Œuvres complètes de André Chénier, 1819/Épître à M. Chénier l’aîné

◄  Ire
II  ►


ÉPÎTRES

À M. CHÉNIER L’AÎNÉ,


(ANDRÉ.)


Oui, l’astre du génie éclaira ton berceau ;
La Gloire a sur ton front secoué son flambeau ;
Les abeilles du Pinde ont nourri ton enfance.
Phœbus vit à la fois naître aux murs de Byzance,
Chez un peuple farouche et des arts ennemi,
À la Gloire un amant, à mon cœur un ami.

Que le nom de Péra soit vanté d’âge en âge !
Dans ces mêmes instans, sur ce même rivage,
Qui donnèrent Sophie à l’amour enchanté,
Apollon te vouait à l’immortalité.
Lui-même sur les flots guida la nef agile
Qui portait des Neuf Sœurs l’espérance fragile ;
Lui-même, sur nos bords, dans ton sein généreux
Souffla l’amour des arts, l’espoir d’un nom fameux.
Le vulgaire jamais n’eut cet instinct sublime.
Sur les arides monts que voit au loin Solyme,

Le cèdre, dans son germe invisible à nos yeux,
Médite ces rameaux qui toucheront les cieux.
Ton laurier doit un jour ombrager le Parnasse ;
J’entrevois sa hauteur dans sa naissante audace,
Si, modeste en son luxe, et docile aux Neuf Sœurs,
Il permet de leurs soins les heureuses lenteurs.

Non, non : j’en ai reçu ta fidèle promesse ;
Tu ne trahiras point les nymphes du Permesse ;
Non, tu n’iras jamais, oubliant leurs amours,
Adorer la fortune et ramper dans les cours.
Ton front ne ceindra pas la mitre et le scandale ;
Tu n’iras point, des lois embrouillant le dédale,
Consumer tes beaux jours à dormir sur nos lis,
Et vendre à ton réveil les arrêts de Thémis,

Ton jeune cœur, épris d’une plus noble gloire,
À choisi le sentier qui mène à la victoire.
Les armes sont tes jeux : vole à nos étendards ;
Les muses te suivront sous les tentes de Mars.
Les muses enflammaient l’impétueux Eschyle.
J’aime à voir une lyre aux mains du jeune Achille.
Un cœur ivre de gloire et d’immortalité
Porte dans les combats un courage indompté.
Du vainqueur des Persans la jeunesse guerrière
Toujours à son épée associait Homère.
Frédéric, son rival, n’a-t-il pas sous nos yeux
Fait parler Mars lui-même, en vers mélodieux ?
Couché sur un drapeau’, noir de sang et de poudre,
N’a-t-il pas, d’une main qui sut lancer la foudre,
Avec grâce touché la lyre des Neuf Sœurs,

Et goûté dans un camp leurs paisibles douceurs ?
Son camp fut leur séjour ; son palais fut leur temple.

Imite ces héros ; suis leur auguste exemple.
Laisse un oisif amas de braves destructeurs,
De l’antique ignorance orgueilleux protecteurs,
Ériger en vertu leur stupide manie,
Dégrader l’art des vers et siffler le génie :
Le langage des dieux n’est point fait pour les sots.
L’art qui rend immortel ne plaît qu’à des héros.

Insensés ! que du moins vos fureurs indiscrètes
Sachent des vils rimeurs distinguer les poëtes !
À ces fils d’Apollon, ingrats ! n’en doutez plus,
Vous devez des plaisirs, des arts et des vertus.
Et sans ressusciter les Merveilles antiques,
Les chênes de Dodone et leurs vers prophétiques,
Et la lyre d’Orphée assemblant l’homme épars,
Et la voix d’Amphion lui créant des remparts ;
Quel autre qu’un poëte, en ses vives images,
Sut rendre à la vertu de célestes hommages,
La placer dans l’Olympe, et, sur les sombres bords,
Des supplices du crime épouvanter les morts
Les cieux à nos accens s’ouvrirent pour Alcide ;
Et l’Érèbe engloutit la pâle Danaïdes.
Un monde juste est né des vers législateurs,
Et l’homme dut une ame à leurs sons créateurs.

Avant que la parole à nos yeux fût tracée,
Et qu’un papier muet fit parler la pensée,

Par un art plus divin les vers ingénieux
Fixèrent, dans l’esprit leur sens harmonieux.
L’ame, en sons mesurés, se peignit à l’oreille ;
La mémoire retint leur frappante merveille.
Seuls fastes des mortels, Ce langage épuré,
Des usages, des lois fut le dépôt sacré ;
Grâce aux vers immortel, la seule Mnémosyne,
Des siècles et des arts conserva l’origine.
Nul art n’a précédé l’art sublime des vers ;
Il remonte au berceau de l’antique univers ;
Et cet art, le premier qu’inspira la nature,
S’éteindra le dernier chez la race future.

Aime cet art céleste, et vole sur mes pas
Jusqu’aux lieux où la gloire affronte le trépas.
Soit que ton Apollon, vainqueur dans l’Épopée,
T’honore d’une palme à Voltaire échappée
Soit que, de l’Élégie exhalant les douleurs,
De Properce, en tes vers, tu ranimes les pleurs ;
Soit qu’enivré des feux de l’audace lyrique,
Tu disputes la foudre à l’aigle pindarique ;
Ou soit que, de Lucrèce effaçant le grand nom,
Assise au char ailé de l’immortel Buffon,
Ta Minerve se plonge au sein de la nature,
Et nous peigne des cieux la mouvante structure.
Tu me verras toujours applaudir tes succès
Et du haut Hélicon t’aplanir les accès.

Que du faîte serein de ce temple des sages
Tu verras en pitié le monde et ses orages !

Tant d’aveugles mortels s’agiter follement,
Aux sentiers de la vie errer confusément,
Se croiser, se choquer, disputer de richesse,
Combattre d’insolence ou lutter de bassesse,
S’élever en rampant à d’indignes honneurs,
Et se précipiter sur l’écueil des grandeurs.

Mais tandis qu’agité du souffle de l’envie,
Fuyant, touchant à peine aux rives de la vie,
Ce torrent de mortels roule à flots insensés
À travers les débris des siècles entassés,
La gloire, et l’amitié plus douce que la gloire,
Fixeront nos destins au temple de Mémoire.


LE BRUN.