Œuvres complètes (M. de Fontanes)/La Grèce sauvée/Chant VIII

Œuvres de M. de FontanesL. Hachettetome 1 (p. 331-354).
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LA GRÈCE SAUVÉE.


CHANT HUITIÈME.


Thémistocle a conseillé aux Athéniens de quitter la ville par les vaisseaux. — Fêtes d’Éleusis ; Thémistocle consulte la Déesse : initié par l’hiérophante, il appris le breuvage sacré ; sa vision. — Les Enfers ; supplice des sophistes et des athées. — Enfer des amants ; Sapho ; Héro et Méandre. — Élysée ; bosquet des héros ; Léonidas. — Hercule descend et emmène sur son char Léonidas dans l’Olympe. — Apothéose de Léonard ; l’Éternité. — Thémistocle est ramené sur la terre.


 Thémistocle a parlé ; Minerve qui l’inspire
Aux conseils du héros a donné plus d’empire ;
Les habitants d’Athène, abandonnant leurs murs,
Cherchent dans leurs vaisseaux leurs remparts les plus sûrs.
Hélas ! ils s’exilaient, et bientôt ramenée
Des fêtes d’Éleusis va briller la journée.
Ô douloureux contraste ! ô souvenirs trop chers !
C’est alors qu’unissant leurs vœux et leurs concerts,
Et le cœur tout rempli d’une sainte allégresse,
Les tribus d’alentour honoraient la Déesse
Qui, le soc à la main, en descendant des cieux,
Vers l’Attique autrefois rassembla leurs aïeux.
Cette solennité, dans leur âme attendrie,

Redoublait tous les ans l’amour de la patrie :
Thémistocle le sait, et veut qu’à leur départ,
Ce spectacle touchant frappe encor leur regard.
Il les rassemble tous, il se place à leur tête,
Il donne au même instant le signal de la fête ;
Lui-même a pris le soin d’en régler les apprêts.
Un grand peuple le suit, et l’auguste Cérès,
Veillant sur ce héros que la Grèce contemple,
À ses mystères saints l’admettra dans son temple.

 La marche a commencé : douze taureaux choisis
Déjà trainent le char roulant vers Éleusis ;
De Cérès au-dessus on plaça la statue :
Un voile éclatant d’or la dérobe à la vue,
Le Calathus en pompe autour d’elle est porté ;
Des femmes, deux à deux, marchant à son côté,
Promenaient tour à tour dans le jonc des corbeilles
Le lait de la génisse, et le miel des abeilles,
Et la laine, et le lin, et les gâteaux sacrés.
D’héroïques soldats, de leurs armes parés,
D’une triple barrière environnent les prêtres ;
Et ces groupes pieux, ou guerriers, ou champêtres,
Ensemble confondus, mêlent à chaque pas
Les pompes de la paix à celles des combats.
Partout on entendait les flûtes de Lydie
Joindre au luth dorien leur douce mélodie ;
Souvent, par intervalle, en sons entrecoupés,
Des instruments d’airain sur l’airain sont frappés.
Ainsi se déployait la marche triomphante.


 Un diadème au front, le grave hiérophante,
S’avançant au milieu de ce noble appareil,
Tient en un cercle d’or l’image du soleil ;
Et la Divinité, dont cet astre est l’emblème,
Semble du haut des airs apparaître elle-même.
Ô spectacle imposant ! tous les fronts sont baissés,
Tous les vœux à la fois sont au ciel adressés.
Des vierges, des enfants, dont l’essaim représente
Les saisons et les mois à la robe changeante,
D’un frais tapis de fleurs ont semé les chemins,
Et l’encens à longs flots s’exhalait sous leurs mains.
Un chant retentissait au bord des mers voisines,
Dans le creux des vallons, au sommet des collines ;
Prêtres, peuple et soldats redisaient à la fois :
« Salut ! Cérès, salut ! tu nous donnas des lois ;
« Nos arts sont tes bienfaits : ton céleste génie
« Arracha nos aïeux au gland de Chaonie ;
« Et la Religion, fille des Immortels,
« Autour de ta charrue éleva ses autels.
« Par toi changea l’aspect de la nature entière.
« On dit que Jasion, tout couvert de poussière,
« Premier des laboureurs, avec toi fut heureux :
« La hauteur des épis vous déroba tous deux ;
« Et Plutus, qui se plait dans les cités superbes,
« Naquit de vos amours sur un trône de gerbes.
« Déesse, entends nos vœux ! nous quittons un moment
« De tes heureux travaux le paisible instrument ;
« Ton culte est menacé par un roi sacrilège,
« Nous combattons pour toi ; que ton bras nous protège !
« Conserve-nous ces biens qu’aux rives d’llisus

« De toi même, ô Cérès ! nos aïeux ont reçus.
« Sous la terre, six mois, Proserpine enfermée,
« Revole dans les bras de sa mère charmée ;
« Comme elle, après l’exil, puissions-nous te revoir
« Dans ces lieux où Cécrops a fondé ton pouvoir ;
« Et qu’ici le Dieu Terme, affermi sur la pierre,
« Toujours dompte à tes pieds la discorde et la guerre ! »
Ils chantaient, et le Ciel applaudit leurs concerts.

