Œuvres complètes (M. de Fontanes)/La Grèce sauvée/Fragments I

Œuvres de M. de FontanesL. Hachettetome 1 (p. 319-328).
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FRAGMENTS.


Début du troisième chant : suite du récit d’Agénor.


 Déjà fuyait la nuit, et l’aurore attristée,
Éclairant à regret la terre ensanglantée,
Vient montrer, dans ces lieux que le sang a couverts,
Tout ce que la victoire enfanta de revers.
Ainsi que les vaincus, les vainqueurs en gémissent ;
Quel spectacle ! nos yeux de larmes se remplissent,
Quand, au milieu des morts sans ordre confondus,
Nous voyons nos amis sur le sable étendus.
Une obscure poussière indignement les souille ;
Mais le Persan du moins n’aura point leur dépouille ;
Elle reste en nos mains, et leurs derniers débris
Entendront les regrets de ceux qu’ils ont chéris.
Ô devoirs à la fois consolants et funestes !
De nos concitoyens les héroïques restes,
Tournés vers l’occident, d’une eau sainte arrosés
Sur un bûcher commun sont déjà déposés.
Nous livrons à ce feu qui va les mettre en cendre
Leurs traits, leurs boucliers qui n’ont pu les défendre
Et leurs vêtements même, humides de nos pleurs ;
Nous y jetons du lait et du miel et des fleurs,
Tribut accoutumé, qui, sur le noir rivage,
Des morts reconnaissants doit hâter le passage,
Et du sombre monarque apaiser le courroux.


 Léonidas s’émeut et pleure comme nous,
Alors qu’il reconnaît son serviteur fidèle,
Sergeste… Il prend sa main, et trois fois il l’appelle :
« Sergeste, ô mon ami ! tu méritas ce nom,
« Ô de tous mes travaux assidu compagnon,
« Dans l’un et l’autre sort tu montras ta constance ;
« Esclave sans murmure, et libre sans licence,
« Sage dans le bonheur, ferme dans les revers,
« Tu bénissais les Dieux même en portant des fers ;
« Quand je les eus brisés, tu voulus les reprendre,
« Ton dévouement pour moi n’en devint que plus tendre
« Sparte qui t’admirait, illustre enfant d’Hélos,
« T’honore par ma voix comme un de ses héros ;
« Ses vierges, ses enfants, un jour dans leurs cantiques
« Rediront tes exploits, tes vertus domestiques.
« Réjouis-toi, Sergeste ! Ah ! faut-il te pleurer ?
« Nos guerriers à ton sort doivent tous aspirer.
« Réjouis-toi : les Dieux n’ont pas voulu peut-être
« Séparer pour long temps et l’esclave et le maître. »
Il dit : ces derniers mots, que moi seul ai compris,
D’une douleur nouvelle ont frappé mes esprits.
À côté de Sergeste, hélas ! je fais étendre
Philétas que ma mère attendait pour son gendre.
Je vois encor, je vois, attaché sur son sein,
Un tissu que ma sœur a filé de sa main,
Doux gage de l’amour que le tombeau réclame.
Du bûcher cependant on voit briller la flamme :
Les chênes, les ormeaux, les cèdres parfumés,
Par la torche funèbre à grand bruit allumés,
En tourbillons ardents s’exhalent vers les nues ;

Tout s’embrase, et trois fois de ces cendres connues
Nous avons fait le tour, en détournant les yeux.
La tristesse a couvert nos fronts victorieux ;
Nous tenons en marchant nos lances renversées.
Les paroles de paix sont enfin prononcées,
Et ceux que nous aimions, dans leur dernier séjour
Ont reçu tous nos pleurs, et l’adieu sans retour.

 Léonidas aussi veut qu’aux Persans eux-mêmes
On rende ces devoirs et ces honneurs suprêmes ;
Des ennemis vaincus sont sacrés à ses yeux :
« Hélas ! dit-il, Cyrus à leurs braves aïeux
« Inspira des vertus autrefois admirées,
« Et l’esclavage seul les a dénaturées.
« Si le Ciel quelque jour prend pitié de leurs maux,
« S’il leur donne un Lycurgue, ils seront nos égaux. »
Il commande, et bientôt, dans les forêts voisines,
La hache a de l’yeuse abattu les racines ;
Le frêne est renversé, l’orme tombe à grand bruit ;
Un plus vaste bûcher à la hâte est construit,
Et trois jours, des Persans, qu’un même feu rassemble,
Les restes entassés s’y consument ensemble.
Leurs ossements au loin sont semés dans ces bois,
Sur ces monts étrangers qu’ils n’ont vus qu’une fois ;
Ils accusent Xerxès, et jusqu’aux derniers âges
Vont rendre à nos exploits d’éternels témoignages.

