Œuvres complètes d’Hippocrate (trad. Littré)/tome 1/07

Traduction par Émile Littré.
Baillière (Tome premierp. 154-168).


CHAPITRE VII.

DES ÉLÉMENTS DE LA CRITIQUE HIPPOCRATIQUE DANS L’ANTIQUITÉ, ET DE LEUR VALEUR.


Séparateur


Les commentateurs des œuvres hippocratiques ne remontent pas, on vient de le voir, plus haut que le commencement des écoles à Alexandrie, plus haut que Xénocrite et Hérophile. Avant eux, il n’y a que des témoignages rares, soit sur un petit nombre d’écrits particuliers d’Hippocrate, soit d’une manière générale sur les travaux de ce médecin comme écrivain et professeur. Cependant les critiques anciens, placés devant cette masse confuse de livres qui est la Collection hippocratique, se sont efforcés de trier le vrai du faux, et de faire la part d’Hippocrate et des autres médecins dont les œuvres sont cachées dans cette Collection. Il importe donc d’examiner quels éléments de critique ils possédaient pour prononcer un jugement sur la légitimité ou l’illégitimité de tel ou tel traité. Car souvent je m’appuierai de ces jugements, et je ne puis le faire avec sûreté qu’autant que j’aurai déterminé d’avance quelle valeur ils ont, quelle confiance ils méritent. Si de cet examen il résulte qu’ils ont manqué de bases, et qu’ils ne reposent que sur des conjectures sans consistance, il ne faudra pas y attacher plus d’importance qu’à des hypothèses qui laissent une pleine liberté aux appréciations de la critique moderne. Si, au contraire, il est positif que nos devanciers, Grecs et Latins, ont possédé des documents maintenant perdus, propres à jeter de la lumière sur plusieurs difficultés qui nous embarrassent aujourd’hui, il faudra accorder à leur opinion une grande attention.

Je montrerai en rapportant l’histoire du 3e livre des Épidémies que, dès les temps les plus anciens, les commentateurs n’avaient plus aucune lumière à tirer de l’examen des manuscrits touchant la légitimité ou l’illégitimité des différentes parties de la Collection hippocratique. Il n’y avait plus aucun autographe à consulter. La Collection, en bloc, était dans la circulation ; et il ne restait plus de caractères d’authenticité que pour les livres que l’on savait, de science certaine, par une voie ou par une autre, avoir été publiés dès le temps même d’Hippocrate. Tout le reste était livré à la discussion des critiques.

Les discussions, en effet, n’ont pas manqué, mais le temps nous les a toutes enlevées. Érotien avait discuté l’authenticité des Prorrhétiques, et on peut croire qu’il avait traité de chacun des écrits hippocratiques en particulier. C’est du moins ce que donnent à entendre quelques mots de sa préface, par lesquels il renvoie le lecteur à ses explications de chaque partie[1], surtout si l’on rapproche ces mots de ce qu’il avait promis sur les Prorrhétiques, et sur un autre point que j’ai cité plus haut (page 99). Cette dissertation serait pour nous très intéressante, mais il n’en existe plus aucune trace.

Galien avait composé un livre spécial où il examinait les titres d’authenticité de chacun des écrits de la Collection hippocratique. Ce livre a complètement péri. Dans ceux de ses Commentaires qui nous ont été conservés, il s’occupe uniquement du côté médical des livres hippocratiques, et ce n’est qu’en passant qu’il nous parle des doutes exprimés sur tel ou tel livre, et de l’origine qu’on attribuait à telle ou telle production. Son ouvrage de critique littéraire sur la Collection hippocratique serait pour nous aujourd’hui une mine précieuse de renseignements. Sa riche érudition s’y serait répandue avec abondance ; et, dans les cas mêmes où la critique moderne ne pourrait en adopter tous les jugements, elle trouverait, dans ce livre, des recherches, des citations, des documents qui l’éclaireraient et lui permettraient d’avoir une opinion indépendante de celle de l’illustre médecin de Pergame. L’histoire de la Collection hippocratique n’a pas fait de perte plus sensible.

