Œuvres complètes d’Hippocrate (trad. Littré)/tome 1/10

Traduction par Émile Littré.
Baillière (Tome premierp. 242-261).

CHAPITRE Χ.

DES RAPPORTS QUI UNISSENT CERTAINS LIVRES DE LA COLLECTION HIPPOCRATIQUE.

J’ai, dans le chapitre IV, essayé de combler l’intervalle qui sépare Hippocrate des premiers commentateurs de ses écrits, et de renouer une chaîne que j’ai montrée n’être interrompue nulle part. Maintenant, je vais essayer de faire, pour la Collection hippocratique, ce que j’ai fait pour Hippocrate lui-même, et rechercher si l’on peut trouver quelque renseignement sur les divers rapports qui en unissent les parties isolées. Plusieurs des livres hippocratiques présentent entre eux des similitudes qui ont été le plus souvent considérées comme des redites. Ce sont des redites en effet, mais non pas, suivant moi, en ce sens que ce soient des passages que l’auteur a transcrits d’un de ses livres dans un autre. Je crois que ces répétitions annoncent autre chose ; je crois qu’elles indiquent que, parmi ces livres ainsi copiés, les uns ont servi de matériaux à des ouvrages plus parfaits, que les autres ont fourni matière à des extraits, obscurs le plus souvent par leur brièveté extrême, quelquefois par la négligence avec laquelle l’abréviateur a fait l’analyse ; je crois encore que cette succession, que cette reproduction de livres sous des formes diverses, prouvent que ces livres sont restés long-temps à la disposition, soit d’une famille, soit d’une école de médecins. Les résultats que j’ai obtenus de cette façon correspondent à ceux du chapitre où j’ai montré combien les hippocratiques avaient composé de livres, tous perdus. Cette masse d’écrits médicaux est allée s’amoindrissant et se détruisant ; c’est à l’effet de cette destruction qu’il faut attribuer la présence de fragments et d’extraits dans la Collection hippocratique.

Il ne s’agit pas ici de réunir et de comparer les propositions, énoncées dans des termes plus ou moins analogues, qui expriment la même pensée, mais il s’agit de rassembler l’indication des principaux passages qui sont textuellement copiés les uns sur les autres. Les propositions qui, dans la Collection hippocratique, renferment des pensées identiques, sont en très grand nombre ; cela se conçoit sans peine : ces livres sont à peu près de la même époque, dérivent d’écoles médicales qui étaient en contact, et sont l’œuvre de médecins, ou descendants, ou disciples, ou voisins les uns des autres. Il ne faut donc pas s’étonner d’y voir de fréquentes conformités, lesquelles ne prouvent pas autre chose que la simultanéité de travaux exécutés dans une même sphère d’idées.

Mais il n’en est plus de même quand des passages sont copiés textuellement, et reproduits dans les mêmes termes. Le hasard ne peut produire ces similitudes absolues ; la conformité de doctrines ne peut pas les expliquer davantage. Il faut nécessairement admettre une communication plus immédiate ; et il devient certain par là que les auteurs des traités où des passages textuellement identiques se retrouvent, ont connu, ont tenu, ont copié les livres les uns des autres. C’est là une preuve indubitable de la transmission, de main en main, de ces livres ; et ici je parle à la lettre et sans aucune métaphore.

Costei, dans sa lettre sur l’Examen de Mercuriali, a émis l’opinion que les Prénotions de Cos étaient antérieures à certaines autres parties de la Collection hippocratique, qui contiennent une foule de passages très semblables au plus grand nombre des Prénotions. Le fond est semblable, la forme diffère. Les Prénotions sont des notes où la rédaction manque. Or, d’écrits dont le style et l’enchaînement sont excellents, on ne fait pas, dit Costei, par un travail postérieur, une série de notes décousues ; mais de notes décousues, on fait très bien des livres où tout se lie, et où le style a reçu l'élaboration nécessaire. L’observation de Costei est très ingénieuse, et la règle qu’il en tire est certaine.

