Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Époques de la nature/Seconde époque

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome II, Époques de la naturep. 39-50).



SECONDE ÉPOQUE

LORSQUE LA MATIÈRE
S’ÉTANT CONSOLIDÉE A FORMÉ LA ROCHE INTÉRIEURE DU GLOBE AINSI QUE LES GRANDES MASSES VITRESCIBLES
QUI SONT À SA SURFACE.

On vient de voir que, dans notre hypothèse, il a dû s’écouler deux mille neuf cent trente-six ans avant que le globe terrestre ait pu prendre toute sa consistance, et que sa masse entière se soit consolidée jusqu’au centre[NdÉ 1]. Comparons les effets de cette consolidation du globe de la terre en fusion à ce que nous voyons arriver à une masse de métal ou de verre fondu, lorsqu’elle commence à se refroidir : il se forme à la surface de ces masses des trous, des ondes, des aspérités ; et au-dessous de la surface il se fait des vides, des cavités, des boursouflures, lesquelles peuvent nous représenter ici les premières inégalités qui se sont trouvées sur la surface de la terre et les cavités de son intérieur ; nous aurons dès lors une idée du grand nombre de montagnes, de vallées, de cavernes et d’anfractuosités qui se sont formées dès ce premier temps dans les couches extérieures de la terre. Notre comparaison est d’autant plus exacte que les montagnes les plus élevées, que je suppose de trois mille ou trois mille cinq cents toises de hauteur, ne sont, par rapport au diamètre de la terre, que ce qu’un huitième de ligne est par rapport au diamètre d’un globe de deux pieds. Ainsi ces chaînes de montagnes qui nous paraissent si prodigieuses, tant par le volume que par la hauteur, ces vallées de la mer, qui semblent être des abîmes de profondeur, ne sont dans la réalité que de légères inégalités proportionnées à la grosseur du globe, et qui ne pouvaient manquer de se former lorsqu’il prenait sa consistance : ce sont des effets naturels produits par une cause tout aussi naturelle et fort simple, c’est-à-dire par l’action du refroidissement sur les matières en fusion, lorsqu’elles se consolident à la surface[NdÉ 2].

C’est alors que se sont formés les éléments par le refroidissement et pendant ses progrès. Car à cette époque, et même longtemps après, tant que la chaleur excessive a duré, il s’est fait une séparation et même une projection de toutes les parties volatiles, telles que l’eau, l’air et les autres substances que la grande chaleur chasse au dehors et qui ne peuvent exister que dans une région plus tempérée que ne l’était alors la surface de la terre. Toutes ces matières volatiles s’étendaient donc autour du globe en forme d’atmosphère à une grande distance où la chaleur était moins forte, tandis que les matières fixes, fondues et vitrifiées, s’étant consolidées, formèrent la roche intérieure du globe et le noyau des grandes montagnes, dont les sommets, les masses intérieures et les bases, sont en effet composés de matières vitrescibles. Ainsi le premier établissement local des grandes chaînes de montagnes appartient à cette seconde époque, qui a précédé de plusieurs siècles celle de la formation des montagnes calcaires, lesquelles n’ont existé qu’après l’établissement des eaux, puisque leur composition suppose la production des coquillages et des autres substances que la mer fomente et nourrit[NdÉ 3]. Tant que la surface du globe n’a pas été refroidie au point de permettre à l’eau d’y séjourner sans s’exhaler en vapeurs, toutes nos mers étaient dans l’atmosphère : elles n’ont pu tomber et s’établir sur la terre qu’au moment où sa surface s’est trouvée assez attiédie pour ne plus rejeter l’eau par une trop forte ébullition ; et ce temps de l’établissement des eaux sur la surface du globe n’a précédé que de peu de siècles le moment où l’on aurait pu toucher cette surface sans se brûler ; de sorte qu’en comptant soixante-quinze mille ans depuis la formation de la terre, et la moitié de ce temps pour son refroidissement au point de pouvoir la toucher, il s’est peut-être passé vingt-cinq mille des premières années avant que l’eau, toujours rejetée dans l’atmosphère, ait pu s’établir à demeure sur la surface du globe : car, quoiqu’il y ait une assez grande différence entre le degré auquel l’eau chaude cesse de nous offenser et celui où elle entre en ébullition, et qu’il y ait encore une distance considérable entre ce premier degré d’ébullition et celui où elle se disperse subitement en vapeurs, on peut néanmoins assurer que cette différence de temps ne peut pas être plus grande que je l’admets ici.

