Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Époques de la nature/Septième époque

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome II, Époques de la naturep. 121-135).



SEPTIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE

LORSQUE LA PUISSANCE DE L’HOMME A SECONDÉ CELLE DE LA NATURE.

Les premiers hommes, témoins des mouvements convulsifs de la terre, encore récents et très fréquents, n’ayant que les montagnes pour asiles contre les inondations, chassés souvent de ces mêmes asiles par le feu des volcans, tremblants sur une terre qui tremblait sous leurs pieds, nus d’esprit et de corps, exposés aux injures de tous les éléments, victimes de la fureur des animaux féroces, dont ils ne pouvaient éviter de devenir la proie ; tous également pénétrés du sentiment commun d’une terreur funeste, tous également pressés par la nécessité, n’ont-ils pas très promptement cherché à se réunir, d’abord pour se défendre par le nombre, ensuite pour s’aider et travailler de concert à se faire un domicile et des armes ? Ils ont commencé par aiguiser en forme de haches ces cailloux durs, ces jades, ces pierres de foudre, que l’on a cru tombées des nues et formées par le tonnerre, et qui néanmoins ne sont que les premiers monuments de l’art de l’homme dans l’état de pure nature : il aura bientôt tiré du feu de ces mêmes cailloux en les frappant les uns contre les autres ; il aura saisi la flamme des volcans, ou profité du feu de leurs laves brûlantes pour le communiquer, pour se faire jour dans les forêts, les broussailles ; car avec le secours de ce puissant élément, il a nettoyé, assaini, purifié les terrains qu’il voulait habiter ; avec la hache de pierre, il a tranché, coupé les arbres, menuisé le bois, façonné les armes et les instruments de première nécessité ; et, après s’être munis de massues et d’autres armes pesantes et défensives, ces premiers hommes n’ont-ils pas trouvé le moyen d’en faire d’offensives plus légères pour atteindre de loin ? Un nerf, un tendon d’animal, des fils d’aloès ou l’écorce souple d’une plante ligneuse leur ont servi de corde pour réunir les deux extrémités d’une branche élastique dont ils ont fait leur arc ; ils ont aiguisé d’autres petits cailloux pour en armer la flèche ; bientôt ils auront eu des filets, des radeaux, des canots, et s’en sont tenus là tant qu’ils n’ont formé que de petites nations composées de quelques familles, ou plutôt de parents issus d’une même famille, comme nous le voyons encore aujourd’hui chez les sauvages qui veulent demeurer sauvages, et qui le peuvent, dans les lieux où l’espace libre ne leur manque pas plus que le gibier, le poisson et les fruits. Mais dans tous ceux où l’espace s’est trouvé confiné par les eaux ou resserré les hautes montagnes, ces petites nations devenues par trop nombreuses, ont été forcées de partager leur terrain entre elles, et c’est de ce moment que la terre est devenue le domaine de l’homme ; il en a pris possession par ses travaux de culture, et l’attachement à la patrie a suivi de très près les premiers actes de sa propriété : l’intérêt particulier faisant partie de l’intérêt national, l’ordre, la police et les lois ont dû succéder, et la société prendre de la consistance et des forces.

Néanmoins, ces hommes profondément affectés des calamités de leur premier état, et ayant encore sous leurs yeux les ravages des inondations, les incendies des volcans, les gouffres ouverts par les secousses de la terre, ont conservé un souvenir durable et presque éternel de ces malheurs du monde : l’idée qu’il doit périr par un déluge universel ou par un embrasement général ; le respect pour certaines montagnes[1] sur lesquelles ils s’étaient sauvés des inondations ; l’horreur pour ces autres montagnes qui lançaient des feux plus terribles que ceux du tonnerre ; la vue de ces combats de la terre contre le ciel, fondement de la fable des Titans et de leurs assauts contre les dieux ; l’opinion de l’existence réelle d’un être malfaisant, la crainte et la superstition qui en sont le premier produit ; tous ces sentiments, fondés sur la terreur, se sont dès lors emparés à jamais du cœur et de l’esprit de l’homme ; à peine est-il encore aujourd’hui rassuré par l’expérience des temps, par le calme qui a succédé à ces siècles d’orages, enfin par la connaissance des effets et des opérations de la nature ; connaissance qui n’a pu s’acquérir qu’après l’établissement de quelque grande société dans des terres paisibles.