 Cependant le soleil, se perdant sous les mers,
Laisse à peine du jour échapper quelque reste.
La nuit descend, la nuit sur le dôme céleste
Déroule un noir manteau, d’étoiles parsemé.
Éleusis montre enfin son vallon renommé.
On se hâte, et du temple on atteint les portiques :
On voit, sous le parvis, dans leurs danses mystiques,
Des prêtresses en deuil s’arracher leurs bandeaux,
Bondir, tourner en cercle, agiter des flambeaux,
Et telles que Cérès, dans leur fureur divine,
Par de saints hurlements appeler Proserpine.
Ces brandons allumés, qui remplacent le jour,
Passent de main en main, repassent tour à tour,
Et la flamme en courant, d’une flamme suivie,
Brille, fuit, et revient, image de la vie.

 Enfin l’hiérophante à l’autel est monté ;
Nul n’approche avec lui cet autel redoute.
Il invoque Cérès, et sa fille, et son gendre.
Sous la terre un bruit sourd bientôt se fait entendre,
Et d’un nuage épais le temple est obscurci.

Le héraut a crié : « Profanes, loin d’ici !
« Thémistocle, on t’attend, la Déesse s’avance,
« Tes vœux sont exaucés : Peuple, faites silence ! »
Tout se tait et frémit : les flambeaux sont éteints ;
Une divine horreur a rempli les lieux saints,
Le tonnerre en grondant annonce l’Immortelle.
La redoutable Hécate a marché devant elle,
Et les échos du temple ont redoublé le bruit
De ses chiens aboyants qui hurlent dans la nuit.
C’est alors que brisant sa prison souterraine,
Couverte à tous les yeux d’un long voile d’ébène,
Proserpine revient des gouffres du trépas,
Et retrouve Cérès qui la serre en ses bras.
Tandis que s’accomplit l’invisible mystère,
Thémistocle, suivant un chemin solitaire,
Se dérobe à la foule, et dans l’ombre échappé,
Remplit le grand dessein dont il est occupé.
Un prêtre le conduit, tous deux marchent sans crainte.

 Non loin était un gouffre, un sombre labyrinthe,
Creusé dans les débris d’un mont déraciné
Qu’un antique volcan semble avoir calciné.
L’herbe meurt alentour ; des torrents de bitume
Sur ses bords quelquefois rejetaient leur écume :
Quelquefois mugissaient ses profonds soupiraux,
Et ce gouffre conduit aux gouffres infernaux.
Là, Pluton, si l’on croit les récits du vieil âge,
Enlevant Proserpine, et s’ouvrant un passage,
Descendit emporté par ces coursiers fougueux
Que l’ardent Phlégéton embrasait de ses feux.

Le sol, encor brisé par la roue infernale,
Fume et noircit les airs du soufre qu’il exhale ;
Le passant se détourne, et, glacé par la peur,
Croit du lac Stygien respirer la vapeur.
Le héros est entré dans la caverne obscure.

 Dès qu’il en a franchi l’effrayante ouverture,
Il rencontre un ruisseau qui serpente sans bruit,
Et que du froid Léthé les sources ont produit.
Des moissons de pavots ont bordé son rivage ;
Leurs sucs, dont se compose un magique breuvage,
À chaque initié sur ces bords sont offerts ;
Ainsi l’a commandé la Reine des enfers.
Du Sommeil tout auprès est la noire demeure,
Et des fleurs qu’il chérit le couvrant à toute heure,
Les Songes, de sa cour ministres assidus,
Volent, glissent dans l’ombre, à son lit suspendus,
Le bercent dans leurs bras, et de couleurs nouvelles
Peignent incessamment et leurs corps et leurs ailes.
Il est des Songes vrais, s’il en est de menteurs :
Quand ils ont ou Minerve ou Cérès pour auteurs,
Ces fils ailés du ciel aux mobiles plumages
N’abusent point nos sens d’infidèles images.