Ainsi dans ces premières vingt-cinq mille années, le globe terrestre, d’abord lumineux et chaud comme le soleil, n’a perdu que peu à peu sa lumière et son feu : son état d’incandescence a duré pendant deux mille neuf cent trente-six ans, puisqu’il a fallu ce temps pour qu’il ait été consolidé jusqu’au centre ; ensuite les matières fixes dont il est composé sont devenues encore plus fixes en se resserrant de plus en plus par le refroidissement ; elles ont pris peu à peu leur nature et leur consistance telle que nous la reconnaissons aujourd’hui dans la roche du globe et dans les hautes montagnes, qui ne sont en effet composées, dans leur intérieur et jusqu’à leur sommet, que de matières de la même nature[1] : ainsi leur origine date de cette même époque.

C’est aussi dans les premiers trente-sept mille ans que se sont formées par la sublimation toutes les grandes veines et les gros filons de mines où se trouvent les métaux ; les substances métalliques ont été séparées des autres matières vitrescibles par la chaleur longue et constante qui les a sublimées et poussées de l’intérieur de la masse du globe dans toutes les éminences de sa surface, où le resserrement des matières, causé par un plus prompt refroidissement, laissait des fentes et des cavités, qui ont été incrustées et quelquefois remplies par ces substances métalliques que nous y trouvons aujourd’hui[2] : car il faut, à l’égard de l’origine des mines, faire la même distinction que nous avons indiquée pour l’origine des matières vitrescibles et des matières calcaires, dont les premières ont été produites par l’action du feu, et les autres par l’intermède de l’eau. Dans les mines métalliques, les principaux filons ou, si l’on veut, les masses primordiales, ont été produites par la fusion et par la sublimation, c’est-à-dire par l’action du feu ; et les autres mines, qu’on doit regarder comme des filons secondaires et parasites, n’ont été produites que postérieurement par le moyen de l’eau. Ces filons principaux, qui semblent présenter les troncs des arbres métalliques, ayant tous été formés soit par la fusion dans le temps du feu primitif, soit par la sublimation dans les temps subséquents, ils se sont trouvés et se trouvent encore aujourd’hui dans les fentes perpendiculaires des hautes montagnes, tandis que c’est au pied de ces mêmes montagnes que gisent les petit filons, que l’on prendrait d’abord pour les rameaux de ces arbres métalliques, mais dont l’origine est néanmoins bien différente : car ces mines secondaires n’ont pas été formées par le feu, elles ont été produites par l’action successive de l’eau, qui, dans des temps postérieurs aux premiers, a détaché de ces anciens filons des particules minérales qu’elle a charriées et déposées sous différentes formes, et toujours au-dessous des filons primitifs[3].

Ainsi la production de ces mines secondaires étant bien plus récente que celle des mines primordiales, et supposant le concours et l’intermède de l’eau, leur formation doit, comme celle des matières calcaires, se rapporter à des époques subséquentes, c’est-à-dire au temps où la chaleur brûlante s’étant attiédie, la température de la surface de la terre a permis aux eaux de s’établir, et ensuite au temps où ces mêmes eaux ayant laissé nos continents à découvert, les vapeurs ont commencé à se condenser contre les montagnes pour y produire des sources d’eau courante. Mais, avant ce second et ce troisième temps, il y a eu d’autres grands effets que nous devons indiquer.

