Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des oiseaux/L’émerillon

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome V, Histoire naturelle des oiseauxp. 150-153).

L’ÉMERILLON

L’oiseau dont il est question n’est point l’émerillon des naturalistes, mais l’émerillon des fauconniers[NdÉ 1], qui n’a été indiqué ni bien décrit par aucun de nos nomenclateurs ; cependant c’est le véritable émerillon dont on se sert tous les jours dans la fauconnerie et que l’on dresse au vol pour la chasse ; cet oiseau est, à l’exception des pies-grièches, le plus petit de tous les oiseaux de proie, n’étant que de la grandeur d’une grosse grive ; néanmoins, on doit le regarder comme un oiseau noble et qui tient de plus près qu’un autre à l’espèce du faucon ; il en a le plumage[1], la forme et l’attitude ; il a le même naturel, la même docilité, et tout autant d’ardeur et de courage ; on peut en faire un bon oiseau de chasse pour les alouettes, les cailles et même les perdrix, qu’il prend et transporte, quoique beaucoup plus pesantes que lui ; souvent il les tue d’un seul coup et en les frappant de l’estomac sur la tête ou sur le cou.

Cette petite espèce, si voisine d’ailleurs de celle du faucon par le courage et le naturel[2], ressemble néanmoins plus au hobereau par la figure et encore plus au rochier ; on le distinguera cependant du hobereau en ce qu’il a les ailes beaucoup plus courtes et qu’elles ne s’étendent pas à beaucoup près jusqu’à l’extrémité de la queue, au lieu que celles du hobereau s’étendent un peu au delà de cette extrémité ; mais, comme nous l’avons déjà fait sentir dans l’article précédent, ses ressemblances avec le rochier sont si grandes, tant pour la grosseur et la longueur du corps, la forme du bec, des pieds et des serres, les couleurs du plumage, la distribution des taches, etc., qu’on serait très bien fondé à regarder le rochier comme une variété de l’émerillon, ou du moins comme une espèce si voisine qu’on doit suspendre son jugement sur la diversité de ces deux espèces ; au reste, l’émerillon s’éloigne de l’espèce du faucon et de celle de tous les autres oiseaux de proie par un attribut qui le rapproche de la classe commune des autres oiseaux : c’est que le mâle et la femelle sont dans l’émerillon de la même grandeur, au lieu que, dans tous les autres oiseaux de proie, le mâle est bien plus petit que la femelle ; cette singularité ne tient donc point à leur manière de vivre, ni à rien de tout ce qui distingue les oiseaux de proie des autres oiseaux ; elle semblerait d’abord appartenir à la grandeur, parce que dans les pies-grièches, qui sont encore plus petites que les émerillons, le mâle et la femelle sont aussi de la même grosseur, tandis que dans les aigles, les vautours, les gerfauts, les autours, les faucons et les éperviers, le mâle est d’un tiers ou d’un quart plus petit que la femelle. Après avoir réfléchi sur cette singularité et reconnu qu’elle ne pouvait pas dépendre des causes générales, j’ai recherché s’il n’y en avait pas de particulières auxquelles on pût attribuer cet effet, et j’ai trouvé, en comparant les passages de ceux qui ont disséqué des oiseaux de proie, qu’il y a dans la plupart des femelles un double cæcum assez gros et assez étendu, tandis que dans les mâles il n’y a qu’un cæcum, et quelquefois point du tout ; cette différence de la conformation intérieure, qui se trouve toujours en plus dans les femelles que dans les mâles, peut être la vraie cause physique de leur excès en grandeur. Je laisse aux gens qui s’occupent d’anatomie à vérifier plus exactement ce fait, qui seul m’a paru propre à rendre raison de la supériorité de grandeur de la femelle sur le mâle dans presque toutes les espèces des grands oiseaux de proie[NdÉ 2].

L’émerillon vole bas, quoique très vite et très légèrement ; il fréquente les bois et les buissons pour y saisir les petits oiseaux, et chasse seul sans être accompagné de sa femelle ; elle niche dans les forêts en montagnes et produit cinq ou six petits.

