Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des animaux/Chapitre VIII

CHAPITRE VIII

RÉFLEXION SUR LES EXPÉRIENCES PRÉCÉDENTS

J’étais donc assuré, par les expériences que je viens de rapporter, que les femelles ont, comme les mâles, une liqueur séminale qui contient des corps en mouvement[NdÉ 1] ; je m’étais confirmé de plus en plus dans l’opinion que ces corps en mouvement ne sont pas de vrais animaux, mais seulement des parties organiques vivantes ; je m’étais convaincu que ces parties existent non seulement dans les liqueurs séminales des deux sexes, mais dans la chair même des animaux et dans les germes des végétaux : et pour reconnaître si toutes les parties des animaux et tous les germes des végétaux contenaient aussi des parties organiques vivantes, je fis faire des infusions de la chair de différents animaux et de plus de vingt espèces de graines de différentes plantes ; je mis cette chair et ces graines dans de petites bouteilles exactement bouchées, dans lesquelles je mettais assez d’eau pour recouvrir d’un demi-pouce environ les chairs ou les graines ; et les ayant ensuite observées quatre ou cinq jours après les avoir mises en infusion, j’eus la satisfaction de trouver dans toutes ces mêmes parties organiques en mouvement ; les unes paraissaient plus tôt, les autres plus tard ; quelques-unes conservaient leur mouvement pendant des mois entiers, d’autres cessaient plus tôt ; les unes produisaient d’abord de gros globules en mouvement, qu’on aurait pris pour des animaux, et qui changeaient de figure, se séparaient et devenaient successivement plus petits ; les autres ne produisaient que de petits globules forts actifs, et dont les mouvements étaient très rapides, les autres produisaient des filaments qui s’allongeaient et semblaient végéter, et qui ensuite se gonflaient et laissaient sortir des milliers de globules en mouvement ; mais il est inutile de grossir ce livre du détail de mes observations sur les infusions des plantes, parce que M. Needham les a suivies avec beaucoup plus de soin que je n’aurais pu le faire moi-même, et que cet habile naturaliste doit donner incessamment au public le recueil des découvertes qu’il a faites sur cette matière : je lui avais lu le traité précédent, et j’avais très souvent raisonné avec lui sur cette matière, et en particulier sur la vraisemblance qu’il y avait que nous trouverions dans les germes des amandes des fruits, et dans les autres parties les plus substantielles des végétaux des corps en mouvement, des parties organiques vivantes, comme dans la semence des animaux mâles et femelles. Cet excellent observateur trouva que ces vues étaient assez fondées et assez grandes pour mériter d’être suivies : il commença à faire des observations sur toutes les parties des végétaux, et je dois avouer que les idées que je lui ai données sur ce sujet ont plus fructifié entre ses mains qu’elles n’auraient fait entre les miennes ; je pourrais en citer d’avance plusieurs exemples, mais je me bornerai à un seul, parce que j’ai ci-devant indiqué le fait dont il est question, et que je vais rapporter.

Pour s’assurer si les corps mouvants qu’on voit dans les infusions de la chair des animaux étaient de véritables animaux, ou si c’étaient seulement, comme je le prétendais, des parties organiques mouvantes, M. Needham pensa qu’il n’y avait qu’à examiner le résidu de la viande rôtie, parce que le feu devait détruire les animaux, et qu’au contraire, si ces corps mouvants n’étaient pas des animaux, on devait les y retrouver comme on les trouve dans la viande crue. Ayant donc pris de la gelée de veau et d’autres viandes grillées et rôties, il les examina au microscope après les avoir laissées infuser pendant quelques jours dans de l’eau qui était contenue dans de petites bouteilles bouchées avec un grand soin, et il trouva dans toutes des corps mouvants en grande quantité : il me fit voir plusieurs fois quelques-unes de ces infusions, et entre autres celle de gelée de veau, dans laquelle il y avait des espèces de corps en mouvement si parfaitement semblables à ceux qu’on voit dans les liqueurs séminales de l’homme, du chien et de la chienne, dans le temps qu’ils n’ont plus de filets ou de queues, que je ne pouvais me lasser de les regarder ; on les aurait pris pour de vrais animaux ; et quoique nous les vissions s’allonger, changer de figure et se décomposer, leur mouvement ressemblait si fort au mouvement d’un animal qui nage, que quiconque les verrait pour la première fois, et sans savoir ce qui a été dit précédemment, les prendrait pour des animaux. Je n’ajouterai qu’un mot à ce sujet, c’est que M. Needham s’est assuré par une infinité d’observations que toutes les parties des végétaux contiennent des parties organiques mouvantes, ce qui confirme ce que j’ai dit et étend encore la théorie que j’ai établie au sujet de la composition des êtres organisés et au sujet de leur reproduction.

Tous les animaux, mâles ou femelles, tous ceux qui sont pourvus des deux sexes ou qui en sont privés, tous les végétaux, de quelque espèce qu’ils soient, tous les corps en un mot vivants ou végétants, sont donc composés de parties organiques vivantes qu’on peut démontrer aux yeux de tout le monde ; ces parties organiques sont en plus grande quantité dans les liqueurs séminales des animaux, dans les germes des amandes des fruits, dans les graines, dans les parties les plus substantielles de l’animal ou du végétal, et c’est de la réunion de ces parties organiques, renvoyées de toutes les parties du corps de l’animal ou du végétal, que se fait la reproduction, toujours semblable à l’animal ou au végétal dans lequel elle s’opère, parce que la réunion de ces parties organiques ne peut se faire qu’au moyen du moule intérieur, c’est-à-dire dans l’ordre que produit la forme du corps de l’animal ou du végétal, et c’est en quoi consiste l’essence de l’unité et de la continuité des espèces, qui, dès lors, ne doivent jamais s’épuiser, et qui d’elles-mêmes dureront autant qu’il plaira à celui qui les a créées de les laisser subsister.

Mais avant que de tirer des conséquences générales du système que je viens d’établir, je dois satisfaire à plusieurs choses particulières qu’on pourrait me demander, et en même temps en rapporter d’autres qui serviront à mettre cette matière dans un plus grand jour.

On me demandera sans doute pourquoi je ne veux pas que ces corps mouvants qu’on trouve dans les liqueurs séminales soient des animaux, puisque tous ceux qui les ont observes les ont regardés comme tels, et que Leeuwenhoek et les autres observateurs s’accordent à les appeler animaux, qu’il ne paraît même pas qu’ils aient eu le moindre doute, le moindre scrupule sur cela. On pourrait me dire aussi qu’on ne conçoit pas trop ce que c’est que des parties organiques vivantes, à moins que de les regarder comme des animalcules, et que de supposer qu’un animal composé de petits animaux est à peu près la même chose que de dire qu’un être organisé est composé de parties organiques vivantes. Je vais tâcher de répondre à ces questions d’une manière satisfaisante.

Il est vrai que presque tous les observateurs se sont accordés à regarder comme des animaux les corps mouvants des liqueurs séminales, et qu’il n’y a guère que ceux qui, comme Verheyen, ne les avaient pas observées avec de bons microscopes, qui ont cru que le mouvement qu’on voyait dans ces liqueurs pouvait provenir des esprits de la semence qu’ils supposaient être en grande agitation ; mais il n’est pas moins certain, tant par mes observations que par celles de M. Needham sur la semence du calmar, que ces corps en mouvement des liqueurs séminales sont des êtres plus simples et moins organisés que les animaux.

Le mot animal, dans l’acception où nous le prenons ordinairement, représente une idée générale, formée des idées particulières qu’on s’est faites de quelques animaux particuliers : toutes les idées générales renferment des idées différentes qui approchent ou diffèrent plus ou moins les unes des autres, et par conséquent aucune idée générale ne peut être exacte ni précise ; l’idée générale que nous nous sommes formée de l’animal sera, si vous voulez, prise principalement de l’idée particulière du chien, du cheval et d’autres bêtes qui nous paraissent avoir de l’intelligence, de la volonté, qui semblent se déterminer et se mouvoir suivant cette volonté, et qui de plus sont composées de chair et de sang, qui cherchent et prennent leur nourriture, qui ont des sens, des sexes et la faculté de se reproduire. Nous joignons donc ensemble une grande quantité d’idées particulières, lorsque nous nous formons l’idée générale que nous exprimons par le mot animal, et l’on doit observer que dans le grand nombre de ces idées particulières, il n’y en a pas une qui constitue l’essence de l’idée générale ; car il y a, de l’aveu de tout le monde, des animaux qui paraissent n’avoir aucune intelligence, aucune volonté, aucun mouvement progressif ; il y en a qui n’ont ni chair ni sang, et qui ne paraissent qu’une glaire congelée ; il y en a qui ne peuvent chercher leur nourriture et qui ne la reçoivent que de l’élément qu’ils habitent ; enfin il y en a qui n’ont point de sens, pas même celui du toucher, au moins à un degré qui nous soit sensible ; il y en a qui n’ont point de sexes, ou qui les ont tous deux, et il ne reste de général à l’animal que ce qui lui est commun avec le végétal, c’est-à-dire la faculté de se reproduire. C’est donc du tout ensemble qu’est composée l’idée générale, et ce tout étant composé de parties différentes, il y a nécessairement entre ces parties des degrés et des nuances ; un insecte, dans ce sens, est quelque chose de moins animal qu’un chien ; une huître est encore moins animal qu’un insecte ; une ortie de mer ou un polype d’eau douce, l’est encore moins qu’une huître ; et comme la nature va par nuances insensibles, nous devons trouver des êtres qui sont encore moins animaux qu’une ortie de mer ou un polype. Nos idées générales ne sont que des méthodes artificielles que nous nous sommes formées pour rassembler une grande quantité d’objets dans le même point de vue, et elles ont, comme les méthodes artificielles dont nous avons parlé (Discours I), le défaut de ne pouvoir jamais tout comprendre ; elles sont de même opposées à la marche de la nature, qui se fait uniformément, insensiblement et toujours particulièrement[NdÉ 2] : en sorte que c’est pour vouloir comprendre un trop grand nombre d’idées particulières dans un seul mot, que nous n’avons plus une idée claire de ce que ce mot signifie, parce que ce mot étant reçu, on s’imagine que ce mot est une ligne qu’on peut tirer entre les productions de la nature, que tout ce qui est au-dessus de cette ligne est en effet animal, et que tout ce qui est au-dessous ne peut-être que végétal, autre mot aussi général que le premier, qu’on emploie de même comme une ligne de séparation entre les corps organisés et les corps bruts. Mais, comme nous l’avons déjà dit plus d’une fois, ces lignes de séparation n’existent point dans la nature[NdÉ 3] : il y a des êtres qui ne sont ni animaux, ni végétaux, ni minéraux, et qu’on tenterait vainement de rapporter aux uns ou aux autres : par exemple, lorsque M. Trembley, cet auteur célèbre de la découverte des animaux qui se multiplient par chacune de leurs parties détachées, coupées ou séparées, observa pour la première fois le polype de la lentille d’eau, combien employa-t-il de temps pour reconnaître si ce polype était un animal ou une plante ! et combien n’eut-il pas sur cela de doutes et d’incertitudes ! C’est qu’en effet le polype de la lentille n’est peut-être ni l’un ni l’autre, et que tout ce qu’on en peut dire, c’est qu’il approche un peu plus de l’animal que du végétal ; et comme on veut absolument que tout être vivant soit un animal ou une plante, on croirait n’avoir pas bien connu un être organisé, si on ne le rapportait pas à l’un ou l’autre de ces noms généraux, tandis qu’il doit y avoir, et qu’en effet il y a une grande quantité d’êtres organisés qui ne sont ni l’un ni l’autre. Les corps mouvants que l’on trouve dans les liqueurs séminales, dans la chair infusée des animaux et dans les graines et les autres parties infusées des plantes, sont de cette espèce ; on ne peut pas dire que ce soient des animaux, on ne peut pas dire que ce soient des végétaux, et assurément on dira encore moins que ce sont des minéraux.