Ce n’est point en Afrique, ni dans les terres de l’Asie les plus avancées vers le midi, que les grandes sociétés ont pu d’abord se former ; ces contrées étaient encore brûlantes et désertes : ce n’est point en Amérique, qui n’est évidemment, à l’exception de ses chaînes de montagnes, qu’une terre nouvelle ; ce n’est pas même en Europe, qui n’a reçu que fort tard les lumières de l’Orient, que se sont établis les premiers hommes civilisés ; puisque avant la fondation de Rome, les contrées les plus heureuses de cette partie du monde, telles que l’Italie, la France et l’Allemagne, n’étaient encore peuplées que d’hommes plus qu’à demi sauvages : lisez Tacite, sur les mœurs des Germains, c’est le tableau de celles des Hurons, ou plutôt des habitudes de l’espèce humaine entière sortant de l’état de nature. C’est donc dans les contrées septentrionales de l’Asie que s’est élevée la tige des connaissances de l’homme ; et c’est sur ce tronc de l’arbre de la science que s’est élevé le trône de sa puissance : plus il a su, plus il a pu ; mais aussi, moins il a fait, moins il a su. Tout cela suppose les hommes actifs dans un climat heureux, sous un ciel pur pour l’observer, sur une terre féconde pour la cultiver, dans une contrée privilégiée, à l’abri des inondations, éloignée des volcans, plus élevée, et par conséquent plus anciennement tempérée que les autres. Or, toutes ces conditions, toutes ces circonstances se sont trouvées réunies dans le centre du continent de l’Asie, depuis le 40e degré de latitude jusqu’au 55e. Les fleuves qui portent leurs eaux dans la mer du Nord, dans l’océan Oriental, dans les mers du midi et dans la Caspienne, partent également de cette région élevée qui fait aujourd’hui partie de la Sibérie méridionale et de la Tartarie : c’est donc dans cette terre plus élevée, plus solide que les autres, puisqu’elle leur sert de centre et qu’elle est éloignée de près de cinq cents lieues de tous les océans ; c’est dans cette contrée privilégiée que s’est formé le premier peuple digne de porter ce nom, digne de tous nos respects, comme créateur des sciences, des arts et de toutes nos institutions utiles : cette vérité nous est également démontrée par les monuments de l’histoire naturelle et par les progrès presque inconcevables de l’ancienne astronomie ; comment des hommes si nouveaux ont-ils pu trouver la période lunisolaire de six cents ans[2] ? Je me borne à ce seul fait, quoiqu’on puisse en citer beaucoup d’autres tout aussi merveilleux et tout aussi constants. Ils savaient donc autant d’astronomie qu’en savait de nos jours Dominique Cassini, qui le premier a démontré la réalité et l’exactitude de cette période de six cents ans ; connaissance à laquelle ni les Chaldéens, ni les Égyptiens, ni les Grecs ne sont pas arrivés ; connaissance qui suppose celle des mouvements précis de la lune et de la terre, et qui exige une grande perfection dans les instruments nécessaires aux observations ; connaissance qui ne peut s’acquérir qu’après avoir tout acquis, laquelle n’étant fondée que sur une longue suite de recherches, d’études et de travaux astronomiques, suppose au moins deux ou trois mille ans de culture à l’esprit humain pour y parvenir.

Ce premier peuple a été très heureux, puisqu’il est devenu très savant ; il a joui pendant plusieurs siècles de la paix, du repos, du loisir nécessaires à cette culture de l’esprit de laquelle dépend le fruit de toutes les autres cultures : pour se douter de la période de six cents ans, il fallait au moins douze cents ans d’observations ; pour l’assurer comme fait certain, il en a fallu plus du double ; voilà donc déjà trois mille ans d’études astronomiques, et nous n’en serons pas étonnés, puisqu’il a fallu ce même temps aux astronomes en les comptant depuis les Chaldéens jusqu’à nous pour reconnaître cette période ; et ces premiers trois mille ans d’observations astronomiques n’ont-ils pas été nécessairement précédés de quelques siècles où la science n’était pas née ? Six mille ans à compter de ce jour, sont-ils suffisants pour remonter à l’époque la plus noble de l’histoire de l’homme, et même pour le suivre dans les premiers progrès qu’il a faits dans les arts et dans les sciences ?

Mais malheureusement elles ont été perdues, ces hautes et belles sciences, elles ne nous sont parvenues que par débris trop informes pour nous servir autrement qu’à reconnaître leur existence passée. L’invention de la formule d’après laquelle les Brames calculent les éclipses suppose autant de science que la construction de nos éphémérides, et cependant ces mêmes Brames n’ont pas la moindre idée de la composition de l’univers ; ils n’en ont que de fausses sur le mouvement, la grandeur et la position des planètes, ils calculent les éclipses sans en connaître la théorie, guidés comme des machines par une gamme fondée sur des formules savantes qu’ils ne comprennent pas, et que probablement leurs ancêtres n’ont point inventées, puisqu’ils n’ont rien perfectionné et qu’ils n’ont pas transmis le moindre rayon de la science à leurs descendants : ces formules ne sont entre leurs mains que des méthodes de pratique, mais elles supposent des connaissances profondes dont ils n’ont pas les éléments, dont ils n’ont pas même conservé les moindres vestiges, et qui par conséquent ne leur ont jamais appartenu. Ces méthodes ne peuvent donc venir que de cet ancien peuple savant qui avait réduit en formules les mouvements des astres, et qui par une longue suite d’observations était parvenu non seulement à la prédiction des éclipses, mais à la connaissance bien plus difficile de la période de six cents ans et de tous les faits astronomiques que cette connaissance exige et suppose nécessairement.

Je crois être fondé à dire que les Brames n’ont pas imaginé ces formules savantes, puisque toutes leurs idées physiques sont contraires à la théorie dont ces formules dépendent, et que s’ils eussent compris cette théorie même dans le temps qu’ils en ont reçu les résultats, ils eussent conservé la science et ne se trouveraient pas réduits aujourd’hui à la plus grande ignorance, et livrés aux préjugés les plus ridicules sur le système du monde : car ils croient que la terre est immobile et appuyée sur la cime d’une montagne d’or ; ils pensent que la lune est éclipsée par des dragons aériens, que les planètes sont plus petites que la lune, etc. Il est donc évident qu’ils n’ont jamais eu les premiers éléments de la théorie astronomique, ni même la moindre connaissance des principes que supposent les méthodes dont ils se servent ; mais je dois renvoyer ici à l’excellent ouvrage que M. Bailly vient de publier sur l’ancienne astronomie, dans lequel il discute à fond tout ce qui est relatif à l’origine et au progrès de cette science ; on verra que ses idées s’accordent avec les miennes, et d’ailleurs il a traité ce sujet important avec une sagacité de génie et une profondeur d’érudition qui méritent les éloges de tous ceux qui s’intéressent au progrès des sciences.

