Œuvres complètes de André Chénier, 1819/Épître I

ÉPÎTRE

ÉPÎTRE PREMIÈRE,


À M. LE BRUN ET AU MARQUIS DE BRAZAIS.

Le Brun, qui nous attends aux rives de la Seine,
Quand un destin jaloux loin de toi nous enchaîne,
Toi, Brazais, comme moi sur ces bords appelé,
Sans qui de l’Univers je vivrais exilé :
Depuis que de Pandore un regard téméraire
Versa sur les humains un trésor de misère,
Pensez-vous que du ciel l’indulgente pitié
Leur ait fait un présent plus beau que l’amitié ?

Ah ! si quelque mortel est né pour la connaître,
C’est nous, ames de feu, dont l’amour est le maître.
Le cruel trop souvent empoisonne ses coups ;
Elle garde à nos cœurs ses baumes les plus doux.
Malheur au jeune enfant seul, sans ami, sans guide,

Qui près de la beauté rougit et s’intimide ;
Et d’un pouvoir nouveau lentement dominé,
Par l’appât du plaisir doucement entraîné,
Crédule, et sur la foi d’un sourire volage,
À cette mer trompeuse et se livre et s’engage !
Combien de fois tremblant et les larmes aux yeux,
Ses cris accuseront l’inconstance des dieux !
Combien il frémira d’entendre sur sa tête
Gronder les aquilons et la noire tempête ;
Et d’écueils en écueils portera ses douleurs,
Sans trouver une main pour essuyer ses pleurs !
Mais heureux dont le zèle, au milieu du naufrage,
Viendra le recueillir, le pousser au rivage ;
Endormir dans ses flancs le poison ennemi ;
Réchauffer dans son sein le sein de son ami ;
Et de son fol amour étouffer la semence,
Ou du moins dans son cœur ranimer l’espérance !
Qu’il est beau de savoir, digne d’un tel lien,
Au repos d’un ami sacrifier le sien !
Plaindre de s’immoler l’occasion ravie ;
Être heureux de sa joie et vivre de sa vie !

Si le ciel a daigné, d’un regard amoureux,
Accueillir ma prière et sourire à mes vœux ;
Je ne demande point que mes sillons avides
Boivent l’or du Pactole et ses trésors liquides ;
Ni que le diamant, sur la pourpre enchaîné,
Pare mon cœur esclave au Louvre prosterné ;
Ni même, vœu plus doux ! que la main d’Uranie
Embellisse mon front des palmes du génie :

Mais que beaucoup d’amis, accueillis dans mes bras,
Se partagent ma vie et pleurent mon trépas
Que ces doctes héros, dont la main de la gloire
À consacré les noms au temple de Mémoire,
Plutôt que leurs talens, inspirent à mon cœur
Les aimables vertus qui firent leur bonheur ;
Et que de l’amitié ces antiques modèles
Reconnaissent mes pas sur leurs traces fidèles.
Si le feu qui respire en leurs divins écrits
D’une vive étincelle échauffa nos esprits ;
Si leur gloire en nos cœurs souffle une noble envie ;
Oh ! suivons donc aussi l’exemple de leur vie :
Gardons d’en négliger la plus belle moitié ;
Soyons heureux comme eux au sein de l’amitié.
Horace, loin des flots qui tourmentent Cythère,
Y retrouvait d’un port l’asile salutaire ;
Lui-même au doux Tibulle, à ses tristes amours,
Prêta de l’amitié les utiles secours.
L’amitié rendit vains tous les traits de Lesbie,
Elle essuya les yeux que fit pleurer Cinthie.
Virgile n’a-t-il pas, d’un vers doux et flatteur,
De Gallus expirant consolé le malheur ?
Voilà l’exemple saint que mon cœur leur demande.
Ovide, ah ! qu’à mes yeux ton infortune est grande.
Non pour n’avoir pu faire aux tyrans irrités
Agréer de tes vers les lâches faussetés :
Je plains ton abandon, ta douleur solitaire.
Pas un cœur, qui du tien zélé dépositaire,
Vienne adoucir ta plaie, apaiser ton effroi,
Et consoler tes pleurs, et pleurer avec toi !


