Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Ode : Oui, devant l’auguste image
ODE.
Oui, devant l’auguste image
De Racine et de Boileau,
À genoux j’offre l’hommage
D’un encens toujours nouveau.
Trop heureux qui, jeune encore
Sur ces maîtres que j’adore
Attache un œil studieux !
Muse, livre à l’anathême
Le profane qui blasphème
Leurs accords mélodieux.
Une palme inaltérable
Sur leur tombe reverdit,
Et leur siècle mémorable
De jour en jour s’agrandit ;
Siècle, où Corneille et Molière
Font d’une scène grossière
L’école de tous les temps ;
Où Pascal, d’un vol rapide,
À quinze ans atteint Euclide,
Et Démosthène à trente ans !
Hélas ! en quittant la scène,
Molière est mort tout entier.
Comme lui, bon La Fontaine,
Tu n’as point eu d’héritier.
Voix de la tribune sainte,
Tu ne remplis plus l’enceinte
Du temple, aujourd’hui muet ;
Et ta foudre désarmée
Pour jamais dort enfermée
Au tombeau de Bossuet.
Toutefois, ô Siècle illustre,
Si tu n’es point effacé,
Il eut aussi quelque lustre
Celui qui t’a remplacé.
Les jours de Boileau s’achèvent,
Louis meurt : déjà s’élèvent
D’autres favoris des arts ;
Tel le chêne de Dodone,
Près d’expirer, s’environne
De ses rejetons épars.
Ou tel, sous la zône ardente,
Le Zaïre et le Niger
Roulent leur vague abondante,
Pareille aux flots de la mer ;
Si, dans les plaines fécondes,
Quelque courant de leurs ondes
Fuit, et cherche un lit nouveau,
Un second fleuve commence,
Qui verse une nappe immense,
Digne encor de son berceau.
Ainsi le riche héritage
Laissé par des morts fameux
Diversement se partage
À de grands hommes comme eux
Bossuet peint Rome antique,
Ses mœurs et sa politique,
Sa naissance et ses progrès ;
Montesquieu voit le modèle,
Et d’une esquisse immortelle
Approfondit tous les traits.
Quels grands noms, dans ma jeunesse
Ornaient ces bords glorieux !
Là, Voltaire, en sa vieillesse,
Vint triompher à mes yeux ;
Cet astre allait disparaître ;
Plus d’un orage peut-être
Marqua son cours trop ardent ;
Mais quels feux eut son aurore !
Et qu’on admirait encore
L’éclat de son occident !
J’entrevis l’auteur d’Émile ;
Bientôt s’ouvrit son cercueil.
De Buffon au sombre asile
J’escortai le char en deuil.
Quelques esprits moins sublimes
Par des succès légitimes
Honoraient les seconds rangs ;
Du goût ils ouvraient le temple,
Et me transmettaient l’exemple
De leurs maîtres expirants.
Nestor disait à la Grèce :
J’eus pour amis des héros
Qui vous passaient en sagesse,
Enfants de Sparte et d’Argos !
Sans avoir un si long âge,
J’ose tenir le langage
Du vénérable Nestor ;
Que Thersite ait moins d’audace :
Des Dieux j’ai connu la race,
Pollux, Hercule et Castor !
Ne viens plus, jalouse Haine,
Devant moi les outrager ;
De ton insolence vaine
Ma voix saura les venger ;
Leur tombeau que tu profanes
N’a donc pu cacher leurs mânes
À tes stupides fureurs ?
Que prétend ta calomnie ?
Respecte au moins le génie,
Quand tu blâmes ses erreurs.
Réprime un zèle hypocrite.
Sans doute, aussi bien que toi,
Je sais l’honneur que mérite
Le grand Siècle du grand Roi ;
De Corneille et de Racine
Crois-tu que l’ombre divine
Jamais daigne t’avouer ?
Ton encens ne peut leur plaire,
Le Zoïle de Voltaire
Na pas droit de les louer.