On peut donc assurer, sans crainte de trop avancer, que la grande division des productions de la nature en animaux, végétaux et minéraux, ne contient pas tous les êtres matériels ; il existe, comme on vient de le voir, des corps organisés qui ne sont pas compris dans cette division. Nous avons dit que la marche de la nature se fait par des degrés nuancés et souvent imperceptibles ; aussi passe-t-elle, par des nuances insensibles, de l’animal au végétal ; mais du végétal au minéral le passage est brusque, et cette loi de n’aller que par degrés nuancés paraît se démentir. Cela m’a fait soupçonner qu’en examinant de près la nature, on viendrait à découvrir des êtres intermédiaires, des corps organisés qui, sans avoir, par exemple, la puissance de se reproduire comme les animaux et les végétaux, auraient cependant une espèce de vie et de mouvement ; d’autres êtres qui, sans être des animaux ou des végétaux, pourraient bien entrer dans la constitution des uns et des autres ; et enfin d’autres êtres qui ne seraient que le premier assemblage des molécules organiques dont j’ai parlé dans les chapitres précédents[NdÉ 4].

Je mettrais volontiers dans la première classe de ces espèces d’êtres les œufs, comme en étant le genre le plus apparent. Ceux des poules et des autres oiseaux femelles tiennent, comme on sait, à un pédicule commun, et ils tirent leur origine et leur premier accroissement du corps de l’animal ; mais dans ce temps qu’ils sont attachés à l’ovaire, ce ne sont pas encore de vrais œufs, ce ne sont que des globes jaunes qui se séparent de l’ovaire dès qu’ils sont parvenus à un certain degré d’accroissement ; lorsqu’ils viennent à se séparer, ce ne sont encore que des globes jaunes, mais des globes dont l’organisation intérieure est telle qu’ils tirent de la nourriture, qu’ils la tournent en leur substance, et qu’ils s’approprient la lymphe dont la matrice de la poule est baignée, et qu’en s’appropriant cette liqueur ils forment le blanc, les membranes, et enfin la coquille. L’œuf, comme l’on voit, a une espèce de vie et d’organisation, un accroissement, un développement et une forme qu’il prend de lui-même et par ses propres forces ; il ne vit pas comme l’animal, il ne végète pas comme la plante, il ne se reproduit pas comme l’un et l’autre ; cependant il croît, il agit à l’extérieur et il s’organise. Ne doit-on pas dès lors regarder l’œuf comme un être qui fait une classe à part, et qui ne doit se rapporter ni aux animaux, ni aux minéraux ? car si l’on prétend que l’œuf n’est qu’une production animale destinée pour la nourriture du poulet, et si l’on veut le regarder comme une partie de la poule, une partie d’animal, je répondrai que les œufs, soit qu’ils soient fécondés ou non, soit qu’ils contiennent ou non des poulets, s’organisent toujours de la même façon, que même la fécondation n’y change qu’une partie presque invisible, que dans tout le reste l’organisation de l’œuf est toujours la même, qu’il arrive à sa perfection et à l’accomplissement de sa forme, tant extérieure qu’intérieure, soit qu’il contienne le poulet ou non, et que par conséquent c’est un être qu’on peut bien considérer à part et en lui-même.

Ce que je viens de dire paraîtra bien plus clair, si on considère la formation et l’accroissement des œufs de poisson : lorsque la femelle les répand dans l’eau, ce ne sont encore, pour ainsi dire, que des ébauches d’œufs ; ces ébauches, séparées totalement du corps de l’animal et flottantes dans l’eau, attirent à elles et s’approprient les parties qui leur conviennent, et croissent ainsi par intussusception ; de la même façon que l’œuf de la poule acquiert des membranes et du blanc dans la matrice où il flotte, de même les œufs de poisson acquièrent d’eux-mêmes des membranes et du blanc dans l’eau où ils sont plongés, et soit que le mâle vienne les féconder en répandant dessus la liqueur de sa laite, ou qu’ils demeurent inféconds faute d’avoir été arrosés de cette liqueur, ils n’arrivent pas moins, dans l’un et l’autre cas, à leur entière perfection. Il me semble donc qu’on doit regarder les œufs en général comme des corps organisés qui, n’étant ni animaux ni végétaux, font un genre à part.

Un second genre d’êtres de la même espèce sont les corps organisés qu’on trouve dans la semence de tous les animaux, et qui, comme ceux de la laite du calmar, sont plutôt des machines naturelles que des animaux. Ces êtres sont proprement le premier assemblage qui résulte des molécules organiques dont nous avons tant parlé ; ils sont peut-être même les parties organiques qui constituent les corps organisés des animaux. On les a trouvés dans la semence de tous les animaux, parce que la semence n’est, en effet, que le résidu de toutes les molécules organiques que l’animal prend avec les aliments ; c’est, comme nous l’avons dit, ce qu’il y a de plus analogue à l’animal même, ce qu’il y a de plus organique dans la nourriture qui fait la matière de la semence, et, par conséquent, on ne doit pas être étonné d’y trouver des corps organisés.

Pour reconnaître clairement que ces corps organisés ne sont pas de vrais animaux, il n’y a qu’à réfléchir sur ce que nous présentent les expériences précédentes : les corps mouvants que j’ai observés dans les liqueurs séminales ont été pris pour des animaux, parce qu’ils ont un mouvement progressif, et qu’on a cru leur remarquer une queue ; mais si on fait attention d’un côté à la nature de ce mouvement progressif qui, quand il est une fois commencé, finit tout à coup sans jamais se renouveler, et de l’autre à la nature de ces queues, qui ne sont que des filets que le corps en mouvement tire après lui, on commencera à douter, car un animal va quelquefois lentement, quelquefois vite ; il s’arrête et se repose quelquefois dans son mouvement ; ces corps mouvants, au contraire, vont toujours de même dans le même temps ; je ne les ai jamais vus s’arrêter et se remettre en mouvement ; ils continuent d’aller et de se mouvoir progressivement sans jamais se reposer, et lorsqu’ils s’arrêtent une fois, c’est pour toujours. Je demande si cette espèce de mouvement continu et sans aucun repos est un mouvement ordinaire aux animaux, et si cela ne doit pas nous faire douter que ces corps en mouvement soient de vrais animaux. De même il paraît qu’un animal, quel qui soit, doit avoir une forme constante et des membres distincts ; ces corps mouvants, au contraire, changent de forme à tout instant, ils n’ont aucun membre distinct, et leur queue ne paraît être qu’une partie étrangère à leur individu ; dès lors doit-on croire que ces corps mouvants soient en effet des animaux ? On voit dans ces liqueurs des filaments qui s’allongent et qui semblent végéter ; ils se gonflent ensuite et produisent des corps mouvants ; ces filaments seront, si l’on veut, des espèces de végétaux, mais les corps mouvants qui en sortent ne seront pas des animaux, car jamais l’on n’a vu de végétal produire un animal : ces corps mouvants se trouvent aussi bien dans les germes des plantes que dans la liqueur séminale des animaux ; on les trouve dans toutes les substances végétales ou animales ; ces corps mouvants ne sont donc pas des animaux : ils ne se produisent pas par les voies de la génération ; ils n’ont pas d’espèce constante ; ils ne peuvent donc être ni des animaux, ni des végétaux. Que seront-ils donc ? On les trouve partout, dans la chair des animaux, dans la substance des végétaux ; on les trouve en plus grand nombre dans les semences des uns et des autres : n’est-il pas naturel de les regarder comme des parties organiques vivantes qui composent l’animal ou le végétal, comme des parties qui ayant du mouvement et une espèce de vie doivent produire par leur réunion des êtres mouvants et vivants, et former les animaux et les végétaux ?

