Œuvres complètes (Crémazie)/Sur les ruines de Sébastopol

Œuvres complètesBeauchemin & Valois (p. 102-109).

SUR LES RUINES DE SÉBASTOPOL


Allah ! qui me rendra ma formidable armée ?…
Victor Hugo, la Bataille perdue.


 
Aux champs de la Tauride, il est une colline
D’où l’œil voit, en suivant la route qui s’incline,
Sébastopol la forte, assise à l’horizon.
La noble ville est là, triste, silencieuse ;
Des soldats d’Occident la main victorieuse
En un jour immortel fit taire son canon.

De la verte colline un cavalier rapide
A gravi le sentier ; de son regard avide
Il semble interroger des lieux qui lui sont chers.
Courbé sur son coursier et la main sur ses armes,
Son regard un instant paraît voilé de larmes,
Puis, brillant d’un feu sombre, il lance des éclairs.

Sur son casque d’acier un aigle à double tête
Étend ses ailes d’or prêtes pour la conquête.
Comme s’il éprouvait quelques chagrins navrants,
Sa poitrine oppressée et se lève et s’abaisse ;
Quand, secouant soudain le poids de sa tristesse,
De son âme affaissée il tire ces accents :

« Qui me rendra ma gloire et ma puissante armée
« Sitôt anéantie aux champs de la Crimée ?

« Ô ma Sébastopol, ravie à mon drapeau,
« Hélas ! qui me rendra tes immenses murailles,
« Solides comme un roc, fortes pour cent batailles,
« Mon plus riche joyau ?

« Mon père, il est bien lourd le terrible héritage
« Confié, par ta mort, aux soins de mon courage.
« Nicolas Paulowitz, dans la tombe endormi,
« N’as-tu pas entendu retentir sur ta tête,
« Avec les mille voix qu’apporte la tempête,
« Le canon ennemi ?

« Ton prévoyant génie avait créé deux reines,
« Qui sur les vastes mers régnaient en souveraines.
« L’une avait nom Cronstadt, l’autre, Sébastopol.
« Ton aigle triomphant y lançait son tonnerre,
« Et du haut de leurs tours il défiait la terre
« De restreindre son vol.

« Gardien de Pétersbourg, Cronstadt n’a pas encore
« Vu flotter sur ses murs le drapeau tricolore.
« Moins heureuse que lui, dans un fatal instant,
« Sébastopol la grande, épuisée, haletante,
« Après mille combats est tombée expirante,
« Comme tombe un géant.

« Ah ! plus heureux que moi, tu n’as pas vu ta gloire
« Se flétrir chaque jour, veuve de la victoire.
« L’espérance à ta mort te reçut dans ses bras,
« Et montrant à tes yeux un horizon splendide,
« Te fit voir l’ennemi, des champs de la Tauride,
« Chassé par tes soldats.


« Dors heureux, ô mon père ! et du fond de ta tombe
« Protège ton enfant dont la force succombe.
« Succomber ! Qu’ai-je dit ? Pardonne, ô Nicolas !
« Cette lâche parole à ton fils échappée.
« Quand on est l’Empereur et qu’on porte une épée,
« On ne succombe pas.

« Vainqueurs de Malakoff, dans la sainte Russie,
« Vos pères avaient vu notre gloire obscurcie ;
« Ils avaient au Kremlin arboré leurs drapeaux,
« Quand, vainqueurs à leur tour, les guerriers de l’Ukraine,
« Les chassant devant eux, sont venus dans la Seine
« Abreuver leurs chevaux.

« Ô Rois de l’Occident, ces Russes, ces Tartares
« Que dans votre mépris vous appelez barbares,
« Ces vaincus d’aujourd’hui, demain seront vainqueurs.
« Gloire de nos aïeux, un moment effacée,
« Je saurai retrouver les mains qui t’ont tracée
« De leurs glaives vengeurs.

« Des sommets de l’Oural aux mers de la Finlande,
« Des bords du Dniéper aux monts de la Courlande,
« Des rives d’Arkhangel au golfe d’Astrakhan,
« Des flots de Kamtchatka jusqu’au désert immense
« Où resplendit encor l’indomptable puissance
« Des fils de Gengis-Khan.

« Du nord jusqu’au midi, du couchant à l’aurore,
« Que ma voix dans les airs retentisse, sonore

« Comme un cri de combat poussé par mille voix !
« Qu’autour de ma bannière accourent tous mes braves,
« Comme à la voix d’Odin les héros scandinaves
« Accouraient autrefois !

« Popes, donnez de l’or, et de vos sanctuaires
« Sachez sortir encor les trésors séculaires.
« À la Panagia portez nos vœux ardents,
« Et montrez aux Moudjicks la couronne promise
« À ceux qui vont mourir pour l’orthodoxe Église
« Dont ils sont les enfants.