Cette considération a été développée avec tout le soin qu’elle mérite par M. Ermerins, médecin hollandais, dans une excellente thèse intitulée : Spéecimen historico-medicum inaugurale de Hippocratis doctrina a prognostice oriunda, Lugduni Batavorum, 1832. M. Ermerins ne paraît pas avoir eu connaissance de l’idée émise par Costei ; car il ne cite pas le médecin italien. D’ailleurs il se l’est appropriée par le développement qu’elle a pris sous sa plume, et par les nombreuses preuves dont il l'a appuyée. Je me contenterai ici d’analyser la thèse de M. Ermerins ; car j’en adopte pleinement toutes les conclusions ; et si je voulais faire autrement que lui, je ne ferais certainement pas aussi bien.

Le 1er livre des Prorrhétiques et les Prénotions de Cos sont une collection de notes, la plupart relatives aux présages dans les maladies. Ces notes n’ont aucun lien entre elles ; elles se suivent, mais elles ne tiennent pas les unes aux autres. Elles renferment des propositions plus ou moins détaillées, des fragments d’observations, des doutes que soulève l’auteur, des questions qu’il se pose. M. Ermerins pense qu’elles ont été recueillies dans le temple des asclépiades à Cos ; cela est très probable ; dans tous les cas, des notes très brèves prises sur les malades nombreux qui venaient s’y faire soigner, et jointes bout à bout, n’auraient pas une autre forme.

Les Prénotions de Cos sont beaucoup plus considérables que le 1er livre des Prorrhétiques ; elles contiennent environ un nombre triple de propositions. Ce qu’il faut remarquer, c’est que toutes les propositions du 1er livre des Prorrhétiques, à très peu d’exceptions près, se trouvent dans les Prénotions de Cos. Je ne dis pas seulement que le sens, que l’idée sont semblables. Non ; l’identité va beaucoup plus loin ; les expressions sont les mêmes, et, dans la plupart des cas, les différences ne valent pas la peine d’être notées[1]. M. Ermerins a mis les propositions du 1er livre des Prorrhétiques sur une colonne, et, sur une autre colonne en regard, celles des Prénotions de Cos qui y correspondent. De cette manière, on voit sans peine jusqu’où s’étendent les conformités textuelles des deux livres. M. Ermerins en conclut qu’ils proviennent d’une source commune ; cela est incontestable ; ou l’un a été copié sur l’autre, ou tous deux ont copié des passages d’un original commun. M. Ermerins ajoute que les Prénotions de Cos sont postérieures au 1er livre des Prorrhétiques, attendu qu’elles sont beaucoup plus volumineuses, et que plusieurs des propositions correspondantes dans les deux livres sont plus développées dans les Prénotions. Il regarde les Prénotions de Cos comme un recueil dont le fond a été formé par le 1er livre des Prorrhétiques, et que des observations subséquentes, plus nombreuses et plus détaillées, sont venues grossir.

Quoi qu’il en soit, les passages répétés textuellement dans l’un et l’autre de ces livres, prouvent que l’auteur de l'un a eu l’autre sous les yeux ; cela est incontestable.

Maintenant, dans quel rapport les Prénotions de Cos (je ne parlerai que d’elles, puisqu’elles renferment presque entièrement le 1er livre des Prorrhétiques) se trouvent-elles avec d’autres livres de la Collection hippocratique ? Ce rapport, très singulier, a été mis dans tout son jour par M. Ermerins. Il résulte manifestement des comparaisons établies par le médecin hollandais que l’auteur du Pronostic a consulté les Prénotions de Cos, et qu’elles forment la base principale de son livre. L’identité des principes, la similitude des propositions, et la conformité des expressions, ne laissent aucun doute à cet égard. Mais d’un autre côté, comme le Pronostic est un traité accompli, où toutes les règles de la composition sont observées, comme les différentes parties du sujet sont enchaînées l’une à l’autre, et forment un tout, comme le livre a un préambule qui y introduit et une péroraison qui le clôt, il est impossible de ne pas admettre que l’auteur qui l’a composé se soit servi des Prénotions de Cos comme de matériaux. En effet, de propositions décousues, on peut faire un livre, en remplissant les lacunes, en élaguant l’inutile, en coordonnant l'ensemble ; mais d’un livre bien fait, on n’ira jamais tirer des propositions décousues, établir des lacunes, détruire l’arrangement, intervertir l’ordre des idées, et mutiler la rédaction. Les Prénotions de Cos ne sont pas un extrait du Pronostic ; car elles n’en suivent pas l'ordre, et renferment une foule de choses étrangères à ce traité. Elles sont une composition tout à fait indépendante, dont le caractère est la réunion d’une série de propositions qui sont relatives aux présages dans les maladies, mais qui ne sont pas rangées systématiquement. Au contraire, l’auteur du Pronostic a systématisé son sujet, et il a pris, dans ces propositions, ce qu’il a jugé convenable, élaguant le reste, ajoutant du nouveau, et disposant le tout suivant un plan régulier. En un mot, ce qui prouve que les Prénotions de Cos ne sont pas extraites du Pronostic, c’est qu’elles contiennent plus de choses et des choses différentes ; ce qui prouve qu’elles ont servi de matériaux au Pronostic, c’est que les propositions particulières des Prénotions de Cos, qui n’en ont point de générales, sont les éléments des propositions générales du Pronostic, qui n’en a pas de particulières. Ce rapport du particulier au général entre les Prénotions et le Pronostic est très remarquable, et il est décisif dans la question de savoir lequel de ces deux livres est postérieur à l’autre.