Mais, pour laisser sur cela le moins de doute que nous pourrons, examinons les observations des autres. Peut-on dire que les machines actives que M. Needham a trouvées dans la laite du calmar soient des animaux ? Pourrait-on croire que les œufs qui sont des machines actives d’une autre espèce soient aussi des animaux ? Et si nous jetons les yeux sur la représentation de presque tous les corps en mouvement que Leeuwenhoek a vus au microscope dans une infinité de différentes matières, ne reconnaîtrons-nous pas, même à la première inspection, que ces corps ne sont pas des animaux, puisque aucun d’eux n’a de membre, et qu’ils sont tous, ou des globules, ou des ovales plus ou moins allongés, plus ou moins aplatis ? Si nous examinons ensuite ce que dit ce célèbre observateur lorsqu’il décrit le mouvement de ces prétendus animaux, nous ne pourrons plus douter qu’il n’ait eu tort de les regarder comme tels, et nous nous confirmerons de plus en plus dans notre opinion, que ce sont seulement des parties organiques en mouvement. Nous en rapporterons ici plusieurs exemples. Leeuwenhoek donne (t. Ier, p. 51) la figure des corps mouvants qu’il a observés dans la liqueur des testicules d’une grenouille mâle. Cette figure ne représente rien qu’un corps menu, long et pointu par l’une des extrémités, et voici ce qu’il en dit : « Uno tempore caput (c’est ainsi qu’il appelle l’extrémité la plus grosse de ce corps mouvant) crassiùs mihi apparebat alio ; plerumque agnoscebam animalculum haud ulteriùs quàm à capite ad medium corpus, ob caudæ tenuitatem, et cùm idem animalculum paulò vehementiùs moveretur (quod tamen tardè flebat) quasi volumine quodam circà caput ferebatur. Corpus ferè carebat motu, cauda tamen in tres quatuorve flexus volvebatur. » Voilà le changement de forme que j’ai dit avoir observé, voilà le mucilage dont le corps mouvant fait effort pour se dégager ; voilà une lenteur dans le mouvement lorsque ces corps ne sont pas dégagés de leur mucilage ; et, enfin, voilà un animal, selon Leeuwenhoek, dont une partie se meut et l’autre demeure en repos, dont l’une est vivante et l’autre morte ; car il dit plus bas : « Movebant posteriorem solùm partem ; quæ ultima, morti vicina esse judicabam. » Tout cela, comme l’on voit, ne convient guère à un animal, et s’accorde avec ce que j’ai dit, à l’exception que je n’ai jamais vu la queue ou le filet se mouvoir que par l’agitation du corps qui le tire, ou bien par un mouvement intérieur que j’ai vu dans les filaments lorsqu’ils se gonflent pour produire des corps en mouvement. Il dit ensuite, page 52, en parlant de la liqueur séminale du cabillaud : « Non est putandum omnia animalcula in semine aselli contenta uno eodemque tempore vivere, sed illa potiùs tantùm vivere quæ exitui seu partui viciniora sunt, quæ et copiosiori humido innatant præ reliquis vitâ carentibus, adhuc in crassâ materiâ, quam humor eorum efficit, jacentibus. » Si ce sont des animaux, pourquoi n’ont-ils pas tous vie ? Pourquoi ceux qui sont dans la partie la plus liquide sont-ils vivants, tandis que ceux qui sont dans la partie la plus épaisse de la liqueur ne le sont pas ? Leeuwenhoek n’a pas remarqué que cette matière épaisse, dont il attribue l’origine à l’humeur de ces animalcules, n’est, au contraire, autre chose qu’une matière mucilagineuse qui les produit. En délayant avec de l’eau cette matière mucilagineuse, il aurait fait vivre tous ces animalcules, qui cependant, selon lui, ne doivent vivre que longtemps après ; souvent même ce mucilage n’est qu’un amas de ces corps qui doivent se mettre en mouvement dès qu’ils peuvent se séparer, et par conséquent cette matière épaisse, au lieu d’être une humeur que ces animaux produisent, n’est, au contraire, que les animaux eux-mêmes, ou plutôt c’est, comme nous venons de le dire, la matière qui contient et qui produit les parties organiques qui doivent se mettre en mouvement. En parlant de la semence du coq, Leeuwenhoek dit, page 5 de sa lettre écrite à Grew : « Contemplando materiam (seminalem) animadverti ibidem tantam abundantiam viventium animalium, ut ea stuperem ; forma seu externa figura sua nostrates anguillas fluviatiles referebant, vehementissimâ agitatione movebantur ; quibus tamen substrati videbantur multi et admodùm exiles globuli, item multæ plan-ovales figuræ, quibus etiam vita posset attribui, et quidem propter earumdem commotiones ; sed existimabam omnes hasce commotiones et agitationes provenire ab animalculis, sicque etiam res se habebat ; attamen ego non opinione solùm, sed etiam ad veritatem mihi persuadeo has particulas planam et ovalem figuram habentes, esse quædam animalcula inter se ordine suo disposita et mixta, vitâque adhuc carentia. » Voilà donc dans la même liqueur séminale des animalcules de différentes formes, et je suis convaincu, par mes propres observations, que si Leeuwenhoek eût observé exactement les mouvements de ces ovales, il aurait reconnu qu’ils se remuaient par leur propre force, et que, par conséquent, ils étaient vivants aussi bien que les autres. Il est visible que ceci s’accorde parfaitement avec ce que nous avons dit ; ces corps mouvants sont des parties organiques qui prennent différentes formes, et ce ne sont pas des espèces constantes d’animaux ; car, dans le cas présent, si les corps qui ont la figure d’une anguille sont les vrais animaux spermatiques dont chacun est destiné à devenir un coq, ce qui suppose une organisation bien parfaite et une forme bien constante, que seront les autres qui ont une figure ovale, et à quoi serviront-ils ? Il dit un peu plus bas qu’on pourrait concevoir que ces ovales seraient les mêmes animaux que les anguilles, en supposant que le corps de ces anguilles fût tortillé et rassemblé en spirale ; mais alors comment concevra-t-on qu’un animal, dont le corps est ainsi contraint, puisse se mouvoir sans s’étendre ? Je crois donc que ces ovales n’étaient autre chose que les parties organiques séparées de leur filet, et que les anguilles étaient ces mêmes parties qui traînaient leur filet, comme je l’ai vu plusieurs fois dans d’autres liqueurs séminales.

Au reste, Leeuwenhoek, qui croyait que tous ces corps mouvants étaient des animaux, qui avait établi sur cela un système, qui prétendait que ces animaux spermatiques devaient devenir des hommes et des animaux, n’avait garde de soupçonner que ces corps mouvants ne fussent, en effet, que des machines naturelles, des parties organiques en mouvement ; car il ne doutait pas (voyez t. Ier, p. 67) que ces animaux spermatiques ne continssent en petit le grand animal, et il dit : « Progeneratio animalis ex animalculo in seminibus masculinis omni exceptione major est ; nam, etiamsi in animalculo ex semine masculo, unde ortum est, figuram animalis conspicere nequeamus, attamen satis superque certi esse possumus figuram animalis ex quâ animal ortum est, in animalculo quod in semine masculo reperitur, conclusam jacere sive esse : et quanquam mihi sæpiùs, conspectis animalculis in semine masculo animalis, imaginatus fuerim me posse dicere, en ibi caput, en ibi humeros, en ibi femora ; attamen cùm ne minima quidem certitudine de iis judicium ferre potuerim, hujusque certi quid statuere supersedeo, donec tale animal, cujus semina mascula tam magna erunt, ut in iis figuram creaturæ, ex quâ provenit, agnoscere queam, invenire secunda nobis concedat fortuna. » Ce hasard heureux que Leeuwenhoek désirait, et n’a pas eu, s’est offert à M. Needham. Les animaux spermatiques du calmar ont trois ou quatre lignes de longueur à l’œil simple ; il est extrêmement aisé d’en voir toute l’organisation et toutes les parties, mais ce ne sont pas de petits calmars, comme l’aurait voulu Leeuwenhoek ; ce ne sont pas même des animaux, quoiqu’ils aient du mouvement ; ce ne sont, comme nous l’avons dit, que des machines qu’on doit regarder comme le premier produit de la réunion des parties organiques en mouvement.

Quoique Leeuwenhoek n’ait pas eu l’avantage de se détromper de cette façon, il avait cependant observé d’autres phénomènes qui auraient dû l’éclairer ; par exemple, il avait remarqué (voyez t. Ier, p. 160) que les animaux spermatiques du chien changeaient souvent de figure, surtout lorsque la liqueur dans laquelle ils nageaient était sur le point de s’évaporer entièrement ; il avait observé que ces prétendus animaux avaient une ouverture à la tête lorsqu’ils étaient morts, et que cette ouverture n’existait point pendant leur vie ; il avait vu que la partie qu’il regardait comme la tête de l’animal était pleine et arrondie lorsqu’il était vivant, et, qu’au contraire, elle était affaissée et aplatie après la mort : tout cela devait le conduire à douter que ces corps mouvants fussent de vrais animaux, et, en effet, cela convient mieux à une espèce de machine qui se vide, comme celle du calmar, qu’à un animal qui se meut.

J’ai dit que ces corps mouvants, ces parties organiques ne se meuvent pas comme se mouvraient des animaux, qu’il n’y a jamais aucun intervalle de repos dans leur mouvement. Leeuwenhoek l’a observé tout de même, et il le remarque précisément, tome Ier, page 168 : « Quotiescumque, dit-il, animalcula in semine masculo animalium fuerim contemplatus, attamen illa se unquam ad quietem contulisse, me numquam vidisse, mihi dicendum est, si modo sat fluidæ superesset materiæ in quâ sese commodè movere poterant ; at eadem in continuo manent motu, et tempore quo ipsis moriendum appropinquante, motus magis magisque deficit usquedùm nullus prorsùs motus in illis agnoscendus sit. » Il me paraît qu’il est difficile de concevoir qu’il puisse exister des animaux qui, dès le moment de leur naissance jusqu’à celui de leur mort, soient dans un mouvement continuel et très rapide, sans le plus petit intervalle de repos ; et comment imaginer que ces prétendus animaux du chien, par exemple, que Leeuwenhoek a vus, après le septième jour, en mouvement aussi rapide qu’ils l’étaient au sortir du corps de l’animal, aient conservé pendant ce temps un mouvement dont la vitesse est si grande qu’il n’y a point d’animaux sur la terre qui aient assez de force pour se mouvoir ainsi pendant une heure, surtout si l’on fait attention à la résistance qui provient tant de la densité que de la ténacité de la liqueur dans laquelle ces prétendus animaux se meuvent ? Cette espèce de mouvement continu convient au contraire à des parties organiques qui, comme des machines artificielles, produisent dans un temps leur effet d’une manière continue, et qui s’arrêtent ensuite lorsque cet effet est produit.

