Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Autre Fragment

Œuvres de M. de FontanesL. Hachettetome 1 (p. 381-382).

AUTRE FRAGMENT DU MÊME POEME[1].


1777.


..........La matière,
Océan dont jamais ne décroissent les bords,
Dans un flux mutuel entretient tous les corps.
Ils meurent à nos yeux, mais pour se reproduire ;
Les germes créateurs ne peuvent se détruire ;
L’ouvrier tout-puissant, ce ministre de Dieu,
Qui, comme Dieu lui-même, est présent en tout lieu,
Le mouvement fécond, dont la force éternelle
Rapproche, assemble, accroît, désunit, renouvelle,
Sans perdre un seul atôme, en des membres divers
Façonne à chaque instant le corps de l’univers.
Ainsi, dans le grand tout, rien ne périt : tout change.
Dieu dit : l’homme, à sa voix, s’élève de la fange,
Sur le monde, en pleurant, ne se traine qu’un jour,
Et rentre au sein des champs qu’il nourrit à son tour.
L’animal destructeur, à sa propre existence
Des végétaux broyés réunit la substance,
Et quand la terre avide en ses flancs l’a repris,

Les végétaux naissants dévorent ses débris.
L’un par l’autre, comme eux, les métaux se fécondent ;
De ces trois grands états les sujets se confondent,
Et par un autre peuple à toute heure adoptés,
Quittent leurs premiers noms pour des noms empruntés.
Ô Temps ! dont le vol fuit et sans fin recommence,
Ô Temps ! fais des saisons tourner la roue immense.
Que les ans sur les ans reviennent s’entasser :
La Nature en travail ne saurait se lasser.
Là de ses dents d’airain ta bouche la dévore ;
Là, se couvrant de fleurs, elle brille à l’aurore.
Tu frappes, et toi-même apaisant ton courroux,
Lui rends les nourrissons qui tombent sous tes coups.
Depuis le premier jour, dans un ordre fidèle,
Mère auguste et semblable à l’antique Cybèle,
De ses faibles enfants elle anime l’essaim :
Soutenus dans ses bras, ils lui pressent le sein,
L’implorent à la fois ; et sa vaste tendresse
Leur partage un lait pur qui s’écoule sans cesse.
Mais, quand leur multitude accable ses vieux ans,
Ses fils, pour la payer de ses dons bienfaisants,
Transmettent à leur race une vie éphémère,
D’un suc toujours égal rajeunissant leur mère.

  1. De tels morceaux, ébauchés à dix-neuf ans, montrent combien les muses sévères étaient naturelles à Fontanes ; ils annoncent le poëte qui devait produire un jour ce beau et grave huitième chant de la Grèce sauvée. Peu après le temps où Fontanes ébauchait son poëme philosophique dans le goût de Lucrèce, André Chénier tentait son Hermès, également inachevé. La poésie du dix-huitième siècle ne devait pas avoir son Buffon.