Tel n’a pas été, je le sais, l’avis de Galien, qui a dit : « Celui qui prendra toutes les propositions des Prorrhétiques comme des règles générales, tombera dans de graves erreurs. Il en est de même de la plupart des propositions que contient le livre des Prénotions de Cos. Quelques passages des Aphorismes, du Pronostic et des Épidémies, y sont intercalés ; et ce sont les seules propositions véritables qui soient dans les Prorrhétiques et les Prénotions de Cos[2]. »

Mais en ceci Galien évidemment s’est trompé ; il a pris pour une preuve de postériorité ce qui est une preuve d’antériorité, ou plutôt il n’a pas approfondi cette question, et a prononcé rapidement un jugement où domine surtout son admiration exclusive pour les œuvres véritables d'Hippocrate.

Des rapports bien plus étroits unissent le traité des Instruments de réduction et le traité des Articulations. Ils contiennent simultanément : la luxation de la mâchoire, de l’épaule, du coude, du poignet, de la cuisse, du genou, du pied ; l’exposition de plaies qui coupent les membres dans l’articulation ou dans la continuité ; les gangrènes qui surviennent ; les déviations de l’épine. Le traité des Instruments de réduction et le traité des Articulations ne renferment en dehors de ce cadre qu’un petit nombre de parties qui ne sont pas communes à l’un et à l’autre. Le sujet dont l’un et l’autre s’occupent est donc le même ; mais cela ne prouverait pas un rapport entre ces deux livres ; car, dans une matière purement chirurgicale comme un traité sur les Luxations, le fond sera toujours identique ; il est déterminé par la nature des choses.

Aussi n’aurais-je pas parlé de ces similitudes, si elles n’étaient pas allées plus loin ; mais elles sont telles que visiblement le traité des Instruments de réduction est un abrégé du traité des Articulations.