Dans le grand nombre d’observations que Leeuwenhoek a faites, il a sans doute vu souvent ces prétendus animaux sans queues ; il le dit même en quelques endroits, et il tâche d’expliquer ce phénomène par quelque supposition ; par exemple (t. II, p. 150) il dit en parlant de la semence du merlus : « Ubi verò ad lactium accederem observationem, in iis partibus quas animalcula esse censebam, neque vitam neque caudam dignoscere potui ; cujus rei rationem esse existimabam, quòd quandiù animalcula natando loca sua perfectè mutare non possunt, tam diù etiam cauda concinnè circà corpus maneat ordinata, quòdque ideò singula animalcula rotundum repræsentent corpusculum. » Il me paraît qu’il eût été plus simple de dire, comme cela est en effet, que les animaux spermatiques de ce poisson ont des queues dans un temps et n’en ont point dans d’autres, que de supposer que cette queue est tortillée si exactement autour de leur corps, que cela leur donne la figure d’un globule. Ceci ne doit-il pas nous porter à croire que Leeuwenhoek n’a fixé ses yeux que sur les corps mouvants auxquels il voyait des queues ; qu’il ne nous a donné la description que des corps mouvants qu’il a vus dans cet état ; qu’il a négligé de nous les décrire lorsqu’ils étaient sans queues, parce qu’alors, quoiqu’ils fussent en mouvement, il ne les regardait pas comme des animaux, et c’est ce qui fait que presque tous les animaux spermatiques qu’il a dépeints se ressemblent, et qu’ils ont tous des queues, parce qu’il ne les a pris pour de vrais animaux que lorsqu’ils sont en effet dans cet état, et que quand il les a vus sous d’autres formes il a cru qu’ils étaient encore imparfaits, ou bien qu’ils étaient près de mourir, ou même qu’ils étaient morts. Au reste, il paraît par mes observations que bien loin que le prétendu animalcule déploie sa queue, d’autant plus qu’il est plus en état de nager, comme le dit ici Leeuwenhoek, il perd au contraire successivement les parties extrêmes de sa queue à mesure qu’il nage plus promptement, et qu’enfin cette queue, qui n’est qu’un corps étranger, un filet que le corps en mouvement traîne, disparaît entièrement au bout d’un certain temps.

Dans un autre endroit (t. III, p. 93) Leeuwenhoek, en parlant des animaux spermatiques de l’homme, dit : « Aliquandò etiam animadverti inter animalcula particulas quasdam minores et subrotundas, cùm verò se ea aliquoties eo modo oculis meis exhibuerint, ut mihi imaginer eas exiguis instructas esse caudis, cogitare cœpi an non hæ fortè particulæ forent animalcula recens nata ; certum enim mihi est ea etiam animalcula per generationem provenire, vel ex mole minuscula ad adultam procedere quantitatem : et quis scit an non ea animalcula, ubi moriuntur, aliorum animalculorum nutrioni atque augmini inserviant ? » Il paraît, par ce passage, que Leeuwenhoek a vu dans la liqueur séminale des animaux sans queues aussi bien que des animaux avec des queues, et qu’il est obligé de supposer que ces animaux qui n’avaient point de queues étaient nouvellement nés et n’étaient point encore adultes. J’ai observé tout le contraire, car les corps en mouvement ne sont jamais plus gros que lorsqu’ils se séparent du filament, c’est-à-dire lorsqu’ils commencent à se mouvoir et lorsqu’ils sont entièrement débarrassés de leur enveloppe, ou, si l’on veut, du mucilage qui les environne ; ils sont plus petits, et d’autant plus petits qu’ils demeurent plus longtemps en mouvement. À l’égard de la génération de ces animaux, de laquelle Leeuwenhoek dit dans cet endroit qu’il est certain, je suis persuadé que toutes les personnes qui voudront se donner la peine d’observer avec soin les liqueurs séminales trouveront qu’il n’y a aucun indice de génération d’animal par un autre animal, ni même d’accouplement ; tout ce que cet habile observateur dit ici est avancé sur de pures suppositions ; il est aisé de le lui prouver en ne se servant que de ses propres observations : par exemple, il remarque fort bien (t. III, p. 98) que les laites de certains poissons, comme du cabillaud, se remplissent peu à peu de liqueur séminale, et qu’ensuite après que le poisson a répandu cette liqueur, ces laites se dessèchent, se rident et ne sont plus qu’une membrane sèche et dénuée de toute liqueur. « Eo tempore, dit-il, quo asellus major lactes suos misit, rugæ illæ, seu tortiles lactium partes, usque adeò contrahuntur, ut nihil præter pelliculas seu membranas esse videantur. » Comment entend-il donc que cette membrane sèche, dans laquelle il n’y a plus ni liqueur séminale ni animaux, puisse reproduire des animaux de la même espèce l’année suivante ? S’il y avait une vraie génération dans ces animaux, c’est-à-dire si l’animal était produit par l’animal, il ne pourrait pas y avoir cette interruption qui, dans la plupart des poissons, est d’une année entière ; aussi pour se tirer de cette difficulté il dit un peu plus bas : « Necessario statuendum erit, ut asellus major semen suum emiserit, in lactibus etiamnum multùm materiæ seminalis gignendis animalculis aptæ remansisse, ex quâ materiâ plura oportet provenire animalcula seminalia quàm anno proximè elapso emissa fuerant. » On voit bien que cette supposition, qu’il reste de la matière séminale dans les laites pour produire les animaux spermatiques de l’année suivante, est absolument gratuite, et d’ailleurs contraire aux observations par lesquelles on reconnaît évidemment que la laite n’est, dans cet intervalle, qu’une membrane mince et absolument desséchée. Mais comment répondre à ce que l’on peut opposer encore ici en faisant voir qu’il y a des poissons, comme le calmar, dont non seulement la liqueur séminale se forme de nouveau tous les ans, mais même le réservoir qui la contient, la laite elle-même ? Pourra-t-on dire alors qu’il reste dans la laite de la matière séminale pour produire les animaux de l’année suivante, tandis qu’il ne reste pas même de laite, et qu’après l’émission entière de la liqueur séminale, la laite elle-même s’oblitère entièrement et disparaît, et que l’on voit sous ses yeux une nouvelle laite se former l’année suivante ? Il est donc très certain que ces prétendus animaux spermatiques ne se multiplient pas, comme les autres animaux, par les voies de la génération, ce qui seul suffirait pour faire présumer que ces parties qui se meuvent dans les liqueurs séminales ne sont pas de vrais animaux. Aussi Leeuwenhoek qui, dans l’endroit que nous venons de citer, dit qu’il est certain que les animaux spermatiques se multiplient et se propagent par la génération, avoue cependant dans un autre endroit (t. Ier, p. 26) que la manière dont se produisent ces animaux est fort obscure, et qu’il laisse à d’autres le soin d’éclaircir cette matière : « Persuadebam mihi, dit-il (en parlant des animaux spermatiques du loir), hæcce animalcula ovibus prognasci, quia diversa in orbem jacentia et in semet convoluta videbam ; sed unde, quæso, primam illorum originem derivabimus ? An animo nostro concipiemus horum animalculorum semen jam procreatum esse in ipsâ generatione, hocque semen tam diù in testiculis hominum hærere, usquedùm ad annum ætatis decimum-quartum vel decimum-quintum aut sextum pervenerint, eademque animalcula tùm demùm vitâ donari, vel in justam staturam excrevisse, illoque temporis articulo generandi maturitatem adesse ? sed hæc lampada aliis trado. » Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de faire de plus grandes réflexions sur ce que dit ici Leeuwenhoek ; il a vu dans la semence du loir des animaux spermatiques sans queues et ronds : « In semet convoluta, » dit-il, parce qu’il supposait toujours qu’ils devaient avoir des queues ; et à l’égard de la génération de ces prétendus animaux, on voit que bien loin d’être certain, comme il le dit ailleurs, que ces animaux se propagent par la génération, il paraît ici convaincu du contraire. Mais lorsqu’il eut observé la génération des pucerons, et qu’il se fut assuré (voyez t. II, p. 419 et suiv., et t. III, p. 271) qu’ils engendrent d’eux-mêmes et sans accouplement, il saisit cette idée pour expliquer la génération des animaux spermatiques : « Quemadmodum, dit-il, animalcula hæc quæ pediculorum anteà nomine designavimus (les pucerons) dùm adhuc in utero materno latent, jam prædita sunt materiâ seminali ex quâ ejusdem generis proditura sunt animalcula, pari ratione cogitare licet animalcula in seminibus masculinis ex animalium testiculis non migrare, seu ejici, quin post se relinquant minuta animalcula, aut saltem materiam seminalem ex quâ iterùm alia ejusdem generis animalcula proventura sunt, idque absque coïtu, eâdem ratione quâ supradicta animalcula generari observavimus. » Ceci est, comme l’on voit, une nouvelle supposition qui ne satisfait pas plus que les précédentes ; car on n’entend pas mieux par cette comparaison de la génération de ces animalcules avec celle du puceron, comment ils ne se trouvent dans la liqueur séminale de l’homme que lorsqu’il est parvenu à l’âge de quatorze ou quinze ans ; on n’en sait pas plus d’où ils viennent, on n’en conçoit pas mieux comment ils se renouvellent tous les ans dans les poissons, etc. ; et il me paraît que quelques efforts que Leeuwenhoek ait faits pour établir la génération de ces prétendus animaux spermatiques sur quelque chose de probable, cette matière est demeurée dans une entière obscurité, et y serait peut-être demeurée perpétuellement, si les expériences précédentes ne nous avaient appris que ces animaux spermatiques ne sont pas des animaux, mais des parties organiques mouvantes qui sont contenues dans la nourriture que l’animal prend et qui se trouvent en grande abondance dans la liqueur séminale, qui est l’extrait le plus pur et le plus organique de cette nourriture.