Ainsi tout ce que l’antiquité avait composé ex-professo sur la critique des œuvres d’Hippocrate a disparu. Ce qu’il faut maintenant, c’est rechercher, autant qu’il est possible, les éléments qu’elle avait à sa disposition. Dans les écrits des commentateurs, nous rencontrons des jugements nombreux, souvent fort différents ; mais ces jugements ne sont jamais motivés, ou ils ne le sont que très-insuffisamment. Ces motifs, que nous ne lisons nulle part, nous en découvrirons les principales bases, si nous particularisons les documents que les anciens ont pu et dû consulter pour se faire une opinion sur la légitimité ou l’illégitimité des traités qui constituent la Collection hippocratique.

Ces documents peuvent, en ce qu’ils ont d’essentiel, être rapportés à trois chefs : le premier est l’existence, soit de traditions, soit de quelques monuments qui constataient l’existence des fils et des élèves d’Hippocrate, et leur qualité d’auteurs médicaux ; le second est la masse de livres relatifs à la médecine, antérieurs et postérieurs à Hippocrate ; le troisième est un ouvrage dans lequel un disciple d’Aristote avait résumé l’histoire médicale jusqu’à son époque. Au temps des plus anciens auteurs qui ont commencé à écrire sur les œuvres d'Hippocrate, il restait certainement des traditions, vagues, il est vrai, et incertaines, sur les médecins qui avaient contribué à former cette Collection. On ne peut guère expliquer autrement cette concordance des critiques à donner comme auteurs d’un certain nombre de traités, les fils, ou les petits-fils, ou le gendre d’Hippocrate. Les noms des fils d’Hippocrate et de ses descendants, que Suidas et d’autres rapportent avec l’indication peu précise qu’ils avaient écrit sur la médecine, ont été pris sans doute dans la liste d’Ératosthène. Mais Ératosthène lui-même, ou les tenait de la tradition, ou les avait puisés dans quelque document aujourd’hui détruit. Quant aux renseignements sur la collaboration des fils et des descendants d’Hippocrate, je ne puis les attribuer qu’à des traditions qui s’étaient conservées dans les anciennes écoles médicales antérieures à celles d’Alexandrie et de Pergame ; car on n’en rencontre aucune trace écrite ; un manuscrit latin (n° 7028) que j’ai déjà cité (p. 40), dit que parmi les descendants d’Hippocrate il y eut Thessalus, Dracon, Hippocrate le jeune, desquels les livres n’ont pas été connus (quorum libri non apparuerunt). Cela est très vrai : nulle part les critiques n’appuient leurs dires sur des témoignages, des citations ou des livres de ces hippocratiques ; et toujours ils se bornent à des allégations qu’ils rapportent sous la forme de ouï-dires. Je pense donc qu’il s’agit dans tout cela, non pas de documents écrits, mais de traditions qui s’étaient transmises aux plus anciens commentateurs, et que leurs successeurs avaient enregistrées vaguement telles qu’ils les avaient reçues.