 Thémistocle a saisi le breuvage ordonné :
Tout change, de son guide il est abandonné,
Ce qu’il a de mortel et succombe et sommeille,
Mais, plein d’un Dieu caché, son esprit toujours veille
Alors, s’offrant sans voile aux regards du héros,
Le Dieu se manifeste et lui parle en ces mots :

« Viens, suis-moi ; j’instruisis et l’Égypte et la Grèce ;
« Mes conseils de Minos ont guidé la sagesse ;
« J’ai vu descendre ici Linus, fils d’Apollon,
« Orphée, Alcide même, et Lycurgue, et Solon.
« Ose tenter comme eux cet effort magnanime. »

 Il dit : et tous les deux pénètrent cet abime,
Qui, tournant sur lui-même et s’abaissant toujours.
Étend jusqu’aux enfers ses tortueux détours.
Un faible jour brillait de distance en distance :
Comme, au sein de la nuit, sous un ombrage immense
Quand la lune, à travers les rameaux agités,
Réfléchit en tremblant ses douteuses clartés,
Le voyageur croit voir des fantômes sans nombre
Jouer dans les reflets et du jour et de l’ombre,
Tantôt, en se courbant, jusqu’à lui s’allonger.
Tantôt s’évanouir en nuage léger ;
Ainsi, dans ce dédale, un peuple d’ombres vaines
Présente à chaque pas des formes incertaines.
Les Chimères, changeant et de taille et de traits,
Errent confusément dans ces détours secrets,
Et, filles de la Peur, font reparaître encore
Et Typhon aux cent bras, et l’Hydre, et le Centaure.
Placés sur le chemin, des sphinx mystérieux
De leur triple nature, épouvantent les yeux ;
Mais leur trompeuse énigme en ce lieu se révèle.
Le héros, à pas lents, suit son guide fidèle,
Et, dès qu’il les atteint, ces fantômes ont fui.
Un danger plus réel s’offre encor devant lui :
Quand il croit du Cocyte aborder le rivage.

Il n’entend point ces cris de douleur et de rage
Qui doivent des tourments annoncer le séjour.
D’harmonieuses voix s’élèvent à l’entour ;
Un plaisir inconnu s’est glissé dans ses veines.
Près du fleuve infernal de trompeuses Syrènes
Célébraient Thémistocle, et, flattant son grand cœur
Des Grecs sauvés par lui le nommaient le vengeur ;
Leur visage est riant, leur voix mélodieuse ;
Mais sous ces joncs épais, dans l’onde insidieuse,
De leur corps monstrueux le reste s’est caché ;
Malheur à l’imprudent que leur voix a touché !
Le guerrier vers la rive a détourné la tête ;
Il veut s’en approcher : le Dieu lui crie : « Arrête !
« Crains de ces doux accents les perfides appas. »

 La caverne, à l’instant, s’ébranle sous leurs pas ;
Du Tartare enflammé les trois fleuves mugissent.
Tel, menaçant les cieux que ses flammes rougissent,
L’Etna tonne en fureur quand, de ses vastes flancs,
Il vomit et la cendre et les rochers brûlants ;
Quand Érix, et Messine, et Catane effrayées,
Croulent sous les débris de leurs tours foudroyées.
Avec moins de fracas s’entrechoquent deux mers,
Quand Éole irrité, bouleversant les airs,
Rompt le nœud qui retient ses outres frémissantes,
Où se heurtent des vents les voix retentissantes.

 Averti par Cérès, l’effroyable Caron
Les reçoit dans sa barque, aux bords de l’Achéron :
Et le fleuve des morts, par une pente aisée,

Les transporte vivants sur la rive opposée.
Tout à coup, jusqu’au fond de son noir souterrain,
L’Enfer s’ouvre en grondant, et, sur des gonds d’airain,
On entend, à grand bruit, tourner ses larges portes,
Où du puissant Xerxès les nombreuses cohortes
Pourraient passer de front avec leurs étendards,
Leurs tours, leurs éléphants, leurs coursiers et leurs chars.
Alecton et ses sœurs près du seuil apparaissent ;
Leurs serpents sur leurs fronts sifflent et se redressent ;
De Cerbère en courroux les voix ont menacé ;
Mais, à l’aspect du Dieu, le monstre terrassé
Courbe son triple front, et, dans son antre énorme,
Allongeant les replis de sa croupe difforme,
Couvre un espace immense, et repose endormi
Sur des os teints de sang et rongés à demi.
« C’est ici, dit le Dieu, la demeure infernale.