« Cosaques, arrachez dans votre course ardente
« Des drapeaux ennemis la légende insolente :
« Alma, Sébastopol, Kinbourn, Balaclava.
« Qu’en ce jour solennel, pour sauver la patrie,
« Chaque Russe, apportant et son glaive et sa vie,
« Réponde : Me voilà ! »

Ainsi parla le Czar, et pensif, immobile,
Longtemps son cœur pleura la perte de sa ville
Comme on pleure longtemps les fils qu’on a perdus.
Saluant Malakoff de son adieu suprême,
Bientôt il s’élança sur cette route même
Où naguère fuyaient ses soldats éperdus.

Ô Czar ! à ces guerriers que ta vengeance appelle,
À tous ces lourds canons dont la bouche étincelle,
À tous ces popes blancs priant dans le saint lieu,
Il manque encor le droit à ces biens que tu nommes.
La puissance du bras, c’est la force des hommes ;
La puissance du droit, c’est la force de Dieu.


Et Dieu, c’est la justice, et sa toute-puissance
Des peuples opprimés prend toujours la défense,
Soit qu’ils disent : Seigneur ! soit qu’ils disent : Allah !
Malheur à l’insensé dont la haine fatale
Veut asservir le droit à la force brutale,
Car derrière le droit il trouve Jéhovah !

De France et d’Albion l’union fraternelle
Toujours saura briser ta force qui chancelle.
Qui pourrait résister à leur glaive vengeur ?
Albion sur les mers commande en souveraine ;
La France, des combats noble et sublime reine,
Un jour soumit le monde à son drapeau vainqueur.

Terre de nos aïeux, ô sublime contrée !
Toi dont nous conservons la mémoire sacrée,
Comme ton nom est grand parmi les nations !
Et pareille à l’étoile étincelant dans l’ombre,
Les peuples égarés au sein de la nuit sombre,
Retrouvent leur chemin au feu de tes rayons.

Ô phare lumineux allumé par Dieu même !
Tu portes sur ton front, ainsi qu’un diadème,
Deux astres radieux, le courage et l’honneur.
Quand l’erreur et le mal bouleversent le monde,
Pour voiler leur éclat en vain l’orage gronde,
Ils conservent toujours leur force et leur splendeur.

Ô foyer de la gloire ! ô terre du génie !
Toi que tous les grands cœurs adoptent pour patrie,

Toi que les nations invoquent dans leurs maux :
Du droit et de la foi pionnier volontaire,
Tu sais toujours mêler, pour féconder la terre,
Le sang de tes martyrs au sang de tes héros.

Et, comme en ces grands jours où promenant ta gloire
Chez les peuples vaincus, le Dieu de la victoire
Disait à l’univers qui tremblait devant toi :
Peuples, inclinez-vous, c’est la France qui passe !
Du despote du Nord tu réprimes l’audace
Et des droits méconnus fais respecter la loi.

Aux murs de Malakoff, c’est encor ta bannière
Que le Russe vaincu vit flotter la première.
Au soleil d’Austerlitz le soleil d’Orient
Ajoute en ce grand jour sa teinte radieuse,
Et protégeant toujours ta course glorieuse,
À ta grande épopée ajoute un nouveau chant.

D’héroïques récits remplissent ton histoire ;
Tu couvres l’univers du manteau de ta gloire,
Et fais briller ton nom comme un pur diamant.
Aux arts comme aux combats maîtresse souveraine,
Tu sais ouvrir à tous la source toujours pleine
D’où s’échappent les flots de ton génie ardent.

Ô Canadiens-Français ! comme notre âme est fière
De pouvoir dire à tous : « La France, c’est ma mère !
Sa gloire se reflète au front de son enfant. »
Glorieux de son nom que nous portons encore,
Sa joie ou sa douleur trouve un écho sonore
Aux bords du Saint-Laurent.


Soit que l’orage gronde et, courbant notre tête,
Fasse peser sur nous les maux de la conquête ;
Soit que, libres enfin après bien des combats,
Nous gardions de ton sang l’indomptable puissance,
Ô mère ! c’est vers toi que notre cœur s’élance
Et que tendent nos bras.

Aux jours même où chantant l’hymne de la victoire,
Sous le ciel canadien nous redisions ta gloire,
Un homme s’est trouvé pour attaquer ton nom ;
Un gouverneur anglais vint insulter ta race
Qui fait briller aux lieux où se grave sa trace
Un lumineux rayon.

Ainsi quand un héros montait au Capitole,
Acclamé par la foule et ceint de l’auréole
Qui vient illuminer le courage vainqueur,
Il entendait toujours sur la route sacrée
Retentir dans les airs la parole acérée
D’un esclave insulteur.

Mais bientôt, s’arrêtant sur la colline sainte,
Du temple il franchissait la redoutable enceinte ;
Puis aux pieds des autels il rendait grâce aux dieux,
Et devant le Sénat debout sous le portique,
Le pontife posait la couronne héroïque
Sur son front glorieux.

Tandis que l’insulteur, que cet esclave immonde
Se trouvait isolé dans sa honte profonde,

Et que sa faible voix demeurait sans échos,
Le vainqueur poursuivait sa marche solennelle…
Et le peuple chantait de sa voix immortelle
La gloire du héros.


Québec, 31 décembre 1855.