On jugera qu’un passage est un abrégé d’un autre, quand on verra que l’abréviateur supposé a conservé l’ordre des pensées de l’original, supprimé les développements, et copié, dans ce qu’il a gardé, les expressions même de son auteur. Or, c’est ce dont il est facile de s’assurer en comparant, dans les deux traités, les différentes sections que je viens d’énumérer. De peur de trop alonger ce chapitre, je n’en rapporterai qu’un exemple pour que le lecteur se convainque par lui-même que le traité des Instruments de réduction est réellement un extrait du grand traité des Articulations. Il est dit dans le traité des Articulations : « Le sphacèle des chairs survient : dans les plaies avec hémorrhagie sur lesquelles on exerce une forte constriction ; dans les fractures des os que l’on serre trop ; en général, dans les parties qui sont étreintes dans des liens trop étroits. Beaucoup de blessures pareilles guérissent chez ceux qui perdent une portion des chairs et de l’os, soit à la cuisse, soit au bras ; la guérison est plus difficile à l’avant-bras et à la jambe ; mais des blessés supportent encore cet accident, et survivent. Dans les cas de fracture où la lividité et la gangrène s’établissent aussitôt, la séparation se fait promptement avec le corps ; et les parties qui doivent tomber, tombent bientôt, attendu que les os ont déjà succombé à l’influence de la lésion. Quand la lividité survient, les os étant sains, les chairs meurent promptement, il est vrai, mais les os se détachent lentement là où s’établit la limite de la lividité et de la dénudation de l’os. Les parties situées au-dessous de la lividité, quand elles sont complètement mortes et insensibles, doivent être retranchées dans l’articulation, et le médecin aura soin de ne pas blesser les parties saines. Car, si l’opéré ressent de la douleur, et si les parties ne sont pas mortes là où la résection se pratique, il est à craindre que la douleur ne cause une défaillance ; et beaucoup de malades ont péri soudainement dans de telles syncopes. J’ai vu l’os de la cuisse, ainsi dénudé, se détacher le quatre-vingtième jour. À ce même malade, la jambe avait été enlevée, dans l’articulation du genou, le vingtième jour. On aurait pu, je pense, l’enlever plus tôt ; mais je voulus que rien ne se fît précipitamment, et que la prudence réglât l’opération. Dans un cas semblable de gangrène où le mal s’étendait jusqu’au milieu de la jambe, j’ai vu tomber, vers le soixantième jour, tout ce qui des deux os était dénudé. Le traitement diffère du traitement pour amener plus vite ou plus lentement la séparation des os dénudés[3]. » Voici maintenant le passage correspondant du traité des Instruments de réduction : « Sphacèle des chairs : constriction dans les plaies avec hémorrhagie ; bandages serrés dans les fractures des os ; lividité survenue sous des liens qui étreignent. De ceux chez qui se détache une portion de la cuisse et du bras, chez qui tombent des os et des chairs, beaucoup guérissent, attendu que, du reste, leurs forces se soutiennent. Dans les cas de fracture, la séparation se fait promptement. Autrement, les os se détachent sur la limite de la dénudation, mais plus lentement. Il faut enlever, au-dessous de la blessure et des parties saines, les parties qui sont déjà mortes : éviter la douleur ; car les blessés meurent dans la défaillance. L’os de la cuisse s’est détaché le quatre-vingtième jour dans un sphacèle semblable. La jambe fut enlevée le vingtième. Les os d’une jambe vers le milieu du membre se sont détachés au soixantième jour. Dans de telles blessures, promptitude et lenteur, suivant les déligations médicales[4]. »

Après la lecture et la comparaison de ces deux passages, on reconnaît évidemment que l’un est un extrait, une analyse de l’autre : même ordre dans l’exposition des pensées ; mêmes exemples ; mêmes expressions. Seulement ce qui a reçu son développement dans l’un, n’est plus qu’en substance dans l’autre ; et ce résumé est même si bref, qu’il y a des membres de phrases qui seraient très obscurs si le commentaire n’en était pas dans les passages correspondants du traité des Articulations. Les ressemblances entre ce livre et celui des Instruments de réduction sont aussi frappantes, et ont le même caractère dans tous les articles dont j’ai indiqué un peu plus haut la correspondance dans ces deux traités.

Il est donc certain que le livre des Instruments de réduction est, en grande partie, un extrait fait sur les passages analogues du livre des Articulations. Je dis passages analogues ; car une observation non moins digne d’être notée que le rapport entre ces deux livres, s’est présentée dans l’examen comparatif auquel je me suis livré : c’est que l’extrait qui porte le titre de livre des Instruments de réduction présente un arrangement plus régulier que le livre même des Articulations ; par conséquent on peut supposer que ce dernier traité, au moment où l’extrait appelé livre des Instruments de réduction a été fait, avait les matières autrement distribuées qu’elles ne l’ont toujours été depuis la publication (car les premiers commentateurs, Philinus et Bacchius, l’ont connu tel que nous le connaissons encore aujourd’hui), qu’il contenait plus et contenait moins, et avait, en un mot, une disposition toute différente.

Le tableau suivant, qui donne un index des matières comprises dans l’un et l’autre traités, en montrant les parties communes, montrera aussi les différences dans l’arrangement.


traité des articulations.


Luxation de l’humérus et réduction.
Luxation non réduite de l’humérus.
Fracture de la clavicule.
Luxation du coude.
Diastase des os du coude.
Luxation du poignet.
des doigts.
de la mâchoire.
Fracture de la mâchoire inférieure.
des os du nez.
des cartilages de l’oreille.
Déviation de l’épine.
Contusion de la poitrine.
Luxation de la cuisse.
Luxation congénitale de la cuisse.
Luxation du pied.
tibio-tarsienne avec issue des os.
radio-carpienne avec issue des os.
fémoro-tibiale avec issue des os.
huméro-cubitale avec issue des os.
des phalanges avec issue des os.