 « Lorsqu’opposant au Ciel une lutte inégale,
« Encélade et Mimas et Typhon renversés
« Roulèrent sous les monts qu’il savaient entassés,
« Jupiter, qu’indignait leur audace rebelle,
« En secret appela, pour venger sa querelle,
« Thémis, sœur de Saturne et fille d’Uranus,
« Et lui remit ses droits trop longtemps méconnus.
« Thémis, se dérobant à la céleste voute,
« Vers ces bords désolés prit aussitôt sa route ;
« Un sinistre nuage enveloppait son front ;
« Seule, et pendant trois nuits, de ce gouffre profond,
« Elle creuse l’enceinte et marqua la mesure,
« Et, pour chaque forfait, d’une main toujours sûre,

« Fixa dans sa balance un tourment mérité,
« Dont les coupables mêmes ont connu l’équité.
« Déjà des fiers Titans les prisons étaient prêtes ;
« Le poids entier du monde accabla leurs cent têtes ;
« Ils blasphèment en vain au fond de leurs cachots,
« Jupiter est tranquille et rit de leurs complots.

 « C’en est fait : aux Enfers il n’est plus de clémence ;
« De Sisyphe toujours la tâche recommence ;
« Depuis que, sur sa roue Ixion étendu,
« Est contraint à tourner, dans les airs suspendu,
« La fureur de Junon ne s’est pas ralentie ;
« Sur neuf arpents couché, le long corps de Titye,
« Renaissant pour la faim de l’immortel vautour,
« Est par des clous de fer enchaîné sans retour.
« Des tortures sans fin puniront Salmonée,
« Danaüs et Pélops, Égisthe et Capanée.
« Les crimes, que souvent admira l’univers,
« Et que de faux dehors l’honneur avait couverts,
« Ici, dans le miroir de la Vérité sainte,
« Montrent leurs traits hideux, qu’avait masqués la feinte.
« L’Enfer les a conçus, et frémit de les voir.
« Par quels degrés honteux s’éleva leur pouvoir !
« Amoureux du désordre et des guerres civiles,
« Ils s’arment : tout succombe, ils renversent les villes,
« Et quand de leur grandeur le vulgaire est frappé,
« Ils montent fièrement sur un trône usurpé ;
« Le genre humain tremblants leurs genoux s’abaisse.
« Mais Thémis au grand jour montre enfin leur bassesse.
« Près d’eux marche l’orgueil avec la Trahison ;

« L’un aiguise un poignard, l’autre apprête un poison,
« Et de loin sur leurs pas rampe et se désespère
« Le Remords entouré d’une immense vipère.
« Par leurs propres flatteurs ces monstres outragés,
« Dans des fleuves de sang à jamais sont plongés.
« Le crime a de la peine indiqué la nature :
« L’envieux est l’auteur de sa propre torture,
« Et nourrit le vautour qui lui ronge le sein ;
« L’ombre de la victime assiége l’assassin,
« Et d’un père égorgé, la main de l’Euménide
« Offre toujours la tête à l’enfant parricide.
« Non, même avec cent voix et cent bouches de fer,
« Je ne pourrais compter les tourments de l’Enfer.
« Chaque moment accroît la foule criminelle.
« Mais il est des forfaits que dans l’ombre éternelle
« Avec plus de rigueur ont condamnés les Dieux ;
« L’ennemi de leur nom, le sophiste odieux,
« Dont le stupide orgueil a nié leur puissance,
« Est livré sans mesure aux traits de leur vengeance.
« Chef des Athéniens ! quand un peuple vieilli
« Dans le luxe et les arts s’est longtemps amolli,
« Fille des Passions, l’Impiété plus fière.
« Du Crime triomphant élargit la carrière.
« Malheur à qui rompra ce frein religieux,
« À l’humaine raison imposé par les Cieux !
« Hélas ! puisse Minerve écarter mes présages !
« Mais Athène en son sein accueillit ces faux sages.
« L’un d’eux dans cet abîme est naguère arrivé :
« Vois quel nouveau supplice est pour lui réservé. »
Thémistocle obéit, il regarde et frissonne.


 Sur un cercueil ouvert se penchait Tisiphone ;
Elle arrache à son front, ô spectacle d’horreur !
Deux serpents dont sa voix irrite la fureur,
Et tournant dans ses mains l’un et l’autre reptile,
Bat de leurs nœuds vivants un cadavre immobile.
Le cadavre frémit, s’agite, et par degré
D’un lambeau de linceul se redresse entouré.
Ouvre à demi les yeux, les referme, et s’écrie :
« Rendez-moi le néant. » — « Non, répond la Furie
« Non, le néant est sourd ; tu l’appelles en vain ;
« Tu dois vivre à jamais. » Elle dit, et sa main,
Aux feux du Phlégéton qui bouillonnent sans cesse,
Rallume, en l’agitant, la torche vengeresse ;
Elle en frappe l’impie, et du soufre enflammé
Tout son corps est couvert et n’est point consumé.
Il veut fuir, et soudain la torche inévitable,
S’armant d’un triple feu, ressaisit le coupable.
Il rugit de douleur, et maudissant le Ciel,
Insulte encore au Dieu qui fit l’homme immortel.
Le noir délire empreint dans ses regards funestes,
Les langes du tombeau dont il traîne les restes,
Ces traits décolorés que la cendre a couverts,
L’orgueil qu’on lit toujours sur le front du pervers,
Et ces débris humains où la mort est vivante,
Ont du peuple infernal redouble l’épouvante.
Son délire est suivi d’une morne stupeur.
Il retombe un moment dans un calme trompeur ;
Il se croit au Gymnase, au Portique, au Lycée ;
On l’entoure, il blasphème : une foule insensée
L’admire, l’applaudit, le couronne de fleurs ;