Ce n’est pas nous, amis, qu’un tel foudre menace,
Que des Dieux et des rois l’éclatante disgrâce
Nous frappe ; leur tonnerre aura trompé leurs mains :
Nous resterons unis en dépit des destins.
Qu’ils excitent sur nous la fortune cruelle ;
Qu’elle arme tous ses traits ; nous sommes trois contre elle.
Nos cœurs peuvent l’attendre et dans tous ses combats,
L’un suc l’autre appuyés ne chancelleront pas.

Oui, mes amis, voilà le bonheur, la sagesse.
Que nous importe alors si le dieu du Permesse
Dédaigne de nous voir, entre ses favoris,
Charmer de l’Hélicon les bocages fleuris ?
Aux sentiers où leur vie offre un plus doux exemple,
Où la félicité les reçut dans son temple,
Nous les aurons suivis ; et jusques au tombeau,
De leur double laurier su ravir le plus beau.
Mais nous pouvons, comme eux, les cueillir l’un et l’autre.
Ils reçurent du ciel un cœur tel que le nôtre,
Ce cœur fut-leur génie, il fut leur Apollon,
Et leur docte fontaine, et leur sacré vallon.
Castor charme les Dieux et son frère l’inspire.
Loin de Patrocle, Achille aurait brisé sa lyre.
C’est près de Pollion, dans les bras de Varus ;
Que Virgile envia le destin de Nisus.
Que dis-je ? Ils t’ont transmis ce feu qui les domine.
N’ai-je pas vu ta muse au tombeau de Racine[1],

Le Brun, faire gémir la lyre des douleurs
Que jadis Simonide anima de ses pleurs ?
Et toi, dont le génie, amant de la retraite,
Et des leçons d’Ascra studieux interprète,
Accompagnant l’Année en ses douze palais,
Étale sa richesse et ses vastes bienfaits :
Brazais, que de tes chants mon ame est pénétrée,
Quand ils vont couronner cette vierge adorée,
Pont par la main du temps l’empire est respecté,
Et de qui la vieillesse augmente la beauté !
L’homme insensible et froid en vain s’attache à peindre
Ces sentimens du cœur que l’esprit ne peut feindre ;
De ses tableaux fardés les frivoles appas
N’iront jamais au cœur dont ils ne viennent pas.
Eh ! comment me tracer une image fidèle
Des traits dont votre main ignore le modèle ?
Mais celui, qui dans soi descendant en secret,
Le contemple vivant ce modèle parfait :
C’est lui qui nous enflamme au feu qui le dévore ;
Lui, qui fait adorer la vertu qu’il adore ;
Lui, qui trace en un vers des Muses agréé,
Un sentiment profond que son cœur a créé.
Aimer, sentir, c’est là cette ivresse vantée
Qu’aux célestes foyers déroba Prométhée.
Calliope jamais daigna-t-elle enflammer
Un cœur inaccessible à la douceur d’aimer ?
Non ; l’amour, l’amitié, la sublime harmonie,
Tous ces dons précieux n’ont qu’un même génie :
Même souffle anima le poëte charmant,
L’ami religieux, et le parfait amant.

Ce sont toutes vertus d’une ame grande et fière.
Bavius, et Zoile, et Gacon, et Linière,
Aux concerts d’Apollon ne furent point admis,
Vécurent sans maîtresse et n’eurent point d’amis.