Leeuwenhoek avoue en quelques endroits qu’il n’a pas toujours trouvé des animaux dans les liqueurs séminales des mâles ; par exemple, dans celle du coq, qu’il a observée très souvent, il n’a vu des animaux spermatiques en forme d’anguilles qu’une seule fois ; et plusieurs années après il ne les vit plus sous la figure d’une anguille (voyez t. III, p. 370), mais avec une grosse tête et une queue que son dessinateur ne pouvait pas voir. Il dit aussi (t. III, p. 306) qu’une année il ne put trouver dans la liqueur séminale tirée de la laite d’un cabillaud des animaux vivants ; tout cela venait de ce qu’il voulait trouver des queues à ces animaux, et que quand il voyait de petits corps en mouvement et qui n’avaient que la forme de petits globules, il ne les regardait pas comme des animaux ; c’est cependant sous cette forme qu’on les voit le plus généralement, et qu’ils se trouvent le plus souvent dans les substances animales ou végétales. Il dit, dans le même endroit, qu’ayant pris toutes les précautions possibles pour faire voir à un dessinateur les animaux spermatiques du cabillaud, qu’il avait lui-même vus si distinctement tant de fois, il ne put jamais en venir à bout : « Non solùm, dit-il, ob eximiam eorum exilitatem, sed etiam quòd eorum corpora adeò essent fragilia, ut corpuscula passim dirumperentur ; unde factum fuit ut nonnisi rarò, nec sine attentissimâ observatione animadverterem particulas planas atque ovorum in morem longas, in quibus ex parte caudas dignoscere licebat ; particulas has oviformes existimavi animalcula esse dirupta, quòd particulæ hæ diruptæ quadruplò ferè viderentur majores corporibus animalculorum vivorum. » Lorsqu’un animal, de quelque espèce qu’il soit, cesse de vivre, il ne change pas, comme ceux-ci, subitement de forme ; de long comme un fil il ne devient pas rond comme une boule ; il ne devient pas non plus quatre fois plus gros après sa mort qu’il ne l’était pendant sa vie ; rien de ce que dit ici Leeuwenhoek ne convient à des animaux ; tout convient, au contraire, à des espèces de machines qui, comme celles du calmar, se vident après avoir fait leurs fonctions. Mais suivons encore cette observation : il dit qu’il a vu ces animaux spermatiques du cabillaud sous des formes différentes, « multa apparebant animalcula sphæram pellucidam repræsentantia » ; il les a vus de différentes grosseurs, « hæc animalcula minori videbantur mole, quàm ubi eadem antehac in tubo vitreo rotundo examinaveram ». Il n’en faut pas davantage pour faire voir qu’il n’y a point ici d’espèce ni de forme constante, et que par conséquent il n’y a point d’animaux, mais seulement des parties organiques en mouvement qui prennent en effet, par leurs différentes combinaisons, des formes et des grandeurs différentes. Ces parties organiques mouvantes se trouvent en grande quantité dans l’extrait et dans les résidus de la nourriture : la matière qui s’attache aux dents, et qui, dans les personnes saines, a la même odeur que la liqueur séminale, doit être regardée comme un résidu de la nourriture ; aussi y trouve-t-on une grande quantité de ces prétendus animaux, dont quelques-uns ont des queues et ressemblent à ceux de la liqueur séminale. M. Baker en a fait graver quatre espèces différentes, dont aucune n’a de membres, et qui toutes sont des espèces de cylindres, d’ovales, ou de globules sans queues, ou de globules avec des queues : pour moi je suis persuadé, après les avoir examinées, qu’aucune de ces espèces ne sont de vrais animaux, et que ce ne sont, comme dans la semence, que les parties organiques et vivantes de la nourriture qui se présentent sous des formes différentes. Leeuwenhoek, qui ne savait à quoi attribuer l’origine de ces prétendus animaux de cette matière qui s’attache aux dents, suppose qu’ils viennent de certaines nourritures où il y en a, comme du fromage ; mais on les trouve également dans ceux qui mangent du fromage et dans ceux qui n’en mangent point, et, d’ailleurs, ils ne ressemblent en aucune façon aux mites, non plus qu’aux autres petites bêtes qu’on voit dans le fromage corrompu. Dans un autre endroit il dit que ces animaux des dents peuvent venir de l’eau de citerne que l’on boit, parce qu’il a observé des animaux semblables dans l’eau du ciel, surtout dans celle qui a séjourné sur des toits couverts ou bordés de plomb, où l’on trouve un grand nombre d’espèces d’animaux différents ; mais nous ferons voir, lorsque nous donnerons l’histoire des animaux microscopiques, que la plupart de ces animaux qu’on trouve dans l’eau de pluie ne sont que des parties organiques mouvantes qui se divisent, qui se rassemblent, qui changent de forme et de grandeur, et qu’on peut enfin faire mouvoir et rester en repos, ou vivre et mourir, aussi souvent qu’on le veut.

La plupart des liqueurs séminales se délaient d’elles-mêmes, et deviennent plus liquides à l’air et au froid qu’elles ne le sont au sortir du corps de l’animal ; au contraire elles s’épaississent lorsqu’on les approche du feu et qu’on leur communique un degré, même médiocre, de chaleur. J’ai exposé quelques-unes de ces liqueurs à un froid assez violent, en sorte qu’au toucher elles étaient aussi froides que de l’eau prête à se glacer ; ce froid n’a fait aucun mal aux prétendus animaux, ils continuaient à se mouvoir avec la même vitesse et aussi longtemps que ceux qui n’y avaient pas été exposés ; ceux au contraire qui avaient souffert un peu de chaleur cessaient de se mouvoir, parce que la liqueur s’épaississait. Si ces corps en mouvement étaient des animaux, ils seraient donc d’une complexion et d’un tempérament tout différent de tous les autres animaux, dans lesquels une chaleur douce et modérée ne fait qu’entretenir la vie et augmenter les forces et le mouvement, que le froid arrête et détruit.

Mais voilà peut-être trop de preuves contre la réalité de ces prétendus animaux, et on pourra trouver que nous nous sommes trop étendus sur ce sujet. Je ne puis cependant m’empêcher de faire une remarque dont on peut tirer quelques conséquences utiles, c’est que ces prétendus animaux spermatiques, qui ne sont en effet que les parties organiques vivantes de la nourriture, existent non seulement dans les liqueurs séminales des deux sexes et dans le résidu de la nourriture qui s’attache aux dents, mais qu’on les trouve aussi dans le chyle et dans les excréments. Leeuwenhoek, les ayant rencontrés dans les excréments des grenouilles et de plusieurs autres animaux qu’il disséquait, en fut d’abord fort surpris, et ne pouvant concevoir d’où venaient ces animaux, qui étaient entièrement semblables à ceux des liqueurs séminales qu’il venait d’observer, il s’accuse lui-même de maladresse et dit qu’apparemment en disséquant l’animal il aura ouvert avec le scalpel les vaisseaux qui contiennent la semence, et qu’elle se sera sans doute mêlée avec les excréments ; mais ensuite les ayant trouvés dans les excréments de quelques autres animaux, et même dans les siens, il ne sait plus quelle origine leur attribuer. J’observerai que Leeuwenhoek ne les a jamais trouvés dans ses excréments que quand ils étaient liquides : toutes les fois que son estomac ne faisait pas ses fonctions et qu’il était dévoyé, il y trouvait de ces animaux, mais lorsque la coction de la nourriture se faisait bien et que les excréments étaient durs, il n’y en avait aucun, quoiqu’il les délayât avec de l’eau, ce qui semble s’accorder parfaitement avec tout ce que nous avons dit ci-devant ; car il est aisé de comprendre que, lorsque l’estomac et les intestins font bien leurs fonctions, les excréments ne sont que le marc de la nourriture, et que tout ce qu’il y avait de vraiment nourrissant et d’organique est entré dans les vaisseaux qui servent à nourrir l’animal, que par conséquent on ne doit point trouver alors de ces molécules organiques dans ce marc, qui est principalement composé des parties brutes de la nourriture et des récréments du corps, qui ne sont aussi que des parties brutes ; au lieu que si l’estomac et les intestins laissent passer la nourriture sans la digérer assez pour que les vaisseaux qui doivent recevoir ces molécules organiques puissent les admettre, ou bien, ce qui est encore plus probable, s’il y a trop de relâchement ou de tension dans les parties solides de ces vaisseaux, et qu’ils ne soient pas dans l’état où il faut qu’ils soient pour pomper la nourriture, alors elle passe avec les parties brutes, et on trouve les molécules organiques vivantes dans les excréments ; d’où l’on peut conclure que les gens qui sont souvent dévoyés doivent avoir moins de liqueur séminale que les autres, et que ceux au contraire dont les excréments sont moulés et qui vont rarement à la garde-robe sont les plus vigoureux et les plus propres à la génération.

Dans tout ce que j’ai dit jusqu’ici j’ai toujours supposé que la femelle fournissait, aussi bien que le mâle, une liqueur séminale, et que cette liqueur séminale était aussi nécessaire à l’œuvre de la génération que celle du mâle. J’ai tâché d’établir (chapitre ier) que tout corps organisé doit contenir des parties organiques vivantes. J’ai prouvé (chapitres ii et iii) que la nutrition et la reproduction s’opèrent par une seule et même cause, que la nutrition se fait par la pénétration intime de ces parties organiques dans chaque partie du corps, et que la reproduction s’opère par le superflu de ces mêmes parties organiques rassemblées dans quelque endroit où elles sont renvoyées de toutes les parties du corps. J’ai expliqué (chapitre iv) comment on doit entendre cette théorie dans la génération de l’homme et des animaux qui ont des sexes. Les femelles étant donc des êtres organisés comme les mâles elles doivent aussi, comme je l’ai établi, avoir quelques réservoirs où le superflu des parties organiques soit renvoyé de toutes les parties de leur corps ; ce superflu ne peut pas y arriver sous une autre forme que sous celle d’une liqueur, puisque c’est un extrait de toutes les parties du corps, et cette liqueur est ce que j’ai toujours appelé la semence de la femelle.

Cette liqueur n’est pas, comme le prétend Aristote, une matière inféconde par elle-même, et qui n’entre ni comme matière, ni comme forme dans l’ouvrage de la génération ; c’est au contraire une matière prolifique, et aussi essentiellement prolifique que celle du mâle, qui contient les parties caractéristiques du sexe féminin, que la femelle seule peut produire, comme celle du mâle contient les parties qui doivent former les organes masculins, et chacune de ces liqueurs contient en même temps toutes les autres parties organiques qu’on peut regarder comme communes aux deux sexes, ce qui fait que par leur mélange la fille peut ressembler à son père, et le fils à sa mère. Cette liqueur n’est pas composée, comme le dit Hippocrate, de deux liqueurs, l’une forte qui doit servir à produire des mâles, et l’autre faible qui doit former les femelles ; cette supposition est gratuite, et d’ailleurs je ne vois pas comment on peut concevoir que dans une liqueur qui est l’extrait de toutes les parties du corps de la femelle, il y ait des parties qui puissent produire des organes que la femelle n’a pas, c’est-à-dire, les organes du mâle.

