Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/Le commandeur

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 646-649).

LE COMMANDEUR

C’est ici le véritable acolchi de Fernandez[1][NdÉ 1] : il doit son nom de commandeur à la belle marque rouge qu’il a sur la partie antérieure de l’aile, et qui semble avoir quelque rapport avec la marque d’un ordre de chevalerie ; elle fait ici d’autant plus d’effet qu’elle se trouve comme jetée sur un fond d’un noir brillant et lustré, car le noir est la couleur générale non seulement du plumage, mais du bec, des pieds et des ongles ; il y a cependant de légères exceptions à faire ; l’iris des yeux est blanc, et la base du bec est bordée d’un cercle rouge fort étroit ; le bec est aussi quelquefois plutôt brun que noir, suivant Albin. Au reste, la vraie couleur de la marque des ailes n’est pas un rouge décidé, selon Fernandez, mais un rouge affaibli par une teinte de roux qui prévaut avec le temps, et devient à la fin la couleur dominante de cette tache : quelquefois même ces deux couleurs se séparent, de manière que le rouge occupe la partie antérieure et la plus élevée de la tache, et le jaune la partie postérieure et la plus basse[2]. Mais cela est-il vrai de tous les individus, et n’aura-t-on pas attribué à l’espèce entière ce qui ne convient qu’aux femelles ? On sait qu’en effet, dans celles-ci, la marque des ailes est d’un rouge moins vif : outre cela, le noir de leur plumage est mêlé de gris[3], et elles sont aussi plus petites.

Le commandeur est à peu près de la grosseur et de la forme de l’étourneau ; il a environ huit à neuf pouces de longueur de la pointe du bec au bout de la queue, et treize à quatorze pouces de vol ; il pèse trois onces et demie.

Ces oiseaux sont répandus dans les pays froids comme dans les pays chauds : on les trouve dans la Virginie, la Caroline, la Louisiane, le Mexique, etc. Ils sont propres et particuliers au nouveau monde, quoiqu’on en ait tué un dans les environs de Londres ; mais c’était sans doute un oiseau privé qui s’était échappé de sa prison : ils se privent en effet très facilement, apprennent à parler, et se plaisent à chanter et à jouer, soit qu’on les tienne en cage, soit qu’on les laisse courir dans la maison ; car ce sont des oiseaux très familiers et fort actifs.

L’estomac de celui qui fut tué près de Londres ayant été ouvert, on y trouva des débris de scarabées, de cerfs-volants et de ces petits vers qui s’engendrent dans les chairs ; cependant leur nourriture de préférence, en Amérique, c’est le froment, le maïs, etc., et ils en consomment beaucoup : ces redoutables consommateurs vont ordinairement par troupes nombreuses ; et se joignant, comme font nos étourneaux d’Europe, à d’autres oiseaux non moins nombreux et non moins destructeurs, tels que les pies de la Jamaïque, malheur aux moissons, aux terres nouvellement ensemencées, sur lesquelles tombent ces essaims affamés ! Mais ils ne font nulle part tant de dommages que dans les pays chauds et sur les côtes de la mer.

Quand on tire sur ces volées combinées, il tombe ordinairement des oiseaux de plusieurs espèces, et, avant qu’on ait rechargé, il en revient autant qu’auparavant.

Catesby assure qu’ils font leur ponte, dans la Caroline et la Virginie, toujours parmi les joncs. Ils savent en entrelacer les pointes pour faire une espèce de comble ou d’abri sous lequel ils établissent leur nid, à une hauteur si juste et si bien mesurée, qu’il se trouve toujours au-dessus des marées les plus hautes. Cette construction de nid est bien différente de celle de notre premier troupiale, et annonce un instinct, une organisation, et par conséquent une espèce différente.

Fernandez prétend qu’ils nichent sur les arbres, à portée des lieux habités : cette espèce aurait-elle des usages différents selon les différents pays où elle se trouve ?