Et ceux qui par leurs mœurs dignes de plus d’estime,
Ne sont point nés pourtant sous cet astre sublime ;
Voyez-les, dans des vers divins, délicieux,
Vous habiller l’amour d’un clinquant précieux ;
Badinage insipide où leur ennui se joue, r,
Et qu’autant que l’amour le bon sens désavoue.
Voyez si d’une belle un jeune amant épris,
À tressailli jamais en lisant leurs écrits ;
Si leurs lyres jamais, froides comme leurs ames,
De la sainte amitié respirèrent les flammes.
Ô peuples de héros, exemples des mortels !
C’est chez vous que l’encens fuma sur ses autels ;
C’est aux temps glorieux des triomphes d’Athène,
Aux temps sanctifiés par la vertu romaine ;
Quand lame de Lélie animait Scipion,
Quand Nicoclès mourait au sein de Phocion.
C’est aux murs où Lycurgue a consacré sa vie,
Où les vertus étaient les lois de la patrie.
Ô demi-dieux amis ! Atticus, Cicéron,.
Caton, Brutus, Pompée, et Sulpice, et Varron !
Ces héros, dans le sein de leur ville perdue,
S’assemblaient pour pleurer la liberté vaincue ;
Unis par la vertu, la gloire, le malheur,
Le ; arts et l’amitié consolaient leur douleur.
Sans l’amitié, quel antre ou quel sable infertile

N’eût été pour le sage un désirable asile ?
Quand du Tibre avili le sceptre ensanglanté
Armait la main du vice et la férocité ;
Quand d’un vrai citoyen l’éclat et le courage
Réveillaient du tyran la soupçonneuse rage ;
Quand l’exil, la prison, le vol, l’assasinat,
Étaient pour l’apaiser l’offrande du sénat ?
Thraséa, Soranus, Sénécion, Rustique,
Vous tous dignes enfans de la patrie antique,
Je vous vois tous amis, entourés de bourreaux,
Braver du scélérat les indignes faisceaux,
Du lâche délateur l’impudente richesse,
Et du vil affranchi l’orgueilleuse bassesse.
Je vous vois, au milieu des crimes, des noirceurs,
Garder une patrie et des lois et des mœurs ;
Traverser d’un pied sûr, sans tache, sans souillure,
Les flots contagieux de cette mer impure ;
Vous créer, au flambeau de vos mâles aïeux,
Sur ce monde profane un monde vertueux.

Oh ! viens rendre à leurs noms nos ames attentives,
Amitié ! de leur gloire ennoblis nos archives.
Viens, viens : que nos climats, par ton souffle épurés,
Enfantent des rivaux à ces hommes sacrés.
Rends-nous hommes tomme eux. Fais sur la France heureuse
Descendre des vertus la troupe radieuse :
De ces filles du ciel qui naissent dans ton sein,
Et toutes sur tes pas se tiennent par la main.
Ranime les beaux-arts ; éveille leur génie ;
Chasse de leur empire et la haine et l’envie :

Loin de toi, dans l’opprobre ils meurent avilis ;
Pour conserver leur trône ils doivent être unis.
Alors de l’univers ils forcent les hommages ;
Tout, jusqu’à Plutus même, encensé leurs imagés ;
Tout devient juste alors ; et le peuple et les grands,
Quand l’homme est respectable, honorent les talens.

Ainsi l’on vit les Grecs prôner d’un même zèle
La gloire d’Alexandre et la gloire d’Apelle ;
La main de Phidias créa des immortels ;
Et Smyrne à son Homère éleva des autels.
Nous, amis, cependant, de qui la noble audace
Veut atteindre aux lauriers de l’antique Parnasse,
Au rang de ses granas noms nous pouvons être admis ;
Soyons cités comme eux entre les vrais amis.
Qu’au-delà chi trépas notre ame mutuelle
Vive et respire encor sur la lyre immortelle.
Que nos noms soient sacrés ; que nos chants glorieux
Soient pour tous les amis un code précieux.
Qu’ils trouvent dans nos vers leur ame et leurs pensées ;
Qu’ils raniment encor nos muses éclipsées ;
Et qu’en nous imitant ils s’attendent un jour
D’être chez leurs neveux imités à leur tour.

  1. Fils de l’auteur du poème de la Religion, et petit-fils du grand Racine. Il mourut à Cadix, lors du désastre qui détruisit Lisbonne et qui branla toute la côte de Portugal et d’Espagne. (Note de l’auteur)