Cette liqueur doit arriver par quelque voie dans la matrice des animaux qui portent et nourrissent leur fœtus au dedans de leur corps, ou bien elle doit se répandre sur d’autres parties dans les animaux qui n’ont point de vraie matrice ; ces parties sont les œufs, qu’on peut regarder comme des matrices portatives, et que l’animal jette au dehors. Ces matrices contiennent chacune une petite goutte de cette liqueur prolifique de la femelle, dans l’endroit qu’on appelle la cicatricule ; lorsqu’il n’y a pas eu de communication avec le mâle, cette goutte de liqueur prolifique se rassemble sous la figure d’une petite mole, comme l’a observé Malpighi, et quand cette liqueur prolifique de la femelle, contenue dans la cicatricule, a été pénétrée par celle du mâle, elle produit un fœtus qui tire sa nourriture des sucs de cette matrice dans laquelle il est contenu.

Les œufs, au lieu d’être des parties qui se trouvent généralement dans toutes les femelles, ne sont donc au contraire que des parties que la nature a employées pour remplacer la matrice dans les femelles qui sont privées de cet organe[NdÉ 5] : au lieu d’être les parties actives et essentielles à la première fécondation, les œufs ne servent que comme parties passives et accidentelles à la nutrition du fœtus déjà formé par le mélange des liqueurs des deux sexes dans un endroit de cette matrice, comme le sont les fœtus dans quelque endroit de la matrice des vivipares ; au lieu d’être des êtres existant de tout temps, renfermés à l’infini les uns dans les autres, et contenant des millions de millions de fœtus mâles et femelles, les œufs sont au contraire des corps qui se forment du superflu d’une nourriture plus grossière et moins organique que celle qui produit la liqueur séminale et prolifique ; c’est dans les femelles ovipares quelque chose d’équivalent non seulement à la matrice, mais même aux menstrues des vivipares.

Ce qui doit achever de nous convaincre que les œufs doivent être regardés comme des parties destinées par la nature à remplacer la matrice dans les animaux qui sont privés de ce viscère, c’est que ces femelles produisent des œufs indépendamment du mâle. De la même façon que la matrice existe dans les vivipares, comme partie appartenante au sexe féminin, les poules qui n’ont point de matrice ont des œufs qui la remplacent : ce sont plusieurs matrices qui se produisent successivement, et qui existent dans ces femelles nécessairement et indépendamment de l’acte de la génération et de la communication avec le mâle. Prétendre que le fœtus est préexistant dans ces œufs, et que ces œufs sont contenus à l’infini les uns dans les autres, c’est à peu près comme si l’on prétendait que le fœtus est préexistant dans la matrice, et que toutes les matrices étaient renfermées les unes dans les autres, et toutes dans la matrice de la première femelle.

Les anatomistes ont pris le mot œuf dans des acceptions diverses, et ont entendu des choses différentes par ce nom. Lorsque Harvey a pris pour devise : Omnia ex ovo, il entendait par l’œuf des vivipares le sac qui renferme le fœtus et tous ses appendices ; il croyait avoir vu se former cet œuf ou ce sac sous ses yeux après la copulation du mâle et de la femelle ; cet œuf ne venait pas de l’ovaire ou du testicule de la femelle ; il a même soutenu qu’il n’avait pas remarqué la moindre altération à ce testicule, etc. On voit bien qu’il n’y a rien ici qui soit semblable à ce que l’on entend ordinairement par le mot d’œuf, si ce n’est que la figure d’un sac peut être celle d’un œuf, comme celle d’un œuf peut être celle d’un sac. Harvey, qui a disséqué tant de femelles vivipares, n’a, dit-il, jamais aperçu d’altération aux testicules ; il les regarde même comme de petites glandes qui sont tout à fait inutiles à la génération (voyez Harvey, Exercit., 64 et 65), tandis que ces testicules sont des parties fort considérables dans la plupart des femelles, et qu’il y arrive des changements et des altérations très marquées, puisqu’on peut voir dans les vaches croître le corps glanduleux depuis la grosseur d’un grain de millet jusqu’à celle d’une grosse cerise : ce qui a trompé ce grand anatomiste, c’est que ce changement n’est pas à beaucoup près si marqué dans les biches et dans les daines. Conrad Peyer, qui a fait plusieurs observations sur les testicules des daines, dit : « Exigui quidem sunt damarum testiculi, sed post coïtum fœcundum in alterutro eorum papilla sive tuberculum fibrosum semper succrescit ; scrofis autem prægnantibus tanta accidit testiculorum mutatio, ut mediocrem quoque attentionem fugere nequeat. » (Vide Conradi Peyeri Merycologia.) Cet auteur croit, avec quelque raison, que la petitesse des testicules des daines et des biches est cause de ce qu’Harvey n’y a pas remarqué de changements, mais il est lui-même dans l’erreur en ce qu’il dit que ces changements qu’il y a remarqués, et qui avaient échappé à Harvey, n’arrivent qu’après une copulation féconde.

Il paraît d’ailleurs qu’Harvey s’est trompé sur plusieurs autres choses essentielles : il assure que la semence du mâle n’entre pas dans la matrice de la femelle, et même qu’elle ne peut pas y entrer, et cependant Verheyen a trouvé une grande quantité de semence du mâle dans la matrice d’une vache disséquée seize heures après l’accouplement (voyez Verheyen, Sup. anat., tract. v, cap. iii). Le célèbre Ruysch assure avoir disséqué la matrice d’une femme qui ayant été surprise en adultère fut assassinée sur-le-champ, et avoir trouvé non seulement dans la cavité de la matrice, mais aussi dans les deux trompes, une bonne quantité de la liqueur séminale du mâle (voyez Ruysch, Thes. anat., p. 90, tab. vi, fig. 1.) Valisnieri assure que Fallope et d’autres anatomistes ont aussi trouvé, comme Ruysch, de la semence du mâle dans la matrice de plusieurs femmes. On ne peut donc guère douter, après le témoignage positif de ces grands anatomistes, qu’Harvey ne se soit trompé sur ce point important, surtout si l’on ajoute à ces témoignages celui de Leeuwenhoek, qui assure avoir trouvé de la semence du mâle dans la matrice d’un très grand nombre de femelles de toute espèce, qu’il a disséquées après l’accouplement.

Une autre erreur de fait est-ce que dit Harvey (cap. xvi, no 7) au sujet d’une fausse couche du second mois, dont la masse était grosse comme un œuf de pigeon, mais encore sans aucun fœtus formé, tandis qu’on est assuré par le témoignage de Ruysch et de plusieurs autres anatomistes, que le fœtus est toujours reconnaissable, même à l’œil simple, dans le premier mois. L’Histoire de l’Académie fait mention d’un fœtus de vingt et un jours, et nous apprend qu’il était cependant formé en entier, et qu’on en distinguait aisément toutes les parties. Si l’on ajoute à ces autorités celle de Malpighi, qui a reconnu le poulet dans la cicatricule immédiatement après que l’œuf fut sorti du corps de la poule et avant qu’il eût été couvé, on ne pourra pas douter que le fœtus ne soit formé et n’existe dès le premier jour et immédiatement après la copulation, et par conséquent on ne doit donner aucune croyance à tout ce qu’Harvey dit au sujet des parties qui viennent s’ajuster les unes auprès des autres par juxtaposition, puisqu’au contraire elles sont toutes existantes d’abord, et qu’elles ne font que se développer successivement.

Graaf a pris le mot d’œuf dans une acception toute différente d’Harvey ; il a prétendu que les testicules des femmes étaient de vrais ovaires qui contenaient des œufs semblables à ceux que contiennent les ovaires des femelles ovipares, mais seulement que ces œufs étaient beaucoup plus petits, et qu’ils ne tombaient pas au dehors, qu’ils ne se détachaient jamais que quand ils étaient fécondés, et qu’alors ils descendaient de l’ovaire dans les cornes de la matrice, où ils grossissaient. Les expériences de Graaf sont celles qui ont le plus contribué à faire croire à l’existence de ces prétendus œufs, qui cependant n’est point du tout fondée, car ce fameux anatomiste se trompe : 1o en ce qu’il prend les vésicules de l’ovaire pour des œufs, tandis que ce ne sont que des parties inséparables du testicule de la femelle, qui même en forment la substance, et que ces mêmes vésicules sont remplies d’une espèce de lymphe. Il se serait moins trompé s’il n’eût regardé ces vésicules que comme de simples réservoirs, et la lymphe qu’elles contiennent comme la liqueur séminale de la femelle, au lieu de prendre cette liqueur pour du blanc d’œuf ; 2o il se trompe encore en ce qu’il assure que le follicule ou le corps glanduleux est l’enveloppe de ces œufs ou de ces vésicules, car il est certain par les observations de Malpighi, de Valisnieri, et par mes propres expériences, que ce corps glanduleux n’enveloppe point ces vésicules, et n’en contient aucune ; 3o il se trompe encore davantage lorsqu’il assure que ce follicule ou corps glanduleux ne se forme jamais qu’après la fécondation, tandis qu’au contraire on trouve ces corps glanduleux formés dans toutes les femelles qui ont atteint la puberté ; 4o il se trompe lorsqu’il dit que les globules qu’il a vus dans la matrice, et qui contenaient le fœtus, étaient ces mêmes vésicules ou œufs de l’ovaire qui y étaient descendus, et qui, dit-il, y étaient devenus dix fois plus petits qu’ils ne l’étaient dans l’ovaire : cette seule remarque de les avoir trouvés dix fois plus petits dans la matrice qu’ils ne l’étaient dans l’ovaire au moment de la fécondation, ou même avant et après cet instant, n’aurait-elle pas dû lui faire ouvrir les yeux et lui faire reconnaître que ce qu’il voyait dans la matrice n’était pas ce qu’il avait vu dans le testicule ; 5o il se trompe en disant que les corps glanduleux du testicule ne sont que l’enveloppe de l’œuf fécond, et que le nombre de ces enveloppes ou follicules vides répond toujours au nombre des fœtus : cette assertion est tout à fait contraire à la vérité, car on trouve toujours sur les testicules de toutes les femelles un plus grand nombre de corps glanduleux ou de cicatrices qu’il n’y a eu de productions de fœtus, et on en trouve dans celles qui n’ont pas produit du tout. Ajoutez à tout cela qu’il n’a jamais vu l’œuf dans sa prétendue enveloppe ou dans son follicule, et que ni lui, ni Verheyen, ni les autres qui ont fait les mêmes expériences, n’ont vu cet œuf sur lequel ils ont cependant établi leur système.

