo minii. » Historia animalium, lib. vi, cap. ii. Pline, altérant apparemment ce passage, a dit : « Alia punctis distincta ut meleagridi ; alia rubri coloris, ut phasianis, cenchridi. » Historia naturalis, lib. x, cap. lii.
  51. Voyez le Journal économique, septembre 1753.
  52. Ibidem.
  53. Gerbillon, Voyage de la Chine et de la Tartarie.
  54. Voyez les Transactions philosophiques, no 23, art. vi.
  55. Gesner. — Schwenckfeld. — Journal économique. — M. Leroy, etc., aux endroits cités.
  56. Palladius, de Re rusticâ, lib. i, cap. xxix.
  57. Voyez t. Ier, p. 135.
  58. Aristote, Historia animalium, lib. v, cap. xxxi.
  59. Olina, Uccellaria, p. 49.
  60. Jamais les faisans libres ne cochent les poules qu’ils rencontrent ; ce n’est pas que le coq ne fasse quelquefois des avances, mais la poule ne les souffre point. — C’est à M. Leroy, lieutenant des chasses de Versailles, que je dois cette observation et beaucoup d’autres que j’ai insérées dans cet article : il serait à souhaiter que, sur l’histoire de chaque oiseau, on eût à consulter quelqu’un qui eût autant de connaissances, de lumières et d’empressement à les communiquer.
  61. Voyez Longolius, Dialog. de Avibus. — Journal économique, septembre 1753. — Maison rustique, t. Ier, p. 135.
  62. Olina, Uccellaria, p. 77.
  63. Aldrovande, Ornithologia, t. II, p. 57.
  64. Olina, Uccellaria, p. 49.
Notes de l’éditeur
  1. Phasianus colchicus L. [Note de Wikisource : actuellement Phasianus colchicus Linnæus, vulgairement faisan de Colchide]. — Les faisans sont des Gallinacés de la famille des Phasianidés. Ils se distinguent des Coqs par l’absence de crête et de lobes cutanés à la tête, et des Paons par l’absence d’aigrette. Ils ont des joues dénudées, verruqueuses ; une queue longue, munie de dix-huit rectrices qui se rétrécissent à l’extrémité.