Sections dans les articulations ou dans la continuité des os.
Gangrène.

Réduction de la cuisse luxée.
Réduction des doigts.
du genou.
de l’articulation tibio-tarsienne.
Diastase de l’articulation tibio-tarsienne.

traité des instruments de réduction.


Préambule anatomique.
Fracture du nez.
des cartilages de l’oreille.
Luxation de la mâchoire.
de l’épaule.
du coude.
de la main.
de la cuisse.
du genou.
de l’astragale.
du pied.
Pied-bot.
Luxation du pied avec issue des os.

Sections dans les articulations ou dans la continuité des os.
Gangrène.
Déviation de l’épine.
Règles générales de réduction.
Instruments de réduction.
Têtes de chapitres de chirurgie.
Remarques sur les fractures avec plaies.

Ce tableau suffit pour faire voir que l’ordre ne règne pas dans les matières qui constituent le livre des Articulations ; que, dans un traité où il s’agit surtout de luxations, l’histoire de certaines fractures est intercalée ; que les diverses luxations ne se suivent pas d’après un arrangement régulier. Tout cela était ainsi dans le traité des Articulations tel que Galien l’a commenté, tel que Philinus et Bacchius l’ont connu. Au contraire, l’arrangement est beaucoup plus méthodique dans le livre des Instruments de réduction. Je pense donc qu’au moment où l’extrait qui porte ce titre a été fait, le traité des Articulations existait sous une forme beaucoup meilleure, qu’il a été considérablement dérangé plus tard dans les mains de ceux qui le conservaient, et que c’est dans ce désordre définitif qu’il a été publié.

Galien est d’avis (et beaucoup de commentateurs l’avaient dit avant lui) que le traité des Fractures et celui des Articulations, ne formaient qu’un seul traité coupé en deux, à tort, par les premiers éditeurs de la Collection hippocratique. Je pense, en effet, que ces deux traités sont un fragment considérable d’un grand livre où cette partie de la chirurgie était traitée avec autant de développement que de talent.

Le traité des Instruments de réduction est, on vient de le voir, un résumé, un abrégé du traité des Articulations. Supposons maintenant que le traité des Articulations ne fût pas arrivé jusqu’à nous, et que celui des Instruments de réduction fût seul entre nos mains. Évidemment, nous signalerions la singularité d’un livre où des choses si savantes seraient dites en extrait seulement ; nous sentirions qu’une telle forme est contraire à toutes les lois de la composition littéraire, et nous serions tout naturellement amenés à soupçonner la vérité, à savoir que le traité des Instruments de réduction n’est qu’un raccourci de quelque grande œuvre.

Le traité du Régime des gens en santé (περὶ διαίτης ὑγιεινῆς) présente une particularité très singulière. Il se termine par deux phrases qui n’ont aucun rapport avec le sujet traité dans cet opuscule. Les voici : Première phrase : « Ceux à qui des maladies proviennent par le cerveau, sont pris d’abord d’engourdissement dans la tête. Le malade urine fréquemment, et éprouve les mêmes accidents que dans la strangurie. Ces symptômes se prolongent pendant neuf jours : et s’il s’échappe, par les narines ou par les oreilles, de l’eau ou du phlegme, la maladie guérit ; la strangurie cesse ; le malade rend sans douleur une urine abondante, blanche, jusqu’à ce que vingt jours se soient écoulés, et que la douleur de tête ait disparu ; lorsqu’il regarde, la vue lui est enlevée. » Deuxième phrase : « Celui qui est capable de concevoir de quel prix la santé est pour les hommes, doit savoir se secourir dans ses maladies par son propre jugement[5]. » Ces deux phrases n’ont, comme on voit, aucun rapport entre elles ; la première décrit une certaine affection du cerveau ; la seconde contient un conseil aux gens éclairés sur la nécessité d’apprendre à se donner eux-mêmes quelques secours dans leurs maladies. Ces deux phrases n’ont aucun rapport, non plus, avec ce qui les précède, et elles terminent ainsi brusquement l’opuscule du Régime des gens en santé. Galien, qui l’a commenté, arrivé à ce passage dit : « On a soupçonné, avec raison, l’authenticité de ces deux phrases ; quelques-uns même les condamnent absolument, et assurent qu’elles ne sont pas de Polybe, et encore moins d’Hippocrate. Le commencement, où l’auteur dit que les maladies qui proviennent du cerveau amènent l’engourdissement et la strangurie, est tout à fait confus. Ce ne serait pas plus véritable quand même l'on penserait qu’il s’agit, non de toutes les maladies du cerveau, mais de celles-là seules qu’un écoulement « d’eau et de phlegme par les oreilles et les narines ferait cesser. Car cela n’arrive ni toujours, ni même le plus souvent[6] » J’ai rapporté le commentaire de Galien pour montrer que ces deux phrases, quelque incohérentes qu’elles soient, ont la même place et la même rédaction depuis la plus haute antiquité. Car Galien, en en signalant les vices, ne dit pas qu’elles soient une interpolation faite depuis le commencement des commentaires sur la Collection hippocratique. Elles existaient dans les mêmes termes dès le temps de Bacchius. J’ai encore rapporté le passage de Galien pour un autre motif, c’est pour faire voir qu’il n’a pas indiqué la particularité la plus remarquable de ces deux phrases.