Les commandeurs ne paraissent à la Louisiane que l’hiver, mais en si grand nombre, qu’on en prend quelquefois trois cents d’un seul coup de filet. On se sert pour cette chasse d’un filet de soie très long et très étroit, en deux parties, comme le filet d’alouette. « Lorsqu’on veut le tendre, dit M. Lepage Duprats, on va nettoyer un endroit près du bois, on fait une espèce de sentier dont la terre soit bien battue, bien unie ; on tend les deux parties du filet des deux côtés du sentier, sur lequel on fait une traînée de riz ou d’autre graine, et l’on va de là se mettre en embuscade derrière une broussaille où répond la corde du tirage ; quand les volées de commandeurs passent au-dessus, leur vue perçante découvre l’appât : fondre dessus et se trouver pris n’est l’affaire que d’un instant ; on est contraint de les assommer, sans quoi il serait impossible d’en ramasser un si grand nombre[4]. » Au reste, on ne leur fait la guerre que comme à des oiseaux nuisibles, car, quoiqu’ils prennent quelquefois beaucoup de graisse, dans aucun cas leur chair n’est un bon manger : nouveau trait de conformité avec nos étourneaux d’Europe.

J’ai vu chez M. l’abbé Aubri une variété de cette espèce, qui avait la tête et le haut du cou d’un fauve clair : tout le reste du plumage était à l’ordinaire. Cette première variété semble indiquer que l’oiseau représenté dans nos planches enluminées, no 343, sous le nom de carouge de Cayenne, en est une seconde, laquelle ne diffère de la première que par la privation des marques rouges des ailes ; car elle a tout le reste du plumage de même : à peu près même grosseur, mêmes proportions ; et la différence des climats n’est pas si grande qu’on ne puisse aisément supposer que le même oiseau peut s’habituer également dans tous les deux.

Il ne faut que jeter un coup d’œil de comparaison sur les planches enluminées, no 402 et no 236, fig. 2, pour se persuader que l’oiseau représenté dans cette dernière, sous le nom de troupiale de Cayenne, n’est qu’une seconde variété de l’espèce représentée, no 402, sous le nom de troupiale à ailes rouges de la Louisiane, qui est notre commandeur : c’est à peu près la même grosseur, la même forme, les mêmes proportions, les mêmes couleurs distribuées de même, excepté que dans le no 236 le rouge colore non seulement la partie antérieure des ailes, mais la gorge, le devant du cou, une partie du ventre et même l’iris.

Si l’on compare ensuite cet oiseau du no 236 avec celui représenté no 536, sous le nom de troupiale de la Guyane[5], on jugera tout aussi sûrement que le dernier est une variété d’âge ou de sexe du premier, dont il ne diffère que comme la femelle troupiale diffère du mâle, c’est-à-dire par des couleurs plus faibles : toutes ses plumes rouges sont bordées de blanc, et les noires, ou plutôt les noirâtres, sont bordées de gris clair, en sorte que le contour de chaque plume se dessine très nettement, et que l’oiseau paraît comme s’il était couvert d’écailles ; c’est d’ailleurs la même distribution de couleurs, même grosseur, même climat, etc. Il est impossible de trouver des rapports aussi détaillés entre deux oiseaux d’espèces différentes.

J’ai appris que ceux-ci fréquentaient ordinairement les savanes dans l’île de Cayenne, qu’ils se tenaient volontiers sur les arbustes, et que quelques-uns leur donnaient le nom de cardinal.


Notes de Buffon
  1. Historia avium Novæ-Hispaniæ, cap. iv.
  2. Albin, t. Ier, p. 33.
  3. Brisson, t. II, p. 98.
  4. Lepage Duprats, Histoire de la Louisiane, t. II, p. 134.
  5. Voyez Brisson, t. II, p. 107.
Notes de l’éditeur
  1. Cette espèce est un véritable Troupiale, l’Agelaius phœnicus des ornithologistes modernes, ou Troupiale à épaulettes rouges. [Note de Wikisource : C’est oiseau est actuellement nommé Agelaius phoenicus Linnæus, vulgairement carouge à épaulettes. Il est répandu en Amérique du Nord et centrale, mais pas en Amérique du Sud ; les identifications faites à la fin de l’article sont donc erronées.].