Cependant, victorieuse,
Au sommet du mont sacré,
La Satire injurieuse
Y règle tout à son gré.
C’est Marsyas qu’on admire ;
C’est Apollon qu’on déchire ;
La gloire a perdu ses droits ;
Plein d’un orgueil imbécile,
Mévius ose à Virgile
Du goût enseigner les lois.
Le Pinde a changé de face,
Et le Vandale insolent
Au Louvre usurpe la place
Des vrais juges du talent ;
Tels, quand, sous l’herbe et le sable,
Croule un temple vénérable
Que sa vieillesse a détruit,
Ses murs sont l’affreux repaire
De la rampante vipère
Et des oiseaux de la nuit.
Si quelque Muse nouvelle
Vient encor charmer Paris,
Combien je tremble pour elle !
L’Envie accourt à grands cris.
Par le monstre repoussée,
L’aimable Cymodocée
S’enfuit les larmes aux yeux ;
Et sur sa lyre touchante,
Seule au désert, elle chante
L’amour, l’honneur et les cieux.
Des neuf vierges de Thespies,
La fable a dit autrefois
Que neuf rivales impies
Vinrent défier la voix ;
La lutte aussitôt s’engage,
Les dieux du prochain bocage
À ce bruit sont accourus ;
Par eux l’arrêt va se rendre,…
Et d’abord se font entendre
Les filles de Piérus.
Elles célèbrent la Terre,
Qui naquit avant les Dieux,
L’antique Nuit, et la guerre
Des Titans audacieux ;
Elles disent Polyphème
Épouvantant le ciel même
De ses orgueilleux défis,
Et, sous une forme immonde,
Cachent le maître du monde
Dans les plaines de Memphis.
Leur voix, organe du crime,
Semble attrister l’univers,
Et l’écho du noir abime
Applaudit à leurs concerts.
Calliope prend sa lyre,
Se lève, et de leur délire
Vengeant son père offensé,
Sous le poids d’un roc énorme
Presse la tête difforme
D’Encelade renversé.
Elle chante l’harmonie,
Les arts donnés par ses sœurs,
Et Cérès dont le génie
Fonda les lois et les mœurs ;
Aux accents qu’elle profère,
Divins accents que son frère
Dans le ciel même a notés,
L’ordre, l’amour et la vie,
Et la paix, des jeux suivie,
Renaissaient de tous côtés.
Proserpine impatiente
Du Styx au jour revenait ;
Érigone plus riante
De pampres se couronnait ;
Minerve non moins active
Ornait de branches d’olive
Des tissus ingénieux ;
Et Pan menait sur ses traces
Les Mois, les Jours et les Grâces
Dans un cercle harmonieux.
Les Muses sont couronnées,
Pan leur adjuge le prix ;
Leurs rivales obstinées
Le réclament à grands cris.
C’en est trop, disent les Muses !
Les Piérides confuses
Soudain ont changé de traits,
Et, sous un double plumage,
Font, de leur aigre ramage,
Frémir encor les forêts.
Aujourd’hui les Piérides
Ont de nombreux successeurs,
Et, pour ces âmes arides,
Calliope est sans douceurs ;
Le goût faux qui les égare
Préfère un accord barbare
À des concerts immortels ;
Et les Muses ingénues,
Errant partout méconnues,
N’ont plus d’ombrage et d’autels.
Venez, nobles fugitives,
Mes berceaux vous sont ouverts ;
Ici, sur d’aimables rives,
Naissent les fleurs et les vers.
Chante : : mon oreille écoute.
Je suis peu digne, sans doute,
De répéter vos chansons ;
Mais, sous ces ombres secrètes,
De vos dignes interprètes
On respecte les leçons.
De Virgile, ainsi, dans Rome,
Quand le goût s’était perdu,
Silius à ce grand homme
Offrait un culte assidu ;
Sans cesse il nommait Virgile ;
Il venait, loin de la ville,
Sur sa tombe le prier ;
Trop faible, hélas ! pour le suivre,
Du moins il laisait revivre
Ses honneurs et son laurier.