Une remarque fortifie singulièrement cette manière de voir : c’est qu’en effet il se trouve, dans la Collection hippocratique, un morceau qui, ainsi que nous l’a appris Aristote, est véritablement de Polybe, gendre d’Hippocrate ; et cependant les critiques et Galien lui-même, qui attribuent certains écrits à Polybe, n’arguent jamais de la citation parfaitement positive d’Aristote, et semblent l’ignorer ou n’en pas faire compte ; de sorte que c’est, à vrai dire, indépendamment de l’autorité du chef du péripatétisme qu’ils assignent une certaine collaboration dans la Collection hippocratique à Polybe. Peut-être même, au moment où Xénocrite et Bacchius tenaient la Collection hippocratique et le livre de la Nature de l’homme qui porte le nom d’Hippocrate, et qui est de Polybe ; peut-être, dis-je, à ce moment, l’Histoire des animaux, où Aristote rapporte la citation de Polybe, n’était pas encore parvenue à Alexandrie : car la collection des œuvres du philosophe n’a été publiée que par Apellicon, postérieurement au temps des premiers commentateurs hippocratiques. Cette démonstration ainsi donnée par un témoignage évident pour un écrit et pour un auteur, fortifie les autres assertions touchant la coopération des fils et des petits-fils d’Hippocrate, et porte à croire que les traditions d’après lesquelles les commentateurs ont parlé, reposent sur un fait très-véritable, sans mériter peut-être, dans le détail, une grande confiance. Je veux dire qu’on peut admettre avec sûreté que des descendants et des élèves d’Hippocrate ont certaines de leurs œuvres cachées sous le nom de leur maître au milieu de la Collection, mais qu’on ne peut de même admettre que tel ou tel écrit appartient plus particulièrement à Dracon, à Thessalus, ou à tout autre membre de la famille.

Les anciens critiques ont émis des opinions très diverses sur l’attribution, à tel ou tel fils ou descendant d’Hippocrate, des différents écrits qu’ils ont supposé n’être pas de ce médecin. Je crois utile de rapporter leurs principaux dires à ce sujet ; car il est certain qu’au moins un de ces hippocratiques (Polybe) a un de ses livres cachés dans la Collection, et il est extrêmement probable qu’il en est de même pour plusieurs autres médecins de la même famille et de la même école. Suivant Galien, le 5e livre des Épidémies est, non du célèbre Hippocrate, fils d’Héraclide, mais d’un Hippocrate plus récent, fils de Dracon ; le 2e le 4e et le 6e sont, dit-il, d’après les uns, de Thessalus, d’après les autres, du grand Hippocrate lui-même, mais seulement un recueil de notes non rédigées, que Thessalus, voulant que rien ne se perdit, réunit toutes ensemble, et publia après la mort de son père[2].

Suivant Dioscoride, l’auteur du livre des Maladies qui dans nos éditions porte le titre de Premier, appartenait à Hippocrate, fils de Thessalus[3].

Le traité de la Nature de l'enfant a été attribué à Polybe, disciple d’Hippocrate[4].

L’opuscule du Régime des gens en santé a été attribué à Polybe[5], à Euryphon, à Phaon, à Philistion, à Ariston[6], et à Phérécyde[7], tous auteurs ou plus anciens qu’Hippocrate ou ses contemporains.

Le traité du Régime (en 3 livres) était refusé à Hippocrate, et attribué aux mêmes, Philistion, Ariston, Phérécyde[8], et encore à Philétas[9].

Le livre des Affections était, suivant quelques-uns, non d’Hippocrate, mais de Polybe, son disciple[10].

Glaucias, et Artémidore Capiton pensaient que le traité des Humeurs, qu’Héraclide de Tarente et Zeuxis rejetaient complètement du catalogue des œuvres hippocratiques, était d’un des Hippocrates postérieurs[11].

Les anciens commentateurs ont admis que, parmi les écrits de la Collection hippocratique, les uns sont des recueils de notes (ὑπομνήματα) prises par l’auteur lui-même pour son instruction ou pour la préparation d’autres ouvrages, et que les autres sont des livres achevés et destinés à la publication (συγγράμματα). Galien dit en différents endroits que les notes, les livres hypomnématiques, pour me servir de l’expression ancienne, ayant été trouvés après la mort d’Hippocrate par son fils Thessalus, celui-ci les réunit, les coordonna, et les publia en y ajoutant du sien. Que certains livres soient un recueil de notes, de souvenirs non destinés à la publication, c’est ce que prouve l’examen le plus superficiel de la Collection hippocratique ; quant au fait de la publication par Thessalus, fils d’Hippocrate, c’est ou une supposition des commentateurs pour expliquer cette publication, ou une tradition conservée. Galien a énoncé cette opinion particulièrement à propos du iie livre des Épidémies, du vie, et du traité de l’Officine du médecin ; et, rencontrant, dans ce dernier livre, la répétition d’un passage, il remarque que ce livre a été publié après la mort de l’auteur, et que les copistes ont l’habitude de transcrire, dans le corps de l’ouvrage, ces répétitions, que l’auteur n’avait écrites que pour examiner laquelle des deux façons de dire il préférerait quand il en viendrait à une rédaction définitive[12].