Les Chinois, un peu plus éclairés que les Brames, calculent assez grossièrement les éclipses et les calculent toujours de même depuis deux ou trois mille ans ; puisqu’ils ne perfectionnent rien, ils n’ont jamais rien inventé ; la science n’est donc pas plus née à la Chine qu’aux Indes : quoique aussi voisins que les Indiens du premier peuple savant, les Chinois ne paraissent pas en avoir rien tiré ; ils n’ont pas même ces formules astronomiques dont les Brames ont conservé l’usage, et qui sont néanmoins les premiers et grands monuments du savoir et du bonheur de l’homme. Il ne paraît pas non plus que les Chaldéens, les Perses, les Égyptiens et les Grecs aient rien reçu de ce premier peuple éclairé : car dans ces contrées du Levant, la nouvelle astronomie n’est due qu’à l’opiniâtre assiduité des observateurs chaldéens, et ensuite aux travaux des Grecs[3], qu’on ne doit dater que du temps de la fondation de l’école d’Alexandrie. Néanmoins cette science était encore bien imparfaite après deux mille ans de nouvelle culture et même jusqu’à nos derniers siècles. Il me paraît donc certain que ce premier peuple, qui avait inventé et cultivé si heureusement et si longtemps l’astronomie, n’en a laissé que des débris et quelques résultats qu’on pouvait retenir de mémoire, comme celui de la période de six cents ans que l’historien Josèphe nous a transmise sans la comprendre.

La perte des sciences, cette première plaie faite à l’humanité par la hache de la barbarie, fut sans doute l’effet d’une malheureuse révolution qui aura détruit peut-être en peu d’années l’ouvrage et les travaux de plusieurs siècles : car nous ne pouvons douter que ce premier peuple, aussi puissant d’abord que savant, ne se soit longtemps maintenu dans sa splendeur, puisqu’il a fait de si grands progrès dans les sciences, et par conséquent dans tous les arts qu’exige leur étude. Mais il y a toute apparence que, quand les terres situées au nord de cette heureuse contrée ont été trop refroidies, les hommes qui les habitaient, encore ignorants, farouches et barbares, auront reflué vers cette même contrée riche, abondante et cultivée par les arts ; il est même assez étonnant qu’ils s’en soient emparés et qu’ils y aient détruit non seulement les germes, mais même la mémoire de toute science, en sorte que trente siècles d’ignorance ont peut-être suivi les trente siècles lumière qui les avaient précédés. De tous ces beaux et premiers fruits de l’esprit humain, il n’en est resté que le marc : la métaphysique religieuse, ne pouvant être comprise, n’avait pas besoin d’étude et ne devait ni s’altérer ni se perdre que faute de mémoire, laquelle ne manque jamais dès qu’elle est frappée du merveilleux. Aussi cette métaphysique s’est-elle répandue de ce premier centre des sciences à toutes les parties du monde ; les idoles de Calicut se sont trouvées les mêmes que celles de Séléginskoi. Les pèlerinages vers le grand Lama, établis à plus de deux mille lieues de distance ; l’idée de la métempsycose portée encore plus loin, adoptée comme article de foi par les Indiens, les Éthiopiens, les Atlantes ; ces mêmes idées défigurées, reçues par les Chinois, les Perses, les Grecs, et parvenues jusqu’à nous : tout semble nous démontrer que la première souche et la tige commune des connaissances humaines appartient à cette terre de la haute Asie[4], et que les rameaux stériles ou dégénérés des nobles branches de cette ancienne souche se sont étendus dans toutes les parties de la terre chez les peuples civilisés.

Et que pouvons-nous dire de ces siècles de barbarie qui se sont écoulés en pure perte pour nous ? Ils sont ensevelis pour jamais dans une nuit profonde ; l’homme d’alors, replongé dans les ténèbres de l’ignorance, a pour ainsi dire cessé d’être homme. Car la grossièreté, suivie de l’oubli des devoirs, commence par relâcher les liens de la société, la barbarie achève de les rompre ; les lois méprisées ou proscrites, les mœurs dégénérées en habitudes farouches, l’amour de l’humanité, quoique gravé en caractères sacrés, effacé dans les cœurs ; l’homme enfin sans éducation, sans morale, réduit à mener une vie solitaire et sauvage, n’offre, au lieu de sa haute nature, que celle d’un être dégradé au-dessous de l’animal.

Néanmoins, après la perte des sciences, les arts utiles auxquels elles avaient donné naissance se sont conservés ; la culture de la terre, devenue plus nécessaire à mesure que les hommes se trouvaient plus nombreux, plus serrés ; toutes les pratiques qu’exige cette même culture, tous les arts que supposent la construction des édifices, la fabrication des idoles et des armes, la texture des étoffes, etc., ont survécu à la science ; ils se sont répandus de proche en proche, perfectionnés de loin en loin ; ils ont suivi le cours des grandes populations ; l’ancien empire de la Chine s’est élevé le premier, et presque en même temps celui des Atlantes en Afrique ; ceux du continent de l’Asie, celui de l’Égypte, d’Éthiopie, se sont successivement établis, et enfin celui de Rome, auquel notre Europe doit son existence civile. Ce n’est donc que depuis environ trente siècles que la puissance de l’homme s’est réunie à celle de la nature et s’est étendue sur la plus grande partie de la terre ; les trésors de sa fécondité jusqu’alors étaient enfouis, l’homme les a mis au grand jour ; ses autres richesses, encore plus profondément enterrées, n’ont pu se dérober à ses recherches, et sont devenues le prix de ses travaux : partout, lorsqu’il s’est conduit avec sagesse, il a suivi les leçons de la nature, profité de ses exemples, employé ses moyens, et choisi dans son immensité tous les objets qui pouvaient lui servir ou lui plaire. Par son intelligence, les animaux ont été apprivoisés, subjugués, domptés, réduits à lui obéir à jamais ; par ses travaux, les marais ont été desséchés, les fleuves contenus, leurs cataractes effacées, les forêts éclaircies, les landes cultivées ; par sa réflexion, les temps ont été comptés, les espaces mesurés, les mouvements célestes reconnus, combinés, représentés, le ciel et la terre comparés, l’univers agrandi, et le Créateur dignement adoré ; par son art émané de la science, les mers ont été traversées, les montagnes franchies, les peuples rapprochés, un nouveau monde découvert, mille autres terres isolées sont devenues son domaine ; enfin la face entière de la terre porte aujourd’hui l’empreinte de la puissance de l’homme, laquelle, quoique subordonnée à celle de la nature, souvent a fait plus qu’elle, ou du moins l’a si merveilleusement secondée, que c’est à l’aide de nos mains qu’elle s’est développée dans toute son étendue, et qu’elle est arrivée par degrés au point de perfection et de magnificence où nous la voyons aujourd’hui.

