Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/La cresserelle

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 147-149).

LA CRESSERELLE

La cresserelle[NdÉ 1] est l’oiseau de proie le plus commun dans la plupart de nos provinces de France, et surtout en Bourgogne[NdÉ 2] : il n’y a point d’ancien château ou de tour abandonnée qu’elle ne fréquente ou qu’elle n’habite ; c’est surtout le matin et le soir qu’on la voit voler autour de ces vieux bâtiments, et on l’entend encore plus souvent qu’on ne la voit ; elle a un cri précipité, plî, plî, plî, ou prî, prî, prî, qu’elle ne cesse de répéter en volant et qui effraye tous les petits oiseaux, sur lesquels elle fond comme une flèche, et qu’elle saisit avec ses serres ; si par hasard elle les manque du premier coup, elle les poursuit sans crainte du danger, jusque dans les maisons ; j’ai vu plus d’une fois mes gens prendre une cresserelle et le petit oiseau qu’elle poursuivait, en fermant la fenêtre d’une chambre ou la porte d’une galerie, qui étaient éloignées de plus de cent toises des vieilles tours d’où elle était partie : lorsqu’elle a saisi et emporté l’oiseau, elle le tue et le plume très proprement avant de le manger ; elle ne prend pas tant de peine pour les souris et les mulots ; elle avale les plus petits tout entiers, et dépèce les autres[NdÉ 3]. Toutes les parties molles du corps de la souris se digèrent dans l’estomac de cet oiseau ; mais la peau se roule et forme une petite pelote qu’il rend par le bec, et non par le bas, car ses excréments sont presque liquides et blanchâtres ; en mettant ces pelotes, qu’elle vomit, dans l’eau chaude pour les ramollir et les étendre, on retrouve la peau entière de la souris comme si on l’eût écorchée. Les ducs, les chouettes, les buses, et peut-être beaucoup d’oiseaux de proie, rendent de pareilles pelotes, dans lesquelles, outre la peau roulée, il se trouve quelquefois des portions les plus dures des os ; il en est de même des oiseaux pêcheurs : les arêtes et les écailles des poissons se roulent dans leur estomac, et ils les rejettent par le bec.

La cresserelle est un assez bel oiseau ; elle a l’œil vif et la vue très perçante, le vol aisé et soutenu ; elle est diligente et courageuse ; elle approche, par le naturel, des oiseaux nobles et généreux ; on peut même la dresser, comme les émerillons, pour la fauconnerie. La femelle est plus grande que le mâle, et elle en diffère en ce qu’elle a la tête rousse, le dessus du dos, des ailes et de la queue, rayé de bandes transversales brunes, et qu’en même temps toutes les plumes de la queue sont d’un brun roux, plus ou moins foncé : au lieu que dans le mâle la tête et la queue sont grises, et que les parties supérieures du dos et des ailes sont d’un roux vineux, semé de quelques petites taches noires.

Nous ne pouvons nous dispenser d’observer que quelques-uns de nos nomenclateurs modernes[1] ont appelé épervier des alouettes la cresserelle femelle, et qu’ils en ont fait une espèce particulière et différente de celle de la cresserelle.

Quoique cet oiseau fréquente habituellement les vieux bâtiments, il y niche plus rarement que dans les bois, et lorsqu’il ne dépose pas ses œufs dans des trous de murailles ou d’arbres creux, il fait une espèce de nid très négligé, composé de bûchettes et de racines, et assez semblable à celui des geais, sur les arbres les plus élevés des forêts ; quelquefois il occupe aussi les nids que les corneilles ont abandonnés ; il pond plus souvent cinq œufs que quatre, et quelquefois six et même sept, dont les deux bouts sont teints d’une couleur rougeâtre ou jaunâtre, assez semblable à celle de son plumage. Ses petits, dans le premier âge, ne sont couverts que d’un duvet blanc ; d’abord il les nourrit avec des insectes, et ensuite il leur apporte des mulots en quantité qu’il aperçoit sur terre et du plus haut des airs, où il tourne lentement, et demeure souvent stationnaire pour épier son gibier, sur lequel il fond en un instant ; il enlève quelquefois une perdrix rouge beaucoup plus pesante que lui ; souvent aussi il prend des pigeons qui s’écartent de leur compagnie ; mais sa proie la plus ordinaire, après les mulots et les reptiles, sont les moineaux, les pinsons et les autres petits oiseaux : comme il produit en plus grand nombre que la plupart des autres oiseaux de proie, l’espèce est plus nombreuse et plus répandue ; on la trouve dans toute l’Europe, depuis la Suède[2] jusqu’en Italie et en Espagne[3] ; on la retrouve même dans les pays tempérés de l’Amérique septentrionale[4] ; plusieurs de ces oiseaux restent pendant toute l’année dans nos provinces de France ; cependant j’ai remarqué qu’il y en avait beaucoup moins en hiver qu’en été, ce qui me fait croire que plusieurs quittent le pays pour aller passer ailleurs la mauvaise saison.

J’ai fait élever plusieurs de ces oiseaux dans de grandes volières ; ils sont, comme je l’ai dit, d’un très beau blanc pendant le premier mois de leur vie, après quoi les plumes du dos deviennent roussâtres et brunes en peu de jours ; ils sont robustes et aisés à nourrir ; ils mangent la viande crue qu’on leur présente à quinze jours ou trois semaines d’âge ; ils connaissent bientôt la personne qui les soigne et s’apprivoisent assez pour ne jamais l’offenser ; ils font entendre leur voix de très bonne heure, et, quoique enfermés, ils répètent le même cri qu’ils font en liberté ; j’en ai vu s’échapper et revenir d’eux-mêmes à la volière après un jour ou deux d’absence, et peut-être d’abstinence forcée.

Je ne connais point de variétés dans cette espèce que quelques individus qui ont la tête et les deux plumes du milieu de la queue grises, tels qu’ils nous sont représentés par M. Frisch (pl. lxxxv) ; mais M. Salerne fait mention d’une cresserelle jaune qui se trouve en Sologne et dont les œufs sont de cette même couleur jaune. « Cette cresserelle, dit-il, est rare, et quelquefois elle se bat généreusement contre le jean-le-blanc, qui, quoique plus fort, est souvent obligé de lui céder ; on les a vus, ajoute-t-il, s’accrocher ensemble en l’air et tomber de la sorte par terre comme une motte ou une pierre. » Ce fait me paraît bien suspect, car l’oiseau jean-le-blanc est non seulement très supérieur à la cresserelle par la force, mais il a le vol et toutes les allures si différentes, qu’ils ne doivent guère se rencontrer.


Notes de Buffon
  1. Brisson, t. Ier, p. 379.
  2. Linn., Faun. Suec., no 67.
  3. Aldrov., Avi., t. Ier, p. 356.
  4. Hans Sloane, Jamaïc., p. 294.
Notes de l’éditeur
  1. Tinnunculus alaudarius Gray (Falco Tinnunculus L.) [Note de Wikisource : actuellement Falco tinnunculus Linnæus ; on écrit aujourd’hui plutôt crécerelle]. Les Tinnunculus appartiennent à la sous-famille des Fauconiens. Ils se distinguent des Falco par un plumage plus tacheté, des ailes à pennes plus résistantes, une queue plus longue, des pattes plus fortes et des doigts plus courts.
  2. La cresserelle est répandue dans presque toute l’Europe et l’Asie, surtout dans les montagnes ; elle est plus commune dans le sud que dans le nord. C’est un oiseau migrateur.
  3. La cresserelle détruit beaucoup plus d’animaux nuisibles que d’oiseaux. On peut donc la considérer comme utile.