Par mes recherches sur les commentateurs anciens, je suis arrivé à montrer d’une manière irrécusable que la Collection hippocratique existait dès le temps d’Hérophile, et qu’il fallait par conséquent reporter au-delà de cette époque même la composition des divers ouvrages qui en font partie. Je suis bien aise, puisque l’occasion s’en présente ici, de rappeler que telle a été aussi l’opinion de Galien et des autres critiques de l’antiquité. Ainsi, le médecin de Pergame, annonçant qu’il examinera ce qui est dit sur la dyspnée dans les livres hippocratiques, déclare qu’il n’exclura pas de cet examen les ouvrages qui n’appartiennent pas à Hippocrate, attendu que ceux-là mêmes sont ou de Thessalus, ou de Polybe, ou d’Euryphon, tous auteurs qui ne sont éloignés ni du temps ni de l’école hippocratiques. C’est à ce résultat en effet qu’aboutissent tous les dires des critiques de l’antiquité : un livre qu’ils refusent à Hippocrate lui-même est toujours attribué à quelqu’un plus ancien que la fondation des écoles à Alexandrie.

Soranus de Cos, nous dit le biographe d’Hippocrate, avait fouillé les bibliothèques de cette île pour y chercher des documents sur l’illustre médecin dont il avait écrit la vie. Il y trouva la date précise de sa naissance. Je rappelle ce fait uniquement pour montrer qu’il pouvait y avoir là encore quelques traces, soit d’Hippocrate lui-même, soit de sa famille, qui avait occupé un rang si honorable dans Cos, et qui appartenait au service du temple d’Esculape. Mais nous savons seulement que Soranus y trouva une date. Un autre écrivain a dû fournir des renseignements sur Hippocrate, sa famille et ses ouvrages : c’est Macarée. Il avait composé une histoire de Cos, qu’Athénée mentionne à diverses reprises[13]. Aucun auteur de l’antiquité ne cite, que je sache, Macarée au sujet du médecin qui fut une gloire de l’île de Cos. Cependant on ne peut guère douter qu’il n’en ait parlé.

Mais on a une mention bien plus précise et bien plus authentique, sinon sur Hippocrate, du moins sur les asclépiades de Cos et de Cnide. En parlant, dans le chapitre II, de la généalogie d’Hippocrate, j’ai rappelé qu’elle avait été donnée par Ératosthène, le plus ancien auteur, à notre connaissance, qui eût écrit sur cette généalogie ; mais en même temps j’ai fait remarquer que, copiée par le savant astronome d’Alexandrie, elle devait avoir quelque fondement. Or Photius, dans le bien court extrait qu’il nous a conservé de Théopompe, nous a indiqué une des sources où Ératosthène a dû puiser. Théopompe, historien célèbre dont les livres ont malheureusement péri, a vécu du temps de Démosthène et d’Aristote ; il avait quarante-cinq ans vers l’époque de la mort d’Alexandre. Il est donc peu éloigné d’Hippocrate lui-même. Or dans son douzième livre il avait, en parlant des médecins de Cos et de Cnide, expliqué comment ils étaient asclépiades, et comment les premiers descendants de Podalire étaient venus de Syrnos[14]. Cette indication, intéressante pour l’histoire de la famille d’Hippocrate, montre que la généalogie copiée par Ératosthène reposait Sur des documents empruntés à des écrivains qui étaient bien plus voisins de l’époque du médecin de Cos, et par conséquent plus sûrement informés.

La mention des médecins de Cos et de Cnide faite dans une grande histoire comme celle de Théopompe, témoigne de l’importance qu’avaient prise, et ces établissements médicaux, et les hommes qui y présidaient.