Comparez en effet la nature brute à la nature cultivée[5] ; comparez les petites nations sauvages de l’Amérique avec nos grands peuples civilisés ; comparez même celles de l’Afrique, qui ne le sont qu’à demi ; voyez en même temps l’état des terres que ces nations habitent, vous jugerez aisément du peu de valeur de ces hommes par le peu d’impression que leurs mains ont faites sur leur sol : soit stupidité, soit paresse, ces hommes à demi brutes, ces nations non policées, grandes ou petites, ne font que peser sur le globe sans soulager la terre, l’affamer sans la féconder, détruire sans édifier, tout user sans rien renouveler. Néanmoins la condition la plus méprisable de l’espèce humaine n’est pas celle du sauvage, mais celle de ces nations au quart policées, qui de tout temps ont été les vrais fléaux de la nature humaine, et que les peuples civilisés ont encore peine à contenir aujourd’hui : ils ont, comme nous l’avons dit, ravagé la première terre heureuse, ils en ont arraché les germes du bonheur et détruit les fruits de la science. Et de combien d’autres invasions cette première irruption des barbares n’a-t-elle pas été suivie ! C’est de ces mêmes contrées du nord, où se trouvaient autrefois tous les biens de l’espèce humaine, qu’ensuite sont venus tous ses maux. Combien n’a-t-on pas vu de ces débordements d’animaux à face humaine, toujours venant du nord, ravager les terres du midi ? Jetez les yeux sur les annales de tous les peuples, vous y compterez vingt siècles de désolation pour quelques années de paix et de repos.

Il a fallu six cents siècles à la nature pour construire ses grands ouvrages, pour attiédir la terre, pour en façonner la surface et arriver à un état tranquille ; combien n’en faudra-t-il pas pour que les hommes arrivent au même point et cessent de s’inquiéter, de s’agiter et de s’entre-détruire ? Quand reconnaîtront-ils que la jouissance paisible des terres de leur patrie suffit à leur bonheur ? Quand seront-ils assez sages pour rabattre de leurs prétentions, pour renoncer à des dominations imaginaires, à des possessions éloignées, souvent ruineuses ou du moins plus à charge qu’utiles ? L’empire de l’Espagne, aussi étendu que celui de la France en Europe, et dix fois plus grand en Amérique, est-il dix fois plus puissant ? l’est-il même autant que si cette fière et grande nation se fût bornée à tirer de son heureuse terre tous les biens qu’elle pouvait lui fournir ? Les Anglais, ce peuple si sensé, si profondément pensant, n’ont-ils pas fait une grande faute en étendant trop loin les limites de leurs colonies ? Les anciens me paraissent avoir eu des idées plus saines de ces établissements ; ils ne projetaient des émigrations que quand leur population les surchargeait, et que leurs terres et leur commerce ne suffisaient plus à leurs besoins. Les invasions des barbares, qu’on regarde avec horreur, n’ont-elles pas eu des causes encore plus pressantes lorsqu’ils se sont trouvés trop serrés dans des terres ingrates, froides et dénuées, et en même temps voisines d’autres terres cultivées, fécondes et couvertes de tous les biens qui leur manquaient ? Mais aussi que de sang ont coûté ces funestes conquêtes, que de malheurs, que de pertes les ont accompagnées et suivies !

Ne nous arrêtons pas plus longtemps sur le triste spectacle de ces révolutions de mort et de dévastation, toutes produites par l’ignorance ; espérons que l’équilibre, quoique imparfait, qui se trouve actuellement entre les puissances des peuples civilisés, se maintiendra et pourra même devenir plus stable à mesure que les hommes sentiront mieux leurs véritables intérêts, qu’ils reconnaîtront le prix de la paix et du bonheur tranquille, qu’ils en feront le seul objet de leur ambition, que les princes dédaigneront la fausse gloire des conquérants et mépriseront la petite vanité de ceux qui, pour jouer un rôle, les excitent à de grands mouvements.

Supposons donc le monde en paix, et voyons de plus près combien la puissance de l’homme pourrait influer sur celle de la nature. Rien ne paraît plus difficile, pour ne pas dire impossible, que de s’opposer au refroidissement successif de la terre et de réchauffer la température d’un climat ; cependant l’homme le peut faire et l’a fait. Paris et Québec sont à peu près sous la même latitude et à la même élévation sur le globe ; Paris serait donc aussi froid que Québec, si la France et toutes les contrées qui l’avoisinent étaient aussi dépourvues d’hommes, aussi couvertes de bois, aussi baignées par les eaux que le sont les terres voisines du Canada. Assainir, défricher et peupler un pays, c’est lui rendre de la chaleur pour plusieurs milliers d’années, et ceci prévient la seule objection raisonnable que l’on puisse faire contre mon opinion ou, pour mieux dire, contre le fait réel du refroidissement de la terre.