Malpighi, qui a reconnu l’accroissement du corps glanduleux dans le testicule de la femelle, s’est trompé lorsqu’il a cru voir une fois ou deux l’œuf dans la cavité de ce corps glanduleux, puisque cette cavité ne contient que de la liqueur, et qu’après un nombre infini d’observations on n’y a jamais trouvé rien de semblable à un œuf, comme le prouvent les expériences de Valisnieri.

Valisnieri, qui ne s’est point trompé sur les faits, en a tiré une fausse conséquence, savoir : que, quoiqu’il n’ait jamais, ni lui, ni aucun anatomiste en qui il eût confiance, pu trouver l’œuf dans la cavité du corps glanduleux, il fallait bien cependant qu’il y fût.

Voyons donc ce qui nous reste de réel dans les découvertes de ces observateurs, et sur quoi nous puissions compter. Graaf a reconnu le premier qu’il y avait des altérations aux testicules des femelles, et il a eu raison d’assurer que ces testicules étaient des parties essentielles et nécessaires à la génération. Malpighi a démontré ce que c’était que ces altérations aux testicules des femelles, et il a fait voir que c’étaient des corps glanduleux qui croissaient jusqu’à une entière maturité, après quoi ils s’affaissaient, s’oblitéraient, et ne laissaient qu’une très légère cicatrice. Valisnieri a mis cette découverte dans un très grand jour ; il a fait voir que ces corps glanduleux se trouvaient sur les testicules de toutes les femelles, qu’ils prenaient un accroissement considérable dans la saison de leurs amours, qu’ils s’augmentaient et croissaient aux dépens des vésicules lymphatiques du testicule, et qu’ils contenaient toujours dans le temps de leur maturité une cavité remplie de liqueur. Voilà à quoi se réduit, au vrai, tout ce qu’on a trouvé au sujet des prétendus ovaires et des œufs des vivipares. Qu’en doit-on conclure ? deux choses qui me paraissent évidentes, l’une qu’il n’existe point d’œuf dans les testicules des femelles, puisqu’on n’a pu y en trouver ; l’autre qu’il existe de la liqueur, et dans les vésicules du testicule et dans la cavité du corps glanduleux, puisqu’on y en a toujours trouvé ; et nous avons démontré, par les expériences précédentes, que cette dernière liqueur est la vraie semence de la femelle, puisqu’elle contient, comme celle du mâle, des animaux spermatiques, ou plutôt des parties organiques en mouvement.

Nous sommes donc assurés maintenant que les femelles ont, comme les mâles, une liqueur séminale. Nous ne pouvons guère douter, après tout ce que nous avons dit, que la liqueur séminale, en général, ne soit le superflu de la nourriture organique qui est renvoyé de toutes les parties du corps dans les testicules et les vésicules séminales des mâles, et dans les testicules et la cavité des corps glanduleux des femelles : cette liqueur, qui sort par le mamelon des corps glanduleux, arrose continuellement les cornes de la matrice de la femelle et peut aisément y pénétrer, soit par la succion du tissu même de ces cornes qui, quoique membraneux, ne laisse pas d’être spongieux, soit par la petite ouverture qui est à l’extrémité supérieure des cornes, et il n’y a aucune difficulté à concevoir comment cette liqueur peut entrer dans la matrice : au lieu que, dans la supposition que les vésicules de l’ovaire étaient des œufs qui se détachaient de l’ovaire, on n’a jamais pu comprendre comment ces prétendus œufs, qui étaient dix ou vingt fois plus gros que l’ouverture des cornes de la matrice n’était large, pouvaient y entrer, et on a vu que Graaf, auteur de ce système des œufs, était obligé de supposer, ou plutôt d’avouer, que, quand ils étaient descendus dans la matrice, ils étaient devenus dix fois plus petits qu’ils ne le sont dans l’ovaire.

La liqueur que les femmes répandent lorsqu’elles sont excitées, et qui sort, selon Graaf, des lacunes qui sont autour du col de la matrice et autour de l’orifice extérieur de l’urètre, pourrait bien être une portion surabondante de la liqueur séminale qui distille continuellement des corps glanduleux du testicule sur les trompes de la matrice, et qui peut y entrer directement toutes les fois que le pavillon se relève et s’approche du testicule ; mais peut-être aussi cette liqueur est-elle une sécrétion d’un autre genre et tout à fait inutile à la génération[NdÉ 6] ? Il aurait fallu, pour décider cette question, faire des observations au microscope sur cette liqueur, mais toutes les expériences ne sont pas permises, même aux philosophes : tout ce que je puis dire, c’est que je suis fort porté à croire qu’on y trouverait les mêmes corps en mouvement, les mêmes animaux spermatiques, que l’on trouve dans la liqueur du corps glanduleux[NdÉ 7], et je puis citer à ce sujet un docteur italien, qui s’est permis de faire avec attention cette espèce d’observation, que Valisnieri rapporte en ces termes (t. II, p. 136, col. 1) : « Aggiugne il lodato sig. Bono d’avergli anco veduti (animali spermatici) in questa linfa o siero, diro cosi voluttuoso, che nel tempo dell’ amorosa zuffa scappa dalle femine libidinose, senza che si potesse sospettare che fossero di que’ del maschio, etc. » Si le fait est vrai, comme je n’en doute pas, il est certain que cette liqueur que les femmes répandent est la même que celle qui se trouve dans la cavité des corps glanduleux de leurs testicules, et que par conséquent c’est de la liqueur vraiment séminale ; et, quoique les anatomistes n’aient pas découvert de communication entre les lacunes de Graaf et les testicules, cela n’empêche pas que la liqueur séminale des testicules étant une fois dans la matrice, où elle peut entrer, comme je l’ai dit ci-dessus, elle ne puisse en sortir par ces petites ouvertures ou lacunes qui en environnent le col, et que par la seule action du tissu spongieux de toutes ces parties elle ne puisse parvenir aussi aux lacunes qui sont autour de l’orifice extérieur de l’urètre, surtout si le mouvement de cette liqueur est aidé par les ébranlements et la tension que l’acte de la génération occasionne dans toutes ces parties.

De là on doit conclure que les femmes qui ont beaucoup de tempérament sont peu fécondes, surtout si elles font un usage immodéré des hommes, parce qu’elles répandent au dehors la liqueur séminale qui doit rester dans la matrice pour la formation du fœtus. Aussi voyons-nous que les femmes publiques ne font point d’enfants, ou du moins qu’elles en font bien plus rarement que les autres ; et dans les pays chauds, où elles ont toutes beaucoup plus de tempérament que dans les pays froids, elles sont aussi beaucoup moins fécondes. Mais nous aurons occasion de parler de ceci dans la suite.

Il est naturel de penser que la liqueur séminale, soit du mâle, soit de la femelle, ne doit être féconde que quand elle contient des corps en mouvement ; cependant c’est encore une question, et je serais assez porté à croire que comme ces corps sont sujets à des changements de forme et de mouvement, que ce ne sont que des parties organiques qui se mettent en mouvement selon différentes circonstances, qu’ils se développent, qu’ils se décomposent, ou qu’ils se composent suivant les différents rapports qu’ils ont entre eux, il y a une infinité de différents états de cette liqueur, et que l’état où elle est lorsqu’on y voit ces parties organiques en mouvement n’est peut-être pas absolument nécessaire pour que la génération puisse s’opérer. Le même docteur italien, que nous avons cité, dit qu’ayant observé plusieurs années de suite sa liqueur séminale, il n’y avait jamais vu d’animaux spermatiques pendant toute sa jeunesse, que cependant il avait lieu de croire que cette liqueur était féconde, puisqu’il était devenu pendant ce temps le père de plusieurs enfants, et qu’il n’avait commencé à voir des animaux spermatiques dans cette liqueur que quand il eut atteint le moyen âge, l’âge auquel on est obligé de prendre des lunettes, qu’il avait eu des enfants dans ce dernier temps aussi bien que dans le premier ; et il ajoute qu’ayant comparé les animaux spermatiques de sa liqueur séminale avec ceux de quelques autres, il avait toujours trouvé les siens plus petits que ceux des autres. Il semble que cette observation pourrait faire croire que la liqueur séminale peut être féconde, quoiqu’elle ne soit pas actuellement dans l’état où il faut qu’elle soit pour qu’on y trouve les parties organiques en mouvement ; peut-être ces parties ne prennent-elles du mouvement dans ce cas que quand la liqueur est dans le corps de la femelle ; peut-être le mouvement qui y existe est-il insensible, parce que les molécules organiques sont trop petites.

On peut regarder ces corps organisés qui se meuvent, ces animaux spermatiques, comme le premier assemblage de ces molécules organiques qui proviennent de toutes les parties du corps ; lorsqu’il s’en rassemble une assez grande quantité, elles forment un corps qui se meut et qu’on peut apercevoir au microscope ; mais si elles ne se rassemblent qu’en petite quantité, le corps qu’elles formeront sera trop petit pour être aperçu, et dans ce cas on ne pourra rien distinguer de mouvant dans la liqueur séminale : c’est aussi ce que j’ai remarqué très souvent ; il y a des temps où cette liqueur ne contient rien d’animé, et il faudrait une très longue suite d’observations pour déterminer quelles peuvent être les causes de toutes les différences qu’on remarque dans les états de cette liqueur.

Ce que je puis assurer, pour l’avoir éprouvé souvent, c’est qu’en mettant infuser avec de l’eau les liqueurs séminales des animaux dans de petites bouteilles bien bouchées, on trouve au bout de trois ou quatre jours, et souvent plus tôt, dans la liqueur de ces infusions, une multitude infinie de corps en mouvement ; les liqueurs séminales dans lesquelles il n’y a aucun mouvement, aucune partie organique mouvante au sortir du corps de l’animal, en produisent tout autant que celles où il y en a une grande quantité ; le sang, le chyle, la chair et même l’urine, contiennent aussi des parties organiques qui se mettent en mouvement au bout de quelques jours d’infusion dans de l’eau pure ; les germes des amandes de fruits, les graines, le nectareum, le miel et même les bois, les écorces et les autres parties des plantes en produisent aussi de la même façon : on ne peut donc pas douter de l’existence de ces parties organiques vivantes dans toutes les substances animales ou végétales.

