Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Fragment sur la Nature et sur L’Homme

POÉSIES DIVERSES[1].


FRAGMENT

D’UN POÈME SUR LA NATURE

ET SUR L’HOMME.


1777.


 Homme, quand de la mort les leçons t’environnent,
Quand tes plus chers amis tous les jours t’abandonnent,
Sur ce globe changeant prétends-tu t’arrêter ?
Demain, comme une tente, il faudra le quitter.
Es-tu prêt ? Tu gémis, et ton orgueil murmure
Contre le juste arrêt qu’a porté la Nature !
La Nature en courroux, s’élevant contre toi,
T’accuse : « Ô fils ingrat, que révolte ma loi,

« Arrête, arrête enfin la plainte illégitime !
« La mort, quand tu naquis, te marqua pour victime ;
« Tu connais ton destin ; je viens redemander
« Les jours que pour un temps je voulus t’accorder.
« Ne me reproche point l’injustice et la haine.
« Un contrat éternel tous les deux nous enchaîne.
« Je dois te concevoir, t’animer, te nourrir ;
« Mais chaque homme à son tour me promet de mourir
« L’heure vient : de tes ans la course est accomplie :
« C’en est fait ! je m’arrête et ma tâche est remplie.
« Tous les jours, pour servir tes caprices nouveaux,
« De mes riches saisons variant les travaux,
« J’épuisais les tributs que m’apporte l’année ;
« Tous les jours ta mollesse, à se plaindre obstinée,
« Demandait à la fois, dans ses vœux inconstants,
« Les trésors de l’automne, et l’espoir du printemps.
« D’abord de l’hyménée achevant le mystère,
« Je daignai te former dans le sein de ta mère.
« Faible et nu, tu naquis assiégé de besoins.
« Au milieu des périls protégé par mes soins,
« Tu vécus : de tes pas j’affermis la faiblesse ;
« De l’essaim des plaisirs j’entourai ta jeunesse ;
« Tu pensas, tu reçus, tu rendis tour à tour,
« Les soins de l’amitié, les plaisirs de l’amour.
« L’amour, jusqu’à la mort, t’a suivi dès l’enfance :
« Tes parents transportés ont béni ta naissance,
« Et tes fils adorés, comblant tes derniers vœux,
« Font revivre ton nom dans leurs jeunes neveux.
« Ouvre les yeux : regarde avec quelle tendresse,
« De la mort qui te suit j’avertis ta vieillesse !

« J’affaiblis en secret tes ressorts languissants ;
« La vie avec lenteur s’éloigne de tes sens ;
« Et par degrés enfin ma prudence attentive
« Relâche tous les nœuds de ton âme captive.
« Insensé ! vainement tu demandes des jours :
« Dans un cercle uniforme ils reviennent toujours.
« Un an fuit : les saisons l’une à l’autre enchaînées,
« De leurs mêmes couleurs reparaissent ornées.
« Pour commencer encor, chaque âge doit finir.
« Déjà, dans le passé, je t’ai peint l’avenir.
« Viens donc, et dans mes flancs hâte-toi de descendre !
« Je vieillis comme toi : je renais de ta cendre.
« Viens, ne crains point, je t’aime, et de tous mes bienfaits
« Le dernier est la mort qui t’apporte la paix. »

 Oui, la Nature est juste, et sa voit maternelle
A droit de gourmander ta faiblesse rebelle,
Homme ! veux-tu, réponds, que le fleuve des jours,
Immobile s’arrête, ou rebrousse son cours ?
La race qui s’éteint d’une race est suivie :
Ici pleure un vieillard qu’abandonne la vie ;
Là sourit un enfant qui folâtre au berceau ;
Ainsi du tronc mourant sort un faible rameau.
Tu te plains, malheureux, dont la vie insensée
Est depuis ta naissance une mort commencée !
Henri, dont les vertus charmèrent nos aïeux,
Newton qui nous transmit les annales des Cieux.
Ont payé comme toi ce tribut nécessaire ;
Un jour nous gémirons au tombeau de Voltaire.
Lâche, accomplis la loi de la nécessité ;

Meurs, et cède la place à la Postérité :
Déjà d’un front joyeux, au plaisir préparée,
D’un vêtement de fleurs avec grince parée,
Jeune, et donnant le jour à des peuples nouveaux
Elle croit, et s’avance au milieu des tombeaux.
Homme, ne tarde plus : le temps presse, commande.
Et la terre muette en secret te demande.

 Infortuné, dis-tu, permets-moi de pleurer :
Quand je désire encor, me faut-il expirer ?
Ô douleur ! le trépas va fermer ma paupière ;
Adieu, chère cabane, où j’ai vu la lumière !
Faut-il perdre sitôt, enlevé par le temps,
Le souris d’une épouse, et les fleurs du printemps ?
La mort a fait un signe, et ma tombe s’entr’ouvre.
J’existe : encore une heure, et ce sable me couvre.
L’épouvaute me glace : ah ! puis-je sans frémir
Sonder ce lit étroit où je vais m’endormir,
Où, plongé dans la nuit, dépouillé, solitaire,
L’homme, enfant du limon, rentre au sein de la terre
Où, telle qu’un flambeau qui perd ses derniers feux.
L’âme, fille des sens, se dissipe avec eux ?

 Console-toi ! rejette une erreur insensée.
Citoyenne des Cieux, ta vivante pensée
Ne pourra de la mort éprouver le sommeil.
Celui dont la parole, appelant le soleil,
Des ombres du chaos fit jaillir la lumière,
A d’un souffle immortel fécondé ta poussière.


  1. Sous ce titre, on donne un certain nombre de pièces ou de fragments de la jeunesse de Fontanes qui ont été successivement publiés dans les Almanachs des Muses, de 1778 à 1796, ou dans d’autres recueils. On en a bien omis autant qu’on en a admis. La traduction de deux ou trois odes d’Horace, de deux ou trois fragments de Virgile, de Lucrèce ou de Juvénal, quelques petits billets rimés à la légère, peuvent être négligés sans inconvénient. On aurait même poussé plus loin cette juste réserve, si l’on n’avait pas voulu rester suffisamment complet, tout en choisissant.