Je regarde ce titre d’un chapitre de Théopompe comme capital dans l’histoire d’Hippocrate. Voyez en effet comme toute cette histoire s’enchaîne : Platon, disciple de Socrate, désignant Hippocrate, l’appelle fils des asclépiades de Cos ; Théopompe, historien, contemporain d’Aristote, traite, dans un paragraphe spécial, des asclépiades, médecins de Cos et de Cnide ; Ctésias, médecin de Cos, asclépiade aussi, est connu d’ailleurs ; de telle sorte que Platon, Ctésias et Théopompe forment une chaîne, sans interruption, de témoignages qui, commençant à Hippocrate lui-même, vont jusqu’à Alexandre-le-Grand, et certifient, pour toute cette période, l’existence des asclépiades, médecins de Cos, et la place qu’occupe Hippocrate dans cette famille.

Les plus anciens manuscrits dont les commentateurs fassent mention, sont ceux que renfermait la Bibliothèque royale d’Alexandrie. Galien, malgré toutes ses recherches, n’en a jamais pu trouver qui remontassent à cette époque ; encore moins a-t-on pu voir ces membranes, ces feuilles de papyrus, ou ces tablettes[15], sur lesquelles on a prétendu qu’Hippocrate avait déposé ses pensées, et lesquelles, a-t-on dit, furent livrées à la publicité par ses descendants.

On montrait, du temps de Pausanias, dans le temple d’Apollon à Delphes, une statue en bronze représentant un cadavre humain déjà ancien, entièrement dépouillé de chairs, et où il ne restait plus que les os ; les Delphiens disaient que c’était une offrande d’Hippocrate le médecin[16]. Au reste, cette statue était bien plus ancienne que Pausanias ; car elle joue un rôle dans l’histoire de la guerre sacrée, où Philippe, père d’Alexandre, s’immisça.

Une autre source de renseignements précieux venait des écrits médicaux antérieurs ou immédiatement postérieurs à Hippocrate. Les écrits antérieurs sont ceux d’Alcméon, de Diogène d’Apollonie, de Démocrite, de Prodicus, d’Épicharme, d’Euryphon. Toute cette littérature est anéantie ; mais si nous l’avions encore, s’il nous était possible d’étudier ces monuments plus anciens qu’Hippocrate lui-même, nous y trouverions très certainement des termes de comparaison et des rapprochements, nous comprendrions ce qui a été imité par les hippocratiques, et nous arriverions à fixer avec beaucoup de précision une généalogie des observations et des théories médicales telles qu’elles se comportent dans la Collection. Maintenant, supposons que nous possédons tous les écrits composés dans l’âge qui a suivi immédiatement Hippocrate, c’est-à-dire les livres de Dioclès, de Praxagore, de Philotimus, de Dieuchès. Nous trouverons, dans cette nouvelle série de productions, des termes de comparaison, des rapprochements, mais qui seront dans un ordre inverse de ceux dont il a été question pour l’autre série, c’est-à-dire que les comparaisons et les rapprochements, au lieu de descendre vers Hippocrate, remonteront vers lui. De cette façon, on enfermerait, entre deux limites fixes et rapprochées, toutes les œuvres dites hippocratiques, et on parviendrait, en un bon nombre de cas, à porter un jugement très précis à l’aide des lumières qui borderaient les deux côtés de la voie où l’on passerait en revue les écrits hippocratiques. Tour à tour imitateurs et imités, emprunteurs et prêteurs, ces livres se trouveraient naturellement mis à leur place ; et tout ce qui, dans cette collection, échapperait à l’une ou à l’autre de ces limites, serait dès lors frappé d’un caractère incontestable d’illégitimité.