La première se trouve textuellement dans l’intérieur du 2e livre des Maladies[7] ; et, ce qui prouve qu’elle a été copiée sur le 2e livre des Maladies, c’est que, dans ce livre, elle est suivie d’autres phrases qui complètent le tableau de la maladie en question. La seconde, qui commence par ces mots : l’homme qui est capable, etc., est la première phrase du traité des Affections[8].

Ainsi voilà deux phrases sans liaison l’une avec l’autre, sans liaison avec ce qui les précède, lesquelles se trouvent appartenir à deux traités différents. Comment expliquer une telle singularité ? Est-ce le commencement d’une table où l’on indiquait les ouvrages par leurs premières lignes ? cela veut-il dire que le 2e livre des Maladies et le traité des Affections sont du même auteur que l’opuscule sur le Régime des gens en santé ? n’y faut-il voir qu’un indice de cette opinion qui se confirme de plus en plus dans mon esprit, à savoir que nous n’avons dans la Collection hippocratique, à part quelques livres bien conservés, que des débris, des extraits, des fragments de grands travaux sur la médecine ?

Le deuxième livre des Maladies a un double commencement. Après une exposition d’un certain nombre de maladies de la tête[9], le même sujet est repris avec le titre : Maladies qui naissent de la tête[10], à peu près dans les mêmes termes, mais avec un peu plus de développement, et c’est au début de ce second commencement que se trouve la phrase qui est placée à la fin de l’opuscule du Régime des gens en santé. N’est-ce pas là encore une preuve de ces destructions que j’ai signalées, un reste de ces ruines devant lesquelles je suis demeuré bien des heures en contemplation assidue, espérant qu’un détail inaperçu me révélerait l’ordonnance de l’édifice auquel elles ont appartenu ?

Je ne parlerai pas ici des nombreux passages qui sont simultanément répétés avec les mêmes termes dans les différents livres des Épidémies ; je ne parlerai pas non plus de répétitions analogues, mais moins nombreuses, qui sont entre ces mêmes livres des Épidémies et les Prénotions de Cos. Je me bornerai à quelques exemples.

Il est dit dans le traité de la Nature de l’homme[11] : « Les maladies qu’engendre la plénitude sont guéries par l’évacuation ; celles qu’engendre l’évacuation, par la plénitude. » Cela se trouve avec les mêmes termes dans les Aphorismes, IIe section[12]. Dans le morceau qui, portant autrefois le titre de Περί φλεβών, faisait partie du traité des Instruments de réduction, et est, dans les éditions modernes, placé à la fin de la compilation intitulée de la Nature des os, on lit en parlant des veines : « Dans un cercle tracé, un commencement ne se peut trouver[13]. » La même phrase est dans le traité des Lieux dans l’homme[14].

Il est dit dans le traité des Airs, des Eaux et des Lieux : « Le sperme provient de toutes les parties du corps, sain des parties saines, malade des parties malades[15]. » Cette phrase est textuellement reproduite dans le livre de la Maladie sacrée[16].