Selon votre système, me dira-t-on, toute la terre doit être plus froide aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a deux mille ans : or, la tradition semble nous prouver le contraire. Les Gaules et la Germanie nourrissaient des élans, des loups-cerviers, des ours et d’autres animaux qui se sont retirés depuis dans les pays septentrionaux ; cette progression est bien différente de celle que vous leur supposez du nord au midi. D’ailleurs, l’histoire nous apprend que tous les ans la rivière de Seine était ordinairement glacée pendant une partie de l’hiver : ces faits ne paraissent-ils pas être directement opposés au prétendu refroidissement successif du globe ? Ils le seraient, je l’avoue, si la France et l’Allemagne d’aujourd’hui étaient semblables à la Gaule et à la Germanie ; si l’on n’eût pas abattu les forêts, desséché les marais, contenu les torrents, dirigé les fleuves et défriché toutes les terres trop couvertes et surchargées des débris même de leurs productions. Mais ne doit-on pas considérer que la déperdition de la chaleur du globe se fait d’une manière insensible ; qu’il a fallu soixante-seize mille ans pour l’attiédir au point de la température actuelle, et que dans soixante-seize autres mille ans il ne sera pas encore assez refroidi pour que la chaleur particulière de la nature vivante y soit anéantie[NdÉ 1] ; ne faut-il pas comparer ensuite à ce refroidissement si lent, le froid prompt et subit qui nous arrive des régions de l’air ; se rappeler qu’il n’y a néanmoins qu’un trente-deuxième de différence entre le plus grand chaud de nos étés et le plus grand froid de nos hivers ; et l’on sentira déjà que les causes extérieures influent beaucoup plus que la cause intérieure sur la température de chaque climat, et que dans tous ceux où le froid de la région supérieure de l’air est attiré par l’humidité ou poussé par des vents qui le rabattent vers la surface de la terre, les effets de ces causes particulières l’emportent de beaucoup sur le produit de la cause générale. Nous pouvons en donner un exemple qui ne laissera aucun doute sur ce sujet, et qui prévient en même temps toute objection de cette espèce.

Dans l’immense étendue des terres de la Guiane, qui ne sont que des forêts épaisses où le soleil peut à peine pénétrer, où les eaux répandues occupent de grands espaces, où les fleuves, très voisins les uns des autres, ne sont ni contenus ni dirigés, où il pleut continuellement pendant huit mois de l’année, l’on a commencé seulement depuis un siècle à défricher autour de Cayenne un très petit canton de ces vastes forêts ; et déjà la différence de température dans cette petite étendue de terrain défriché est si sensible qu’on y éprouve trop de chaleur, même pendant la nuit ; tandis que dans toutes les terres couvertes de bois, il fait assez froid la nuit pour qu’on soit forcé d’allumer du feu. Il en est de même de la quantité et de la continuité des pluies ; elles cessent plus tôt et commencent plus tard à Cayenne que dans l’intérieur des terres ; elles sont aussi moins abondantes et moins continues. Il y a quatre mois de sécheresse absolue à Cayenne, au lieu que, dans l’intérieur du pays, la saison sèche ne dure que trois mois, et encore y pleut-il tous les jours par un orage assez violent, qu’on appelle le grain de midi, parce que c’est vers le milieu du jour que cet orage se forme : de plus, il ne tonne presque jamais à Cayenne, tandis que les tonnerres sont violents et très fréquents dans l’intérieur du pays, où les nuages sont noirs, épais et très bas. Ces faits, qui sont certains, ne démontrent-ils pas qu’on ferait cesser ces pluies continuelles de huit mois, et qu’on augmenterait prodigieusement la chaleur dans toute cette contrée, si l’on détruisait les forêts qui la couvrent, si l’on y resserrait les eaux en dirigeant les fleuves, et si la culture de la terre, qui suppose le mouvement et le grand nombre des animaux et des hommes, chassait l’humidité froide et superflue, que le nombre infiniment trop grand des végétaux attire, entretient et répand ?

Comme tout mouvement, toute action produit de la chaleur, et que tous les êtres doués du mouvement progressif sont eux-mêmes autant de petits foyers de chaleur, c’est de la proportion du nombre des hommes et des animaux à celui des végétaux que dépend (toutes choses égales d’ailleurs) la température locale de chaque terre en particulier[NdÉ 2] ; les premiers répandent de la chaleur, les seconds ne produisent que de l’humidité froide : l’usage habituel que l’homme fait du feu ajoute beaucoup à cette température artificielle dans tous les lieux où il habite en nombre. À Paris, dans les grands froids, les thermomètres, au faubourg Saint-Honoré, marquent 2 ou 3 degrés de froid de plus qu’au faubourg Saint-Marceau, parce que le vent du nord se tempère en passant sur les cheminées de cette grande ville. Une seule forêt de plus ou de moins dans un pays suffit pour en changer la température : tant que les arbres sont sur pied, ils attirent le froid, ils diminuent par leur ombrage la chaleur du soleil, ils produisent des vapeurs humides qui forment des nuages et retombent en pluie, d’autant plus froide qu’elle descend de plus haut ; et si ces forêts sont abandonnées à la seule nature, ces mêmes arbres tombés de vétusté pourrissent froidement sur la terre, tandis qu’entre les mains de l’homme, ils servent d’aliment à l’aliment du feu, et deviennent les causes secondaires de toute chaleur particulière. Dans les pays de prairies, avant la récolte des herbes, on a toujours des rosées abondantes et très souvent de petites pluies, qui cessent dès que ces herbes sont levées : ces petites pluies deviendraient donc plus abondantes et ne cesseraient pas, si nos prairies, comme les savanes de l’Amérique, étaient toujours couvertes d’une même quantité d’herbes qui, loin de diminuer, ne peut qu’augmenter par l’engrais de toutes celles qui se dessèchent et pourrissent sur la terre.