Nous n’avons aucune preuve que les critiques et commentateurs anciens se soient livrés à cette méthode de recherches et de comparaisons avec toute la rigueur dont elle est susceptible, ni qu’ils en aient tiré tous les résultats qu’elle peut fournir. Mais toujours est-il qu’ils ont possédé, tenu, cité tous les livres tant antérieurs qu’immédiatement postérieurs à Hippocrate, que j’ai énumérés plus haut. Et s’il est croyable qu’ils n’ont pas poussé avec toute la précision et la clairvoyance nécessaires leur examen de la légitimité ou de l’illégitimité des livres hippocratiques en particulier, cependant la présence des écrits médicaux qui limitent la Collection en arrière et en avant, étant un fait incontestable, a dû exercer de l’influence sur les jugements qu’ils ont portés. Quand même ils n’auraient pas étudié avec tout le soin possible les termes de comparaison qui étaient à leur disposition, ces termes existaient, et donnaient aux opinions des critiques une direction qui, pour être irréfléchie, n’en a pas été moins réelle. Cette direction nous manque complètement, vu la perte que nous avons faite de tant de monuments médicaux : c’est une raison de plus pour peser avec attention les jugements des anciens commentateurs ; car nous retrouvons, dans les considérations que je viens de rappeler, la preuve que leurs dires n’ont point été dénués d’autorités. De ces autorités rien ne nous reste, sinon la certitude qu’elles ont existé pour eux, qu’elles ont été consultées par eux, et qu’elles ont influé plus ou moins directement sur les opinions qu’ils se sont formées de l’authenticité de tel ou tel livre hippocratique. Cela suffit pour assurer grandement à son tour la critique moderne, qui sait alors qu’elle peut, au moins dans de certaines limites, accorder créance à son aînée.

Il ne me reste plus qu’à mentionner un seul livre. Mais ce seul livre est, par sa date et par son sujet, le complément le plus précieux et le plus utile pour l’histoire de la Collection hippocratique, qu’aient pu avoir les renseignements divers que j’ai énumérés plus haut. Il a été possédé par l’antiquité, et, si nous le possédions, ce serait un trésor d’éclaircissements concernant les livres qui portent le nom d’Hippocrate. Galien ne nous en a conservé que l’indication ; mais cette simple indication mérite d’être examinée avec soin. « Si vous voulez connaître les opinions des anciens médecins, dit Galien[17], vous n’avez qu’à lire les livres de la Collection médicale attribués à Aristote, mais qui sont reconnus pour avoir été composés par Ménon, son disciple ; aussi quelques-uns leur donnent-ils le nom de Livres ménoniens. Il est évident que ce Ménon, ayant recherché avec soin les anciens livres médicaux conservés de son temps, y a puisé les opinions de leurs auteurs : mais il n’a pu consigner, dans son ouvrage, les doctrines renfermées en des livres qui avaient été détruits, ou qui, bien qu’existant encore, n’avaient pas été vus par lui. Vous ne trouverez, dans cet ouvrage de Ménon, aucun médecin qui, de la bile jaune ou de la bile noire, ou du phlegme, fasse l’élément unique du corps humain. Plusieurs médecins, même après Hippocrate, paraissent admettre, comme élément unique en nous, le sang, auquel ils attribuent la première formation de l’embryon, son accroissement dans la matrice, et son développement complet après la naissance ; mais Hippocrate a écrit que quelques-uns pensaient que le corps humain était ou tout bile, ou tout phlegme, et il ne se serait pas exprimé ainsi, s’il n’y en avait pas eu de son temps, ou avant lui, qui eussent émis cette opinion. »

Si ce livre était parvenu jusqu’à nous, ou si Galien l’avait discuté pour établir ce qui, en fait de doctrines, était le propre d’Hippocrate, nous aurions certainement des renseignements d’une grande précision sur l’antiquité médicale en général, et sur Hippocrate en particulier. Un livre aussi ancien que celui de Ménon, disciple d’Aristote, trancherait un grand nombre de questions sur l’époque de telle ou telle découverte, de telle ou telle théorie, éliminerait d’un seul coup tout ce qui est postérieur à ce philosophe, et nous donnerait des notions précises sur l’intervalle de temps qui s’est écoulé entre Hippocrate et l’école péripatéticienne. Le sujet même du livre de Ménon irait droit à notre but et nous fournirait les plus précieux matériaux pour une histoire de la médecine jusqu’au temps d’Aristote, c’est-à-dire, pour une de celles où les documents sont les plus rares et les plus incertains.