Représentons-nous, s’il est possible, l’aspect qu’offrait la terre à cette seconde époque, c’est-à-dire immédiatement après que sa surface eut pris de la consistance, et avant que la grande chaleur permit à l’eau d’y séjourner ni même de tomber de l’atmosphère ; les plaines, les montagnes, ainsi que l’intérieur du globe, étaient également et uniquement composées de matières fondues par le feu, toutes vitrifiées, toutes de la même nature. Qu’on se figure pour un instant la surface actuelle du globe dépouillée de toutes ses mers, de toutes ses collines calcaires, ainsi que de toutes ses couches horizontales de pierre, de craie, de tuf, de terre végétale, d’argile, en un mot toutes les matières liquides ou solides qui ont été formées ou déposées par les eaux : quelle serait cette surface après l’enlèvement de ces immenses déblais ? Il ne resterait que le squelette de la terre, c’est-à-dire la roche vitrescible qui en constitue la masse intérieure ; il resterait les fentes perpendiculaires produites dans le temps de la consolidation, augmentées, élargies par le refroidissement ; il resterait les métaux et les minéraux fixes qui, séparés de la roche vitrescible par l’action du feu, ont rempli par fusion ou par sublimation les fentes perpendiculaires de ces prolongements de la roche intérieure du globe ; et enfin il resterait les trous, les anfractuosités et toutes les cavités intérieures de cette roche qui en est la base, et qui sert de soutien à toutes les matières terrestres amenées ensuite par les eaux.

Et comme ces fentes occasionnées par le refroidissement coupent et tranchent le plan vertical des montagnes non seulement de haut en bas, mais de devant en arrière, ou d’un côté à l’autre, et que dans chaque montagne elles ont suivi la direction générale de sa première forme, il en a résulté que les mines, surtout celles des métaux précieux, doivent se chercher à la boussole, en suivant toujours la direction qu’indique la découverte du premier filon. Car, dans chaque montagne, les fentes perpendiculaires qui la traversent sont à peu près parallèles ; néanmoins il n’en faut pas conclure, comme l’ont fait quelques minéralogistes, qu’on doive toujours chercher les métaux dans la même direction, par exemple, sur la ligne de onze heures ou sur celle de midi ; car souvent une mine de midi ou de onze heures se trouve coupée par un filon de huit ou neuf heures, etc., qui étend des rameaux sous différentes directions ; et d’ailleurs on voit que, suivant la forme différente de chaque montagne, les fentes perpendiculaires la traversent à la vérité parallèlement entre elles, mais que leur direction, quoique commune dans le même lieu, n’a rien de commun avec la direction des fentes perpendiculaires d’une autre montagne, à moins que cette seconde montagne ne soit parallèle à la première.

Les métaux et la plupart des minéraux métalliques sont donc l’ouvrage du feu, puisqu’on ne les trouve que dans les fentes de la roche vitrescible et que dans ces mines primordiales l’on ne voit jamais ni coquilles ni aucun autre débris de la mer mélangés avec elles : les mines secondaires, qui se trouvent au contraire, et en petite quantité, dans les pierres calcaires, dans les schistes, dans les argiles, ont été formées postérieurement aux dépens des premières, et par l’intermède de l’eau. Les paillettes d’or et d’argent, que quelques rivières charrient, viennent certainement de ces premiers filons métalliques renfermés dans les montagnes supérieures ; des particules métalliques encore plus petites et plus ténues peuvent, en se rassemblant, former de nouvelles petites mines des mêmes métaux ; mais ces mines parasites qui prennent mille formes différentes appartiennent, comme je l’ai dit, à des temps bien modernes en comparaison de celui de la formation des premiers filons qui ont été produits par l’action du feu primitif. L’or et l’argent, qui peuvent demeurer très longtemps en fusion sans être sensiblement altérés, se présentent souvent sous leur forme native : tous les autres métaux ne se présentent communément que sous une forme minéralisée, parce qu’ils ont été formés plus tard par la combinaison de l’air et de l’eau qui sont entrés dans leur composition. Au reste, tous les métaux sont susceptibles d’être volatilisés par le feu à différents degrés de chaleur, en sorte qu’ils se sont sublimés successivement pendant le progrès du refroidissement.

