Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/L’ortolan

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome VI, Histoire naturelle des oiseauxp. 265-269).

L’ORTOLAN[1]


Il est très probable que notre ortolan[NdÉ 1] n’est autre chose que la miliaire de Varron, ainsi appelée parce qu’on engraissait cet oiseau avec du millet ; il est tout aussi probable que le cenchramos d’Aristote et de Pline est encore le même oiseau, car ce nom est évidemment formé du mot κέγχρος, qui signifie aussi du millet : et ce qui donne beaucoup de force à ces probabilités fondées sur l’étymologie, c’est que notre ortolan a toutes les propriétés qu’Aristote attribue à son cenchramos, et toutes celles que Varron attribue à sa miliaire.

1o Le cenchramos est un oiseau de passage qui, selon Aristote et Pline, accompagne les cailles, comme font le râle, la barge et quelques autres oiseaux voyageurs[2].

2o Le cenchramos fait entendre son cri pendant la nuit, ce qui a donné lieu aux deux mêmes naturalistes de dire qu’il rappelait sans cesse ses compagnes de voyage, et les pressait nuit et jour d’avancer chemin[3].

3o Enfin, dès le temps de Varron, l’on engraissait les miliaires ainsi que les cailles et les grives, et lorsqu’elles étaient grasses on les vendait fort cher aux Hortensius, aux Lucullus, etc.[4].

Or tout cela convient à notre ortolan, car il est oiseau de passage : j’en ai pour témoins la foule des naturalistes et des chasseurs ; il chante pendant la nuit, comme l’assurent Kramer, Frisch, Salerne[5] : enfin, lorsqu’il est gras, c’est un morceau très fin et très recherché[6]. À la vérité, ces oiseaux ne sont pas toujours gras lorsqu’on les prend, mais il y a une méthode assez sûre pour les engraisser. On les met dans une chambre parfaitement obscure, c’est-à-dire dans laquelle le jour extérieur ne puisse pénétrer ; on l’éclaire avec des lanternes entretenues sans interruption, afin que les ortolans ne puissent point distinguer le jour de la nuit ; on les laisse courir dans cette chambre, où l’on a soin de répandre une quantité suffisante d’avoine et de millet : avec ce régime ils engraissent extraordinairement et finiraient par mourir de gras-fondure[7] si l’on ne prévenait cet accident en les tuant à propos. Lorsque le moment a été bien choisi, ce sont de petits pelotons de graisse, et d’une graisse délicate, appétissante, exquise ; mais elle pèche par son abondance même, et l’on ne peut en manger beaucoup : la nature, toujours sage, semble avoir mis le dégoût à côté de l’excès, afin de nous sauver de notre intempérance.

Les ortolans gras se cuisent très facilement, soit au bain-marie, soit au bain de sable, de cendres, etc., et l’on peut très bien les faire cuire ainsi dans une coque d’œuf naturelle ou artificielle, comme on y faisait cuire autrefois les becfigues[8].

On ne peut nier que la délicatesse de leur chair, ou plutôt de leur graisse, n’ait plus contribué à leur célébrité que la beauté de leur ramage : cependant lorsqu’on les tient en cage ils chantent au printemps, à peu près comme le bruant ordinaire, et chantent, ainsi que je l’ai dit plus haut, la nuit comme le jour, ce que ne fait pas le bruant. Dans les pays où il y a beaucoup de ces oiseaux, et où par conséquent ils sont bien connus, comme en Lombardie, non seulement on les engraisse pour la table, mais on les élève aussi pour le chant, et M. Salerne trouve que leur voix a de la douceur. Cette dernière destination est la plus heureuse pour eux et fait qu’ils sont mieux traités et qu’ils vivent davantage, car on a intérêt de ne point abréger leur vie et de ne point étouffer leur talent en les excédant de nourriture. S’ils restent longtemps avec d’autres oiseaux, ils prennent quelque chose de leur chant, surtout lorsqu’ils sont fort jeunes ; mais je ne sache pas qu’on leur ait jamais appris à prononcer des mots ni à chanter des airs de musique.