J’ai réuni, dans ce court aperçu, ce que les critiques anciens possédaient et ce que nous ne possédons plus, pour la décision des questions relatives à la légitimité ou à l’illégitimité de tel ou tel écrit de la Collection hippocratique. Pour nous, en effet, les traditions recueillies encore au temps d’Hérophile, de Xénocrite, de Bacchius, sont anéanties, et la valeur n’en peut plus être appréciée ; la même destruction a frappé la littérature médicale avant et après Hippocrate, et les points les plus importants de comparaison nous ont été enlevés ; enfin, un traité d’histoire de la médecine, le premier sans doute qui ait été composé et qui remonte jusqu’à un élève d’Aristote, a disparu avec tant d’autres monuments de cette haute antiquité. Les anciens critiques ne nous ont pas appris quel usage ils ont fait de ces éléments de discussion ; mais j’ai tenu à les réunir sous un seul coup-d’œil, afin d’assurer la critique antique avant de passer à la critique moderne, qui, pouvant peut-être plus que son aînée, ne peut cependant rien que par elle.

La mention du livre de Ménon, quoiqu’elle ne nous donne aucune notion directe, nous fournit un argument indirect d’une grande force touchant l’antiquité des écrits hippocratiques. Tout ce que les anciens critiques, tels que Galien, Érotien, et les commentateurs d’Alexandrie, s’accordent à placer avant la fondation du péripatétisme, doit nécessairement être admis comme réellement antérieur à Aristote ; car on avait, du temps de ces différents critiques, le livre même d’un disciple de ce grand philosophe pour contrôler les assertions qui auraient attribué aux écrits de la Collection hippocratique une antiquité trop reculée. Ce n’est donc pas sur de pures conjectures, sur des traditions incertaines, sur des données sans fondement que les anciens se sont accordés à fixer l’époque de la composition des principaux écrits hippocratiques vers le temps d’Hippocrate lui-même, ou vers celui de ses fils et petits-fils ; ils avaient, dans l’ouvrage de Ménon, un point solide où la critique pouvait s’établir. Quoique ce point nous manque, rappelons-nous qu’il a existé pour eux, et cette considération, digne de toute l’attention de la critique moderne, jettera une certaine lumière sur des questions obscures.

  1. Ἐν τῆ κατὰ μέρος ἐξηγήσει, p. 6, Éd. Franz.
  2. Tome iii, p. 182, Éd. Basil.
  3. Galien, t. v, p. 456.
  4. Galien, t. i, p. 214.
  5. Galien, t. v, p. 29.
  6. Galien, t. v, p. 43.
  7. Galien, t. v, p. 302.
  8. Galien, t. v, p. 302.
  9. Galien, t. iv, p. 206.
  10. Galien, t. v, p. 302.
  11. Galien, t. xvi, p. 1, Éd. Kühn.
  12. Tome v, p. 697, Éd. Basil.
  13. Μακαρεὺς ἐν τρίτῳ Κῳακῶν, p. 262 et 629.
  14. Περὶ τε τῶν ἐν Κῷ καὶ Κνίδῳ ἰατρῶν, ὡς Ἀσκληπιάδαι, καὶ ὡς ἐκ Σύρνου οἱ πρῶτοι ἀφίκοντο ἀπόγονοι Ποδαλειρίου. Phot., Bibl., p. 203, Éd. Hoeschel.
  15. Διφθέραις ἢ χάρταις ἢ δέλτοις. Gal., t. v, p. 461, et alibi.
  16. Pausanias, Phocic. 22.
  17. T. v, p. 4, Éd. Basil.