Je donnerais aisément plusieurs autres exemples[6], qui tous concourent à démontrer que l’homme peut modifier les influences du climat qu’il habite, et en fixer, pour ainsi dire, la température au point qu’il lui convient. Et ce qu’il y a de singulier, c’est qu’il lui serait plus difficile de refroidir la terre que de la réchauffer : maître de l’élément du feu, qu’il peut augmenter et propager à son gré, il ne l’est pas de l’élément du froid, qu’il ne peut saisir ni communiquer. Le principe du froid n’est pas même une substance réelle, mais une simple privation ou plutôt une diminution de chaleur, diminution qui doit être très grande dans les hautes régions de l’air, et qui l’est assez à une lieue de distance de la terre pour y convertir en grêle et en neige les vapeurs aqueuses. Car les émanations de la chaleur propre du globe suivent la même loi que toutes les autres quantités ou qualités physiques qui partent d’un centre commun ; et leur intensité décroissant en raison inverse du carré de la distance, il paraît certain qu’il fait quatre fois plus froid à deux lieues qu’à une lieue de hauteur dans notre atmosphère, en prenant chaque point de la surface de la terre pour centre. D’autre part, la chaleur intérieure du globe est constante dans toutes les saisons à 10 degrés au-dessus de la congélation : ainsi tout froid plus grand, ou plutôt toute chaleur moindre de 10 degrés, ne peut arriver sur la terre que par la chute des matières refroidies dans la région supérieure de l’air, où les effets de cette chaleur propre du globe diminuent d’autant plus qu’on s’élève plus haut. Or, la puissance de l’homme ne s’étend pas si loin ; il ne peut faire descendre le froid comme il fait monter le chaud ; il n’a d’autre moyen pour se garantir de la trop grande ardeur du soleil que de créer de l’ombre ; mais il est bien plus aisé d’abattre des forêts à la Guiane pour en réchauffer la terre humide, que d’en planter en Arabie pour en rafraîchir les sables arides : cependant une seule forêt dans le milieu de ces déserts brûlants suffirait pour les tempérer, pour y amener les eaux du ciel, pour rendre à la terre tous les principes de sa fécondité, et par conséquent pour y faire jouir l’homme de toutes les douceurs d’un climat tempéré.

C’est de la différence de température que dépend la plus ou moins grande énergie de la nature ; l’accroissement, le développement et la production même de tous les êtres organisés ne sont que des effets particuliers de cette cause générale : ainsi l’homme, en la modifiant, peut en même temps détruire ce qui lui nuit et faire éclore tout ce qui lui convient. Heureuses les contrées où tous les éléments de la température se trouvent balancés et assez avantageusement combinés pour n’opérer que de bons effets ! Mais en est-il aucune qui dès son origine ait eu ce privilège ? aucune où la puissance de l’homme n’ait pas secondé celle de la nature, soit en attirant ou détournant les eaux, soit en détruisant les herbes inutiles et les végétaux nuisibles ou superflus, soit en se conciliant les animaux utiles et les multipliant ? Sur trois cents espèces d’animaux quadrupèdes et quinze cents espèces d’oiseaux qui peuplent la surface de la terre, l’homme en a choisi dix-neuf ou vingt[7] ; et ces vingt espèces figurent seules plus grandement dans la nature et font plus de bien sur la terre que toutes les autres espèces réunies. Elles figurent plus grandement, parce qu’elles sont dirigées par l’homme, et qu’il les a prodigieusement multipliées ; elles opèrent, de concert avec lui, tout le bien qu’on peut attendre d’une sage administration de forces et de puissance pour la culture de la terre, pour le transport et le commerce de ses productions, pour l’augmentation des subsistances, en un mot, pour tous les besoins, et même pour les plaisirs du seul maître qui puisse payer leurs services par ses soins.

Et dans ce petit nombre d’espèces d’animaux dont l’homme a fait choix, celles de la poule et du cochon, qui sont les plus fécondes, sont aussi les plus généralement répandues, comme si l’aptitude à la plus grande multiplication était accompagnée de cette vigueur de tempérament qui brave tous les inconvénients. On a trouvé la poule et le cochon dans les parties les moins fréquentées de la terre, à Otahiti et dans les autres îles de tous temps inconnues et les plus éloignées des continents ; il semble que ces espèces aient suivi celle de l’homme dans toutes ses migrations. Dans le continent isolé de l’Amérique méridionale où nul de nos animaux n’a pu pénétrer, on a trouvé le pécari et la poule sauvage, qui, quoique plus petits et un peu différents du cochon et de la poule de notre continent, doivent néanmoins être regardés comme espèces très voisines, qu’on pourrait de même réduire en domesticité ; mais l’homme sauvage, n’ayant point d’idée de la société, n’a pas même cherché celle des animaux. Dans toutes les terres de l’Amérique méridionale, les sauvages n’ont point d’animaux domestiques ; ils détruisent indifféremment les bonnes espèces comme les mauvaises ; ils ne font choix d’aucune pour les élever et les multiplier, tandis qu’une seule espèce féconde comme celle du hocco[8], qu’ils ont sous la main, leur fournirait sans peine et seulement avec un peu de soin, plus de subsistances qu’ils ne peuvent s’en procurer par leurs chasses pénibles.