On peut penser que s’il se trouve moins de mines d’or et d’argent dans les terres septentrionales que dans les contrées du Midi, c’est que communément il n’y a dans les terres du Nord que de petites montagnes en comparaison de celles des pays méridionaux : la matière primitive, c’est-à-dire la roche vitreuse, dans laquelle seule se sont formés l’or et l’argent, est bien plus abondante, bien plus élevée, bien plus découverte dans les contrées du Midi. Ces métaux précieux paraissent être le produit immédiat du feu : les gangues et les autres matières qui les accompagnent dans leur mine sont elles-mêmes des matières vitrescibles ; et comme les veines de ces métaux se sont formées soit par la fusion, soit par la sublimation, dans les premiers temps du refroidissement, ils se trouvent en plus grande quantité dans les hautes montagnes du Midi. Les métaux moins parfaits, tels que le fer et le cuivre, qui sont moins fixes au feu, parce qu’ils contiennent des matières que le feu peut volatiliser plus aisément, se sont formés dans des temps postérieurs ; aussi les trouve-t-on en bien plus grande quantité dans les pays du Nord que dans ceux du Midi. Il semble même que la nature ait assigné aux différents climats du globe les différents métaux, l’or et l’argent, aux régions les plus chaudes ; le fer et le cuivre, aux pays les plus froids, et le plomb et l’étain, aux contrées tempérées. Il semble de même qu’elle ait établi l’or et l’argent dans les plus hautes montagnes ; le fer et le cuivre, dans les montagnes médiocres, et le plomb et l’étain, dans les plus basses. Il paraît encore que, quoique ces mines primordiales des différents métaux se trouvent toutes dans la roche vitrescible, celles d’or et d’argent sont quelquefois mélangées d’autres métaux ; que le fer et le cuivre sont souvent accompagnés de matières qui supposent l’intermède de l’eau, ce qui semble prouver qu’ils ont été produits en même temps ; et à l’égard de l’étain, du plomb et du mercure, il y a des différences qui semblent indiquer qu’ils ont été produits dans des temps très différents. Le plomb est le plus vitrescible de tous les métaux, et l’étain l’est le moins ; le mercure est le plus volatil de tous, et cependant il ne diffère de l’or, qui est le plus fixe de tous, que par le degré de feu que leur sublimation exige : car l’or ainsi que tous les autres métaux peuvent également être volatilisés par une plus ou moins grande chaleur. Ainsi tous les métaux ont été sublimés et volatilisés successivement, pendant le progrès du refroidissement. Et comme il ne faut qu’une très légère chaleur pour volatiliser le mercure, et qu’une chaleur médiocre suffit pour fondre l’étain et le plomb, ces deux métaux sont demeurés liquides et coulants bien plus longtemps que les quatre premiers ; et le mercure l’est encore, parce que la chaleur actuelle de la terre est plus que suffisante pour le tenir en fusion : il ne deviendra solide que quand le globe sera refroidi d’un cinquième de plus qu’il ne l’est aujourd’hui, puisqu’il faut 197 degrés au-dessous de la température actuelle de la terre, pour que ce métal fluide se consolide, ce qui fait à peu près la cinquième partie des 1 000 degrés au-dessous de la congélation.

Le plomb, l’étain et le mercure ont donc coulé successivement, par leur fluidité, dans les parties les plus basses de la roche du globe, et ils ont été, comme tous les autres métaux, sublimés dans les fentes des montagnes élevées. Les matières ferrugineuses qui pouvaient supporter une très violente chaleur, sans se fondre assez pour couler, ont formé dans les pays du Nord, des amas métalliques si considérables qu’il s’y trouve des montagnes entières de fer[4], c’est-à-dire d’une pierre vitrescible ferrugineuse, qui rend souvent soixante-dix livres de fer par quintal : ce sont là les mines de fer primitives ; elles occupent de très vastes espaces dans les contrées de notre nord ; et leur substance n’étant que du fer produit par l’action du feu, ces mines sont demeurées susceptibles de l’attraction magnétique, comme le sont toutes les matières ferrugineuses qui ont subi le feu.