Une fausse allégresse a caché ses douleurs ;
Il rit d’un air stupide, et devient plus horrible ;
L’Eumnénide à l’instant lève son fouet terrible :
« Sophiste, lui dit-elle, abaisse un fol orgueil,
« Je vais te rendre aux vers qui rongent ton cercueil. »
L’insensé, reprenant sa raison toute entière,
Tombe, frappé d’effroi, sur son lit de poussière ;
Mais, des rêves affreux jusqu’au prochain réveil
Y tourmentent encor son pénible sommeil.
Quand il croit s’endormir, s’anéantir peut-être,
Il revoit la Furie, et, forcé de renaître,
Sans terme et sans repos, joint par un double sort
Ce qu’ont de plus cruel et la vie et la mort.

 À ce spectacle affreux, Thémistocle recule,
Il s’éloigne, et croit voir un pale crépuscule
Qui, perçant à travers la vaste obscurité,
De l’empire infernal montre l’extrémité.
Un séjour moins horrible à ses yeux se présente.
Toutefois, accablés d’une chaîne pesante,
Des malheureux gisaient sur la terre abattus ;
D’un vêtement de feu quelques-uns revêtus,
Marchaient en invoquant le Dieu qui les châtie.
Comme autrefois on peint la fidèle Clytie
Qui, dès l’aube en tournant jusqu’à la fin du jour,
Fixait sur le Soleil un regard plein d’amour ;
Tels les infortunés qui peuplent cette enceinte
Lèvent au Ciel des yeux où la douleur est peinte ;
Mais leur douleur n’est point un morne désespoir ;
Le Ciel à leurs soupirs peut un jour s’émouvoir.

De leurs pieux remords l’air en tout temps résonne.
Telle on entend gémir la plaintive Alcyone,
Quand, d’une aile inquiète errant autour des flots,
Elle frappe d’effroi les pâles matelots,
Et de Ceyx encor déplorant le naufrage,
Jette un lugubre cri, précurseur de l’orage.

 Thémistocle est ému. « Les Dieux vengent leurs droits
« Reprend soudain son guide, et par de justes lois
« L’âme humaine en ces lieux doit expier ses vices.
« Celles qu’amollissaient de honteuses délices,
« Sous le poids de leurs fers sont captives mille ans ;
« Et celles que le monde, en ses flots turbulents,
« A d’erreurs en erreurs sans relâche emportées,
« D’un feu qui ne meurt point sont encor tourmentés.
« Ô quel langage humain peut tracer vos regrets,
« Tendres cœurs que Vénus accabla de ses traits !
« Sapho toujours se plaint, et seule entre ces roches,
« A de son sexe même évité les approches ;
« Les pieds nus, le front pâle, et les cheveux épars,
« Elle croit voir Leucate au fond de ces brouillards ;
« Mais, oubliant les airs de sa muse profane,
« Elle chante Vesta, la Pudeur et Diane.
« Lève les yeux, regarde en ces noirs tourbillons,
« De rochers en rochers, de vallons en vallons.
« Rouler du beau Pâris l’inconsolable amante !
« Là, Biblis du Léthé cherche l’onde dormante.
« Elle s’écrie en vain : « Ô fleuve du repos !
« Je brûle, éteins mes feux, plonge-moi dans tes flots ! »
« Le fleuve est inflexible, et Biblis repoussée

« D’un frère au fond des eaux voit l’ombre courroucée.
« Ces supplices pourtant ne sont point éternels,
« Jupiter s’attendrit : ce père des mortels
« Daigne, en les punissant, veiller sur son ouvrage ;
« Quand un Dieu les opprime, un autre les soulage.
« Le pardon est promis : vois-tu vers l’Orient
« Ce temple aérien au portique riant ?
« Sur l’autel avec grâce une jeune Déesse
« De renaissantes fleurs se couronne sans cesse :
« Son charme est immortel ; que d’heureux elle a faits !
« Tout, hormis le Tartare, a connu ses bienfaits.
« Un arc aux sept couleurs, rayonnant sur sa tête,
« Calme ici quelquefois la trop longue tempête
« Des orageux désirs qui tourmentent les cœurs ;
« Le deuil cesse, et Thémis tempérant ses rigueurs,
« Au pied de cet autel qu’implore la souffrance,
« Grava ces mots : « Priez, et gardez l’Espérance. »