Ces oiseaux arrivent ordinairement avec les hirondelles ou peu après, et ils accompagnent les cailles ou les précèdent de fort peu de temps. Ils viennent de la basse Provence et remontent jusqu’en Bourgogne, surtout dans les cantons les plus chauds où il y a des vignes : ils ne touchent cependant point aux raisins, mais ils mangent les insectes qui courent sur les pampres et sur les tiges de la vigne. En arrivant ils sont un peu maigres parce qu’ils sont en amour[9]. Ils font leurs nids sur les ceps et les construisent assez négligemment, à peu près comme ceux des alouettes : la femelle y dépose quatre ou cinq œufs grisâtres, et fait ordinairement deux pontes par an. Dans d’autres pays, tels que la Lorraine, ils font leurs nids à terre, et par préférence dans les blés.

La jeune famille commence à prendre le chemin des provinces méridionales dès les premiers jours du mois d’août ; les vieux ne partent qu’en septembre et même sur la fin. Ils passent dans le Forez, s’arrêtent aux environs de Saint-Chaumont et de Saint-Étienne ; ils se jettent dans les avoines, qu’ils aiment beaucoup ; ils y demeurent jusqu’aux premiers froids, s’y engraissent et deviennent pesants au point qu’on les pourrait tuer à coups de bâton : dès que le froid se fait sentir, ils continuent leur route pour la Provence ; c’est alors qu’ils sont bons à manger, surtout les jeunes ; mais il est plus difficile de les conserver que ceux que l’on prend au premier passage. Dans le Béarn, il y a pareillement deux passes d’ortolans, et par conséquent deux chasses, l’une au mois de mai et l’autre au mois d’octobre.

Quelques personnes regardent ces oiseaux comme étant originaires d’Italie, d’où ils se sont répandus en Allemagne et ailleurs ; cela n’est pas sans vraisemblance, quoiqu’ils nichent aujourd’hui en Allemagne, où on les prend pêle-mêle avec les bruants et les pinsons[10] ; mais l’Italie est un pays plus anciennement cultivé ; d’ailleurs il n’est pas rare de voir ces oiseaux, lorsqu’ils trouvent sur leur route un pays qui leur convient, s’y fixer et l’adopter pour leur patrie, c’est-à-dire pour s’y perpétuer. Il n’y a pas beaucoup d’années qu’ils se sont ainsi naturalisés dans un petit canton de la Lorraine, situé entre Dieuse et Mulée, qu’ils y font leur ponte, qu’ils y élèvent leurs petits, qu’ils y séjournent, en un mot, jusqu’à l’arrière-saison, temps où ils partent pour revenir au printemps[11].

Leurs voyages ne se bornent point à l’Allemagne : M. Linnæus dit qu’ils habitent la Suède, et fixe au mois de mars l’époque de leur migration[12], mais il ne faut pas se persuader qu’ils se répandent généralement dans tous les pays situés entre la Suède et l’Italie : ils reviennent constamment dans nos provinces méridionales ; quelquefois ils prennent leur route par la Picardie, mais on n’en voit presque jamais dans la partie de la Bourgogne septentrionale que j’habite, dans la Brie, dans la Suisse, etc.[13]. On les prend également au filet et aux gluaux.

Le mâle a la gorge jaunâtre, bordée de cendré ; le tour des yeux du même jaunâtre ; la poitrine, le ventre et les flancs roux, avec quelques mouchetures, d’où lui est venu le nom italien de tordino ; les couvertures inférieures de la queue de la même couleur, mais plus claire ; la tête et le cou cendré olivâtre ; le dessus du corps varié de marron brun et de noirâtre ; le croupion et les couvertures supérieures de la queue d’un marron brun uniforme ; les pennes de l’aile noirâtres, les grandes bordées extérieurement de gris, les moyennes de roux ; leurs couvertures supérieures variées de brun et de roux ; les inférieures d’un jaune soufre ; les pennes de la queue noirâtres, bordées de roux, les deux plus extérieures bordées de blanc ; enfin, le bec et les pieds jaunâtres.

La femelle a un peu plus de cendré sur la tête et sur le cou, et n’a pas de tache jaune au-dessous de l’œil ; en général, le plumage de l’ortolan est sujet à beaucoup de variétés.

Il est moins gros que le moineau franc. Longueurs, six pouces un quart, cinq pouces deux tiers ; bec, cinq lignes ; pied, neuf lignes ; doigt du milieu, huit lignes ; vol, neuf pouces ; queue, deux pouces et demi, composée de douze pennes ; dépasse les ailes de dix-huit à vingt lignes.