L’aimant est de cette même nature ; ce n’est qu’une pierre ferrugineuse, dont il se trouve de grandes masses et même des montagnes dans quelques contrées, et particulièrement dans celles de notre nord[5] : c’est par cette raison que l’aiguille aimantée se dirige toujours vers ces contrées où toutes les mines de fer sont magnétiques. Le magnétisme est un effet constant de l’électricité constante, produit par la chaleur intérieure et par la rotation du globe ; mais, s’il dépendait uniquement de cette cause générale, l’aiguille aimantée pointerait toujours et partout directement au pôle : or, les différentes déclinaisons suivant les différents pays, quoique sous le même parallèle, démontrent que le magnétisme particulier des montagnes de fer et d’aimant influe considérablement sur la direction de l’aiguille, puisqu’elle s’écarte plus ou moins à droite ou à gauche du pôle, selon le lieu où elle se trouve, et selon la distance plus ou moins grande de ces montagnes de fer.

Mais revenons à notre objet principal, à la topographie du globe antérieure à la chute des eaux : nous n’avons que quelques indices encore subsistants de la première forme de sa surface ; les plus hautes montagnes, composées de matières vitrescibles, sont les seuls témoins de cet ancien état ; elles étaient alors encore plus élevées qu’elles ne le sont aujourd’hui : car, depuis ce temps et après l’établissement des eaux, les mouvements de la mer, et ensuite les pluies, les vents, les gelées, les courants d’eau, la chute des torrents, enfin toutes les injures des éléments de l’air et de l’eau, et les secousses des mouvements souterrains, n’ont pas cessé de les dégrader, de les trancher et même d’en renverser les parties les moins solides, et nous ne pouvons douter que les vallées qui sont au pied de ces montagnes ne fussent bien plus profondes qu’elles ne le sont aujourd’hui.

Tâchons de donner un aperçu plutôt qu’une énumération de ces éminences primitives du globe. 1o La chaîne des Cordillères ou des montagnes de l’Amérique, qui s’étend depuis la pointe de la terre de Feu jusqu’au nord du nouveau Mexique, et aboutit enfin à des régions septentrionales que l’on n’a pas encore reconnues. On peut regarder cette chaîne de montagnes comme continue dans une longueur de plus de 120 degrés, c’est-à-dire de trois mille lieues : car le détroit du Magellan n’est qu’une coupure accidentelle et postérieure à l’établissement local de cette chaîne, dont les plus hauts sommets sont dans la contrée du Pérou, et se rabaissent à peu près également vers le nord et vers le midi ; c’est donc sous l’équateur même que se trouvent les parties les plus élevées de cette chaîne primitive des plus hautes montagnes du monde ; et nous observerons, comme chose remarquable, que de ce point de l’équateur elles vont en se rabaissant à peu près également vers le nord et vers le midi, et aussi qu’elles arrivent à peu près à la même distance, c’est-à-dire à quinze cents lieues de chaque côté de l’équateur ; en sorte qu’il ne reste à chaque extrémité de cette chaîne de montagnes, qu’environ 30 degrés, c’est-à-dire sept cent cinquante lieues de mer ou de terre inconnue vers le pôle austral, et un égal espace dont on a reconnu quelques côtes vers le pôle boréal. Cette chaîne n’est pas précisément sous le même méridien, et ne forme pas une ligne droite ; elle se courbe d’abord vers l’est, depuis Baldivia jusqu’à Lima, et sa plus grande déviation se trouve sous le tropique du Capricorne ; ensuite elle avance vers l’ouest, retourne à l’est, auprès de Popayan, et de là se courbe fortement vers l’ouest, depuis Panama jusqu’à Mexico ; après quoi elle retourne vers l’est, depuis Mexico jusqu’à son extrémité, qui est à 30 degrés du pôle, et qui aboutit à peu près aux îles découvertes par de Fonté. En considérant la situation de cette longue suite de montagnes, on doit observer encore, comme chose très remarquable, qu’elles sont toutes bien plus voisines des mers de l’Occident que de celles de l’Orient. 2o Les montagnes d’Afrique, dont la chaîne principale, appelée par quelques auteurs l’Épine du monde, est aussi fort élevée, et s’étend du sud au nord, comme celles des Cordillères en Amérique. Cette chaîne, qui forme en effet l’épine du dos de l’Afrique, commence au cap de Bonne-Espérance, et court presque sous le même méridien jusqu’à la mer Méditerranée, vis-à-vis la pointe de la Morée. Nous observerons encore, comme chose très remarquable, que le milieu de cette grande chaîne de montagnes, longue d’environ quinze cents lieues, se trouve précisément sous l’équateur, comme le point milieu des Cordillères ; en sorte qu’on ne peut guère douter que les parties les plus élevées des grandes chaînes de montagnes en Afrique et en Amérique ne se trouvent également sous l’équateur.