Mais, indépendamment de cet émerillon dont nous venons de donner l’histoire, il existe une autre espèce d’émerillon mieux connue des naturalistes, dont M. Frisch a donné la figure (pl. lxxxix), et qui a été décrit d’après nature par M. Brisson, tome Ier, page 382. Cet émerillon diffère, en effet, par un assez grand nombre de caractères de l’émerillon des fauconniers ; il paraît même approcher beaucoup plus de l’espèce de la cresserelle, du moins autant qu’il nous est permis d’en juger par la représentation, n’ayant pu nous le procurer en nature ; mais ce qui semble appuyer notre conjecture, c’est que les oiseaux d’Amérique qui nous ont été envoyés sous les noms d’émerillon de Cayenne et émerillon de Saint-Domingue ne nous paraissent être que des variétés d’une seule espèce, et peut-être l’un de ces oiseaux n’est-il que le mâle ou la femelle de l’autre ; mais tous deux ressemblent si fort à l’émerillon donné par M. Frisch, qu’on doit les regarder comme étant d’espèce très voisine, et cet émerillon d’Europe, aussi bien que ces émerillons d’Amérique, dont les espèces sont si voisines, paraîtront à tous ceux qui les considéreront attentivement beaucoup plus près de la cresserelle que de l’émerillon des fauconniers ; il se peut donc que cette espèce ait passé d’un continent à l’autre, et, en effet, M. Linnæus fait mention des cresserelles en Suède et ne dit pas que les émerillons s’y trouvent : ceci semble confirmer encore notre opinion que ce prétendu émerillon des naturalistes n’est qu’une variété, ou tout au plus une espèce très voisine de celle de la cresserelle ; on pourrait même lui donner un nom particulier, si on voulait la distinguer soit de l’émerillon des fauconniers, soit de la cresserelle, et ce nom serait celui qu’on lui donne dans les îles Antilles. « L’émerillon, dit le P. du Tertre, que nos habitants appellent gry-gry, à cause qu’en volant il jette un cri qu’ils expriment par ces syllabes gry gry, est un autre petit oiseau de proie qui n’est guère plus gros qu’une grive ; il a toutes les plumes de dessus le dos et des ailes rousses, tachées de noir, et le dessous du ventre blanc, moucheté d’hermine ; il est armé de bec et de griffes à proportion de sa grandeur ; il ne fait la chasse qu’aux petits lézards et aux sauterelles, et quelquefois aux petits poulets quand ils sont nouvellement éclos ; je leur en ai fait lâcher plusieurs fois, ajoute-t-il ; la poule se défend contre lui et lui donne la chasse ; les habitants en mangent, mais il n’est pas bien gras[3]. »

La ressemblance du cri de cet émerillon du P. du Tertre[4] avec le cri de notre cresserelle est encore un autre indice du voisinage de ces espèces ; et il me paraît qu’on peut conclure assez positivement que tous ces oiseaux donnés par les naturalistes sous les noms d’émerillon d’Europe, émerillon de la Caroline ou de Cayenne, et émerillon de Saint-Domingue ou des Antilles, ne font qu’une variété dans l’espèce de la cresserelle, à laquelle on pourrait donner le nom de gry-gry pour la distinguer de la cresserelle commune.


Notes de Buffon
  1. Il ressemble, en effet, par les nuances et la distribution des couleurs, au faucon sors.
  2. Plusieurs auteurs, ayant fait la remarque de la conformité de l’émerillon avec le faucon, l’ont appelé petit faucon, falco parvus merlinus. Schwenckfeld, Avi. Sil., p. 349. — Falconellus, Rzac., Auct. Hist. nat. Pol., p. 354.
  3. Hist. nat. des Antilles, par du Tertre, t. II, p. 253 et 254.
  4. Le cri de la cresserelle est pri, pri, ce qui approche beaucoup de gry, gry qui est le nom qu’on donne aux Antilles à cet oiseau à cause de son cri.
Notes de l’éditeur
  1. C’est le Falco æsalon L. [Note de Wikisource : actuellement Falco columbarius Linnæus ; on trouve aussi l’appellation vulgaire faucon merlin].
  2. L’hypothèse qu’émet ici Buffon pour expliquer la différence de taille qui existe chez tous les oiseaux de proie entre le mâle et la femelle, et les dimensions plus grandes de la femelle, nous paraît fort contestable. C’est, sans nul doute, dans un autre ordre de causes qu’il faut chercher celle de cette différence.