On lit dans l’opuscule sur l’Usage des liquides : « L’eau chaude a les inconvénients suivants pour ceux qui en usent souvent : elle produit le relâchement des chairs, l’impuissance des ligaments, l’engourdissement de la pensée, des hémorrhagies, des syncopes ; et ces accidents vont jusqu’à la mort ; l’eau froide produit des convulsions, des tétanos, des lividités et des frissons fébriles[17]. » Tout cela se trouve dans les Aphorismes, section v[18]. De même on lit également, dans l’opuscule sur l’Usage des liquides et dans la même section des Aphorismes, les lignes suivantes : « Le froid est l’ennemi des os, des dents, des tendons, du cerveau, de la moelle épinière ; le chaud en est l’ami. »

« Dans les tumeurs des articulations, dans les tumeurs goutteuses sans plaies, et la plupart des convulsions spasmodiques, l’eau froide jetée en abondance fait suer, atténue et endort la douleur, un engourdissement léger est un remède à la douleur. » Cela se trouve dans l’opuscule de l’Usage des humides, p. 113, et dans les Aphorismes, sect. V, p. 396.

Toute la fin de ce même opuscule, à part les deux dernières lignes (p. 114), se trouve dans les Aphorismes, sect. V, p. 396.

Un long morceau commençant par ces mots : τοῖσιν ἐν τῇσι περιόδοισι, et finissant par ceux-ci : καὶ φέρῃ εὐφόρως, se trouve dans le traité des Humeurs (p. 115, Éd. Frob.), et dans les Aphorismes, p. 390.

Un long passage commençant par οἱ αἱμορροΐδας ἔχοντες, est textuellement copié dans les Épidémies, lib. VI, p. 346, et dans le livre des Humeurs, p. 117. Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’au milieu de ce passage, qui est continu dans le traité des Humeurs, tombe la section IVe du 6e livre des Épidémies.

« Les vents du midi rendent l’ouïe obtuse, la vue trouble, la tête pesante, le corps lent, et sont dissolvants. Quand ce vent règne, des accidents analogues doivent être attendus dans les maladies. Quand le vent du nord domine, il règne des toux, des angines, des constipations, des dysuries avec frissons, des douleurs de côté, de poitrine. » Tout cela est dans le traité des Humeurs, p. 116, et dans les Aphorismes, p. 392.

Une particularité est à relever dans le traité des Humeurs ; car elle peut nous instruire de la manière dont cet opuscule a été composé. Il y est dit, p. 116, « que le vent du midi produit certains accidents ; que le vent du nord en produit « d’autres ; que, si ce vent prédomine encore davantage, les fièvres suivent les chaleurs et les pluies. » Cela est évidemment mal arrangé ; les fièvres ne peuvent suivre les chaleurs et les pluies qu’autant que le vent du midi règne, et non le vent du nord. On a la clef de ces erreurs si l’on se reporte aux Aphorismes, p. 392. Là, en effet, est détaillé ce qui n’est qu’en extrait dans le traité des Humeurs ; et l’on y trouve l’exposition nette des différents vents. Galien, dans son Commentaire sur le traité des Humeurs, remarque, de son côté, que la chose est mieux dans les Aphorismes[19].

On peut conclure de ce fait que la compilation appelée des Humeurs a été faite après les Aphorismes, et, en partie du moins, sur les Aphorismes.

Nous n’avons guère, je l’ai déjà dit, que les jugements des critiques anciens sur l’authenticité de tel ou tel écrit hippocratique, mais nous n’avons pas leurs motifs. Néanmoins, dans le courant de la discussion se sont présentés certains faits qui, d’eux-mêmes, sont venus concorder avec ces mêmes jugements, et qui ont rattaché l’une à l’autre l’ancienne et la moderne critique. Ici encore le même résultat est obtenu, et les recherches consignées dans ce chapitre expliquent les opinions des commentateurs de l’antiquité sur quelques-uns des livres hippocratiques. Le traité des Humeurs avait été absolument rejeté par Héraclide de Tarente et par Zeuxis, attribué à un Hippocrate postérieur par Glaucias. Or il est évident, d’après la comparaison que j’ai établie, que ce traité renferme des passages textuellement copiés sur d’autres ouvrages, et que, par conséquent, il a été rédigé après ces mêmes ouvrages.