Aussi le premier trait de l’homme qui commence à se civiliser est l’empire qu’il sait prendre sur les animaux, et ce premier trait de son intelligence devient ensuite le grand caractère de sa puissance sur la nature : car ce n’est qu’après se les être soumis qu’il a, par leurs secours, changé la face de la terre, converti les déserts en guérets et les bruyères en épis. En multipliant les espèces utiles d’animaux, l’homme augmente sur la terre la quantité de mouvement et de vie ; il ennoblit en même temps la suite entière des êtres et s’ennoblit lui-même en transformant le végétal en animal et tous deux en sa propre substance qui se répand ensuite par une nombreuse multiplication : partout il produit l’abondance, toujours suivie de la grande population ; des millions d’hommes existent dans le même espace qu’occupaient autrefois deux ou trois cents sauvages, des milliers d’animaux où il y avait à peine quelques individus ; par lui et pour lui les germes précieux sont les seuls développés, les productions de la classe la plus noble les seules cultivées ; sur l’arbre immense de la fécondité, les branches à fruit seules subsistantes et toutes perfectionnées.

Le grain dont l’homme fait son pain n’est point un don de la nature, mais le grand, l’utile fruit de recherches et de son intelligence dans le premier des arts ; nulle part sur la terre on n’a trouvé du blé sauvage, et c’est évidemment une herbe perfectionnée par ses soins ; il a donc fallu reconnaître et choisir entre mille et mille autres cette herbe précieuse ; il a fallu la semer, la recueillir nombre de fois pour s’apercevoir de sa multiplication, toujours proportionnée à la culture et à l’engrais des terres. Et cette propriété, pour ainsi dire unique, qu’a le froment de résister dans son premier âge aux froids de nos hivers, quoique soumis, comme toutes les plantes annuelles, à périr après avoir donné sa graine, et la qualité merveilleuse de cette graine qui convient à tous les hommes, à tous les animaux, à presque tous les climats, qui d’ailleurs se conserve longtemps altération, sans perdre la puissance de se reproduire, tout nous démontre que c’est la plus heureuse découverte que l’homme ait jamais faite, et que, quelque ancienne qu’on veuille la supposer, elle a néanmoins été précédée de l’art de l’agriculture fondé sur la science et perfectionné par l’observation.

Si l’on veut des exemples plus modernes et même récents de la puissance de l’homme sur la nature des végétaux, il n’y a qu’à comparer nos légumes, nos fleurs et nos fruits avec les mêmes espèces telles qu’elles étaient il y a cent cinquante ans : cette comparaison peut se faire immédiatement et très précisément en parcourant des yeux la grande collection de dessins coloriés, commencée dès le temps de Gaston d’Orléans et qui se continue encore aujourd’hui au Jardin du Roi ; on y verra peut-être avec surprise que les plus belles fleurs de ce temps, renoncules, œillets, tulipes, oreilles-d’ours, etc., seraient rejetées aujourd’hui, je ne dis pas par nos fleuristes, mais par les jardiniers de village. Ces fleurs, quoique déjà cultivées alors, n’étaient pas encore bien loin de leur état de nature : un simple rang de pétales, de longs pistils et des couleurs dures ou fausses, sans velouté, sans variété, sans nuances, tous caractères agrestes de la nature sauvage. Dans les plantes potagères, une seule espèce de chicorée et deux sortes de laitues, toutes deux assez mauvaises, tandis qu’aujourd’hui nous pouvons compter plus de cinquante laitues et chicorées, toutes très bonnes au goût. Nous pouvons de même donner la date très moderne de nos meilleurs fruits à pépins et à noyaux, tous différents de ceux des anciens auxquels ils ne ressemblent que de nom : d’ordinaire les choses restent et les noms changent avec le temps ; ici c’est le contraire, les noms sont demeurés et les choses ont changé ; nos pêches, nos abricots, nos poires sont des productions nouvelles auxquelles on a conservé les vieux noms des productions antérieures. Pour n’en pas douter, il ne faut que comparer nos fleurs et nos fruits avec les descriptions ou plutôt les notices que les auteurs grecs et latins nous en ont laissées ; toutes leurs fleurs étaient simples et tous leurs arbres fruitiers n’étaient que des sauvageons assez mal choisis dans chaque genre, dont les petits fruits âpres ou secs, n’avaient ni la saveur ni beauté des nôtres.

Ce n’est pas qu’il y ait aucune de ces bonnes et nouvelles espèces qui ne soit originairement issue d’un sauvageon ; mais combien de fois n’a-t-il pas fallu que l’homme ait tenté la nature pour en obtenir ces espèces excellentes ? combien de milliers de germes n’a-t-il pas été obligé de confier à la terre pour qu’elle les ait enfin produits ? Ce n’est qu’en semant, élevant, cultivant et mettant à fruit un nombre presque infini de végétaux de la même espèce, qu’il a pu reconnaître quelques individus portant des fruits plus doux et meilleurs que les autres ; et cette première découverte, qui suppose déjà tant de soins, serait encore demeurée stérile à jamais s’il n’en eût fait une seconde qui suppose autant de génie que la première exigeait de patience ; c’est d’avoir trouvé le moyen de multiplier par la greffe ces individus précieux, qui malheureusement ne peuvent faire une lignée aussi noble qu’eux ni propager par eux-mêmes leurs excellentes qualités ; et cela seul prouve que ce ne sont en effet que des qualités purement individuelles et non des propriétés spécifiques : car les pépins ou noyaux de ces excellents fruits ne produisent, comme les autres, que de simples sauvageons, et par conséquent ils ne forment pas des espèces qui en soient essentiellement différentes ; mais, au moyen de la greffe, l’homme a pour ainsi dire créé des espèces secondaires qu’il peut propager et multiplier à son gré : le bouton ou la petite branche qu’il joint au sauvageon renferme cette qualité individuelle qui ne peut se transmettre par la graine, et qui n’a besoin que de se développer pour produire les mêmes fruits que l’individu dont on les a séparés pour les unir au sauvageon, lequel ne leur communique aucune de ses mauvaises qualités, parce qu’il n’a pas contribué à leur formation, qu’il n’est pas une mère, mais une simple nourrice qui ne sert qu’à leur développement par la nutrition.