VARIÉTÉS DE L’ORTOLAN

I.L’ortolan jaune[14].

Aldrovande, qui a observé cette variété, nous dit que son plumage était d’un jaune paille, excepté les pennes des ailes qui étaient terminées de blanc, et dont les plus extérieures étaient bordées de cette même couleur. Autre singularité : cet individu avait le bec et les pieds rouges.

II.L’ortolan jaune[15].

Aldrovande compare sa blancheur à celle du cygne, et dit que tout son plumage, sans exception, est de cette blancheur. Le sieur Burel, de Lyon, qui a nourri pendant longtemps des ortolans, m’assure qu’il en a vu plusieurs, lesquels ont blanchi en vieillissant.

III.L’ortolan noirâtre[16].

Le sieur Burel a aussi vu des ortolans qui avaient sans doute le tempérament tout autre que ceux dont on vient de parler, puisqu’ils ont noirci en vieillissant. L’individu observé par Aldrovande avait la tête et le cou verts, un peu de blanc sur la tête et sur les deux pennes de l’aile ; le bec rouge et les pieds cendrés ; tout le reste était noirâtre.

IV.L’ortolan à queue blanche[17].

Il ne diffère de l’ortolan que par la couleur de sa queue, et en ce que toutes les teintes de son plumage sont plus faibles.