Je n’ai pas exposé le détail des passages qui sont identiques dans le 7e livre des Épidémies et les autres ; mais ces passages sont extrêmement nombreux. Galien a donc eu toute raison de dire que ce 7e livre est manifestement dénué d’authenticité, d’une date postérieure, et composé de pièces et de morceaux[20].

Il est possible, et c’est un des résultats de ce chapitre, d’établir, entre un certain nombre d’écrits hippocratiques, trois classes : la première comprend des livres qui sont antérieurs aux écrits appartenant à Hippocrate lui-même ; la seconde, des ouvrages qui sont réellement de ce médecin ; la troisième, des opuscules qui sont postérieurs, puisque, en grande partie, ce sont des extraits et des copies.

L’examen de ces particularités nous reporte à l’époque même qui a précédé la publication de la Collection hippocratique. Car, ainsi que je l’ai remarqué à diverses reprises, tout cela existait dès les premiers temps ; extraits, fragments, notes, passages copiés, tout cela se trouvait dès les plus anciens travaux de Bacchius, de Philinus, de Xénocrite. Ainsi, quand nous voyons que des livres sont des extraits les uns des autres, nous pouvons admettre que ces extraits ont été faits, que ces notes ont été compilées, après Hippocrate, il est vrai, mais avant les premiers travaux des écoles alexandrines ; d’autant plus que ces extraits représentent quelquefois une rédaction plus régulière, un état plus complet des livres même d’où ils proviennent, et que nous possédons encore. Tel est le cas du livre des Instruments de réduction par rapport au livre des Articulations. Nous assistons, pour ainsi dire, à la formation de la Collection hippocratique ; et, comparant tout ce que les hippocratiques avaient fait avec le peu qui nous reste d’eux, nous voyons cette masse de livres s’amoindrir, se détériorer, se réduire en extraits et en notes, jusqu’au moment où la publicité des grandes bibliothèques commence, et où les livres hippocratiques se trouvent irrévocablement sauvés, mais sauvés avec toutes les traces de dommages irréparables.

  1. J’en cite ici en note un seul exemple, afin que l’on comprenne bien quelles sont ces similitudes :

    Πλευροῦ ἄλγημα ἐπὶ πτύσεσι χολώδεσιν, ἀλόγως ἀφανισθὲν, ἐξίστανται. Prorrh. 97e prop.

    Πλευροῦ ἄλγημα ἐν πτύσει χολώδει, ἀλόγως ἀφανισθὲν, ἐξίστανται. Coac. 418 prop.

    Ces termes, on le voit, sont identiques. Cette identité se reproduit très souvent ; dans quelques cas exceptionnels il y a des différences notables, qui consistent surtout en additions et développements.

  2. Galien, t. v, p. 407, Éd. Basil.
  3. Page 497, Éd. Frob.
  4. Page 540, Éd. Frob.
  5. Page 27, Éd. Frob.
  6. Tome v, p. 37, Éd. Basil.
  7. Page 142, Éd. Frob.
  8. Page 179, Éd. Frob.
  9. Page 140, Éd. Frob.
  10. Νοῦσοι αἱ ἀπὸ τῆς κεφαλῆς γινόμεναι. P. 142, Éd. Frob.
  11. Page 22, Éd. Frob.
  12. Page 391, Éd. Frob.
  13. Page 61, Éd. Frob.
  14. Page 63, Éd. Frob.
  15. Ὁ γὰρ γόνος πανταχόθεν ἔρχεται, ἀπὸ τε τῶν ὑγιηρῶν ὑγιηρὸς τοῦ σώματος, ἀπὸ τε τῶν νοσερῶν νοσερός. P. 77, Éd. Frob).
  16. Ὡς ὁ γόνος ἔρχεται πάντοθεν τοῦ σώματος, ἀπὸ τε τῶν ὑγιηρῶν ὑγιηρὸς, ἀπὸ τε τῶν νοσερῶν νοσερός. P. 123, Éd. Frob.
  17. Page 112, Éd. Frob.
  18. Page 396, Éd. Frob.
  19. Tome xvi, p. 117, Éd. Kühn.
  20. Tome iii, p. 182, Éd. Basil.