Dans ces deux parties du monde, dont l’équateur traverse assez exactement les continents, les principales montagnes sont donc dirigées du sud au nord ; mais elles jettent des branches très considérables vers l’orient et vers l’occident. L’Afrique est traversée de l’est à l’ouest par une longue suite de montagnes, depuis le cap Gardafui jusqu’aux îles du Cap-Vert : le mont Atlas la coupe aussi d’orient en occident. En Amérique, un premier rameau des Cordillères traverse les terres magellaniques de l’est à l’ouest ; un autre s’étend à peu près dans la même direction au Paraguay et dans toute la largeur du Brésil ; quelques autres branches s’étendent depuis Popayan dans la terre ferme, et jusque dans la Guyane : enfin si nous suivons toujours cette grande chaîne de montagnes, il nous paraîtra que la péninsule de Yucatan, les îles de Cuba, de la Jamaïque, de Saint-Domingue, Porto-Rico et toutes les Antilles, n’en sont qu’une branche qui s’étend du sud au nord, depuis Cuba et la pointe de la Floride, jusqu’aux lacs du Canada, et de là court de l’est à l’ouest pour rejoindre l’extrémité des Cordillères, au delà des lacs Sioux. 3o Dans le grand continent de l’Europe et de l’Asie, qui non seulement n’est pas, comme ceux de l’Amérique et de l’Afrique, traversé par l’équateur, mais en est même fort éloigné, les chaînes des principales montagnes, au lieu d’être dirigées du sud au nord, le sont d’occident en orient : la plus longue de ces chaînes commence au fond de l’Espagne, gagne les Pyrénées, s’étend en France par l’Auvergne et le Vivarais, passe ensuite par les Alpes, en Allemagne, en Grèce, en Crimée, et atteint le Caucase, le Taurus, l’Imaüs, qui environnent la Perse, Cachemire et le Mogol au nord, jusqu’au Thibet, d’où elle s’étend dans la Tartarie chinoise, et arrive vis-à-vis la terre d’Yeço. Les principales branches que jette cette chaîne principale sont dirigées du nord au sud en Arabie, jusqu’au détroit de la mer Rouge ; dans l’Indoustan, jusqu’au cap Comorin ; du Thibet, jusqu’à la pointe de Malaca : ces branches ne laissent pas de former des suites de montagnes particulières dont les sommets sont fort élevés. D’autre côté, cette chaîne principale jette du sud au nord quelques rameaux, qui s’étendent depuis les Alpes du Tyrol jusqu’en Pologne ; ensuite depuis le mont Caucase jusqu’en Moscovie, et depuis Cachemire jusqu’en Sibérie ; et ces rameaux qui sont du sud au nord de la chaîne principale, ne présentent pas de montagnes aussi élevées que celles des branches de cette même chaîne qui s’étendant du nord au sud.

Voilà donc à peu près la topographie de la surface de la terre, dans le temps de notre seconde Époque, immédiatement après la consolidation de la matière. Les hautes montagnes que nous venons de désigner sont les éminences primitives, c’est-à-dire les aspérités produites à la surface du globe au moment qu’il a pris sa consistance ; elles doivent leur origine à l’effet du feu, et sont aussi par cette raison composées, dans leur intérieur et jusqu’à leurs sommets, de matières vitrescibles : toutes tiennent par leur base à la roche intérieure du globe, qui est de même nature. Plusieurs autres éminences moins élevées ont traversé dans ce même temps et presque en tous sens la surface de la terre, et l’on peut assurer que, dans tous les lieux où l’on trouve des montagnes de roc vif ou de toute autre matière solide et vitrescible, leur origine et leur établissement local ne peuvent être attribués qu’à l’action du feu et aux effets de la consolidation, qui ne se fait jamais sans laisser des inégalités sur la superficie de toute masse de matière fondue.