 Quand sur le Styx enfin, nos douloureux accents,
Nos pleurs ont consolé les mânes gémissants…
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Xerxès, effrayé de la résistance de Léonidas, lui envoie des députés persans pour traiter avec lui. Contraste du luxe asiatique et de la simplicité des jeux et des repas spartiates. Léonidas refuse les conditions proposées, et inspire la plus grande admiration aux ambassadeurs. Un nouveau combat va commencer. Prélude, actions particulières. Dans la nuit, un traître thébain, nommé Éphialtés, tourne l’armée grecque par un sentier inconnu :

Aux perfides rayons de l’âme de la nuit…


Alors le roi de Sparte prend la résolution de se jeter dans le camp de Xerxès, et de mourir avec ses trois cents compagnons. Il traverse le mont Œta.


APPARITION D’HERCULE.

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L’air frémit à l’instant et la terre a tremble ;
Un bruit, par tous les monts mille fois redoublé,
Se prolonge en grondant dans leurs profonds abîmes,
Remonte et redescend de leur base à leurs cimes,
Court le long des forêts, et d’échos en échos
Du golfe de Malée a fait mugir les flots.
L’éclair brille, les vents ont annoncé l’orage ;
L’Œta sur ses hauteurs voit s’étendre un nuage
Dont les flancs orageux, déchirés à grand bruit,
Versent les ouragans, le tonnerre et la nuit,
Et d’une auguste horreur, de feux et de fumée,
Couvrent de toutes parts la montagne enflammée.

La foudre roule, éclate, et du plus haut des airs
Nous apporte ces mots au milieu des éclairs :
« Guerriers, arrêtez-vous, cette terre est sacrée ! »
Alors Léonidas, aux Dieux de la contrée,
Aux Nymphes, aux Sylvains s’adressent avec nous,
Invoque leur faveur, et fléchit les genoux ;
Il adore en silence, et la voix immortelle
Une seconde fois retentit et l’appelle :
« Léonidas, mon fils, ose lever les yeux,
« Reconnais le premier des héros tes aïeux,
« Hercule… C’est ici que ma cendre est semée.
« Ces antres, ces rochers pleins de ma renommée,
« Ces bois m’ont vu punir des brigands inhumains.
« Non loin le fier Centaure est tombé sous mes mains
« Là, désarmant le sort, et Junon, et l’envie,
« Comme un triomphateur je sortis de la vie.
« Ici, s’est élevé le bûcher glorieux
« Dont la flamme autrefois me porta dans les Cieux.
« Approche, et que ton père aujourd’hui te révèle
« Les grands desseins des Dieux sur la race mortelle.
« Viens apprendre ton sort, viens seul et sans effroi
« Dans ce nuage ardent converser avec moi. »
Le Dieu parlait : la terre écoutait en silence.
Il se tait, et soudain Léonidas s’élance,
Le nuage s’entrouvre, et dans les mêmes feux
Les cache, et se referme, et s’épaissit sur eux.
Cependant, agités de surprise et de crainte,
Nous adorions de loin cette obscurité sainte :
« Ô fils de Jupiter ! s’écriaient les soldats,
« Hercule, entends nos vœux, rends-nous Léonidas !

« Que deviendront sans lui nos phalanges guerrières ? »
Mais le tonnerre seul répond à nos prières ;
Sa voix majestueuse, éclatant sans fureur,
Imprime du respect et non pas de l’horreur.
Nos regards inquiets parcouraient la colline
Où, portant tout le poids de la grandeur divine,
Environné d’éclairs et de torrents de feu,
Un mortel en secret converse avec un Dieu.
Tout à coup le héros sort du fond de la nue,
Il reparait, sa gloire éblouit notre vue.
Il descend, et soudain l’orage s’est calmé.
D’un éclat immortel son front brille animé ;
Il s’approche, et plus grand, d’une voix solennelle :
« Compagnons, nous dit-il, Hercule vous appelle,
« Le Perse audacieux s’approche en cet instant ;
« Pluton à ses banquets, dès ce soir, vous attend. »
Il dit, et nos soldats par de longs cris de joie
Répondent au signal que le Ciel leur envoie.


HYMNE DE MORT CHANTÉ PAR MÉGISTIAS.

Ce n’est point la douceur des nombres d’Ionie,
Du rhythme dorien c’est la mâle harmonie.


 Il chante, et le clairon, la lyre, la trompette,
Les sistres, animés de l’âme du poëte,

Portaient de rang en rang ces accords solennels :
« Mourons, amis, mourons pour renaître immortels !

 « Ô Dieux, nés dans nos murs, nos protecteurs, nos guides,
Héros de l’amitié, généreux Tyndarides,
Qui, du ciel aux enfers repassant tour à tour,
Sans regret, l’un pour l’autre, abandonnez le jour,
Ô Castor ! ô Pollux, marchez à notre tête !
Venez, la charge sonne et le combat s’apprête ;
Le fer brille, envoyez aux esclaves d’un roi
Le désordre et la fuite, et la mort et l’effroi ;
Que de leur sang au loin ces roches soient trempées,
Des flots d’un sang si vil enivrons nos épées ;
Bellone veut du sang à ses festins cruels :
Mourons, amis, mourons pour renaître immortels !