 Le Dieu dit : le guerrier voit des mânes en pleurs
À l’envi dans ce temple apporter leurs douleurs.
Il distingue surtout deux ombres gémissantes :
Leur grâce et leur jeunesse, et leurs voix innocentes,
Et leurs regrets naïfs ont ému le héros :
« Quels sont vos noms ? » dit-il. - « Je naquis à Sestos,
« Je m’appelais Héro, celui-là fut Léandre.
« Hélas ! de son amour j’aurais dû me défendre.
« Le soir, quand j’eus promis de répondre à ses vœux.
« La couronne de fleurs, qui parait mes cheveux,
« Tomba sous un cyprès dont le sombre feuillage
« Rembrunissait la tour, prison de mon jeune âge.

« Léandre vint ; mon cœur oublia son effroi.
« Mes parents m’avaient dit : « N’engage point ta foi,
« Crains d’aimer ! » Je n’ai pu vaincre ma destinée ;
« Je pris à leur insu la robe d’hyménée ;
« Les Dieux m’en ont punie, et l’abîme écumant,
« Ô regrets ! dans ses flots a ravi mon amant.
« Je l’aimais à Sestos, ici je l’aime encore,
« Dût m’accabler le Ciel que j’offense et j’implore ! »

 Héro se tait, et voit Léandre à ses genoux ;
Leurs pleurs coulent ensemble, et ces pleurs sont plus doux :
Telles deux tendres fleurs, d’un peu d’eau trop chargées,
Penchent languissamment leurs têtes submergées.
Mais quel rayon propice a brillé dans le ciel ?
Quels feux plus éclatants s’élèvent sur l’autel ?
Du pardon attendu l’heure est-elle arrivée ?
Héro, près de Léandre aussitôt enlevée,
Vole sous un beau ciel à de plus doux climats.
Au retour du printemps, après de longs frimas,
Deux oiseaux de Vénus, deux colombes fidèles,
Côte à cote envolant ainsi battent des ailes :
L’hymen au même nid va les rejoindre encor.
D’autres ombres, comme eux, ont pris soudain l’essor,
Et, fuyant leur prison, d’une substance pure
Déployaient à l’envi l’éclatante parure.
Quand l’immortel Phénix, dans la myrrhe embaumé,
Sort du tombeau fécond qui l’avait enfermé,
Le Phénix renaissant fait briller moins de charmes.

 Thémislocle a quitté la campagne des larmes.

Et d’un astre inconnu qui dirige ses pas
Les feux, en l’éclairant, ne l’éblouissent pas.
Leur lumière est aux yeux plus douce que brillante :
La Déesse des mois, dans la zone brûlante,
De son trône d’argent, sur les nuits de Pété,
Jette moins de fraîcheur, de paix et de clarté.
C’est là que, rejetant leur dépouille mortelle,
Dans des bosquets de myrte, en des prés d’asphodèle,
Habitent à jamais les mânes vertueux.
Non, des bois de Tempé l’abri voluptueux,
Les jardins d’Hespérus, la retraite enchantée
Où Psyché par l’amour fut jadis transportée,
N’égalent point l’éclat dont brillaient ces beaux lieux.
Un arbre y fleurissait, dont le fruit précieux
Ne croît point vers le Nil, ou l’Euphrate, ou le Gange :
Seul, de tous les parfums contenant le mélange,
Il verse en sucs divins la vie et la beauté,
La paix, la douce joie et l’immortalité,
Tous ces biens qu’autrefois eût pu garder Pandore,
Et dont le seul espoir aux humains reste encore.
Les mystères du monde ici sont découverts :
Œdipe est consolé, ses yeux se sont rouverts ;
De l’homme et du destin perçant l’obscur abîme,
Lui-même absout les Dieux dont il fut la victime ;
Sa fille est à ses pieds, et c’est là que Junon
A couronné les feux d’Antigone et d’Hémon.
Alceste à son époux est pour jamais rendue ;
Pénélope est du sien la compagne assidue ;
Son cœur fut moins heureux, quand, de roses paré.
Du voile de l’hymen son front s’est entouré,

Quand son fils Télémaque eut reçu la naissance,
Et quand revint Ulysse après quinze ans d’absence.