En même temps que ces causes ont produit des éminences et des profondeurs à la surface de la terre, elles ont aussi formé des boursouflures et des cavités à l’intérieur, surtout dans les couches les plus extérieures : ainsi le globe, dès le temps de cette seconde époque, lorsqu’il eut pris sa consistance et avant que les eaux n’y fussent établies, présentait une surface hérissée de montagnes et sillonnée de vallées ; mais toutes les causes subséquentes et postérieures à cette époque ont concouru à combler toutes les profondeurs extérieures et même les cavités intérieures ; ces causes subséquentes ont aussi altéré presque partout la forme de ces inégalités primitives ; celles qui ne s’élevaient qu’à une hauteur médiocre ont été pour la plupart recouvertes dans la suite par les sédiments des eaux, et toutes ont été environnées à leurs bases, jusqu’à de grandes hauteurs, de ces mêmes sédiments ; c’est par cette raison que nous n’avons d’autres témoins apparents de la première forme de la terre que les montagnes composées de matière vitrescible, dont nous venons de faire l’énumération ; cependant ces témoins sont sûrs et suffisants : car, comme les plus hauts sommets de ces premières montagnes n’ont peut-être jamais été surmontés par les eaux, ou du moins qu’ils ne l’ont été que pendant un petit temps, attendu qu’on n’y trouve aucun débris des productions marines, et qu’ils ne sont composés que de matières vitrescibles, on ne peut pas douter qu’ils ne doivent leur origine au feu, et que ces éminences, ainsi que la roche intérieure du globe, ne fassent ensemble un corps continu de même nature, c’est-à-dire de matière vitrescible, dont la formation a précédé celle de toutes les autres matières.

En tranchant le globe par l’équateur et comparant les deux hémisphères, on voit que celui de nos continents contient à proportion beaucoup plus de terre que l’autre, car l’Asie seule est plus grande que les parties de l’Amérique, de l’Afrique, de la Nouvelle-Hollande, et de tout ce qu’on a découvert de terre au delà. Il y avait donc moins d’éminences et d’aspérités sur l’hémisphère austral que sur le boréal, dès le temps même de la consolidation de la terre ; et si l’on considère pour un instant ce gisement général des terres et des mers, on reconnaîtra que tous les continents vont en se rétrécissant du côté du midi, et qu’au contraire toutes les mers vont en s’élargissant vers ce même côté du midi. La pointe étroite de l’Amérique méridionale, celle de Californie, celle du Groenland, la pointe de l’Afrique, celles des deux presqu’îles de l’Inde, et enfin celle de la Nouvelle-Hollande, démontrent évidemment ce rétrécissement des terres et cet élargissement des mers vers les régions australes. Cela semble indiquer que la surface du globe a eu originairement de plus profondes vallées dans l’hémisphère austral, et des éminences en plus grand nombre dans l’hémisphère boréal. Nous tirerons bientôt quelques inductions de cette disposition générale des continents et des mers.

La terre, avant d’avoir reçu les eaux, était donc irrégulièrement hérissée d’aspérités, de profondeurs et d’inégalités semblables à celles que nous voyons sur un bloc de métal ou de verre fondu ; elle avait de même des boursouflures et des cavités intérieures, dont l’origine, comme celle des inégalités extérieures, ne doit être attribuée qu’aux effets de la consolidation. Les plus grandes éminences, profondeurs extérieures et cavités intérieures, se sont trouvées dès lors et se trouvent encore aujourd’hui sous l’équateur entre les deux tropiques, parce que cette zone de la surface du globe est la dernière qui s’est consolidée, et que c’est dans cette zone où le mouvement de rotation étant le plus rapide il aura produit les plus grands effets ; la matière en fusion s’y étant élevée plus que partout ailleurs, et s’étant refroidie la dernière, il a dû s’y former plus d’inégalités que dans toutes les autres parties du globe où le mouvement de rotation était plus lent et le refroidissement plus prompt. Aussi trouve-t-on sous cette zone les plus hautes montagnes, les mers les plus entrecoupées, semées d’un nombre infini d’îles, à la vue desquelles on ne peut douter que dès son origine cette partie de la terre ne fût la plus irrégulière et la moins solide de toutes[6].

