Œuvres complètes de André Chénier, 1819/Élégie, XXVIII

◄  XXVII
XXIX  ►

ÉLÉGIES XXVIII.


NON, je ne l’aime plus ; un autre la possède.
On s’accoutume au mal que l’on voit sans remède.
De ses caprices vains je ne veux plus souffrir :
Mon élégie en pleurs ne sait plus l’attendrir.
Allez, m’uses, partez. Votre art m’est inutile ;
Que me font vos lauriers ? vous laissez fuir Camille.
Près d’elle je voulais vous avoir pour soutien,
Allez, musés, partez, si vous n’y pouvez rien.

Voilà donc comme on aime ! On vous tient, vous caresse ;
Sur les lèvres toujours on a quelque promesse :
Et puis… Ah ! laissez-moi, souvenirs ennemis,
Projets, attente, espoir, qu’elle m’avait permis.
Nous irons au hameau. Loin, bien loin dé la ville,
Ignorés et contens, un silence tranquille.
Ne montrera qu’au ciel notre asile écarté.
Là, son ame viendra m’aimer en liberté.
Fuyant d’un luxe vain l’entrave impérieuse,
Sans suite, sans témoins, seule et mystérieuse,
Jamais d’un œil mortel un regard indiscret
N’osera la connaître et savoir son secret.

Seul, je vivrai pour elle, et mon ame empressée
Épîra ses désirs, ses besoins, sa pensée.
C’est moi qui ferai tout ; moi, qui de ses cheveux
Sur sa tête le soir assemblerai les noeuds.
Par moi, de ses atours à loisir dépouillée, "
Chaque jour par mes mains la plume amoncelée
La recevra charmante ; et mon heureux amour
Détruira chaque nuit cet ouvrage du jour.
Sa table par mes mains sera prête et choisie,
L’eau pure, de ma main lui sera l’ambrosie.
Seul, c’est moi qui serai partout, à tout moment,
Son esclave fidèle et son fidèle amant.
Tels étaient mes projets, qu’insensés et volages
Le vent a dissipés parmi de vains nuages !

Ah ! quand d’un long espoir on flatta ses désirs,
On n’y renonce point sans peine et sans soupirs.
Que de fois je t’ai dit : « Garde d’être inconstante,
» Le monde entier déteste une parjure amante.
» Fais-moi plutôt gémir sous des glaives sanglans,
» Avec le feu plutôt déchire-moi les flancs. »
Ô honte ! À deux genoux j’exprimais ces alarmes ;
J’allais couvrant tes pieds de baisers et de larmes.
Tu me priais alors de cesser de pleurer :
En foule tes sermens venaient me rassurer.
Mes craintes t’offensaient ; tu n’étais pas de celles
Qui font jeu de courir à des flammes nouvelles :
Mille sceptres offerts pour ébranler ta foi
Eût-ce été rien au prix du bonheur d’être à moi P
Avec de tels discours, ah ! tu m’aurais fait croire

Aux clartés du soleil dans la nuit la plus noire.
Tu pleurais même ; et moi, lent à me défier,
J’allais avec le lin dans tes yeux essuyer
Ces larmes lentement et malgré toi séchées ;
Et je baisais ce lin qui les avait touchées.
Bien plus, pauvre insensé ! j’en rougis. Mille fois
Ta louange a monté ma lyre avec ma voix.
Se voudrais que Vulcain, et l’onde où tout s’oublie
Eût consumé ces vers témoins de ma folie.
La même lyre encor pourrait bien me venger,
Perfide ! Mais, non, non, il faut n’y plus songer.
Quoi ! toujours un soupir vers elle me ramène !
Allons. Haïssons-la, puisqu’elle veut ma haine.
Oui, je la hais. Je jure… Eh ! sermens superflus !
N’ais-je pas dit assez, que je ne l’aimais plus ?