 Dans une enceinte à part, sous un bois de lauriers,
Ceux qui n’étaient jadis que d’illustres guerriers,
À ce bonheur si pur n’ont pas droit de prétendre.
Achille armé de fer, comme aux bords du Scamandre,
S’exerçait à la course, aux jeux bruyants de Mars ;
Le fracas des clairons, des armes et des chars,
Jusqu’au sein de la paix, charme encor son idée ;
Les deux Ajax, Patrocle et le fils de Tydée,
Et Phénix et Pyrrhus se mêlaient à ses jeux.
Ainsi les passions de ce globe orageux,
Même après le trépas, montent vers leurs retraites,
Et leurs félicités sont toujours imparfaites.
Le poète fameux, sous des ombrages verts,
Marche auprès des héros illustrés par ses vers,
Et l’honneur immortel, que sa voix leur dispense,
Est de leurs nobles cœurs la noble récompense.
Ensemble ils rappelaient leurs travaux belliqueux,
Et de jeunes beautés s’égaraient avec eux.
L’amour comme la gloire embellit cet asile :
Tecmesse est près d’Ajax, Briséis près d’Achille.
Cet Achille pourtant, si fier de ses exploits ;
Est placé par Thémis au-dessous des bons rois ;
Sa vertu n’a point fait le bonheur de la terre.
Mais Codrus illustré par sa mort volontaire,
Mais Lycurgue et Minos ont passé de ces lieux
Au rang où sont admis les héros demi-dieux.


 Léonidas, errant sous le même feuillage
Naguère avait rejoint ces héros du vieil âge.
Et, depuis son trépas, il a compté neuf jours,
Tels que notre soleil les mesure en son cours.
Au sort de sa patrie il rêvait en silence.
Il a vu Thémistocle, et soudain il s’élance,
Et s’écrie en pleurant : « Et toi, grand homme, aussi !
« J’espérais en toi seul, hélas ! et te voici ;
« La Grèce t’a perdu, mon attente est trompée. »

 — « Non, la Grèce vaincra, j’en jure ton épée,
« Lui répond Thémistocle ; apaise les regrets,
« Je vis et te revois par l’ordre de Cérès :
« Elle a conduit mes pas. » Comme il parlait encore,
Sur un char éclatant, du côté de l’aurore,
Sa massue à la main, Hercule est descendu :
« Jouis, Léonidas, de l’honneur qui t’est dû ;
« Mon fils, viens te rejoindre à l’auteur de la race ;
« Jupiter dans l’Olympe a désigné ta place. »
Il dit : son fils s’empresse, et, plus grand qu’un mortel,
Monte avec majesté sur le char paternel.
Tous deux brillent de gloire, et leur vive lumière
Revient sur Thémistocle éclater toute entière.
Achille en les voyant détourne son regard,
Cherche une forêt sombre, et soupire à l’écart :
Briséis l’aperçoit, le console et le guide
Au bord d’une eau riante, où le vieux Méonide
Chantait, plein d’Apollon, sur une lyre d’or,
Et les Troyens vaincus et le trépas d’Hector.

Achille s’applaudit, en calmant sa colère.
D’être immortalisé par la lyre d’Homère.

 Cependant Thémistocle admire et suit des yeux
L’un et l’autre Immortel dans leur cours glorieux.
Frappé de tant d’éclat, il s’étonne, il se trouble ;
Mais un Dieu le soutient et sa force redouble,
Et de l’Olympe ouvert jusqu’en ses profondeurs
Ses regards affermis soutiendront les splendeurs.
Le char divin, roulant sur la voûte éthérée,
Brille plus que les feux dont la nuit est parée ;
Il a franchi Mercure, et Mars, et Jupiter,
Et doucement porté sur les flots de l’Éther,
Atteint, en traversant leur cristal diaphane,
L’étoile des Gémeaux et celle d’Ariane ;
Et, par delà Céphée et l’Ourse et le Dragon,
Se perd sous d’autres cieux qui nous cachent leur nom,
Et qui peuplent de loin cette bande argentée
Qu’un long fleuve de lait semble avoir tachetée.
De près, on croirait voir des océans vermeils
Qu’ont teints de pourpre et d’or un millier de soleils.
Combien, à leur aspect, le nôtre parait sombre !
Son plus brillant midi ne serait que leur ombre.
Au fond de ces clartés dont les yeux sont ravis,
Le céleste palais montre enfin ses parvis.
Fille du roi des Cieux, protectrices du juste,
Les Prières veillaient près du portique auguste ;
La garde en est commise à leurs pieuses mains.
On ne les voyait plus, comme chez les humains,
Suivre d’un pied tremblant et l’Orgueil et l’Injure ;

De ces vierges du ciel le maintien se rassure ;
Leur père a de leurs yeux séché les pleurs amers ;
Debout et le front ceint de lauriers toujours verts,
Ici, près d’un autel où brille un feu propice,
Elles offrent pour nous le dernier sacrifice,
Et nuit et jour, leur main, des mortels innocents,
Jette en des urnes d’or et les vœux et l’encens.
Cet encens épuré toujours brûle autour d’elles ;
Il s’élève, et conduit par des routes fidèles,
Monte droit vers l’Olympe, et sur ses hauts sommets
Répand un doux parfum qu’ils gardent à jamais.