Dans les animaux, la plupart des qualités qui paraissent individuelles ne laissent pas de se transmettre et de se propager par la même voie que les propriétés spécifiques ; il était donc plus facile à l’homme d’influer sur la nature des animaux que sur celle des végétaux[NdÉ 3]. Les races dans chaque espèce d’animal ne sont que des variétés constantes qui se perpétuent par la génération, au lieu que dans les espèces végétales il n’y a point de races, point de variétés assez constantes pour être perpétuées par la reproduction[NdÉ 4]. Dans les seules espèces de la poule et du pigeon, l’on a fait naître très récemment de nouvelles races en grand nombre, qui toutes peuvent se propager d’elles-mêmes ; tous les jours dans les autres espèces on relève, on ennoblit les races en les croisant ; de temps en temps on acclimate, on civilise quelques espèces étrangères ou sauvages. Tous ces exemples modernes et récents prouvent que l’homme n’a connu que tard l’étendue de sa puissance, et que même il ne la connaît pas encore assez ; elle dépend en entier de l’exercice de son intelligence ; ainsi, plus il observera, plus il cultivera la nature, plus il aura de moyens pour se la soumettre et de faciles pour tirer de son sein des richesses nouvelles, sans diminuer les trésors de son inépuisable fécondité.

Et que ne pourrait-il pas sur lui-même, je veux dire sur sa propre espèce, si la volonté était toujours dirigée par l’intelligence ? Qui sait jusqu’à quel point l’homme pourrait perfectionner sa nature, soit au moral, soit au physique ? Y a-t-il une seule nation qui puisse se vanter d’être arrivée au meilleur gouvernement possible, qui serait de rendre tous les hommes non pas également heureux, mais moins inégalement malheureux, en veillant à leur conservation, à l’épargne de leurs sueurs et de leur sang par la paix, par l’abondance des subsistances, par les aisances de la vie et les facilités pour leur propagation ? voilà le but moral de toute société qui chercherait à s’améliorer. Et pour le physique, la médecine et les autres arts dont l’objet est de nous conserver, sont-ils aussi avancés, aussi connus que les arts destructeurs enfantés par la guerre ? Il semble que de tout temps l’homme ait fait moins de réflexions sur le bien que de recherches pour le mal : toute société est mêlée de l’un et de l’autre ; et comme de tous les sentiments qui affectent la multitude, la crainte est le plus puissant, les grands talents dans l’art de faire du mal ont été les premiers qui aient frappé l’esprit de l’homme, ensuite ceux qui l’ont amusé ont occupé son cœur, et ce n’est qu’après un trop long usage de ces deux moyens de faux honneur et de plaisir stérile, qu’enfin il a reconnu que sa vraie gloire est la science, et la paix son vrai bonheur.



Notes de Buffon.
  1. Voyez ci-après les notes justificatives des faits.
  2. Voyez ci-après les notes justificatives des faits.
  3. Voyez ci-après les notes justificatives des faits.
  4. Les cultures, les arts, les bourgs épars dans cette région (dit le savant naturaliste M. Pallas) sont les restes encore vivants d’un empire ou d’une société florissante, dont l’histoire même est ensevelie avec ses cités, ses temples, ses armes, ses monuments, dont on déterre à chaque pas d’énormes débris ; ces peuplades sont les membres d’une énorme nation, à laquelle il manque une tête. Voyage de Pallas en Sibérie, etc.
  5. Voyez le Discours qui a pour titre : de la Nature, première vue.
  6. Voyez ci-après les notes justificatives des faits.
  7. L’éléphant, le chameau, le cheval, l’âne, le bœuf, la brebis, la chèvre, le cochon, le chien, le chat, le lama, la vigogne, le buffle. Les poules, les oies, les dindons, les canards, les paons, les faisans, les pigeons.
  8. Gros oiseau très fécond, et dont la chair est aussi bonne que celle du faisan.
Notes de l’éditeur.
  1. Il faut ajouter que les êtres vivants reçoivent la chaleur qui leur est nécessaire non de la terre elle-même, mais du soleil.
  2. Buffon ne pouvait pas se rendre compte de toutes les relations qui existent au point de vue du calorique entre les animaux et les végétaux, et ce qu’il en dit ici n’a de valeur qu’à un point de vue restreint. Il est bien exact que la présence des forêts détermine la chute de pluies plus abondantes et la formation de ruisseaux qui déterminent un abaissement local de la température, mais ce n’est là qu’un point relativement peu important. Ce qui nous intéresse le plus au point de vue de la biologie générale, c’est que les végétaux emmagasinent de la chaleur que les animaux consomment ensuite et qu’ils transforment en mouvement. Ce sont, en effet, les végétaux qui, à l’aide de leur matière colorante verte et sous l’influence de la lumière solaire, fabriquent de toutes pièces, à l’aide des matériaux inorganiques qu’ils puisent dans le sol, les aliments organiques dont se nourrissent ensuite les herbivores. Ces derniers servant, à leur tour, à l’alimentation des carnivores, on peut dire que toute la matière organique de l’univers est fabriquée par les végétaux ; or, cette matière organique est brûlée par les animaux pour l’entretien de leur chaleur propre et pour la production de leurs mouvements.
  3. L’hérédité se manifeste aussi bien chez les végétaux que chez les animaux.
  4. Chez les végétaux, comme chez les animaux, les races et les variétés peuvent être perpétuées par la reproduction.