Et, quoique la matière en fusion ait dû arriver également des deux pôles pour renfler l’équateur, il paraît, en comparant les deux hémisphères, que notre pôle en a un peu moins fourni que l’autre, puisqu’il y a beaucoup plus de terre et moins de mers depuis le tropique du Cancer au pôle boréal, et qu’au contraire il y a beaucoup plus de mers et moins de terres depuis celui du Capricorne à l’autre pôle. Les plus profondes vallées se sont formées dans les zones froides et tempérées de l’hémisphère austral, et les terres les plus solides et les plus élevées se sont trouvées dans celles de l’hémisphère septentrional.

Le globe était alors, comme il l’est encore aujourd’hui, renflé sur l’équateur d’une épaisseur de près de six lieues un quart ; mais les couches superficielles de cette épaisseur étaient à l’intérieur semées de cavités, et coupées à l’extérieur d’éminences et de profondeurs plus grandes que partout ailleurs : le reste du globe était sillonné et traversé en différents sens par des aspérités toujours moins élevées à mesure qu’elles approchaient des pôles ; toutes n’étaient composées que de la même matière fondue, dont est aussi composée la roche intérieure du globe ; toutes doivent leur origine à l’action du feu primitif et à la vitrification générale. Ainsi la surface de la terre, avant l’arrivée des eaux, ne présentait que ces premières aspérités qui forment encore aujourd’hui les noyaux de nos plus hautes montagnes, celles qui étaient moins élevées ayant été dans la suite recouvertes par les sédiments des eaux et par les débris des productions de la mer, elles ne nous sont pas aussi évidemment connues que les premières : on trouve souvent des bancs calcaires au-dessus des rochers de granit, de roc vif et des autres masses de matières vitrescibles, mais l’on ne voit pas des masses de roc vif au-dessus des bancs calcaires. Nous pouvons donc assurer, sans crainte de nous tromper, que la roche du globe est continue avec toutes les éminences hautes et basses qui se trouvent être de la même nature, c’est-à-dire de matières vitrescibles : ces éminences font masse avec le solide du globe ; elles n’en sont que de très petits prolongements, dont les moins élevés ont ensuite été recouverts par les scories de verre, les sables, les argiles, et tous les débris des productions de la mer, amenés et déposés par les eaux dans les temps subséquents, qui font l’objet de notre troisième époque.



Notes de Buffon.
  1. Voyez ci-après les notes justificatives des faits.
  2. Ibidem.
  3. Voyez ci-après les notes justificatives des faits.
  4. Voyez ci-après les notes justificatives des faits.
  5. Voyez ci-après les notes justificatives des faits.
  6. Voyez ci-après les notes justificatives des faits.
Notes de l’éditeur.
  1. Chiffre imaginaire.
  2. Nous avons dit déjà que les montagnes ont été produites par des soulèvements lents de certains points de la surface de la terre. [Note de Wikisource : Ajoutons que Buffon commet une grave erreur en pensant que les montagnes primitives sont aujourd’hui les montagnes les plus élevées ; au contraire, par suite de l’érosion, les plus vieilles chaînes de montagnes sont aussi les plus arasées, alors que, les Alpes ou l’Himalaya, que Buffon croyaient primitives, n’ont aujourd’hui pas encore achevé leur soulèvement. Voyez la remarque faite aux notes justificatives.]
  3. Buffon reproduit ici une idée de Linné, confirmée par les observations ultérieures. Linné considérait toutes les roches calcaires comme produites par les animaux ; cette vue, admise par Buffon, est aujourd’hui adoptée par le plus grand nombre des naturalistes. (Voyez mon Introduction.)