 « Fils du Cygne divin, nos tribus vous sont chères ;
Tous les enfants de Sparte, ainsi que vous, sont frères ;
Elle égale et confond nos destins et nos droits.
J’appartiens dès l’enfance à l’ami de mon choix,
J’ai vécu près de lui : que près de lui je meure !
Puisse au fort du combat, jusqu’à ma dernière heure,
Mon large bouclier, dans mes mains affermi,
Éloigner le trépas du sein de mon ami ;
Qu’il vive, et que sa main de mes mains défaillantes
Reçoive ma cuirasse et mes armes sanglantes !
Ma mère les verra ! Qu’en flattant son orgueil,
Mes exploits de ma mère adoucissent le deuil !
Mais, s’il faut avec moi que mon ami succombe.
Dieux-Gémeaux, visitez notre commune tombe

Versez-y tous les sous vos rayons fraternel.
Mourons, amis, mourons pour renaître immortels !

 « Je ne te verrai plus, ô Sparte, ô ma patrie !
Ville où du grand Lycurgue on suit la loi chérie !
Je te salue encor de mes derniers regards !
Jeune, je respectai la voix de tes vieillards,
Tes vieillards me louaient : la fille la plus belle,
Témoin de cet honneur, me jugea digne d’elle ;
Hélas ! il faut la perdre ; ô Sparte, excuse-moi !
Des pleurs m’ont échappé, mais je mourrai pour toi,
Je l’ai promis ; je lègue à ta reconnaissance,
Ma mémoire, et ma veuve, et mes fils sans défense ;
Qu’ils soient dignes un jour de tes soins maternels !
Mourons, amis, mourons pour renaître immortels !

 « Charme de nos banquets, jeux guerriers, pompe sainte,
Fêtes de Jupiter, d’Apollon, d’Hyacinthe,
Ô Taygète, ô Ménale, ô monts chers à nos Dieux,
Vallons de l’Eurotas, recevez mes adieux !
Mais non, vous me suivrez, je revois vos ombrages,
Un nouvel Eurotas m’attend sur ses rivages ;
J’irai, j’embrasserai les antiques héros,
Hercule, Achille, Ajax, et Lycurgue et Minos.
La terre fuit : j’aborde une rive enchantée ;
N’entends-je pas la voix d’Homère et de Tyrtée ?
Leurs hymnes sont le prix du guerrier généreux,
Qui passe de la terre au séjour des heureux ;
J’y monte à leurs accords : l’Élysée en silence
Se presse autour du luth qui redit ma vaillance.

Amis, embrassons-nous, partagez mon transport ;
Couronnez-vous de fleurs, rendez grâce à la mort ;
Elle vient, souriez, vos plus beaux jours commencent ;
Au-devant de nos pas les demi-Dieux s’avancent :
Qui suivra leur exemple obtiendra des autels.
Mourons, amis, mourons pour renaître immortels ! »

 Ainsi Mégistias, plein du Dieu qui l’anime,
Élevait des guerriers la valeur magnanime.
Trois cents héros ensemble accompagnaient sa voix ;
Les antres des rochers, les profondeurs des bois,
L’Asope et le Phénix dont les eau se confondent,
Et la bords du Mélas longuement leur répondent ;
La mer frémit, le Ciel reçoit leur dévouement ;
Les vieux chênes d’Œta murmurent sourdement ;
Que dis-je ? il nous semblait que tous les Héraclides,
Des Cieux en ce moment, à leurs fils intrépides,
Criaient : « Rappelez-vous les exploits paternels ;
Mourez, enfants, mourez pour renaître immortels ! »


Comparaison pour la mort de deux Spartiates adolescents, légers à la course :


 Tel souvent le chasseur, dans le bois solitaire,
Voit deux faons éloignés des regards de leur mère,
Et s’élancer de front, et jouer et bondir,
Et de leur vol rapide en courant s’applaudir.
Leur trace qui fend l’air touche à peine à la terre ;
Et même en contemplant leur innocente guerre,

Et leurs folâtres bonds, doux spectacles des bois,
Le chasseur inhumain s’adoucit quelquefois.


Léonidas meurt. Agénor lui-même tombe couvert de blessures, évanoui dans la foule des morts. Il a une vision ; il croit voir Léonidas à la lueur d’un rayon céleste, qui, en tombant, ranime et transfigure le corps du héros. Léonldas lui parle, le console :


Jeune homme, tu n’es pas digne encor de mourir ;


et lui remet son épée pour qu’elle passe dans les mains de Thémistocle.