Dans les liqueurs séminales, il paraît que ces parties organiques vivantes sont toutes en action : il semble qu’elles cherchent à se développer, puisqu’on les voit sortir des filaments, et qu’elles se forment aux yeux même de l’observateur ; au reste, ces petits corps des liqueurs séminales ne sont cependant pas doués d’une force qui leur soit particulière, car ceux que l’on voit dans toutes les autres substances animales ou végétales, décomposées à un certain point, sont doués de la même force ; ils agissent et se meuvent à peu près de la même façon, et pendant un temps assez considérable ; ils changent de forme successivement pendant plusieurs heures, et même pendant plusieurs jours. Si l’on voulait absolument que ces corps fussent des animaux, il faudrait donc avouer que ce sont des animaux si imparfaits qu’on ne doit tout au plus les regarder que comme des ébauches d’animal, ou bien comme des corps simplement composés des parties les plus essentielles à un animal ; car des machines naturelles, des pompes telles que sont celles qu’on trouve en si grande quantité dans la laite du calmar, qui d’elles-mêmes se mettent en action dans un certain temps, et qui ne finissent d’agir et de se mouvoir qu’au bout d’un autre temps, et après avoir jeté toute leur substance, ne sont certainement pas des animaux, quoique ce soient des êtres organisés, agissants et, pour ainsi dire, vivants, mais leur organisation est plus simple que celle d’un animal ; et si ces machines naturelles, au lieu de n’agir que pendant trente secondes ou pendant une minute tout au plus, agissaient pendant un temps beaucoup plus long, par exemple, pendant un mois ou un an, je ne sais si on ne serait pas obligé de leur donner le nom d’animaux, quoiqu’elles ne parussent pas avoir d’autre mouvement que celui d’une pompe qui agit par elle-même, et que leur organisation fût aussi simple en apparence que celle de cette machine artificielle ; car combien n’y a-t-il pas d’animaux dans lesquels nous ne distinguons aucun mouvement produit par la volonté ? et n’en connaissons-nous pas d’autres dont l’organisation nous paraît si simple que tout leur corps est transparent comme du cristal, sans aucun membre, et presque sans aucune organisation apparente ?

Si l’on convient une fois que l’ordre des productions de la nature se suit uniformément et se fait par degrés et par nuances, on n’aura pas de peine à concevoir qu’il existe des corps organiques qui ne sont ni animaux, ni végétaux, ni minéraux ; ces êtres intermédiaires auront eux-mêmes des nuances dans les espèces qui les constituent et des degrés différents de perfection et d’imperfection dans leur organisation : les machines de la laite du calmar sont peut-être plus organisées, plus parfaites que les autres animaux spermatiques, peut-être aussi le sont-elles moins ; les œufs le sont peut-être encore moins que les uns et les autres ; mais nous n’avons sur cela pas même de quoi fonder des conjectures raisonnables.

Ce qu’il y a de certain, c’est que tous les animaux et tous les végétaux, et toutes les parties des animaux et des végétaux contiennent une infinité de molécules organiques vivantes qu’on peut exposer aux yeux de tout le monde, comme nous l’avons fait par les expériences précédentes ; ces molécules organiques prennent successivement des formes différentes et des degrés différents de mouvement et d’activité, suivant les différentes circonstances : elles sont en beaucoup plus grand nombre dans les liqueurs séminales des deux sexes et dans les germes des plantes que dans les autres parties de l’animal ou du végétal ; elles y sont au moins plus apparentes et plus développées, ou, si l’on veut, elles y sont accumulées sous la forme de ces petits corps en mouvement. Il existe donc dans les végétaux et dans les animaux une substance vivante qui leur est commune : c’est cette substance vivante et organique qui est la matière nécessaire à la nutrition ; l’animal se nourrit de l’animal ou du végétal, comme le végétal peut aussi se nourrir de l’animal ou du végétal décomposé : cette substance nutritive, commune à l’un et à l’autre, est toujours vivante, toujours active ; elle produit l’animal ou le végétal, lorsqu’elle trouve un moule intérieur, une matrice convenable et analogue à l’un et à l’autre, comme nous l’avons expliqué dans les premiers chapitres ; mais lorsque cette substance active se trouve rassemblée en grande abondance dans des endroits où elle peut s’unir, elle forme dans le corps animal d’autres animaux tels que le ténia, les ascarides, les vers qu’on trouve quelquefois dans les veines, dans les sinus du cerveau, dans le foie, etc. Ces espèces d’animaux ne doivent pas leur existence à d’autres animaux de même espèce qu’eux, leur génération ne se fait pas comme celle des autres animaux ; on peut donc croire qu’ils sont produits par cette matière organique lorsqu’elle est extravasée, ou lorsqu’elle n’est pas pompée par les vaisseaux qui servent à la nutrition du corps de l’animal ; il est assez probable qu’alors cette substance productive, qui est toujours active et qui tend à s’organiser, produit des vers et de petits corps organisés de différente espèce, suivant les différents lieux, les différentes matrices où elle se trouve rassemblée. Nous aurons dans la suite occasion d’examiner plus en détail la nature de ces vers et de plusieurs autres animaux qui se forment de la même façon, et de faire voir que leur production est très différente de ce que l’on a pensé jusqu’ici.

Lorsque cette matière organique, qu’on peut regarder comme une semence universelle, est rassemblée en assez grande quantité, comme elle l’est dans les liqueurs séminales et dans la partie mucilagineuse de l’infusion des plantes, son premier effet est de végéter ou plutôt de produire les êtres végétants[NdÉ 8] ; ces espèces de zoophytes se gonflent, se boursouflent, s’étendent, se ramifient et produisent ensuite des globules, des ovales et d’autres petits corps de différente figure, qui ont tous une espèce de vie animale, un mouvement progressif, souvent très rapide, et d’autres fois plus lent ; ces globules eux-mêmes se décomposent, changent de figure et deviennent plus petits, et à mesure qu’ils diminuent de grosseur la rapidité de leur mouvement augmente ; lorsque le mouvement de ces petits corps est fort rapide, et qu’ils sont eux-mêmes en très grand nombre dans la liqueur, elle s’échauffe à un point même très sensible, ce qui m’a fait penser que le mouvement et l’action de ces parties organiques des végétaux et des animaux pourraient bien être la cause de ce que l’on appelle fermentation.

J’ai cru qu’on pouvait présumer aussi que le venin de la vipère et les autres poisons actifs, même celui de la morsure d’un animal enragé, pourraient bien être cette matière active trop exaltée ; mais je n’ai pas encore eu le temps de faire les expériences que j’ai projetées sur ce sujet, aussi bien que sur les drogues qu’on emploie dans la médecine ; tout ce que je puis assurer aujourd’hui, c’est que toutes les infusions des drogues les plus actives fourmillent de corps en mouvement, et que ces corps s’y forment en beaucoup moins de temps que dans les autres substances.

Presque tous les animaux microscopiques sont de la même nature que les corps organisés qui se meuvent dans les liqueurs séminales et dans les infusions des végétaux et de la chair des animaux ; les anguilles de la farine, celles du blé ergoté, celles du vinaigre, celles de l’eau qui a séjourné sur des gouttières de plomb, etc., sont des êtres de la même nature que les premiers, et qui ont une origine semblable ; mais nous réservons pour l’histoire particulière des animaux microscopiques les preuves que nous pourrions en donner ici.


Notes de l’éditeur
  1. On voit où Buffon a été conduit par son hypothèse des « parties organiques vivantes ». Le désir de les trouver partout lui fait admettre une liqueur femelle qui n’existe pas, et dans cette liqueur des « corps en mouvement » qui n’existent pas davantage. Enfin, il en arrive à considérer tous les êtres qui se développent dans les infusions comme des « parties organiques vivantes ».
  2. Buffon persiste dans cette idée exprimée dans son premier discours qu’il n’existe que des individus, et que des transitions insensibles les rattachent les uns aux autres. C’est ce qu’il exprime si bien en disant que « la marche de la nature se fait uniformément, insensiblement et toujours particulièrement ».
  3. Rien n’est plus exact.
  4. On voit par ce passage comment Buffon a été conduit à son hypothèse erronée des « parties organiques vivantes ». Il commence par admettre avec raison que les animaux et les végétaux sont reliés les uns aux autres par des organismes à caractère si peu précis qu’il est impossible de les ranger soit dans l’un, soit dans l’autre de ces deux grands groupes. Il n’hésite pas à faire un second pas dans cette voie ; il admet que les végétaux se relient aux minéraux par des formes intermédiaires. Ces formes, il les cherche dans les « parties organiques vivantes », c’est-à-dire dans des organismes inférieurs qui, « sans être des animaux et des végétaux, pourraient bien entrer dans la constitution des uns et des autres. » L’œuf, les spermatozoïdes, les animalcules inférieurs lui paraissent être dans ce cas. Certes, il y a erreur dans cette partie de l’hypothèse, mais cette erreur est largement compensée par la vue générale qu’elle est destinée à expliquer. (Voir mon Introduction.)
  5. Il me paraît inutile de faire ressortir la gravité de l’erreur commise ici par Buffon. Il est tellement dominé par son idée des « particules vivantes » formant une prétendue liqueur femelle, qu’il en arrive à n’envisager l’œuf que comme un élément accidentel, destiné à remplacer la prétendue liqueur femelle lorsque celle-ci manquerait.
  6. Ainsi que je l’ai dit plus haut, les liquides qui sont sécrétés au moment du rapprochement sexuel par les parois du vagin et par les glandes de la vulve, n’ont d’autre rôle que de lubrifier les organes de la copulation.
  7. Les seuls « corps en mouvement » qu’on ait pu découvrir dans les liquides qui lubrifient les parois de la vulve et du vagin sont des bactéries.
  8. Buffon se montre ici formellement partisan de la théorie de la génération spontanée, mais il l’applique à des êtres qui ne présentent pas ce phénomène, et il l’explique d’une façon erronée en supposant que les êtres ainsi produits résultent de la condensation d’une « matière organique » qui serait répandue dans toutes les parties de l’univers. (Voyez mon Introduction.) [Note de Wikisource : Disons tout net, pour dissiper toute équivoque, que la génération spontanée n’existe pas, et que les vers, les infusoires, etc., ne se forment que par la reproduction d’animaux de même espèce déjà présents.]