V. — J’ai observé un individu qui avait la gorge jaune, mêlée de gris ; la poitrine grise et le ventre roux.


Notes de l’auteur
  1. « Ortolano, avis miliaria antiquorum, cenchramus aliorum. » Olina, Uccelleria, p. 22. — Verdier de haie, quasi comme bâtard (par ses couleurs) entre un verdier et un pinson : a le bec du broyer… est de mœurs, vol, voix et faire son nid comme le précédent (notre bruant). Belon, Nat. des oiseaux, p. 365. — Hortulana Bononiensium. Gessner, De avibus, p. 567. — « Κεγχραμὸς, cynchramus, cychramis, cynchramus, cenchramus, cynchramas Aristotelis, miliaria Varronis, hortulanus. » Aldrovande, Ornithol., t. II, cap. 24, p. 177. — Jonston, Avi., p. 49. — « Hortulanus Aldrovandi, Venetiis tordino, berluccio. » Willughby, p. 197. — « Hortulanus Aldrov. Venetiis tordino, » parce qu’il est tacheté comme la grive. Ray, Synops. avium, p. 94. — « Hortulanus, miliaria Varronis, cenchramus Aristot. », en allemand, jut-vogel ; en polonais, ogrodniczeck. Rzaczynski, Auct. hist. nat. Polon., p. 386, no 43. — « Fett-ammer (bruant gras) hortulan, miliaria pinguescens. » Frisch, cl. 1, div. 2, art. 2. — « The bunting, hortulane. » Albin, Oiseaux, t. III, art. 50. — « Emberiza miliaria pinguescens Frischii, ortolano, cenchramus Olinæ, the bunting Albini : fett-ammer, ortolan. » Klein, Ordo avium, p. 91, no 11. — « Fringilla seu emberiza remigibus nigris, primis tribus margine, albidis ; rectricibus nigris, lateralibus duabus extrorsùm albis. » Linnæus, Fauna Suecica, no 208, p. 78 ; et Syst. nat., g. 97, sp. 3, p. 177. — « Hortolan, ortolan, jardinier ; en Languedoc, benarris, benarrie, etc., en italien, tordino. » Salerne, Oiseaux, p. 296. — « Emberiza capite virescente, annulo circa oculos, gulâque flavescentibus » ; en Autriche, ortulan. G. H. Kramer, Elenchus, p. 371, no 4. — « Emberiza supernè ex nigricante et castaneo fusco varia, infernè rufescens ; capite et collo olivaceo-cinereis (lineolis nigricantibus variis Fœmina) : occulorum ambitu et gutture flavicantibus ; tectricibus alarum inferioribus sulphureis ; rectrice extimâ exteriùs margine albidâ præditâ, proximè sequenti interiùs apice alba… » Hortulanus, l’ortolan. Brisson, t. III, p. 269. — En plusieurs provinces de France, on donne le nom d’ortolans à plusieurs oiseaux d’espèce très différente, par exemple, au torcol, au becfigue, etc. En Amérique, on le donne à une petite espèce de tourterelle qui prend beaucoup de graisse et dont la chair est très délicate. Les amateurs des bons morceaux ont aussi leur nomenclature.
  2. « Cùm hinc abeunt (colthurnices) ducibus lingulaca, oto et matrice profiscuntur, atque etiam cenchramo. » Hist. animal., lib. viii, cap. xii. — « Abeunt unà (cùm cothurnicibus) persuasæ glottis et otis, et cenchramus. » Pline, lib. x, cap. xxiii.
  3. « A quo (cenchramo) etiam revocantur noctu. » Aristote, ibidem. « Itaque noctu is (cenchramus) eas excitat admonetque itineris. » Pline, loco citato.
  4. « Quidam adjiciunt præterea (turdis et merulis in ornithone) aves alias quoque, quæ pingues veneunt carè, ut miliariæ et cothurnices. » Varro, De Re rusticâ, lib. iii, cap. v.
  5. Je puis citer aussi le sieur Burel, jardinier à Lyon, qui a quelquefois plus de cent ortolans dans sa volière, et qui m’a appris ou confirmé plusieurs particularités de leur histoire.
  6. On prétend que ceux que l’on prend dans les plaines de Toulouse, sont de meilleur goût que ceux d’Italie : en hiver ils sont très rares, et par conséquent très chers ; on les envoie à Paris, en poste dans une mallette pleine de millet, suivant l’historien du Languedoc, t. Ier, p. 46 ; de même qu’on les envoie de Bologne et de Florence à Rome dans des boîtes pleines de farine, suivant Aldrovande.
  7. On dit qu’ils engraissent quelquefois jusqu’à peser trois onces.
  8. Ayant ouvert un œuf prétendu de paon, je fus tenté de le jeter là, croyant y avoir vu le petit paonneau tout formé ; mais en y regardant de plus près, je reconnus que c’était un becfigue très gras, nageant dans un jaune artificiel fort bien assaisonné. Voyez Pétrone, p. 108, édition de Blaeu, in-8o.
  9. On peut cependant les engraisser malgré le désavantage de la saison, en commençant de les nourrir avec de l’avoine, et ensuite avec le chènevis, le millet, etc.
  10. Frisch, cl. 1, div. 2, art. 2, no 5. Cramer les met au nombre des oiseaux qui se trouvent dans l’Autriche inférieure, et il ajoute qu’ils se tiennent dans les champs, et se perchent sur les arbres qui se trouvent au milieu des prés. Elenchus, etc., p. 371, no 4.
  11. J’ai pour garant de ce fait M. le docteur Lottinger.
  12. Fauna Suecica, page 208.
  13. Gessner ne parle des ortolans que d’après un de ces oiseaux que lui avait envoyé Aldrovande, et d’après les auteurs.
  14. Hortulanus flavescens. Aldrovande, t. II, p. 179. — Hortulanus flavus. Jonston, p. 49. — Willughby, p. 197. — Ray, p. 94. — Ortolan jaune. Brisson, t. III, p. 272.
  15. Hortulanus candidus. Aldrovande, t. II, p. 179. — Jonston, p. 49. — Willughby, p. 198. — Ray, p. 94. — Ortolan blanc. Brisson, t. III, p. 273.
  16. Hortulanus nigricans capite et collo viridi. Aldrovande, t. II, p. 179. — Willughby, p. 198. — Ray, p. 94. — Hortulanus niger, ortolan noir. Brisson, t. III, p. 274.
  17. Hortulanus caudâ albâ. Aldrovande, t. II, p. 179. — Jonston, p. 49. — Willughby, p. 198. — Ray, p. 94. — Hortulanus albicilla, ortolan à queue blanche. Brisson, t. III, page 273.
Notes de l’éditeur
  1. Emberiza hortulana L. [Note de Wikisource : On le nomme actuellement Emberiza hortulana Linnæus, vulgairement bruant ortolan. Son genre est le seul de la famille des Embérizidés, famille sœur de celle des Calcariidés (plectrophanes). Ces deux genres appartiennent à la même super-famille que celle qui regroupe les familles d’oiseaux américains citées dans la note à l’article du grand tangara.]