 Léonidas parait et le portique s’ouvre ;
Mais, lorsqu’à ses regards l’Olympe se découvre,
Homme et Dieu tout ensemble, il songe malgré lui
À Sparte, aux deux enfants qu’il laissa sans appui.
Oh ! s’il était permis à sa vue inquiète
De revoir un moment les sommets du Taygète,
L’Eurotas et ses fils, et sa chère Amyclé !

 Soudain, comme les Dieux à qui rien n’est voilé,
Il perce d’un regard cette immense étendue
Où, comme un faible point, notre terre est perdue,
Distingue nos climats, nos montagnes, nos mers,
Et jusqu’aux humbles bords qui lui furent si chers,
Sparte et ses citoyens, et la table frugale
Qui nourrit avec eux son enfance royale.
Quel spectacle ! ô douleur près d’un tombeau récent,
Qu’entoure de son deuil un peuple gémissant,
Sous de pâles flambeaux, et d’un crêpe entourée,

Telle qu’on peint la Nuit, une femme éplorée,
Entre deux jeunes fils, pleurait Léonidas ;
C’est Amyclé, c’est elle ; il lui tendait les bras :
Voici qu’au même instant le Monarque suprême
Agite de son front l’immortel diadème ;
Sa voix se fait entendre à l’Olympe assemblé ;
L’aigle qui tient la foudre a lui-même tremblé ;
Les Dieux baissent leur front ; tous les mondes frémissent ;
Et sur la terre enfin ces accents retentissent :

 « Terre ! console-toi ; Cieux ! réjouissez-vous ;
« Et toi, cesse, Amyclé, de pleurer ton époux !
« Qu’on invoque son nom, le Ciel est sa conquête,
« Et que d’un nouveau Dieu Sparte ordonne la fête ! »

 Ces accents ont de Sparte adouci les chagrins :
Amyclé lève au ciel des regards plus sereins ;
Elle embrasse les fils dont l’aspect la console,
Et répète avec eux la céleste parole.
Léonidas les voit, il veille sur leurs jours,
Et son rang chez les Dieux est marqué pour toujours.

 Dans un cercle étoilé qui rayonne autour d’elle.
L’Éternité repose à jamais jeune et belle :
Sous ses pieds sont le Temps, l’Espace et le Destin.
Des soleils, qui n’ont plus de soir ni de matin,
Couvrent d’un même éclat son trône inaltérable ;
Sa main, dans une langue à l’homme impénétrable,
En triangles tracé le nom mystérieux
Du Dieu qui de son sein enfanta tous les Dieux :

Il Est, Fut et Sera : c’est ainsi qu’il se nomme.
Le jour, où dans sa gloire il admet un grand homme.
Se grave en lettres d’or dans son livre éternel,
Et des jours de l’Olympe est le plus solennel.

 Phébus chante, et sa voix doucement cadencée
A de son père même enchanté la pensée ;
Les Dieux sont réjouis par cet hymne divin,
Que la voix d’un mortel voudrait redire en vain.
Dans la coupe d’Hébé, jeune épouse d’Hercule,
Bientôt de main en main l’allégresse circule.
Sur un trône éclatant le nouveau demi-dieu
Jouit de son triomphe, et d’un dernier adieu
Saluant Thémistocle, en ces mots l’encourage :

 « Défenseur de la Grèce, achève ton ouvrage ;
Dans l’Olympe avec nous mérite de monter ;
Mais par de longs malheurs il faudra l’acheter.
Si ton pays ingrat oubliait tes services,
Qu’Athène, en déplorant ses longues injustices,
Dise un jour : Thémistocle, errant, persécuté,
De ses concitoyens qui l’avaient rejeté
Gardant au fond du cœur la mémoire chérie,
Aima mieux s’immoler que trahir sa patrie. »

 Le demi-dieu se tait : tout s’efface, tout fuit,
Les songes vrais et faux sont rentrés dans la nuit.
Au bord du gouffre obscur le héros se retrouve,
Étonné des transports qu’en secret il éprouve.
Il a rejoint la foule, il porte dans ses traits

La majesté des Dieux qu’il a vus de si près.
Quel effort aujourd’hui lui serait impossible ?
Tous les Grecs, inspirés par son âme invincible,
Le mirent au combat, et, sûrs de leurs succès,
Courent dans leurs vaisseaux triompher de Xerxès.


fin du huitième chant.